(1874) Premiers lundis. Tome I « Deux révolutions — I. De la France en 1789 et de la France en 1830 »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Deux révolutions — I. De la France en 1789 et de la France en 1830 »

I. De la France en 1789 et de la France en 1830

A une époque comme celle-ci, où la marche est libre, dégagée, où il ne s’agit point de renverser le mauvais, mais seulement de ne plus le reconstruire, où les passions ardentes et aveugles ont cédé à une raison calme, patiente et vigoureuse, il faut se garder des fausses analogies ; et, puisqu’on a tout loisir d’étudier le passé, de le comparer avec le présent et d’en tirer des leçons, puisque l’expérience est invoquée à chaque instant, il importe de ne point s’abuser sur ces réponses de l’histoire, et que le passé, au lieu de nous éclairer, ne nous embrouille pas.

A ceux qui, séduits par des ressemblances extérieures, ne voyaient dans notre révolution de 1830 que le pendant de celle de 1688, et n’en prétendaient guère tirer plus de conséquences, nous avons tâché de prouver que ces ressemblances assez piquantes ne jouaient qu’à la surface, n’apparaissaient que dans les hommes ou dans les mouvements des partis, mais qu’au fond les différences politiques étaient considérables. Aujourd’hui nous voudrions réfuter ceux qui s’alarment d’une comparaison superficielle de 1830 avec 1789 ; qui dirigent leur politique comme si de sombres catastrophes sociales étaient là toujours menaçantes devant eux ; et qui ne comprennent pas le moins du monde dans quelle acception véritable nous sommes revenus à 89, dans quel sens pacifique il est exact de dire que nous allons le continuer.

Si ce n’était de leur part qu’une erreur rationnelle, qu’une fausse vue historique, il serait encore bon mais peu urgent de les combattre. Le malheur est que cette fausse vue, cette erreur d’observation et de jugement, combinée chez beaucoup d’hommes publics avec les intérêts et l’amour-propre, peut avoir pour conséquences pratiques d’entraver le libre et prompt développement des principes émis en lumière en juillet. On dirait en effet, après ce qui s’est passé dans les rues de Paris pendant trois jours, qu’il n’y a plus qu’à accorder le moins de nouvelle liberté possible ; car chaque part de liberté nouvelle devant augmenter l’appétit démocratique, nous serions bientôt en proie au parti populaire ; la chambre des députés, qui se trouve précisément dans le cas de la Constituante, serait vite dépassée par une Législative ; et Dieu sait ce qu’il adviendrait alors ; il n’y aurait plus qu’à se voiler la tête et à tendre le cou comme les Girondins, à moins d’oser être Montagnard : Di meliora piis !

Il y a, dans le moment, des gens qui disent ces choses et qui n’y croient guère : ce sont les ci-devant royalistes. Il y a des gens qui en ont peur réellement et qui se gardent bien de les dire autrement qu’à mots couverts. Mais, ce qui est très-plaisant, c’est qu’il y a quelques personnes aussi qui n’en croient ni n’en disent rien, et qui se conduisent pourtant tout comme si elles le croyaient. C’est à ces deux dernières classes que nous répondons surtout.

En 89, tout était à détruire, clergé d’État, noblesse à privilèges, monarchie prodigue et dévorante, parlements usurpateurs et stationnaires ; le tiers état, accablé d’humiliations et de charges, se ressaisissait de ses droits ; une philosophie hostile battait en brèche la religion ; une politique absolue, éprise de certaines formes, tendait à se réaliser dans les lois. La sagesse et le génie de l’Assemblée constituante firent tout ce qu’on pouvait en de telles conjonctures pour concilier et affermir, pour déblayer d’une main et fonder de l’autre, pour livrer à la nation rajeunie un vaste et solide édifice de liberté. On a fait grand bruit de quelques imprudences qu’elle commit, de quelques marques d’inexpérience qu’elle laissa échapper, du pouvoir trop borné qu’elle octroya au monarque, de la simplicité trop peu stable d’une Chambre unique, du désintéressement excessif qui lui fît renoncer pour ses membres à une réélection. Mais il y aurait aujourd’hui presque de la puérilité à rechercher sérieusement, dans ces circonstances secondaires, les causes du peu de durée de la Constitution de 91. Les vraies causes étaient dans la société même, non dans la Constitution. Quand l’Assemblée eût été moins sage, moins logique et moins rationnelle qu’elle n’a été, quand le parti Mounier et Lally eût pris le dessus par impossible et fait avorter les conséquences législatives du jeu de paume, qu’aurait-on gagné, je le demande ? L’œuvre aurait-elle duré davantage ? Aurait-elle eu même le temps de naître dans sa débilité ? Non, cette admirable Assemblée fît bien ; elle fut fidèle à son début, à sa mission, et il y eut un moment en 91 où presque toute la France crut que la Révolution était finie, comme Rabaut-Saint-Etienne lui-même le croyait. Mais ce ne put être que l’illusion d’un instant. Dans la destruction complète de l’ancien régime, trop d’intérêts et de croyances étaient blessés ; dans le triomphe des idées nouvelles, trop d’enivrement de victoire et de vengeance gagnait et débordait de jour en jour. Ces passions violentes et fatales, même dans leur générosité ; ces utopies politiques et sociales, filles du xviiie  siècle, et qui étaient devenues le rêve des plus chauds et des plus nobles cœurs ; ce prestige républicain, attaché à certaines maximes, à certaines formes de gouvernement ; cette éducation de collège et de livres, toute romaine : et Spartiate, sans l’intelligence de ce qui diffère dans les temps modernes ; enfin la guerre au dehors qui excitait et commandait l’énergie en toutes choses : voilà les causes réelles qui renversèrent la Constitution de 91 : et qui eussent renversé toute autre eu sa place ; voilà, en y ajoutant les faits et les mille incidents qui survinrent, ce qui amena le 10 août, la Convention » et la Montagne. Des passions semblables, quoique en sens inverse, des ressouvenus terrifiants de 93, des réactions religieuses et monarchiques, un regret superstitieux de l’ancienne forme en haine du sang qui avait souillé la nouvelle, un sublime égarement de guerre et de conquête : voilà encore ce qu’il fallut pour renverser la Constitution de l’an III, moins brillante, moins hardie que celle de 91, mais aussi sincère, aussi consciencieuse, et d’une modération profonde, d’une graduation expérimentée dans toutes ses parties. Elle ne produisit que peu de bien ; elle n’empêcha que peu de mal, en raison des préjugés, des passions, des souvenirs flagrants qui s’agitaient dans la société. C’est donc la société avant tout qu’il convient d’examiner, les lendemains de révolution, pour voir si les principes de liberté et de justice sont possibles, applicables, et dans quelle mesure. Quand la société est morale, avancée, et se tient volontiers dans le bon sens et le travail, quand les passions et les haines publiques n’ont plus d’objet, les théories absolues et les prestiges quelconques peu de séduction, les conséquences les plus nombreuses et les plus vraies de la liberté n’ont aucun péril ; car elles garantissent ce travail, exercent et développent ce bon sens, préviennent le retour des passions politiques, ou en dirigent le cours vers le bien général, et ferment la bouche aux théories des rêveurs. Mais ce n’était pas du tout l’état de la société en 96 ni en 91.

Si ce n’était pas l’état de la société en 1830 ; si après ce qui s’est passé durant ces trois jours fameux et tout ce qui en est sorti, il y avait encore dans le pays les mêmes éléments de passions et de désordres qu’aux deux époques précédentes, je craindrais fort que la méthode politique de nos trembleurs ne nous sauvât pas plus que la méthode expectante en médecine ne sauve un homme jeune et vigoureux qui a le délire au cerveau. Ils ne seraient probablement pas plus habiles que les illustres constituants, que les sages publicistes de l’an III, et ils échoueraient seulement avec beaucoup moins de dignité, de vertu et de grandeur.

Heureusement nous n’en sommes plus là, et l’aspect de la société semble fort rassurant. Nous n’avons plus rien d’essentiel à détruire. L’hostilité violente a disparu des doctrines ; la philosophie accepte, comprend, explique autant qu’elle peut ; l’histoire, sans aigreur ni colère, s’est accoutumée à étudier chaque peuple, chaque époque, selon ses conditions. Personne n’est dupe des formes politiques, ni esclave d’une dénomination de gouvernement ; chacun sait que telle monarchie comporte souvent bien plus de liberté que telle république. Les classes inférieures travaillent, sentent leur dignité, et reconnaissent pourtant la supériorité morale des autres classes. Une haine seule, une haine profonde, invétérée, une passion instinctive, débris vivace de toutes les autres passions politiques, remuait au cœur du peuple : c’était la haine des Bourbons, du drapeau blanc ramené par l’étranger, des jésuites. Cette haine s’était lentement grossie et avait sommeillé durant des années ; elle se tempérait de mépris, du sentiment de sa force, du respect pour les lois. Un jour les lois furent violées par d’autres que par le peuple ; et la haine du peuple éclata comme la foudre : après quoi, tout fut dit. C’était la dernière passion révolutionnaire. Qu’on m’en cite une autre aujourd’hui.

Que dans un état de société si calme et sensé, au milieu d’une modération si profonde et d’une intelligence si impartiale, on vienne maintenant conseiller à ceux qui demandent haut les conséquences politiques des événements de juillet, de ne pas pousser à l’anarchie ; qu’on leur vienne parler à l’oreille du 10 août et des excès républicains ; que, s’ils persistent, on signale leurs doctrines comme imprudentes et pernicieuses : c’est presque une moquerie ; c’est faire une étrange confusion des choses et des temps.

Au 14 juillet, l’orage populaire commençait ; toutes les haines amassées par l’ancien régime et descendues jusque des hauteurs du moyen âge débordaient à la fois, prêtes à entraîner dans leur cours, bastilles, palais, églises et châteaux : avant que ces haines, nourries durant des siècles, fussent taries, que ces passions implacables fussent étanchées, il fallait des monceaux de ruines, des torrents de sang ; il fallait de longs intervalles d’oubli, des révulsions puissantes ; il fallait surtout que rien ne restât debout du passé pour irriter les souvenirs. Au 28 juillet, l’orage populaire, qu’on croyait fini depuis quinze ans, avait encore un coup de tonnerre à lancer, et le plus solennel, le plus prophétique, dans un ciel presque serein. Charles X, son fils, et son petit-fils, sortirent de France à pas lents, et du passé contre lequel s’arma 89, il ne demeura plus un vestige.

C’est donc d’aujourd’hui seulement qu’à l’abri des passions et des haines, sans dangers de lutte ni d’irritation, peuvent se dérouler et s’appliquer les principes de 89 reconnus explicitement dans la charte nouvelle. En ce sens et dans la sphère politique, il est vrai de dire que notre époque doit reprendre et développer le mouvement de 89 : et cela est d’autant plus vrai qu’elle sera moins sujette aux mêmes crises passionnées, aux mêmes événements impétueux. Ces conditions favorables du milieu ambiant et des propriétés de la masse sur laquelle on opère, qu’avaient un peu trop négligées les Constituants, et auxquelles, dans toute leur prévoyance, ils n’auraient pu suppléer, nous les réunissons aujourd’hui : nous devons en profiter ; jamais en aucun siècle ni en aucun pays la disposition de la société n’a été aussi heureuse, et n’a permis une application aussi féconde des principes éternels de la raison humaine. Il n’y a nulle crainte et nul péril à continuer 89 par ce côté intelligent et pacifique, en y ajoutant tout ce qu’une expérience éclairée a pu donner depuis. Mais c’est ce que ne comprennent pas les hommes de transition, les hommes de restauration mitigée, qui dans les Chambres et dans les Conseils pèsent encore sur nous ; gens qui font les capables et les prudents ; sans physionomie, sans caractère décidé, à courte vue, égoïstes au fond, qui, la main sur le cœur, n’ont de sympathie réelle ni avec la Révolution de 89, ni avec celle de 1830 ; qui ne fléchiraient pas le genou devant nos grands vieillards politiques, et ne céderaient pas non plus un pouce de terrain à notre virile et patriotique jeunesse. A ces gens-là, tous les souvenirs historiques sont tournés en préjugés ; toute leur expérience s’est pétrifiée en fausses analogies ; les intérêts les ont achevés. Malgré leur ténacité connue, leur règne sera court ; il touche à sa fin, et, une fois qu’ils l’auront perdu, ils ne le retrouveront pas.

Ce qui nous fâche et nous étonne, c’est que des jeunes hommes qui semblaient pleins d’âme et d’avenir, d’une intelligence étendue et exercée, plus propre sans doute à spéculer qu’à agir, s’étant imaginé de tout temps qu’ils auraient, dans une révolution, à jouer le rôle de Girondins, se figurent probablement que l’heure est venue, et, par une étrange illusion, s’arrêtent, non pas devant des échafauds à dresser (nous n’en sommes pas là encore, et on abolira peut-être la peine de mort en attendant), mais devant les conséquences à tirer de leurs idées politiques. Le cas est moins grave et moins irréparable que celui de l’autre Gironde ; il n’est pas tout à fait aussi glorieux. Au reste, les conséquences des bonnes idées ne manquent pas ; assez d’esprits logiques les déduiront ; et, malgré les fausses vues, les indécisions et les intérêts qui viendront à la traverse, notre révolution pacifique d’aujourd’hui aura son cours, ainsi que l’autre révolution turbulente a eu le sien, il y a quarante ans.