(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 439-450
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 439-450

PALISSOT, [Charles de Montenoy] de l’Académie de Nancy, sa patrie, né en 1730.

Quoique cet Auteur ait déshonoré sa plume par le mensonge & par les personnalités, depuis les dernieres éditions de notre Ouvrage ; quoique, par un raffinement de vanité, il nous ait fait un reproche d’avoir loué ses Ecrits : nous croyons devoir répéter le jugement que nous en avions d’abord porté, en nous réservant d’ajouter ensuite les observations que les égaremens dans lesquels il est tombé depuis, exigent de notre impartialité. Par ce moyen, nous mettrons le Lecteur à portée de juger des motifs qui ont pu déterminer M. Palissot à se déchaîner contre nous & contre les Trois Siecles, dans ses Mémoires littéraires ; on démêlera sans peine le sentiment qui l’a fait agir. Voici donc en quels termes nous nous étions exprimés à son égard.

Il a eu beaucoup d’Adversaires, & il devoit s’y attendre. Ce n’est pas aussi sur leurs déclamations qu’il convient de juger de son mérite. Il est certain qu’on ne peut trop louer son courage à fronder le ridicule philosophique, & à s’opposer à l’empire du mauvais goût. Il est certain encore que ses Adversaires n’ont jamais pu lui contester le mérite des talens : il faudroit être bien injuste ou bien aveugle, pour ne pas convenir, après la lecture de ses Ouvrages, que peu d’Auteurs parmi nous ont l’esprit aussi vigoureux, le goût aussi sûr, & le style aussi piquant.

Lorsqu’il donna, en 1760, sa Comédie des Philosophes, il se vit accablé de tout ce que les persécutions littéraires peuvent avoir de plus amer & de plus odieux. Le succès de cette Piece étoit en effet très-propre à soulever contre lui les superbes individus de la Cabale qu’elle démasquoit. Si le plan des Philosophes ressemble un peu trop à celui des Femmes Savantes, pour laisser à l’Auteur la gloire de l’invention, il a du moins su se procurer celle qui doit être le prix du ton de la bonne Comédie, d’une versification heureuse, énergique, & facile.

On lui a reproché de n’avoir pas été assez réservé dans ses caracteres, d’avoir trop copié ses Originaux, & d’avoir fourni matiere à plusieurs applications malignes. C’est à ceux qui connoissent les droits de la Muse comique, à décider s’il a outrepassé les bornes prescrites : nous nous contenterons de dire qu’il nous semble, au contraire ; n’avoir pas tiré un assez grand parti de son sujet. Certains traits de cette Comédie auroient pu mieux être développés ; d’autres ne sont qu’effleurés, & il lui en a échappé plusieurs, qui auroient pu la rendre encore plus piquante. Le genre de travers qu’il s’est efforcé de proscrire, lui offroit une moisson assez abondante, pour le dispenser de désigner chaque individu. Que seroit-ce, si aujourd’hui, en marchant sur les traces de M. Palissot, on entreprenoit de fronder sur la Scene cette variété de ridicules, si fort multipliés depuis la représentation de sa Piece qui en a fait éclore de nouveaux ! Tel incident, telle absurdité, telle intrigue, telle contradiction, telle extravagance seroit plus que suffisante pour exercer, lasser même une plume comique. On peut du moins espérer que ces traits ne seront pas perdus pour d’autres. Peut-être la Nation, revenue de son premier enthousiasme, verra-t-elle tout-à-coup s’élever au milieu d’elle un nouvel Aristophane ou un nouveau Lucien, qui achevera de lui ouvrir les yeux, & de la guérir d’une contagion, dont les effets ont passé rapidement du burlesque au tragique.

M. Palissot a essayé de donner une suite à sa Comédie des Philosophes, en composant l’Homme dangereux. Cette Piece n’a point été représentée. Quelques Gens de Lettres, sans doute intéressés à ce qu’elle ne fût point jouée, ont crut devoir lui opposer l’autorité, au défaut du talent, arme plus convenable cependant à des Génies qui rougiroient de subsister autrement que par eux-mêmes. L’impression a dédommagé de la représentation, & c’est toujours beaucoup d’être à portée de juger, à la lecture, que cette nouvelle Comédie a des traits encore supérieurs à celle des Philosophes.

Il ne manque au Poëme de la Dunciade, du même Auteur, qu’un peu de gaieté, pour être un chef-d’œuvre d’esprit & de poésie : trop d’âcreté dans la Satire, en émousse le sel & l’agrément. Les traits les plus ingénieux de ce Poëme ne vont point à l’ame ; ils ne font tout au plus rire que l’imagination. L’Auteur décele trop l’envie qu’il a de blesser ; ce qui inadispose les Lecteurs contre lui, loin de les muser : de sorte qu’en y déchirant presque tous les Gens de Lettres, il n’a eu la satisfaction d’en affliger aucun, comme l’a dit un homme de beaucoup d’esprit.

La Prose de M. Palissot n’est point inférieure à ses Vers. Ses petites Lettres sur de grands Philosophes, ses Lettres à M. de Voltaire, ses Mémoires Littéraires surtout, sont d’une tournure, d’une vivacité, d’une raison qui le placent, avec distinction, parmi ceux qui ont le vrai talent d’écrire. Nous regrettons plus que personne, qu’il n’ait pas donné à ce dernier Ouvrage toute l’étendue dont il étoit susceptible. Quoique le nôtre fût commencé long-temps avant que le sien parût, nous nous fussions dispensés volontiers de le mettre au jour. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à ces Mémoires [nous n’entendons parler que de la premiere édition], est une partialité qui nuit à l’autorité des jugemens, d’ailleurs justes pour la plupart. Ce n’est pas assez que la Critique soit exacte, saine, lumineuse ; il faut éviter un air de délectation qui prévient contre l’Auteur, & amuse plus qu’il ne persuade.

Si on pardonne ce défaut en faveur des circonstances & des motifs, qui non seulement le justifient, mais en font un mérite, on pourra dire que cet Ecrivain a rendu de vrais services aux Lettres, en frondant avec vigueur les usurpations qui les dégradent. Il ne se borne pas à faire sentir les travers qu’il attaque ; le plus souvent il a l’attention de rappeler aux regles qu’il faut suivre, & ses décisions ont l’avantage d’être appuyées sur les bons principes. Par ce moyen, il foudroie l’amour-propre des Ecrivains arbitraires, & ouvre une carriere sûre aux vrais talens*. Heureux, si, dans les divers assauts qu’il a livrés à la Philosophie & au mauvais goût, il eût su se garantir des travers qu’il a combattus, & se fût contenu dans les bornes que prescrivent la justice & l’honnêteté ! Mais, tourmenté par un amour-propre excessif, inquiet, & jaloux, il s’est malheureusement plus occupé de lui-même que du Public ; & se mettant au dessus de toutes les bienséances, pour jouir de sa philautie, il s’est tout à fait livré à son caractere. De là, ces contradictions impardonnables, ces invectives grossieres, cet égoïsme révoltant, cette mauvaise foi manifeste, ces injustices criantes, consignées dans la derniere édition de ses Œuvres, qui ont avili sa plume, décrédité ses jugemens, &…. Le moyen d’estimer en effet un Auteur qui s’estime assez peu lui-même pour écrire indifféremment le pour & le contre ; qui n’est ni pour Baal, ni pour le Dieu d’Israël ; qui combat les Philosophes, & qui se déchaîne avec fureur contre leurs adversaires ; qui proscrit les Drames, & fait le panégyrique des Dramaturges ; qui s’érige en vengeur de la Religion & des mœurs, & qui loue la Pucelle & fait l’apologie des Romans de Crébillon ; un Auteur qui s’éleve contre le charlatanisme philosophique, & qui ne cesse de parler de lui-même, & qui se loue tantôt sous le masque d’Editeur, tantôt à visage découvert, & qui recueille & qui fait religieusement imprimer tous les Vers, tous les petits Billets où l’on dit quelque bien de lui ; un Auteur enfin qui mendie bassement des éloges, & qui se déchaîne ensuite contre ceux qui l’ont le plus loué, croyant, par cette odieuse manœuvre, donner du poids à la louange, & persuader qu’il ne l’a point sollicitée !

Pourrions-nous, après cela, nous offenser des injures & des faussetés que ce Narcisse littéraire a accumulées contre nous dans la derniere Collection de ses Œuvres ? Ne devons-nous pas lui pardonner de nous prodiguer les ingénieuses épithetes d’ignorant & de sot ; de trouver notre style pitoyable ; de soutenir que les Trois Siecles, dont voici la cinquieme édition, ne sont qu’une misérable compilation tombée dans un mépris dont elle ne se relevera jamais ? Nous pouvons lui pardonner encore, sans qu’il nous en coute le moindre effort, d’assurer, avec sa modestie & sa bonne foi reconnues, que nous n’avons composé notre Livre que d’après ses Mémoires littéraires, que nous avons, ajoute-t-il, presque toujours pillés dans ce que nous avons dit d’un peu raisonnable, parce que ceux qui connoissent l’un & l’autre Ouvrage savent combien les jugemens en sont différens. Si nous avions sérieusement à nous défendre de cette imputation, il nous seroit facile de prouver que les Trois Siecles étoient presque achevés quand ses Mémoires parurent ; nous ferions observer qu’un seul volume de la premiere édition des Trois Siecles en auroit fait deux plus gros que ne l’étoient alors ses Mémoires ; nous défierions enfin M. Palissot de pouvoir citer une seule phrase des Trois Siecles pillée dans ses Mémoires.

Pour donner une idée complette de la bonne foi de cet Ecrivain, nous ne devons pas laisser ignorer qu’il fait entendre à ses Lecteurs que c’est contre son gré que nous avons loué ses Ouvrages, tandis que son déchaînement contre nous vient de ce que nous ne lui avons pas accordé autant d’éloges qu’il en désiroit. L’injure qu’il nous a faite en nous louant , dit-il après nous avoir taxés de l’avoir pillé, n’est pas une satisfaction proportionnée au délit . Comment peut-on tromper si effrontément le Public, & se mentir ainsi à soi-même !…. Nous ne dirons pas que, long-temps avant la publication des Trois Siecles, M. Palissot avoit lu & relu l’Article qui lui étoit destiné, & qu’il nous en remercia, en nous faisant toutefois observer que nous avions tort de ne pas trouver de la gaieté dans son Poëme de la Dunciade ; nous ne citerons pas non plus d’autres faits qui prouvent que ce n’est point malgré lui que nous avons loué ses Productions, parce que le témoin de ces faits est un Homme de Lettres d’Italie qui n’habite plus en France ; mais nous citerons la lettre que nous écrivit M. Palissot, pour nous accuser la réception des Trois Siecles que nous lui avions envoyés au moment de leur publication.

« Je n’ai reçu qu’avant-hier, Monsieur, les trois volumes que vous avez bien voulu m’envoyer. J’en ai déjà parcouru plusieurs Articles, & le peu que j’en ai lu m’a donné le plus grand empressement de voir la suite. J’ai fait même quelques observations qui vous prouveront l’intérêt que je prends à la réputation que vous méritez…. Vous seriez très-aimable, s’il vous prenoit fantaisie de venir passer quelques momens dans ma retraite avec M. Vespasiano, [c’est l’Italien dont nous avons parlé] que je vous prie d’embrasser pour moi de tout mon cœur. Je tâcherois de vous procurer quelque plaisir du même genre que celui dont vous venez de me régaler ». Cette lettre, que nous conservons comme un témoignage subsistant de la loyauté de M. Palissot, finit par ces mots : « Soyez persuadé de ma reconnoissance, de mon estime, & du très-sincere attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, &c. Argenteuil, ce jeudi 26 Octobre 1772 ».

Et puis allez, trop crédules Lecteurs,
Juger, par leurs Ecrits, de l’ame des Auteurs !