Léon Feugère ; Ambroise-Firmin Didot
Essai sur la vie et les ouvrages de Henri Estienne, suivi de la Conformité du langage français avec le grec ; Essai sur la Typographie.
I
L’ouvrage de Léon Feugère sur Henri Estienne est une publication d’un double intérêt, puisqu’elle renferme, à côté d’un livre nouveau, ce qu’en principe nous estimons presque autant : la réimpression d’un livre ancien. Léon Feugère, qui, par parenthèse, enseigne la rhétorique au collège Louis-le-Grand, justifie et honore sa profession par son amour et sa compétence des choses littéraires. Les divers travaux que nous devons déjà à sa plume érudite et facile attestent une sincère et courageuse aptitude à rechercher et à clarifier les sources, toujours un peu troubles, de la littérature historique. C’est un de ces esprits qui se tiennent sur la frontière de la littérature proprement dite et de la philologie, mais qui entrent également dans les deux pays. Ouvrir son livre sur Henri Estienne, comme nous le faisons aujourd’hui, c’est se placer en plein xvie siècle.
Et pourtant, malgré tout ce qui semble l’en séparer, on trouverait, en creusant, sous la préoccupation qui l’a produit, plus d’un rapport à indiquer entre les idées littéraires qui semblent n’y faire aucun bruit et les tapages politiques de notre temps. Quoique nous ne ressemblions guères aux hommes qui vivaient vers 1550 et que nous n’ayons pas dans nos chétives poitrines les gerbes de flamme qui brûlaient alors tous les esprits et tous les cœurs, nous sommes les enfants du xvie siècle bien plus qu’on ne le croit, de ce siècle de la discussion, de l’émancipation de l’esprit humain, de sa réaction indignée contre la tradition de l’autorité, toutes choses, hélas ! dont nous avons l’orgueil encore ! Qui sait ? l’admiration que nous avons montrée depuis 1830, même littérairement, au xvie siècle n’est peut-être que la piété filiale des évolutions. Homme de son temps et, il faut bien le dire, de sa fonction, Feugère n’a pas choisi par simple caprice d’intelligence cette vie d’Henri Estienne pour nous la raconter et cet ouvrage de la Conformité du langage français avec le grec 8 pour nous en donner une édition qu’on ne lui demandait pas. Il a eu ses raisons sans doute, mais, quel qu’ait été son dessein, il a glissé sur la pente où la pensée contemporaine glisse encore et continue de s’égarer… La question de la Renaissance, — cette question qui est partout à cette heure, dans l’enseignement, dans l’art, dans la philosophie et dans les mœurs, — la question de la Renaissance est au fond de son livre ; elle y sommeille, mais elle y est. En vain s’y trouve-t-elle recouverte par une impartialité apparente et le calme de la pensée ; en vain s’y dissimule-t-elle assez naturellement sous un grand nombre de détails purement bibliographiques et personnels, il ne faut pas des yeux de lynx pour bien l’y voir. Et, en effet, qu’est-ce que cet Henri Estienne dont Feugère se fait aujourd’hui l’éditeur et le biographe, si ce n’est pas essentiellement l’homme de la Renaissance, ayant toutes les opinions, les erreurs, les passions, les amours et les haines de cette Renaissance, qui disait « Raca ! » au vieux catholicisme de nos pères, en s’asseyant sur le cadavre galvanisé d’une antiquité fraîchement déterrée ? Et qu’est ce livre de la Conformité du langage français avec le grec, sinon, sous la forme la plus innocente, car elle est la plus superficielle, la preuve, essayée vainement par un érudit, de cette origine et de cette descendance que les païens de la Renaissance ont toujours cherché à établir entre le monde moderne et l’antiquité ?
Oui ! telle est — qu’il le sache ou bien qu’il l’ignore — la tendance du livre de Feugère. Ce livre, dont le but était simplement littéraire, incline, par le fait, à une conclusion philosophique que l’auteur semble avoir redoutée, mais qu’il ne saurait éviter. Elle le menace et l’atteint, malgré ses efforts pour s’y soustraire. Il est évident, en effet, pour tous ceux qui savent mesurer la portée d’un livre à travers les précautions qui l’enveloppent ou le scepticisme qui l’énerve, qu’on peut déduire de la vie d’Henri Estienne des conclusions qui ne sont peut-être pas dans la pensée de son biographe, mais qui, pour n’en avoir pas été nettement et explicitement rejetées, doivent se retourner contre lui. Selon nous, il est impossible aujourd’hui, sous peine de rétrécissement d’intelligence, à un écrivain qui sent son sujet, de se montrer exclusivement littéraire quand il s’agit de la littérature du xvie siècle. Dès qu’on a jeté les yeux sur cette période de notre histoire, le xvie siècle apparaît comme un coup mortel porté par l’effort des temps et des esprits au Christianisme et à l’austère et douce civilisation chrétienne, ou comme l’impuissance démontrée de les frapper mortellement l’un et l’autre avec des armes empruntées à l’Antiquité. Quand la question est ainsi posée, et elle l’est par la nature des choses, il n’est pas permis de rester froid, de tenir en suspens la décision de sa pensée et de jouer à une impartialité supérieure qui ne serait que l’impartialité de l’embarras. Eh bien, Léon Feugère, qui est un homme d’esprit et un homme renseigné, a cependant, pour une raison qu’il sait mieux que nous, affecté, dans sa biographie d’Henri Estienne, une modération qui ressemble beaucoup au faux air de l’indifférence, et il a abandonné, pour les plus minces considérations littéraires, toutes les graves questions que la Renaissance et le xvie siècle ont soulevées et que voilà, après plus de deux siècles, pendantes et menaçantes encore ! Derrière cet Henri Estienne, qu’il suit pas à pas dans ses voyages et dans ses travaux, il n’a pas mis la société du xvie siècle pour la peindre ou pour la juger. Là où il fallait plonger la main dans les entrailles d’une époque qui se convulsait sous l’influence de doctrines nouvelles et puissantes, il n’a su mettre qu’un doigt curieux entre les pages de ces livres que l’on commençait d’éditer alors, on dirait presque avec fureur. Est-ce l’absence du regard ou le manque de hardiesse ? Toujours est-il que ce reproche que la critique est en droit d’adresser à Feugère, et qu’elle ne lui ménagera pas, implique la condamnation d’un livre qui pouvait, avec les connaissances multipliées de l’auteur, être une œuvre historique, importante et forte, et qui, dédoublée des doctrines qui sont l’âme orageuse de la littérature au xvie siècle, tombe à n’être plus qu’une critique de lexicographe et un maigre travail de grammairien !
II
Le livre de Léon Feugère sur Henri Estienne nous conduit tout naturellement à signaler le volume qu’Ambroise-Firmin Didot a fait paraître sous le trop modeste titre d’Essai sur la Typographie. Cet essai, en effet, ressemble beaucoup à une chose complète. Henri Estienne et sa famille y occupent la place qui leur est due, et Didot a même poussé le soin du biographe jusqu’à joindre à la notice consacrée à ces célèbres imprimeurs un curieux tableau généalogique de leur race, originaire de Provence, lequel tableau s’ouvre, en 1270, à Pierre Estienne, premier du nom, seigneur de Lambesc, et se ferme, en 1806, à Paul II Étienne, directeur des presses mécaniques chez l’auteur de récrit que nous annonçons. Extrait du tome XVI de l’Encyclopédie moderne, dont Didot est l’âme et la main et dont nous parlerons un jour quand il s’agira de la juger dans son ensemble, cet Essai sur la Typographie, qui forme un volume de près de quatre cents pages sur deux colonnes, est un livre spécial qui embrasse sous toutes ses faces l’art dont il traite. Didot, obligé par le nom qu’il porte, — comme l’était la noblesse autrefois, — a condensé en ce volume, d’un caractère fin, mais étincelant de netteté et de précision, une science profonde et un détail immense. Il nous a donné la substance d’une histoire de la typographie avant et depuis Gutenberg. Il en a étudié les procédés chez tous les peuples, même en Chine, même en Australie. Rien n’a échappé à son coup d’œil et à l’inquiétude de sa recherche. Choses du métier, bibliographie, critique aiguisée d’érudition, vies des hommes illustres ou considérables dans l’art dont il raconte les développements et les découvertes, tout se trouve donc dans cette forte brochure, qui n’est pas seulement l’histoire des faits, mais, de plus, l’exposé fidèle des diverses législations qui ont, principalement en France, régi l’imprimerie, ce grand domaine matériel et intellectuel de l’État.
Assurément il n’y aurait qu’à louer dans ce patient et consciencieux travail, si l’on ne regardait qu’à l’étendue des connaissances et au fond des choses. Mais le fond des choses n’est pas tout quand on fait un livre. Il y a de plus l’intérêt de la pensée qu’on met en lumière ou des connaissances qu’on possède et qu’on a pour devoir de propager ; or, c’est là précisément ce que Didot a perdu de vue. La forme de son livre, — et c’est la seule critique que nous nous permettrons, — la forme de son livre ne popularisera pas beaucoup les rares connaissances qu’il révèle. Sous la pression de tant de détails, elle prend l’aspect d’une vaste nomenclature, abordable, sans doute, à l’énergique personnalité des gens spéciaux qui cherchent les informations dont ils ont besoin à travers toutes les broussailles, mais elle doit, par son continuel entassement et par sa sécheresse, repousser cette masse flottante de lecteurs qui, en fin de compte, est le véritable public. Puisque Didot, qui est écrivain et dont la plume expérimentée a des qualités de correction, de clarté et parfois d’élégance que nous aimons à reconnaître, trouvait utile de publier, en dehors du cadre de son dictionnaire, un Essai sur la Typographie, il devait vouloir assurer par tous les moyens dont un auteur dispose le succès possible de cet essai. Puisqu’il le détachait du travail collectif dans lequel il était placé, l’auteur de l’essai devait, ce nous semble, en modifier les formes premières et répandre dans ce squelette étiqueté de dictionnaire, auquel il ne manque, il est vrai, ni une articulation ni un os, la chair, le mouvement et la chaleur d’un livre intéressant et animé. Voilà ce qu’il a oublié de faire. Il s’est contenté de la reproduction matérielle de sa pensée, ce qui est par trop typographique, et il a cru (l’aura-t-il cru ?) que cela suffisait pour un livre. Erreur profonde, que l’expérience lui démontrerai. Quand un écrivain comme Ambroise-Firmin Didot, qui pouvait mettre dans un écrit la plénitude et l’agrément sans lesquels toute l’érudition de la terre ne vaut pas une pincée de cendres de papyrus, ne produit, en réalité, qu’une œuvre d’érudition, maniable seulement aux savants et aux esprits spéciaux, tant elle est hérissée de citations et de textes, il court grand risque d’être traité, malgré le mérite de ses renseignements, comme le porc-épic de sa propre science… On n’y touchera pas !