(1874) Premiers lundis. Tome I « M.A. Thiers : Histoire de la Révolution française Ve et VIe volumes — I »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M.A. Thiers : Histoire de la Révolution française Ve et VIe volumes — I »

I

Les quatorze mois écoulés, depuis le 2 juin 1793 jusqu’au 9 thermidor 1794, sont les plus mémorables, les plus féconds en événements et en résultats de la Révolution française et, peut-être, de toute histoire humaine. Du jour où les Girondins furent proscrits, le retour à l’ordre légal fut indéfiniment ajourné, et la France, constituée dans un état violent, inouï, d’un avenir incalculable. On sait assez quelle en fut l’issue ! mais ce qu’on sait moins, c’est comment cette issue se prépara, par quelle force puissante et cachée la Révolution fut menée à terme, et par quel principe de vie le salut de la France s’enfanta au milieu des cris, des larmes et du sang. On a bientôt fait de nous dire qu’il y eut anarchie ; l’anarchie, comme le hasard, n’est qu’un mot par lequel on se déguise l’ignorance des causes.

Que si l'on entend par là désigner l’absence de tout pouvoir supérieur, de toute autorité souveraine, on se méprend fort ; car jamais gouvernement, quel qu’il fût, monarchie ou dictature, ne fut plus exigeant, ni plus obéi que la Convention d’alors et ses comités ; et, plus on avance dans cette sombre époque, ou, en d’autres termes, plus cette prétendue anarchie augmente, plus aussi la force du pouvoir se centralise et s’accélère dans sa marche irrésistible. Jusqu’à présent, aucun historien n’avait, aussi bien que M. Thiers, analysé cette masse confuse de faits, si effrayante à tous égards ; il y pénètre, sans être arrêté par l’horreur ; car son esprit est libre de préoccupation et pur die souvenirs. Pour la première fois, nous nous voyons transportés avec lui sur cette terrible Montagne, qui ne nous avait jamais apparu qu’à distance, environnée de tonnerres et d’éclairs ; nous en montons tous les degrés, nous l’explorons comme un volcan éteint ; et, il faut en convenir, bien qu’effrayés nous-mêmes de cette hauteur inaccoutumée, nous comprenons enfin qu’on a pu voir de là les choses sous un aspect tout particulier, et les juger autrement que d’en bas. Sans absoudre les coupables, nous en venons à les expliquer. C’est une vraie satisfaction de suivre l’historien, démêlant ainsi le fil des choses, exposant le jeu des partis, les lois de leur marché, et, pour ainsi dire, le mécanisme de ces temps-là.

A la nouvelle du 2 juin, toute la France fut émue. Les départements de l’ouest et du midi s’insurgèrent pour la défense de leurs députés. Bordeaux et la Gironde, Caen et la Normandie, Rennes et la Bretagne, se levèrent contre Paris et la Montagne. Marseille donna la main à Grenoble, Grenoble à Lyon ; la Vendée se ranima. Et, cependant, des escadres anglaises menaçaient nos côtes de l’Océan et de la Méditerranée ; une triple armée de coalisés au nord, sur la Moselle et sur le Rhin, réduisait Valenciennes, Condé et Mayence aux abois. Du Rhin, les dangers du dehors se liaient aux dangers intérieurs par la chaîne des Vosges, du Jura et des Cévennes, boulevards d’une révolte obstinée. Aux Alpes, les Piémontais en armes ; aux Pyrénées, les Espagnols, portés sur Perpignan, complétaient cette vaste enceinte de périls. Telle s’ouvrait la scène de la période nouvelle. Toute troublée qu’elle était au sortir d’une lutte intestine, la Convention eut, dès l’abord, l’intelligence, ou, du moins, l’instinct de sa position et y fit face. Désormais, en effet, la question révolutionnaire était nettement posée par le 2 juin : de politique, elle était devenue simplement militaire ; de la sphère des discussions et des principes, elle était transportée sur les champs de bataille et n’avait plus qu’une solution possible, la victoire. C’est de ce point de départ qu’il faut suivre la Convention, dans sa conduite jusqu’au 9 thermidor. On n’attend point que nous le fassions en détail ; nous en serions réduits, en analysant M. Thiers, à reproduire l’excellent résumé de M. Mignet. Mais, sans sortir des considérations générales, quelle attitude voyons-nous prendre à la Convention sous le régime de la Montagne ? Son premier acte est de dresser en huit jours une Constitution, qu’elle expédie et fait adopter aux départements, sous trois jours après la réception, mais qu’elle suspend presque aussitôt, en déclarant le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. Les comités créés dans son sein et chargés des mesures administratives, financières et militaires, reçoivent d’elle un nouveau ressort et une force plus illimitée. Saisie par eux des affaires, elle ne se réunit que pour entendre, applaudir, adopter leurs rapports et conclusions. Ses séances, courtes et silencieuses, sont pleines de résultats et tout entières en action ; elle n’est plus qu’un Conseil d’État, ou plutôt un grand Conseil de guerre, qui ne voit dans la France qu’un camp où la Révolution est assiégée. Et qu’on ne pense pas que cette unité de marche, que nous signalons, soit l’effet d’une illusion historique ; elle est empreinte dans chaque acte émané de cette Assemblée célèbre, dans ses allures brèves, dans ses sommations, ses ordres du jour et ses rigueurs ; elle est surtout explicitement professée dans les rapports de Saint-Just et de Barrère. Au bruit des succès croissants des coalisés, la Convention proclame en vigueur sur tout l’empire les mesures extraordinaires que le pouvoir militaire applique aux villes en état de siège, et les exagère encore, proportionnant leur portée à une si large étendue. « Il fallait à la fois, dit l’historien, mettre la population debout, la pourvoir d’armes, et fournir, par une nouvelle mesure financière, à la dépense de ce grand déplacement ; il fallait mettre en rapport le papier-monnaie avec le prix des subsistances et des denrées ; il fallait disposer les armées, les généraux, convenablement à chaque théâtre de la guerre, et enfin satisfaire la colère révolutionnaire par de grandes et terribles exécutions. »

De là, d’abord, la levée en masse, la mise en disponibilité de la population entière, et cet inépuisable fond d’armée nationale, dans laquelle se recrutaient les autres ; armée majestueuse, solennelle, échelonnée par rang d’âge et mise en ordre de bataille par générations. De là, la création du Grand-Livre, qui ne faisait qu’une dette uniforme et républicaine de toutes les dettes vieilles et récentes, et fondait le crédit public en rattachant la destinée des créances à celle de l’État ; institution profonde, inspirée au génie de Gambon par les circonstances, et qui leur devait survivre. De là encore l’emprunt forcé, le cours forcé des assignats, le taux forcé des denrées ou maximum ; toutes conséquences nécessaires dérivant des mêmes besoins, concourant au même but. De là enfin, ces missions de Jacobins tout-puissants aux armées jusque-là restées pures, et, ce qui est plus horrible à dire, ces tragédies sanglantes du dedans, données au peuple pour alimenter sa fureur, ou la réchauffer par une sorte d’ivresse. Car, qu’on ne s’y méprenne pas, l’énergie délirante, qui, seule, était capable de surmonter une pareille crise, ne pouvait se produire au dehors et faire explosion sur nos frontières, sans retentir à l’intérieur par des contre-coups affreux. Le fanatisme héroïque des armées était lié avec le fanatisme brutal des populaces ; c’était la même exaltation, appliquée à d’autres objets et à des situations différentes ; les accès de l’un semblaient régler ceux de l’autre, et tous deux se balançaient, enchaînés par une espèce d’alternative ; ainsi chaque revers militaire réveillait de plus vives fureurs intestines, et chaque redoublement de cruauté présageait une victoire prochaine. Quant aux extravagances subalternes de la Commune et d’un Chaumette » elles n’étaient que de ridicules mais inévitables accompagnements des circonstances. Dès qu’elles devinrent sérieuses, la Convention les réprima ; car elle n’entendait pas être distraite, ni encore moins être dépassée. Cependant tant d’efforts avaient été couronné » de résultats ; les succès de la campagne de septembre avaient répondu aux décrets vigoureux d’août, et, les périls s’éloignant, on commençait à sentir La tyrannie intérieure. Jusque-là, les mesures avaient été unanimes et spontanées, du moins de la part de la Convention ; Cambon avait parlé comme Saint-Just, et Danton comme Robespierre. Mais les dernières rigueurs d’octobre, le supplice de Marie-Antoinette et celui des Grondins, marquèrent le terme de cette marche accélérée, mais parallèle, qu’avaient tenue, depuis le 2 juin, tous les partis s’avançant sur une même ligne. Dès Fors, il se fit séparation entre eux : les uns voulant redoubler de vitesse, les antres continuer simplement, d’autres enfin s’arrêter. Les haines personnelles reparurent ; les individus recommencèrent à se dessiner ; et des rangs brisés l’on vit sortir Robespierre, Danton, Hébert. Robespierre, ou plutôt le Comité de saint publie dont il était devenu membre, ne croyait pas encore la France sauvée, et, par politique autant que par habitude, voulait la continuation pure et simple du régime révolutionnaire. Placé entre l’exagération de la Commune et la modération des dantonistes, craignant également d’être entraîné ou ralenti, le Comité, pour en finir, frappa des deux côtés et annula tourte résistance. C’était là un 2 juin renouvelé ; ce qu’avait fait alors la Montagne dans la Convention, le Comité le faisait aujourd’hui sur la Montagne ; lui seul désormais allait représenter la Convention, et chacun de ses dix membres un comité. Le pouvoir, comme on voit, en changeant de mains, se simplifiait, se concentrait sans cesse, et ses faisceaux, toujours moins nombreux et plus forts, frappaient des coups de plus en plus pressés et sûrs. Le terme, pourtant ne pouvait être éloigné. Un tel gouvernement devait briser tous les obstacles ; et, se rendant lui-même inutile, amener sa fin par ses progrès. La brillante campagne de 1794 lui fut mortelle. Pour lui, sauver la France, c’était se dissoudre ; car, le siège une fois levé, le pouvoir militaire s’anéantit devant l’ordre légal, et le camp redevient une cité. Déjà l’énergie du Comité, ou, pour mieux dire, du triumvirat qui en était sorti, n’était plus en rapport avec les besoins publics ; sa tyrannie, dès lors, parut exorbitante, intolérable, elle dut cesser ; et, comme les tyrannies ne cessent jamais de bon gré, et que celle-ci s’était fermé tout retour par ses excès, elle croula de force, et comme de toutes pièces, sur la tête des oppresseurs.

Telle est l’idée de l’imposant tableau que nous présente M. Thiers. Nous n’avons reproduit que la disposition générais, la marche du récit. Dans ce grand mouvement historique, nous n’avons pu saisir, en quelque sorte, que la formule fondamentale qui l’exprima, en la dégageant des accidents secondaires qui la compliquent et la modifient. Mais bien que, dans M. Thiers, les choses ne se passent pas aussi simplement, et qu’il n’ait eu garde d’omettre les fréquentes perturbations qui ont altéré sinon dévié leur cours ; on lui a reproché d’introduire dans l’histoire une sorte de fatalisme systématique, qui subordonne les actes humains à des règles inflexibles, intercale les hommes dans le cadre d’une destinée toute faite, et, dès lors, dispense trop l’historien d’indignation contre les oppresseurs, de sympathie pour les victimes, et de tous ces sentiments qui donnent couleur et vie. Ces reproches se tiennent, comme on voit : nous les discuterons dans un prochain article.