Section 18, que nos voisins disent que nos poëtes mettent trop d’amour dans leurs tragedies
Comme le goût de faire mouvoir par l’amour les ressorts des tragedies n’a pas été le goût des anciens ; comme ce goût n’est pas fondé sur la verité, et qu’il fait une violence presque continuelle à la vraisemblance, il ne sera point peut-être le goût de nos neveux. La posterité pourra donc blâmer l’abus que nos poëtes tragiques ont fait de leur esprit, et les censurer un jour d’avoir donné le caractere de Tircis et de Philene, d’avoir fait faire toutes choses pour l’amour, à des personnages illustres et qui vivoient dans des siecles où l’idée qu’on avoit du caractere d’un grand homme n’admettoit pas le mêlange de pareilles foiblesses.
Elle reprendra nos poëtes d’avoir fait d’une intrigue amoureuse la cause de tous les mouvemens qui arriverent à Rome quand il s’y forma une conjuration pour le rappel des tarquins, comme d’avoir répresenté les jeunes gens de ce tems-là si polis et même si timides devant leurs maîtresses, eux dont les moeurs sont connuës suffisamment par le recit que fait Tite-Live de l’avanture de Lucrece.
Un poëte très-vanté chez une nation voisine, qui du moins a beaucoup d’émulation pour la nôtre, fait en differens endroits de ses ouvrages plusieurs reflexions un peu desobligeantes pour les poëtes tragiques françois. Cet écrivain prétend que l’affectation à mettre de l’amour dans toutes les intrigues des tragedies, et dans presque tous les caracteres des personnages, ait fait tomber nos poëtes en plusieurs fautes. Une des moindres est de faire souvent de fausses peintures de l’amour.
L’amour n’est pas une passion gaie : le veritable amour, le seul qui soit digne de monter sur la scene tragique, est presque toujours chagrin, sombre et de mauvaise humeur. Or, ajoute l’auteur anglois, un pareil caractere déplairoit bientôt, si les poëtes françois le donnoient souvent à leurs amoureux. Les dames françoises, ausquelles sur tout il faut être complaisant, ne trouveroient point ces heros assez gracieux. Le veritable amour jette souvent du ridicule sur les personnages les plus serieux. En effet le parterre rit presqu’aussi haut qu’à une scene de comedie à la répresentation de la derniere scene du second acte d’Andromaque, où Monsieur Racine fait une peinture naïve des transports et de l’aveuglement de l’amour veritable, dans tous les discours que Pyrrhus tient à Phoenix son confident.
L’auteur anglois qui réprend la parole, prétend que nos poëtes, afin de pouvoir mettre de l’amour par tout, ont pris l’habitude de donner le nom d’amour et de passion à l’inclination generale d’un sexe pour l’autre sexe, determinée en faveur d’une certaine personne par quelques sentimens d’estime et de préference. Ils ont donc fait chausser le cothurne à cette inclination machinale, qui n’est rien moins qu’une passion tragique et capable de balancer les autres passions. Quelques-uns même n’ont pas de honte de donner pour un veritable amour une passion qui ne commence que durant le cours de la piece, quoiqu’il soit contre la vrai-semblance qu’une passion naissante puisse devenir en un jour une passion extrême. Quand on veut faire joüer un rolle important à l’amour, il faut du moins qu’il soit né depuis un tems, qu’il ait eu le loisir de s’enraciner dans un coeur, et même qu’il ait eu de l’esperance. Mais il est vrai que les bons poëtes françois ne nous amusent point avec ces passions subites.
Voilà ce qui rend les galands des tragedies françoises si differens des hommes veritablement amoureux. On croiroit que l’amour fut une passion gaie à oüir les gentillesses que ces galands disent aux personnes qu’ils aiment ; ils ornent leurs discours enjouez de ces traits ingenieux, de ces métaphores brillantes, enfin de toutes les expressions fleuries qui ne sçauroient naître que dans une imagination libre. On les entend sans cesse s’applaudir des fers qu’ils portent, et ils souhaitent que leurs chaînes soïent éternelles, nouvelle preuve qu’ils n’en sentent point le poids. Loin de regarder leur amour comme une foiblesse des plus humiliantes, ils le contemplent comme une vertu glorieuse dont ils se sçavent gré. Ce qui prouve seul qu’ils ne sont pas veritablement amoureux ; ils prétendent mettre d’accord l’amour avec la raison, deux choses aussi peu compatibles que la fievre et la santé.
Les amoureux ne sont point concertez. En amour on se querelle sans sujet, on se raccommode sans raison. Les idées des amans n’ont point de liaison suivie. Le cours de leurs sentimens n’est pas mieux reglé que le cours de ces vagues qu’un vent capricieux soûleve à son gré durant la tempête. Vouloir assujetir ces sentimens à des principes, vouloir les ranger dans un ordre certain, c’est vouloir qu’un frenetique ait des visions suivies dans ses delires. Mais il importe peu quelle soit la substance des choses qu’on présente à certaines nations, pourvû qu’elles soïent apprêtées en forme de ragoût.
Un autre inconvenient, ajoute l’anglois, qui vient de la mauvaise mode de mettre de l’amour par tout ; c’est que les poëtes françois font amoureux à leur mode des princes âgez et des heros qui, dans tous les tems, ont eu une reputation de fermeté qui nous les répresente d’un caractere bien opposé à celui qu’ils leur prêtent. Ces heros, ainsi défigurez, paroîtront peut-être aux petits-fils de ceux qui les admirent tant aujourd’hui, des personnages barboüillez exprès pour être rendus ridicules. Ils prendront pour un genre de la poësie burlesque, qui durant un tems fut en vogue parmi les françois, les pieces où Brutus, Arminius et d’autres personnages illustres par un courage inflexible et même par leur ferocité, sont répresentez si tendres et si galands. Ils mettront ces poëmes dans la même classe que le Virgile travesti. Voilà ce qui doit arriver tôt ou tard aux poëtes qui ne s’assujetissent pas à copier la nature dans leurs imitations, qui ne s’embarrassent point que leurs personnages ressemblent à des hommes, et qui sont trop contens quand ces personnages ont je ne sçais quel bon air. C’est avoir bien oublié la sage leçon que donne Monsieur Despreaux dans le troisiéme chant de son art poëtique, où il decide si judicieusement qu’il faut conserver à ses personnages leur caractere national.
Gardez donc de donner ainsi que dans Clelie l’air et l’esprit françois à l’antique Italie, et sous des noms romains faisant notre portrait, peindre Caton galand et Brutus dameret.
L’auteur anglois prétend que l’ancienne chevalerie et ses infantes ont laissé dans l’esprit de quelques nations le goût qui leur fait aimer à retrouver par tout un amour sans passion et ce qu’elles appellent galanterie, espece de politesse que les grecs et les romains si spirituels et si cultivez n’ont jamais connuë. Cette galanterie, dit-il, que les françois qui, ne s’embarassent pas tant d’approfondir les choses, n’ont jamais bien définie, est une affectation de témoigner aux femmes par politesse les sentimens d’un amour que l’on n’a pas, mais dont l’apparence ne laisse point de les flater.
Suivant notre auteur la nation françoise a beaucoup de pente vers l’affectation, et dans les tems où elle cessoit d’être grossiere sans être encore polie, elle a voulu montrer plus de gentillesse qu’elle n’en avoit. Trop spirituelle pour être encore barbare, mais trop peu éclairée pour connoître la dignité des moeurs ; elle a conçu dans l’amour un merite que les nations sensées n’y trouvent point. Elle s’est donc imaginée qu’il y eut une espece de vertu à dépendre en esclave des volontez, ou pour parler plus sincerement, des caprices de quelqu’infante, à lui rapporter tout ce qu’on faisoit, à ne vivre que pour la servir. Les carouzels et les tournois ont nourri cette manie par leurs livrées, leurs devises et tout leur badinage. Enfin il est devenu à la mode d’être amoureux dans un païs où tout se decide suivant la mode, même le merite des generaux et celui des predicateurs. De là sont nées les extravagances de tant d’amans dont la plûpart n’étoient point amoureux ; les uns se sont fait assommer en écrivant le nom des belles qu’ils pensoient aimer sur les murailles des villes assiegées ; d’autres sont allez de vie à trepas pour avoir voulu rompre dans les portes d’une ville ennemie leur lance enrichie des livrées d’une maîtresse qu’ils n’aimoient point, ou qu’ils n’aimoient gueres. L’histoire fait foi qu’il est arrivé à plusieurs de ces messieurs pour un si digne sujet, les avantures qui arriverent à notre Huddibras quand il couroit les champs pour rétablir un chacun dans ses libertez et proprietez, même les ours qu’on menoit par force danser aux foires. Un prince se fait tuer dans un tournois en voulant, disoit-il, rompre encore une lance en l’honneur des dames. Un autre s’est mis au hazard de se rompre vingt fois le col, parce qu’il trouvoit plus galand de se guinder à l’aide d’une échelle de corde dans l’appartement de sa femme, que d’y entrer par la porte. Un troisiéme est descendu dans une fosse aux lions pour en rapporter à sa dame le gand qu’elle n’y avoit jetté que pour l’envoïer chercher, et pour se faire un fort leger honneur au peril de la vie d’un homme dont l’entêtement meritoit du moins de la compassion.
C’est assez parler de ces caprices qui feroient prendre les françois, les espagnols et quelques autres nations pour des peuples de fols par les grecs du tems d’Alexandre et par les romains du tems d’Auguste, si, pour me servir de l’expression tant usitée, les uns et les autres pouvoient revenir au monde. Les romans de chevalerie et de bergerie ont encore fomenté chez les françois le goût qui leur fait demander de l’amour par tout. Voilà la source de cet amour imaginaire qui se trouve dans la plûpart de leurs écrits. Les étrangers, sur tout ceux qui sont déterminez par leur humeur à ne se contenter que d’images et de peintures faites veritablement d’après la nature, lisent ces endroits sans en être émus.
Il n’en est pas de même des peintures de l’amour qui sont dans les écrits des anciens : elles touchent tous les peuples ; elles ont touché tous les siecles, parce que le vrai fait son effet dans tous les tems et dans tous les païs.
Ces peintures trouvent par tout des coeurs qui ressentent les mouvemens dont elles sont des imitations naïves. Ainsi l’amour que les bons poëtes de la Grece avoient mis dans leurs ouvrages touchoit infiniment les romains, parce que les grecs avoient dépeint cette passion avec ses couleurs naturelles. spirat adhuc amor… etc. dit Horace en parlant des vers de Sapho. Qu’on voïe dans celle des odes de cette fille que Monsieur Despreaux a tournée en françois dans sa traduction de Longin, quels sont les symptômes de l’amour-passion. Les peintures de cette passion qui sont dans les poësies des romains nous touchent comme celles qui sont dans les poësies des grecs touchoient les romains. Les amoureux que les uns et les autres ont introduits dans leurs ouvrages ne sont pas de froids galands, mais des hommes livrez malgré eux à des transports qui les maîtrisent, et qui font souvent des efforts inutiles pour arracher de leur coeur des traits dont la morsure les desespere. Telle est l’églogue de Virgile qui porte le nom de Gallus.