(1829) Tableau de la littérature du moyen âge pp. 1-332
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(1829) Tableau de la littérature du moyen âge pp. 1-332

Tome VI

Première leçon.
Discours préliminaire

Messieurs,

Cet auditoire si nombreux et si troublant, même par sa bienveillance, ajoute encore à l’embrouillement de pensée que j’éprouve en ce moment ; car il faut, je l’ai annoncé, vous donner un programme du moyen âge. Jusqu’à présent, je parlais de choses que je connaissais assez bien, et où la faiblesse de ma parole était du moins soutenue par d’anciennes études. Maintenant, je vais parler de choses que je sais à peine, que j’apprends à mesure que je les dis : j’ai besoin, et ce n’est pas une phrase faite ni apportée de chez moi, j’ai besoin d’une double indulgence.

Dans cet effort que je vais tenter pour encadrer la partie du moyen âge qui doit nous occuper, et pour y choisir quelques points dominants, caractéristiques, tant de faits que l’on ne peut dire tous, et qu’on craint d’omettre, tourbillonnent autour de mon esprit. À quoi m’attacher de préférence ? Ces monuments si nombreux, et la plupart mal connus, cette confusion de langues et de civilisations, ces lacunes et cette abondance tout à la fois rendent presque impossible de faire ce que cependant je veux essayer.

L’année dernière, en finissant, je vous ai parlé vite et faiblement de la grande puissance qui allait ranimer la société, de ces génies sublimes nés du vivant de l’empire romain que tuait ou transformait le christianisme : j’ai dit que bientôt une vie nouvelle allait couler, se répandre dans des canaux nouveaux comme elle ; que des races, des langues étaient prêtes pour la recevoir, qu’alors seulement la métamorphose du monde romain serait manifeste, serait entière.

Tant que les langues grecque et latine sont là vivantes, bien que tout le reste soit renouvelé, il y a, dans cette persistance, dans cette ténacité des anciennes formes, quelque chose qui empêche de voir toute l’originalité créatrice qui vient de naître avec la pensée chrétienne. Plus tard, au contraire, lorsque les vieilles races ont été balayées de la terre, ou du moins lorsqu’elles se sont cachées sons le costume des conquérants nouveaux, lorsqu’elles se sont dénaturées pour obtenir la permission de vivre ; lorsque, du choc des barbaries qui se succèdent, sont nés des idiomes nouveaux, alors la révolution de l’esprit humain paraît dans toute son immensité. Sur l’ancien territoire romain tout est changé, bouleversé ; ce ne sont plus des Gaulois, des Ibères devenus Romains ; ce sont de races nouvelles avec les variétés de leurs physionomies et de leurs langues ; c’est le chaos renaissant au milieu de cette uniformité que la conquête romaine avait commencée, et que semblait d’abord achever le christianisme.

Voilà l’état du monde, où il faut s’avancer, s’aventurer, pour apercevoir, à l’origine, les littératures et le génie des principaux peuples de l’Europe. J’ai restreint beaucoup cette tâche, en l’essayant. J’ai jeté la moitié de mon sujet, parce que je n’y entendais rien ; j’abandonne toute la partie germanique, non que je ne l’admire, non que je n’aperçoive de loin, avec une vue confuse et faible, tout ce qu’il y aurait de grand et d’instructif dans les vieux monuments de ce génie du Nord, qui florissait dans l’Islande républicaine, au milieu du monde barbare, qui, sous le nom de gothique, traversa tout le midi de l’Europe, et qui, sur sa terre natale, montra tant de vigueur indigène. Mais enfin, je sais tout cela trop peu et trop mal ; je ne puis en parler.

Je me renferme, je m’emprisonne dans l’autre moitié de l’Europe, le Midi et les contrées centrales qui ont reçu et gardé le plus longtemps l’influence du génie méridional. Ainsi les deux Frances, au-delà et en deçà de la Loire, la France du Midi et celle du Nord ; l’Angleterre, placée si près de nous, et sur laquelle a passé la conquête française, représentée par les Normands ; l’Espagne, dont les provinces limitrophes ont longtemps parlé la même langue que notre Midi ; enfin l’Italie, voilà tout ce qui nous occupera. Tous ces sujets se tiennent, et n’en forment qu’un seul ; toutes ces langues, excepté l’anglais qui, secouant la conquête et les lois françaises, reverdit de bonne heure sur sa vieille souche teutonique, toutes ces langues sont sœurs ; elles sont nées toutes de la même corruption ; elles ont toutes germé dans les ruines de la langue latine.

Ainsi, marquons d’abord ce grand résultat, né de la civilisation antique, et qui lui survécut. Le génie romain, dans tous les lieux qu’il avait conquis, et longtemps possédés, porte ses lois, ses mœurs, sa langue ; puis vient la religion plus puissante que l’empire romain, qui ajoute la sainte uniformité de son rituel à cette uniformité de la conquête et de la politique. Saint Augustin l’a remarqué en termes éloquents :

Opera data est ut imperiosa civitas non solum jugum, verùm etiam linguam suam domitis gentibus, per pacem societatis, imponeret, per quam non deesset, imo et abundaret interpretum copia.

Augustin voit quelque chose de merveilleux, de prédestiné, dans cette puissante diffusion de la langue romaine. À ses yeux, c’est le moyen providentiel qui préparait la prédication générale et rapide de la foi chrétienne.

Quelles que soient les causes de cette grande révolution si majestueusement annoncée dans l’esprit religieux, une chose vous frappe, c’est que toutes les Gaules, jusqu’au Rhin, toutes les Espagnes, et nécessairement l’Italie entière, parlaient la langue latine au quatrième, au cinquième siècle. Sans doute il y avait des idiomes locaux, des patois qui se cachaient dans quelque coin de village ; mais la religion parlait latin, la loi parlait latin, la guerre parlait latin ; partout le latin était la langue que le vainqueur imposait au vaincu. Pour traiter avec lui, pour lui demander grâce, pour obtenir la remise de l’impôt, pour prier dans le temple, toujours il fallait la langue latine.

Aussi, cette grande transmutation des vaincus par les vainqueurs, ce changement de la société, sans la destruction des individus, s’était accompli sous la puissante politique des Romains, aidée par la prédication du christianisme.

Combien cet-état du monde dura-t-il ? Comment devait-il s’arrêter progressivement ? À quelle époque, du milieu de cette langue romaine, universellement répandue, naquirent les langues nouvelles, et avec elles une manifestation plus complète, plus efficace de l’esprit moderne ? Car l’esprit des hommes est tellement dominé par les formes du langage, que même des hommes nouveaux de race et d’esprit, s’ils prennent l’usage d’une vieille langue, perdront quelque chose de leur caractère natif, et que, si plusieurs races se mêlent, elles ne formeront un peuple que lorsqu’elles auront une langue commune et nouvelle.

Ces questions, plus ou moins éclaircies, nous retiendront longtemps. Nous serons grammairiens, lexicographes, autant que nous le pourrons. Ces études ont leur intérêt, leur originalité historique et piquante ; et vous ne me reprocherez pas de m’y arrêter.

Longtemps avant cette révolution, voyons d’abord tout le midi de l’Europe soumis par les Romains, et adoptant leur langue et leurs mœurs. C’est le sceau de la victoire ; c’est la condition de la vie paisible au milieu de la défaite. Mille preuves viennent à l’appui de ce fait. Entendez-vous au quatrième siècle, sous Théodose, cet orateur gaulois qui, parlant au sénat romain, éprouve, dit-il, quelque crainte d’apporter parmi les descendants de Cicéron et d’Hortensius la rudesse inculte et grossière du langage transalpin, rudem et incultum transalpini sermonis horrorem  ? Il ne s’agissait pas d’une harangue celtique, mais d’un discours dans la langue latine des Gaules. Dans les siècles antérieurs, Suétone, Pline, Juvénal, Martial, ont cent fois parlé des jeux littéraires et des déclamations en langue latine usitées à Lyon, à Vienne, à Bordeaux, dans toutes les villes de la Gaule méridionale et de l’Espagne. Plus tard, de curieux monuments attestent, dans les assemblées provinciales des Gaules, l’emploi de la langue latine pour rédiger les actes, exposer les plaintes des sujets gaulois, et même quelquefois accuser le préfet romain. C’était en langue latine que se produisait tout l’esprit du pays.

Il est à croire qu’une altération dans cet état des provinces conquises par les Romains ne date que de l’invasion de nouvelles races barbares. Qu’arriva-t-il alors ? De même que Rome civilisée avait imposé sa langue à tous les peuples qu’elle soumettait par ses armes, les nouveaux conquérants renversèrent-ils la civilisation récente qui venait d’être élevée dans les Gaules, et mirent-ils leurs mœurs et leur langue à la place de celles que les Romains avaient en partie substituées aux usages et à l’ancien idiome du pays ? Non ! et c’est là qu’apparaît la force de la civilisation. Un savant célèbre, dans un ouvrage sur les langues ouigour, a ingénieusement établi que, dans la langue d’un peuple formé par des agrégations diverses, on retrouve la population primitive de chacune des races réunies, en évaluant la quantité de mots et de tours que chacune d’elles avait apportés à la masse commune de l’idiome nouveau.

Mais cette remarque ne peut avoir toute sa justesse qu’autant que les races qui viennent ainsi se réunir, offrent une égalité de civilisation et de force intelligente. Lorsque au contraire c’est le savant, l’ingénieux qui vient soumettre le grossier et l’ignorant, alors l’équilibre dans le contingent que chacun apporte à la formation de la langue nouvelle, est rompu ; les lumières l’emportent sur le chiffre numérique des individus ; et ceux qui ont le plus d’idées donnent incomparablement le plus de mots.

Certes les Romains, qui avaient conquis et colonisé la Gaule, étaient beaucoup moins nombreux que les Gaulois. Ils n’en firent pas moins adopter leur langue parce qu’ils imposaient leurs lois et leur religion Les Francs étaient aussi beaucoup moins nombreux que les Gaulois qu’ils envahirent. Cependant, s’ils avaient été supérieurs par l’intelligence et les arts, surtout s’ils avaient apporté avec eux un culte nouveau, l’ancienne civilisation, l’ancienne langue eût été vaincue par la nouvelle, aidée de la force. Mais comme, au contraire, les Francs n’étaient, relativement aux Gaulois transformés en Romains, que des barbares, ils prirent le pays sans le transformer, ils reçurent la religion des évêques gaulois. Ils laissèrent subsister la langue que parlait cette religion. Ils apprirent eux-mêmes les idiomes populaires entés sur cette langue progressivement altérée dans les Gaules, et à la longue ils se confondirent dans le peuple plus nombreux et plus éclairé qu’ils avaient conquis. L’ancien esprit romain, l’ancienne langue romaine corrompue successivement, prévalurent dans les Gaules sur la langue des conquérants nouveaux.

L’examen de ces faits, messieurs, entraînera de longs détails. Là se présenteront des questions d’histoire et de philologie qui sont contentieuses, je l’avoue. Lorsque nous aurons admis qu’à dater du septième siècle, trois langues avaient cours dans les Gaules, la langue latine encore officielle et ecclésiastique, une langue vulgaire uniformément altérée du latin, une langue allemande que les vainqueurs avaient apportée avec eux, qu’ils perdirent en partie et qu’ils n’imposèrent pas aux habitants du pays, plus d’une difficulté se présente.

En admirant et en étudiant les belles recherches d’un homme de lettres célèbre, érudit et poëte, M. Raynouard, peut-être lui soumettrons-nous quelques doutes sur la généralité de son système ; peut-être, en nous appuyant sur l’autorité d’un savant non moins ingénieux, de M. Schlegel, demanderons-nous s’il est naturel de supposer que, dès le septième siècle, une même langue corrompue du romain avait uniformément soumis à son empire la totalité des deux Gaules, et même s’étendait dans une partie de l’Espagne et de l’Italie supérieure. Nous ne négligerons au reste aucune des réponses et des preuves qu’a données l’auteur à l’appui de ses savantes conjectures. Ajoutons d’ailleurs que, par une chance fort heureuse, sa gloire est à l’abri des contradictions mêmes qu’éprouverait son système. Lorsque l’on révoquerait en doute cette espèce d’universalité qu’il paraît accorder à une langue romane uniforme, sonore, méridionale, et cependant parlée au Nord comme au Midi, il restera toujours, messieurs, qu’il a savamment retrouvé, expliqué, analysé les monuments de cette langue qui, la plupart, n’étaient pas publiés ; qu’il a, dans la variété de ces monuments, découvert et régularisé les éléments primitifs d’une langue mal connue jusque-là, et qui a été sinon le seul, du moins le principal intermédiaire entre la civilisation romaine et la nôtre, et qu’enfin il a retrouvé non seulement des livres, mais tout un idiome.

Quoi qu’il en soit, qu’une langue romane uniforme ait étendu son empire sur un si vaste territoire, ou que, dès l’origine, deux langues romanes plus ou moins marquées des accents du Nord et du Midi aient partagé la France, il n’est pas douteux que, vers le huitième siècle, cet élément nouveau de civilisation, simple ou double, était né. Ainsi, vous connaissez tous, ou vous avez tous entendu rappeler le serment de Charles le Chauve traitant avec son frère, roi teutonique. Le serment est traduit dans la langue vulgaire des deux nations. La langue des Francs naturalisés et dominateurs en France, est, d’après ce serment, déjà fort semblable au roman.

Le serment, au contraire, du roi de Germanie est en langue théotisque, dans la langue qu’avait parlée Charlemagne, mais qui, sous ses successeurs au trône de France, avait cédé à un idiome nouveau, dégénéré du latin.

Cette langue, nommée roman rustique, était-elle identique dans toutes les Gaules, ou n’offrait-elle pas plutôt des dialectes multiples ? N’importe : il est certain qu’elle existait au huitième siècle, immédiatement issue du latin, et tout à fait distincte des langues germaniques.

Mais combien de temps s’écoula-t-il, avant que cette langue rustique, grossière, que l’on n’écrivait pas, devint capable d’éloquence ?

Charlemagne, dont le génie s’étendait à tout, s’était occupé même de grammaire. Entre deux conquêtes, il avait fait rédiger une syntaxe de la langue théotisque qui, avec le latin, était alors la langue de la cour et des affaires ; et il avait établi des écoles pour l’enseignement de l’un et de l’autre. Il ne paraît pas qu’il se soit occupé du roman rustique. Mais ce qui prouve que cet idiome était déjà formé et usité, sinon à la cour tout allemande de Charlemagne, au moins dans ses États, c’est que, suivant Éginhart, ce prince ajouta dans l’usage vulgaire les noms des mois de l’année, pris de sa langue maternelle, c’est-à-dire pris de la langue allemande. Cette innovation même atteste l’existence distincte et complète de la langue romane dans la Gaule du Nord.

Lorsqu’une fois les peuples mélangés de la Gaule furent en possession d’un idiome nouveau sorti de la langue latine, et où se replaçaient quelques débris du langage celtique, survivant à la civilisation romaine, qu’arriva-t-il ? Comment se dénoua le génie de la nation ? Où parut la première lumière de l’esprit moderne ? Où se leva la poésie ? C’est là, messieurs, que les savantes recherches de M. Raynouard offrent, avec une incontestable vérité, l’intérêt le plus vif et le plus nouveau. Cette langue romane, dont il avait indiqué la naissance collective sur tous les points des Gaules, il la suit, il la considère dans le Midi ; c’est là qu’il aperçoit toute cette population de poëtes, connus sous le nom de troubadours ; là se découvre toute une littérature ingénieuse dans ses formes, vive image du temps et pleine de précieux souvenirs qu’a négligés l’histoire.

Les causes de ce développement prématuré de la langue provençale se rattachent, comme toujours, à l’état de la société. Pendant que la France du Nord était livrée à des dominations dures et violentes, et souvent ravagée par des ennemis, le Midi avait été plus paisible, plus industrieux, plus riche, d’abord sous les rois d’Arles, puis sous les comtes de Provence.

Près de deux cents ans s’étaient écoulés sans invasions de barbares, sans guerres sanglantes. La féodalité régnait là comme ailleurs, mais une féodalité plus douce. Ces cruautés épouvantables, et pour ainsi dire naturelles dans l’esprit du temps, qui remplissent l’histoire de la France du Nord, on les rencontre beaucoup plus rarement dans la France du Midi. La douceur du climat, je ne sais quelle impression chevaleresque et généreuse venue de l’Espagne et même des Mores, avaient communiqué aux habitants une élégance poétique, qui se rapproche un peu de l’humanité des temps modernes.

Là, messieurs, je devrais souvent abréger ou fuir des détails qui ne conviendraient pas à la gravité de cet auditoire. Je ne veux pas qu’il soit dit qu’on rassemble tant de personnes dans les vénérables murs, assez mal rajeunis, de l’antique Sorbonne, pour leur faire des dissertations sur les cours d’amour, pour leur réciter des tensons, des lais, des discorts, que les chevaliers du moyen Âge adressaient aux châtelaines. Je ne veux pas que mes ennemis, si j’ai des ennemis, puissent jamais accuser la Sorbonne et moi d’une pareille innovation. (Rires et applaudissements.)

Cependant, messieurs, de bien graves auteurs ont traité cette matière. Les arrêts de ces cours frivoles, dont je ne veux pas une seconde fois prononcer le nom en langue vulgaire, ont été recueillis par un savant magistrat, sous le titre d’Arresta amorum. Les jugements auxquels a présidé la vicomtesse de Béziers, assistée de quatre-vingts dames du pays, étaient rendus en latin presque aussi bon que celui de saint Thomas.

On ne peut pas se dissimuler, d’ailleurs, qu’il y a tout un caractère de sociabilité, tout un trait caractéristique de l’histoire d’un peuple, dans l’institution de ces cours qui, des provinces du Midi, passèrent à d’autres parties de la France. De tels usages forment un curieux contraste avec la sanguinaire rudesse des mœurs féodales. Ce contraste si ancien peut servir à expliquer, dans un temps plus rapproché de nous, des singularités semblables, par exemple, la grâce frivole, l’élégante urbanité, qui florissait à côté de la plus épouvantable barbarie du seizième siècle ; et plus tard, ce reste de dureté de mœurs que l’on remarque au commencement du siècle de Louis XIV, et jusque dans la politesse de sa cour. Le moyen âge vit de ce mélange, de cette incohérence dramatique et pittoresque, dont notre jeune poésie s’inspire heureusement, et que je tâche d’examiner en érudit, comme l’ont fait Sainte-Palaye, Bonamy, l’abbé Le Bœuf, tant d’hommes graves qui écrivaient des Mémoires pour l’Académie des inscriptions, et qu’on n’a jamais accusés d’inconvenance. Toutefois, je serai très réservé, très rapide dans mon exposition sur une partie de cette littérature. Il en est une autre non moins curieuse et plus sévère.

Qu’étaient les troubadours ? Des hommes de guerre, pour la plupart : quelques-uns, des seigneurs de châteaux ; d’autres, des gens d’esprit du temps, qui, animés par leur nature musicale de Méridionaux, favorisés par cette langue sonore et métallique, et redisant avec verve la pensée populaire, tantôt attaquaient ou célébraient dans leurs chansons les seigneurs du voisinage, tantôt les invitaient à la paix, tantôt les excitaient à la croisade, parfois même insultaient toutes les puissances de l’État et de l’Église. La poésie provençale, c’était, pour ainsi dire, la liberté de la presse des temps féodaux ; liberté plus âpre, plus hardie, et moins réprimée que la nôtre.

Je pourrais vous en citer des exemples vraiment incroyables. Le savant M. Raynouard en a reproduit plusieurs dans son beau Recueil des poésies romanes. Il en est d’autres devant lesquelles il s’est arrêté par une sorte de discrétion et de réserve qui remontait à six siècles en arrière ; il les a laissés, sous l’idiome provençal, ensevelis dans les vingt-cinq in-folio manuscrits de M. de Sainte-Palaye.

Qu’avec le secours de son excellente grammaire et de ses lumineuses explications sur le génie de cette langue, à la fois savante et simple, on parvienne à lire ces curieux monuments, on y trouvera des trésors de verve et de vivacité ingénieuse ; on admirera la hardiesse de ces chants si libres, qui répandaient la gaieté, la satire, l’insulte, et faisaient dominer l’esprit dans un temps où la force matérielle était si puissante : elle-même empruntait ce secours ; et les plus belliqueux seigneurs étaient souvent poëtes.

Un autre point de vue se rattache à ces poésies. Le onzième siècle avait vu s’accomplir une grande révolution dans tout le système de l’Europe. Cette révolution ne doit pas être séparée, dans notre souvenir, du premier élan poétique des peuples du Midi ; car remarquez-le bien, ce n’est qu’à la suite de grands événements, et sous les auspices de quelque génie supérieur, que se dénoue, que grandit l’esprit de toute une nation. À la fin du onzième siècle, tout était changé dans la langue des peuples de l’Europe latine. La date précise du changement, je ne la connais pas. Il en est de ces révolutions dans l’esprit et l’idiome des peuples, comme de cette révolution que chacun de nous éprouve en soi-même ; on ne s’aperçoit pas de ce que chaque jour nous emporte ; on se croit aujourd’hui le même qu’hier, et puis, avec une succession d’aujourd’hui mis au bout l’un de l’autre, on se trouve un jour un homme tout différent ; on est passé de la jeunesse à l’âge viril, de la maturité à la vieillesse. La même chose a lieu dans ce développement progressif des peuples ; ils ne s’aperçoivent pas d’abord qu’ils changent, qu’ils descendent, qu’ils dérivent ; et puis tout à coup ils se trouvent ailleurs. Au milieu du onzième siècle, l’Europe latine n’était plus ce qu’elle avait été avant Charlemagne, mais pour déclarer ce mouvement et lui donner une énergie créatrice, il fallait ce qui avait manqué depuis Charlemagne, et ce qui vint alors, des grands hommes, des hommes qui changent l’esprit des nations, ou qui l’adoptent et le poussent, en leur disant ce qu’elles croient, et leur faisant faire ce qu’ils veulent. Il en parut trois de conditions fort diverses, un pape, un brigand et un roi : Grégoire VII, Robert Guiscard, et Guillaume le Conquérant.

Il faut nous occuper d’eux, avant de revenir aux troubadours. De ces hommes, le premier, parce qu’il agit de toute la puissance de la pensée, c’est Grégoire VII. Robert Guiscard n’est qu’un bras héroïque conduit par un génie aventurier. Guillaume le Conquérant, son nom dit sa gloire ; c’est un génie vraiment dominateur et politique, un Charles-Quint du onzième siècle. Mais ce pape, Grégoire VII, il n’a que sa pensée et la croyance des autres, pour dominer tout le monde. Robert et Guillaume ont la force des armes, l’ascendant guerrier du Nord sur le Midi, le courage de leurs compagnons, et je ne sais quoi d’audacieux qui avait amené la race normande des bords de la Scandinavie jusqu’à Rouen, à Londres et à Salerne, et qui de là l’emportait à Constantinople.

Eh bien ! quand ces trois hommes eurent passé, qu’ils furent morts dans la même année, nommée par le peuple une année miraculeuse qu’avaient signalée une comète et des pestes, que resta-t-il après eux ? Il resta surtout Grégoire VII, bien qu’il eût manqué ce qu’il avait voulu, qu’il fût mort exilé, presque captif, et que son génie eût succombé sous son entreprise, du moins en apparence. Mais il laissait après lui des idées plus puissantes que lui ; et son système acheva ce que lui-même n’avait pas fait. À sa suite, la souveraineté ecclésiastique s’étend sur toute l’Europe. Ce n’est pas, comme celle de Robert Guiscard, une souveraineté qui s’épuise dans un coin de la Calabre, qui va tenter la conquête de la Grèce, et qui s’arrête quand le conquérant est frappé de mort. Ce n’est pas, comme celle de Guillaume, une souveraineté laborieuse, qui, après avoir conquis à grand’peine un peuple, lui imposant mœurs, coutumes, lois, langue nouvelle, finit cependant par se confondre avec lui ; et par disparaître dans la nationalité anglaise. Non, c’est une souveraineté qui survit à tout, domine sans violence plusieurs nations à la fois, et ne s’use pas pendant plusieurs siècles.

Elle devait être surtout puissante chez les peuples du midi de l’Europe, que de fréquentes guerres avec les Mores avaient attachés plus vivement à leur foi, et qu’une imagination ardente passionnait pour les pompes et les fêtes du culte.

Faut-il croire cependant que le pouvoir pontifical, et, au-dessous, le pouvoir ecclésiastique fût alors la seule force morale qui dominât les esprits ? Non ; cette indéracinable liberté de l’esprit humain, qui d’abord s’était enveloppée de la tiare pour lutter contre la force matérielle, elle se cache, et même elle se produit ailleurs. Pendant que des barons injustes et féroces tremblaient sous l’anathème épiscopal, souvent aussi un poëte, un troubadour de Béziers ou de Toulouse, réprimait avec une chanson l’avarice ou la dureté des clercs.

Je ne compare pas les deux puissances, mais cette chanson, apprise et répétée par le peuple, était aussi une force morale ; elle vengeait de ses hypocrites persécuteurs l’infortuné comte de Toulouse ; elle accusait l’impitoyable Montfort ; elle attaquait des vices puissants et sanctifiés ; elle parlait à tous les gens d’esprit du temps. Et, on le sait, à toutes les époques, il y a des gens d’esprit ; seulement ils sont habillés autrement. On dit que saint Thomas d’Aquin avait autant de génie que Platon, à la bonne heure ; mais le costume est bien différent.

Dans les Sirventes provençaux paraît donc, non seulement une source de poésie nouvelle, mais un principe de raisonnement et de liberté qui s’oppose à ce qui était alors bien plus puissant que le fer, l’influence théologique et monacale. Il est singulier de voir la témérité avec laquelle, dans ces temps que notre imagination se figure si soumis, si respectueux, non seulement les abus, mais quelquefois les choses saintes, sont tournées en dérision, et non pas seulement à force de naïveté, comme on le suppose, mais quelquefois avec une malice profonde qui ferait peur à des temps plus cultivés. Vous le concevez, messieurs, le goût, encore plus que la prudence, m’avertira d’élaguer ces détails, et de ne pas vous lire la chronique scandaleuse du moyen âge. Il nous restera un grand objet d’étude dans le génie de cette littérature méridionale, parente de la nôtre, et dans l’esprit nouveau d’indépendance qu’elle annonce, dès le douzième siècle, sur les grandes questions qui devaient agiter le seizième.

À côté de cette poésie des troubadours, s’élevait une autre poésie, moins vive, moins ingénieuse, autrement téméraire. Quelle que fût la conformité primitive de la langue romane du Midi et de celle du Nord, la séparation au douzième siècle était visible ; la langue des trouvères et la langue des troubadours offrent alors de grandes et curieuses différences dans les mots, comme dans les ouvrages. Une sorte de vivacité moqueuse, de raillerie satirique, anime aussi la langue des trouvères ; mais au lieu d’éclater par des images brillantes et lyriques, d’avoir quelque chose de musical, comme les voix du Midi, l’esprit des trouvères est prosaïque et narquois ; c’est un conte au lieu d’une ode. Ici je crois voir un chevalier troubadour qui, du haut de son coursier, chante des vers de guerre ou d’amour ; là un bourgeois malin qui, dans les rues étroites de la cité, devise avec son compère, se moque, se raille des choses dont il a peur. Dans l’œuvre des trouvères, il n’y a de poésie qu’un certain mètre, une versification fort grossière ; point d’harmonie, peu d’images. Leurs vers sont des lignes de convention, tandis que dans la poésie des troubadours les vers sont des parties de musique. Dans les trouvères la finesse naïve du récit tient la place du talent poétique. Nous analyserons avec soin ces différences et ces variétés.

Ce n’est pas tout : il y avait chez les trouvères, comme chez les troubadours, un mouvement d’invention qui ne se bornait pas à quelques chants malins ou passionnés, mais qui s’égarait dans de longs récits. En petits vers de huit syllabes, on faisait des espèces de poëmes épiques ou romans de chevalerie. Ils étaient beaucoup lus : un livre était toute la bibliothèque d’une famille, d’un château. Ce livre, tel qu’on en conserve encore, avait l’air d’un meuble ; il était enfermé dans des planches, il était cadenassé ; on ouvrait cela comme une espèce de sanctuaire ; et pendant les longues soirées, on le relisait sans cesse. De là, dans les poésies des troubadours, ces allusions si fréquentes à quelques romans.

Il y avait toute une mythologie chevaleresque, toute une série de noms et de souvenirs, qui était présente à la mémoire des habitants du pays. La pensée de ces bonnes gens était claquemurée dans leurs fabliaux, et tout à fait étrangère à l’antiquité. Aujourd’hui, cette poésie a pour nous un intérêt historique, sur lequel nous insisterons longtemps. Elle offre la plus vive image de l’esprit du temps. Elle était moins un art qu’une croyance.

Au reste, ces fabliaux des trouvères, ces longs poëmes historiques, chevaleresques, allégoriques du treizième siècle, peuvent occuper curieusement l’érudition. Mais ce n’est qu’au génie qu’il est donné d’agir sur les âmes, d’élever ces monuments qui rayonnent au loin dans les siècles, et enfin de créer une littérature qui ait une date précise : cette date, c’est un grand homme. Toute la poésie française du treizième siècle est, pour ainsi dire, anonyme ; vous distinguez seulement Thibaut, roi de Navarre ; qu’il soit coupable ou non d’avoir adressé des vers à la reine Blanche, ce qui a fort inquiété quelques érudits de l’Académie des inscriptions, vous reconnaissez dans ses vers, en langue déjà française, un tour libre, hardi, naïf, une heureuse imitation de la vivacité provençale. Comte de Champagne et roi de Navarre, Thibaut a réuni les caractères des deux poésies. La prose de Ville-Hardouin plaît par la candeur antique et la rudesse encore informe de langage ; on sent un idiome tout jeune, qui raconte des choses nées en même temps que lui. Joinville, enfin, dans son récit trop court, se montre admirateur si sincère de saint Louis, que, la passion donnant à son style une inimitable vérité, il est le témoin le plus fidèle de son temps, et sera relu dans tous les temps. Mais la puissance communicative du génie n’est pas encore attachée à de tels écrits ; c’est une image heureuse de l’esprit d’alors ; ce n’est pas une œuvre créée. La langue des troubadours, plus répandue que celle des trouvères, par sa communication naturelle avec l’Espagne, n’avait pas produit non plus un de ces grands ouvrages qui dominent les siècles. Sans doute le romancero du Cid est une brillante épopée du hasard et du génie populaire. Cette foule de romances inspirées dans le treizième et dans le quatorzième siècles, offrent d’étonnantes beautés que nous traduirons ; mais il n’y a point là l’œuvre unique d’un grand génie. C’est l’esprit espagnol, et non pas un homme né de l’Espagne, mais supérieur à elle et qui l’élève à sa suite. Il faut chercher ailleurs ; il faut regarder l’Italie ; c’est là que s’allumera le premier flambeau du génie européen ; c’est là que, pour la première fois, l’antiquité sera égalée, et que la puissance créatrice d’Homère semblera recommencer sous une autre forme.

Le monde italien avait dû garder, plus que tout autre, la trace puissante de la domination romaine ; la langue latine avait dû s’y corrompre plus lentement et plus difficilement qu’ailleurs. Par là on doit expliquer peut-être comment l’apparition du génie italien fut plus tardive que celle de l’esprit provençal ou français. Une sorte d’obscurité est répandue sur la naissance poétique de ce phénomène qu’on appelle le Dante. Rien ne l’annonce. D’où vient-il ? Comment tout à coup une langue est-elle formée, à l’instant où il est né ? Cinquante ans auparavant, où était cette langue ? Elle n’a pas laissé de monuments ; il faut disserter, conjecturer, pour croire qu’il existait dès lors une langue italienne. De savants hommes estiment qu’elle n’était pas autre que la langue romane. On peut difficilement les convaincre d’erreur. Il semble que le Dante ait tellement saisi l’imagination de ses contemporains, quand il a paru, qu’aussitôt ils ont oublié tout le reste.

Quoi qu’il en soit, plus d’une cause avait préparé ce grand avènement du génie, au milieu de l’Italie. Cette contrée, qui était restée toujours plus civilisée que les autres parties de l’Europe, n’avait pas subi aussi puissamment l’influence de la féodalité. Les esprits y demeurèrent plus éclairés et plus libres. Dès la fin du onzième siècle, le contre-coup et l’exemple des hardiesses de Grégoire VII émancipent, enhardissent toute la nation. Non seulement le prêtre, mais l’Italien semble s’être associé d’orgueil à ces foudres puissants qui avaient excommunié les rois d’Allemagne. Un amour-propre national inspire à tout ce peuple un orgueilleux dédain pour ces barbares d’au-delà les monts, pour ces Germains, pour ces Teutons qui venaient mourir en Italie, et qui, lorsqu’ils n’y mouraient pas de la peste, s’en retournaient excommuniés par le saint-père.

Ainsi, comme souvent les choses humaines se développent dans un ordre de conséquences qui ne ressemblent pas aux principes, c’est le grand asservisseur des rois et des consciences, le grand despote religieux, Grégoire VII, cet homme dont les anathèmes faisaient trembler tout le monde, qui favorise la hardiesse et le premier élan de l’esprit populaire.

Quelque temps après sa mort, dans toute l’Italie, vous voyez croître l’indépendance locale. Les Allemands sont des étrangers, des ennemis qui montent la garde en Italie, et ne s’y naturalisent pas. L’esprit fier et brillant des Italiens s’indigne d’obéir à ces lourds dominateurs ; on repousse leur jargon du Nord ; et, des ruines du latin, se forme cet élégant idiome que bientôt le génie du Dante va frapper en bronze pour l’avenir. Cependant l’esprit de fédération bourgeoise, plus précoce et plus actif en Italie qu’il ne le fut en France, tantôt s’appuyant d’une bulle, tantôt d’un diplôme impérial, grandit avec une énergie singulière. Ce ne sont pas des guerres seigneuriales, comme en France, mais des guerres de ville à ville. Ce ne sont pas des luttes de vassaux qui se battent pour un maître, qui souffrent ou frappent, sans que leur intelligence s’élève, et que leurs droits s’augmentent. Ici chacun est partie dans la victoire. Les esprits s’éclairent et se forment ; la guerre est une école de liberté municipale ; et l’intelligence générale de la nation se fortifie au milieu des agitations et des combats de toutes les cités qui disputent leur indépendance.

Comme on n’avait pas naturellement un seigneur féodal, on était exposé souvent à supporter un tyran. Ainsi, quelque chose de ces passions ardentes et profondes, par lesquelles autrefois dans la Grèce et la Sicile l’esprit démocratique luttait contre le maître qui venait le subjuguer, se retrouve au milieu des cités d’Italie du treizième et du quatorzième siècle. Ces passions qui fermentaient dans ce peuple naturellement si ingénieux et si animé par son soleil, elles attendaient un homme qui dît, avec des paroles qu’on ne pût oublier, ce que tout le monde avait fait, souffert, senti, qui fût théologien et factieux ; car toutes du occupations du temps, c’étaient la théologie et la faction, les bulles et les guerres civiles, la guerres des Gibelins contre les Guelfes, la guerre des Blancs contre les Noirs, des Cerchi contre les Donati, de chaque ville contre chaque ville, et d’une moitié des citoyens contre l’autre. Ce n’est pas là, sans doute, une image de bonheur. Elles n’étaient pas heureuses non plus, ces cités de la Grèce qui déployaient tant de grandeur et de génie. Avec moins de perfection élégante et quelque chose de rude encore, l’Italie du moyen âge rappelle la Grèce. Le Dante est à la fois l’Homère et l’Eschyle de ces temps nouveaux. Il nous attachera longtemps ; il sera pour nous le premier grand génie de l’Europe moderne ; il nous montrera ce qu’il y avait de pensée profonde et de haute poésie cachée sous la rude écorce du moyen âge.

Remarquez-le, messieurs ; un événement dont, à dessein, je ne vous ai point encore parlé, les croisades ont occupé le monde pendant plus de quatre-vingts ans. L’Europe entière, soulevée d’elle-même, s’est jetée sur l’Asie ; le génie européen a communiqué de toutes parts avec l’Orient ; de grands et nouveaux spectacles l’ont frappé ; les langues et les dominations chrétiennes ont été portées dans la Syrie et dans la Judée ; et cependant cette immense révolution, ce n’est pas le sujet qui a saisi l’imagination poétique du Dante. Il y avait, dans l’état intérieur de l’Europe, quelque chose de plus grand encore que ce prodigieux épisode ; c’était la cause même de ce mouvement ; c’était la religion, le pouvoir pontifical ; c’était la liberté naissant en Italie, à l’ombre sanglante des luttes du sacerdoce et de l’Empire. Voilà les deux grandes images qui apparurent à l’âme du Dante.

À trois siècles de distance, la belle imagination du Tasse, dans les délices de la cour de Ferrare, ne vit rien de plus merveilleux à raconter que les croisades. Mais en présence même des croisades, et sous leur récent souvenir, il y avait quelque chose au-dessus ; c’étaient l’Église et la liberté de l’Italie. Voilà ce que le Dante conçut et enferma dans sa mystérieuse vision de la vie à venir ; voilà ce qui, s’unissant au génie, donne à son ouvrage cette durée immortelle, et ce qui en fait le tableau le plus animé du moyen âge, en même temps qu’il est la souche antique de la langue italienne et la première source de grande poésie dans l’Europe.

D’où vint à la pensée du Dante ce drame sublime et fécond ? Lui fut-il inspiré, comme on l’a dit, par un fabliau, par le conte du Jongleur, qui va en enfer et joue des âmes aux dés contre saint Pierre ? ou par cette vision poétique de Brunetto Latini, maître du Dante, et que, par parenthèse, il a mis dans l’un des cercles infernaux ? Non. Ce qu’il a imité, c’est tout ce qu’on disait autour de lui. Il eut pour inspiration la pensée commune de ses contemporains. Mais il avait le génie qui révèle à cette pensée populaire sa propre grandeur, qu’elle ne savait pas. S’il eut d’ailleurs quelque secours, ce fut celui d’un de ces hommes que j’ai nommés tout à l’heure, d’un de ces grands promoteurs de l’esprit humain qui avaient paru à la fin du onzième siècle, et ébranlé les imaginations par leurs entreprises et leurs victoires : ce sera Grégoire VII. Je vais, à cette occasion, vous faire connaître quelque chose qui n’a jamais été cité nulle part, même en Italie, et que l’on ne trouve ni dans Muratori, ni dans Tiraboschi, ni dans Baronius.

Bien avant l’époque du Dante, un jour, dans la petite ville d’Arezzo, le pape Nicolas II étant présent, un cardinal était monté en chaire, et avait prêché. Ce cardinal avait alors cinquante ans ; il était petit de taille ; ses yeux brillaient, animés d’un feu ardent et sombre qui faisait trembler les pécheurs ; ses cheveux encore tout noirs donnaient aux traits de son visage, déjà vieilli, quelque chose de plus viril et de plus dur. Sa parole était révérée du peuple ; il passait dès lors pour un saint homme ; et tous les évêques de l’Italie tremblaient devant son pouvoir : c’était Grégoire VII, qui n’était encore que l’archidiacre Hildebrand.

Voici ce qu’il dit. Vous allez y retrouver peut-être l’inspiration du Dante. Pourquoi remonter si haut ? C’est qu’un homme de génie ayant prêché une semblable chose, elle dut être répétée, commentée, grossie, altérée par l’imagination populaire, et, dans son cours, se chargeant de mille accessoires, devenir une vaste légende, qu’ensuite un autre homme de génie ressaisit, et qu’il élève à toute la hauteur de la poésie ; mais le germe primitif était là. Pour Grégoire VII, il ne s’agissait pas d’une pensée poétique, mais d’un acte de domination sacerdotale. Il voulait faire comprendre, par une fiction terrible, que les biens de l’Église étaient chose sacrée et inviolable, et que ni barons ni princes ne pouvaient impunément y porter la main. De plus, dans sa pensée politique, ce crime, le plus grand de tous, il fallait l’imputer aux Allemands, aux ennemis de l’Italie et des papes. Écoutez :

« Dans les contrées germaniques, un certain comte, riche et puissant, et, ce qui me semble un prodige dans cette classe d’hommes, d’une bonne conscience et d’une vie innocente, au moins selon le jugement humain, mourut il y a près de dix ans. Depuis cette mort, un saint homme descendit en esprit aux enfers, et aperçut le susdit comte, placé sur le degré le plus haut d’une échelle. Il affirmait que cette échelle semblait s’élever intacte entre les flammes bruyantes et tourbillonnantes de l’incendie vengeur, et être là placée pour recevoir tous ceux qui descendaient d’une même généalogie de comtes. Cependant un noir chaos, un affreux abîme s’étendait à l’infini, et plongeait dans les profondeurs infernales, d’où cette échelle immense surgissait. Tel était l’ordre établi entre ceux qui s’y succédaient l’un à l’autre : le nouveau venu prenait le degré supérieur de l’échelle ; et celui qui s’y trouvait auparavant, et tous les autres, descendaient chacun d’un échelon vers l’abîme. Les hommes de cette famille venant, après sa mort, se réunir successivement sur cette échelle, à la longue, par une loi inévitable, ils allaient tous, l’un après l’autre, au fond de l’abîme.

« Le saint homme qui regardait ces choses, demandant la cause de cette horrible damnation, et surtout pourquoi était puni ce comte, son contemporain, qui avait vécu avec tant de justice, de décence et de probité, une voix répondit : À cause d’un domaine de l’église de Metz, qu’un de leurs ancêtres, dont celui-ci est l’héritier au dixième degré, avait enlevé au bienheureux Étienne, tous ceux-ci ont été dévoués au même supplice ; et, comme le même péché d’avarice les avait réunis dans la même faute, ainsi le même supplice les a rassemblés pour les feux de l’enfer. »

Eh bien ! maintenant que vous avez dans la pensée ces dix échelons, ce noviciat progressif de l’enfer, ne vous semble-t-il pas qu’un tel récit, que des récits analogues, partis d’abord de cette bouche terrible qui faisait trembler les rois, et de cette chaire pleine d’anathèmes, circulant avec toutes les variantes de la foule effrayée, devaient tôt ou tard déposer dans l’âme d’un homme de génie le germe de ce plan extraordinaire et sublime, où neuf cercles infernaux étalent sous les yeux du poëte une continuelle progression de supplices ?

Le temps me manquerait pour parcourir toutes les parties de la rapide esquisse que je me proposais. Le génie du Dante est distinct et séparé de tout ce qui l’entoure. Rien ne le précède, et rien ne l’égale. Maintenant, par cette puissante commotion qu’un homme supérieur donne à ses contemporains, des génies secondaires naîtront à sa suite. Ainsi se présente le quatorzième siècle de l’Italie, avec son éclat, sa belle langue, son harmonie, que le Dante lui-même avait imitée des troubadours provençaux, mais en les effaçant trop, pour qu’on les nomme après lui.

Nous étudierons avec soin toute cette littérature italienne, où la France puisa beaucoup, et qui lui devait tant à elle-même. Les vers si gracieux et le zèle érudit de Pétrarque, les narrations de Boccace et d’autres conteurs, seront un sujet d’étude sur le goût et l’esprit du moyen âge. Ainsi se termine le quatorzième siècle en Italie. L’âge qui suit n’est qu’un temps d’érudition. Il semble que l’esprit humain avait fait d’abord un grand pas par sa propre force ; puis, il s’arrête ; il recherche, au lieu d’inventer : c’est comme un repos entre les œuvres immortelles du quatorzième siècle et les créations non moins grandes du seizième ; c’est une jachère dans la pensée humaine.

Même spectacle en France, sans le même dédommagement. Rien, dans notre quatorzième siècle, qui ait approché, même de loin, des créations du Dante et de l’élégance de Pétrarque ; mais déjà beaucoup de traits de cet esprit vif et moqueur qui appartient à notre nation, et était né, je pense, avec le premier Gaulois.

La suite du singulier Roman de la Rose, commencé dès le treizième siècle ; Froissart, chroniqueur si naïf et cependant plein de finesse, Froissart, poëte ingénieux de l’école des troubadours par l’imagination, et de l’école des trouvères par la malice ; Charles d’Orléans, tombé dans le goût de la poésie par sa captivité d’Azincourt ; vingt-cinq ans de prison ! que voulez-vous qu’on devienne ? poëte, si l’on peut ; Charles d’Orléans, qui fit des vers avec tant de grâce dans notre langue et dans celle des vainqueurs ; voilà ce que le goût peut choisir dans le quatorzième siècle, et ce qui succédera pour nous à cette grande, à cette interminable contemplation du Dante. Puis arrive l’érudition chez nous, comme en Italie. C’est une foule d’écrivains, une incroyable profusion de livres, notre siècle devancé, les manuscrits qui s’entassent, et sont à la porte, attendant la découverte de l’imprimerie. Tout cela nous fournira de curieux détails pour l’histoire des lettres.

Les romans de chevalerie, qui avaient précédé les grandes inventions du Dante, se multiplieront plus que jamais dans le quinzième siècle ; ils seront, pour ainsi dire, l’imagination publique du temps ; on les comptera par centaines, les Palmerin d’Olive, les Palmerin d’Angleterre, les Florian du désert, etc., etc. Je ne les ai pas lus tous : mais M. de Paulmy les avait lus. Et notez que c’est une chose méritoire d’avoir lu M. de Paulmy ; car il a employé quarante volumes à rendre compte de ses lectures !

À quoi vient aboutir cette littérature ? Comment finit le quinzième siècle ? Par un narrateur trop peu moral, mais pénétrant et judicieux, par un excellent historien, par Comines. Remarquez-vous ces hasards de l’esprit français qui ressemblent bien à des lois géné* raies et naturelles ? De même que les fabliaux et les contes du treizième et du quatorzième siècle avaient conduit à l’esprit si naïf et si piquant d’un narrateur comme Froissart ; ainsi tous les longs romans de chevalerie, et toute l’érudition du quinzième siècle aboutissent à l’esprit judicieux et malicieux de Comines. Le génie de la nation, sous les influences les plus diverses de modes et d’études, semble surgir toujours, et se reproduit toujours, en finissant, à chaque époque, par son type le plus expressif et le plus heureux. (Mouvement dans l’auditoire.)

Est-ce pour m’avertir qu’il est temps d’achever, messieurs ? Je ne pourrai pas tout dire aujourd’hui. Je sens que, pour un programme, il faudrait écrire ; on est trop long en parlant. On déborde d’un côté ; on verse de l’autre. Mais j’ai cru, messieurs, qu’il fallait répondre à votre intérêt par l’oubli de toute prétention littéraire. Je n’aspire pas à composer un discours exact et régulier, mais à vous faire part de mes impressions, bien sûr que votre goût m’aidera souvent à les corriger.

À côté de cette raison piquante, de cette sagacité politique de Comines, qui couronne les premiers développements de l’esprit français, paraîtront les essais du théâtre. Ils n’auront pas pour nous un intérêt littéraire, mais anecdotique et moral. Nous n’y chercherons pas non plus une querelle de doctrine. Nous sommes éclectiques en littérature, en ce sens que nous aimons tout ce qui est beau, ingénieux, nouveau, n’importe quelle soit l’école. Nous croyons même qu’il ne faut vouloir être d’aucune école, pas même de celle du génie ; car, s’il fut original, il n’avait pas lui-même d’école ; et, à son égard, l’imitation serait une première infidélité. Mais laissant de côté cette digression, insérée dans une phrase, je dirai que les commencements du théâtre hasardeux et libre, c’est en France que nous les trouverons. Dans l’ordre des temps, la France est entrée la première dans cette voie d’où elle sortit tout à fait. Elle l’a connue et quittée. On faisait aussi des pièces en Italie ; mais il ne paraît pas qu’elles eussent grand génie. J’ignore si c’était une pièce de théâtre, que cette représentation de l’enfer, qui fut essayée à Florence, en 1304, pour fêter l’arrivée d’un légat du pape. Les habitants étaient entassés sur les bords de l’Arno, et sur un pont, où se jouait la pièce, composée de damnés et de démons. Je ne sais pas bien quel était le dialogue. Les démons tourmentaient les damnés, et les damnés se plaignaient. Mais il y eut une épouvantable catastrophe : le pont s’écroula. Ne faites pas de ceci par vos rires, messieurs, un drame de Shakspeare. Démons et damnés tombèrent dans la rivière. L’idée de cette pièce était quelque chose de très singulier : mais on ne peut regarder cela comme un précédent théâtral.

D’une autre part, le génie espagnol, qui produisit des choses si grandes dans l’art dramatique, ne s’était pas débrouillé avant le seizième siècle. C’est donc en France que se trouvent les plus nombreuses tentatives du théâtre, au quinzième siècle. C’est là que nous les étudierons. D’ailleurs nos pauvres troubadours, ils ne sont plus ; ils se sont tus avant la fin du quatorzième siècle. Bientôt leur langue n’a plus été qu’un patois provincial. Le Dante les a nommés ; c’était leur gloire. Il a rencontré en purgatoire un de ces poëtes, l’élégant Sordello ; et il en a mis un autre en enfer, le belliqueux Bertrand de Born, qu’il représente comme un cadavre sanglant et tronqué, marchant sa tête à la main.

Cette libre poésie des troubadours n’avait plus retrouvé son heureux génie, depuis la destruction des Albigeois, qu’elle essaya de défendre par ses chants. Elle languit et disparut insensiblement. On n’en parlait plus au quinzième siècle.

C’est dans l’Espagne, dont la langue conservait tant de rapports avec celle des troubadours, que nous pourrions chercher un reflet prolongé de leur imagination. Mais le dialecte castillan commençait à y dominer sur le catalan, dans les œuvres littéraires ; et la poésie était plus savante qu’inspirée. Le marquis de Santillane et d’autres écrivains donnaient des préceptes sur le goût ; la critique précédait la hardiesse.

Pourquoi cela ? C’est que le génie espagnol n’était pas encore dans sa voie ; il n’avait pas fait les grandes choses dont il avait besoin pour s’enorgueillir et s’animer. Après le Cid, un grand mouvement avait gagné les imaginations, sans qu’un poëte se fût détaché de la foule. Le peuple, pour ainsi dire, avait été poëte ; et une foule de talents anonymes avaient travaillé, sans se connaître. Cependant quelques chroniqueurs espagnols attireront vivement notre attention et pourront être comparés aux historiens d’Italie. Ayala n’est pas inférieur au célèbre Villani, et dans le quinzième siècle la vie dramatique d’Alvar de Luna a été retracée avec un rare talent par Castellanos.

C’est dans les chroniques et les romances espagnoles que l’on voit bien tout ce que la langue nationale met de vérité dans la peinture du moyen âge. Les récits latins sont menteurs par la forme, à moins qu’ils ne scient très barbares, et que leur barbarie, simulant la vie rude de ce temps, ne laisse percer les mouvements de l’idiome vulgaire. Les vieux monuments en langue espagnole montrent seuls à nu et avec une admirable vivacité de couleur cette vie chrétienne du moyen âge entremêlée à la vie arabe, cette ardeur religieuse, et en même temps cette tolérance née d’une sorte de générosité chevaleresque, et qui céda plus tard à la cruauté politique. Le roi don Sanche malade va se confier à l’hospitalité et aux médecins du roi more de Cordoue. Tolède reconquise par les Espagnols garde sa grande mosquée. Les Mores se font chevaliers comme les Espagnols ; et ceux-ci deviennent savants et mathématiciens comme les Mores. Ce curieux spectacle de deux peuples, tour à tour conquérants et conquis, se communiquant toutes leurs idées et ne se mêlant pas, se ressemblant de génie et invinciblement séparés par la religion, voilà ce que nous étudierons dans les récits espagnols, depuis le vieux poëme du Cid jusqu’aux chroniques de la guerre de Grenade. Par une réserve fort naturelle, nous disserterons peu sur la littérature arabe, dans ses rapports avec l’Europe au moyen âge. Si nous avions quelque chose du vaste savoir de M. Fauriel, qui possède l’arabe comme le grec moderne et toutes les littératures du Midi, nous entrerions avec joie dans ces mines d’Orient, où se cachent tant de trésors d’imagination et de poésie. Mais, ignorant que nous sommes, nous tâcherons seulement de chercher le reflet du génie arabe dans le génie espagnol, d’où il passa dans le reste de l’Europe.

Beaucoup d’esprits reçurent au moyen âge l’influence de la littérature et des inventions arabes, sans connaître la source originale. Le génie oriental leur apparaissait, à travers l’Espagne et le christianisme. Notre ignorance, qui est la même, nous fera mieux comprendre leur impression qui était semblable à la nôtre.

Lorsque nous aurons cherché, dans une foule de souvenirs populaires et dans un petit nombre de monuments épars, quel était l’esprit général de la nation espagnole, ne serons-nous pas tentés de regarder ailleurs et de nous dire : Pourquoi donc est-elle devancée, cette nation si forte et si vive ? Comment cette race, formée du sang arabe et européen, ardente, ingénieuse, guerrière, comment n’a-t-elle pas encore du génie dans les arts ? Pourquoi les Italiens se sont-ils élevés plus tôt ? Je le crois, cette nécessité pour un peuple d’être un peuple avant d’avoir du talent, d’avoir fait de grandes actions avant de faire des livres, n’était pas satisfaite. Ainsi l’Italie, en s’affranchissant sous les auspices de ces grands papes du moyen âge, en transformant ses villes en républiques agitées, mais libres, avait de bonne heure accompli son œuvre, et s’était ouvert la carrière des arts et du génie. L’Espagne ne l’avait pas fait encore ; mais si elle a tardé, combien son œuvre sera grande ! À quel haut degré vat-elle porter la puissance de l’esprit humain ! Que de grandes actions elle accumule à la fin du quinzième siècle ! En quelques années, vous voyez se réunir les deux couronnes d’Aragon et de Castille, Grenade assiégée, une autre ville bâtie sous ses remparts, et pressant la chute du dernier des rois mores. Les Espagnols vainqueurs, n’étant pas encore gâtés par le fanatisme barbare de l’inquisition, garderont d’abord les vaincus pour sujets, pour commerçants, pour laboureurs. Alors l’Espagne sera puissante, industrieuse, fière d’elle-même et de sa gloire, elle aura le temps d’entreprendre de grandes choses, et d’avoir du génie. Et quelle grande chose elle entreprendra ! Une chose si grande que tout l’avenir du monde y est compris. Je ne sais par quelle cause, soit par une tradition de la Chine, venue jusqu’à la foire de Leipsick, soit par l’invention fortuite d’un Allemand, l’imprimerie vient de se découvrir. L’Espagne, avec son Génois, entreprend quelque chose de plus grand ; il part, et l’Amérique est trouvée ! Le quinzième siècle se ferme presque par cet événement le plus mémorable qui ait paru dans l’histoire du monde, depuis celui qui a changé la foi des nations. Et l’homme qui a fait cet immortel ouvrage, c’est lui qui, le premier, montre à l’Espagne la hauteur du génie littéraire, si ce mot convient à un homme aussi puissant en œuvres que Christophe Colomb. Ce génie épars jusque-là dans quelques chants populaires, vous le retrouverez porté jusqu’au sublime par l’enthousiasme du grand homme, qui a des pensées aussi hautes que l’action qu’il a faite. Lorsque nous voudrons savoir ce qu’était l’éloquence espagnole à la fin du quinzième siècle, nous le demanderons à cet étranger, nous arracherons quelques pages aux conférences de Christophe Colomb, discutant contre les moines qui voulaient lui refuser l’Amérique ; nous l’entendrons, dans ses lettres, se justifiant contre les rois, auxquels il a donné un monde, dont ils ne lui savent pas gré. Alors nous verrons comment le génie d’éloquence qui vient après l’action est aussi grand qu’elle, et non moins digne de laisser, dans la mémoire des hommes, un souvenir qui ne s’efface jamais. (Applaudissements.)

Deuxième leçon

Réponse à une accusation. — Recherches philologiques. — Premières causes de corruption pour la langue latine. — Innovations grammaticales d’Auguste. — Tendance progressive des idiomes. — Réfutation de l’opinion que la langue italienne soit un ancien patois du latin. — Causes diverses de l’extension et de l’altération de l’idiome latin. — Influence de la conquête et de la religion. — Influence des barbares. — Exemples nombreux des variations subies par les mots. — Naissance d’un idiome moderne. — Sa forme multiple ; doutes soumis à M. Raynouard. — Premiers monuments de la langue romane.

Messieurs,

Je ne veux pas mêler de polémique à ces entretiens littéraires ; je ne répondrai pas en détail à des accusations, que cependant je ne puis tout à fait ignorer. À l’occasion de la première séance de ce cours, on m’a reproché, dans un écrit périodique, de n’avoir pas rendu dignement hommage à l’influence du christianisme sur la civilisation moderne, de ne pas connaître les monuments ecclésiastiques, et d’être à la fois coupable d’injustice et d’ignorance. On concluait, en demandant la suppression de cette chaire. Beaucoup d’entre vous, messieurs, se souviendront que, précisément à la fin de l’année dernière, comme pour vous préparer à nos études actuelles, j’ai employé plusieurs leçons à caractériser, trop faiblement sans doute, mais de toutes mes forces, cette mémorable influence, qu’on m’accuse de calomnier, en la taisant.

Ces leçons, je ne les ai pas jusqu’à présent laissé recueillir, parce que des paroles négligées, fortuites, étaient trop au-dessous de la grandeur et de la gravité d’un tel sujet. Mais enfin, j’avais exprimé suffisamment l’impression que m’ont faite ces grands souvenirs de l’antiquité chrétienne ; et vous avez paru la partager avec moi. On me reproche d’ignorer les monuments ecclésiastiques. Comme la mémoire est la plus humble des qualités de l’esprit, je dirai que, si j’avais à répondre à mes accusateurs, je pourrais bien les accabler de mes citations. Mais laissons cela. Pour être irréprochable, je vais m’enfermer aujourd’hui dans la grammaire, au risque de m’attirer une autre plainte.

Dans la dernière séance, j’ai plus affirmé que discuté, j’ai présenté plutôt des assertions générales que je n’ai exposé des faits curieux et détaillés. C’est la loi, c’est le tort de tout discours préliminaire. Aujourd’hui, je reprends quelques-unes de mes assertions, je les détaille, et je les prouve ; je tombe dans des minuties, je suis technique, ennuyeux ; n’importe, excusez-moi par le motif.

Constatons d’abord un premier fait, c’est que la langue latine était par sa nature, par ses formes savantes et complexes, promptement exposée à subir de graves altérations. Une langue synthétique, comme l’appelle M. Schlegel, une langue qui ne procède point par des moyens simples, analogues aux besoins rigoureux des idées, mais qui, dans sa construction habilement systématique, offre des cas nombreux, des désinences variées, des verbes multiples dans leurs temps et dans leurs modes, des inversions prolongées, une syntaxe artistement combinée, une langue ainsi faite, à son plus beau période, est susceptible d’une grande perfection oratoire et poétique. Mais sitôt que la barbarie et l’ignorance viennent la heurter, ce magnifique édifice doit rapidement se dégrader et se détruire. Pour changer ma comparaison, c’est un instrument musical, délicat, compliqué, qui ne pouvait être touché que par un artiste, et qui se dérange ou se brise sous des nains grossières et maladroites !

Que la langue latine, comme la langue grecque, ait été difficile pour ceux même qui la parlaient de naissance ; nul doute à cet égard. Varron nous dit que l’on avait une foule de traités sur les déclinaisons des noms et des verbes : « Græcos et Latinos, de utrâque declinatione nominum et verborum, libros fecisse multos. » César avait écrit deux livres sur l’analogie ou le rapport des mots ; Pline, un traité sur les locutions douteuses. La grammaire, sans y comprendre même les études de littérature qui s’y mêlaient ordinairement, était pour les Romains une science que l’on étudiait avec soin dans l’enfance : « Præcepta latinè loquendi puerilis doctrina tradit. » Il y avait des écoles nombreuses, des méthodes diverses. L’orthographe était aussi une matière difficile, et parfois controversée. Les grammairiens la voulaient conforme aux règles et à l’étymologie. D’autres, comme Auguste, homme de goût, écrivain correct, précis, et de plus empereur, ce qui donne toujours une certaine influence, jugeaient que l’orthographe devait être l’image fidèle de la prononciation.

« Orthographiam, id est formulam rationemque scribendi à grammmaticis institutam, non adeò custodiit ; ac videtur eorum sequi potiùs opinionem, qui a perindè scribendum ac loquimur existiment. »

Pour les puristes de Rome, Auguste donc ne savait pas l’orthographe : il écrivait comme on parle. Cette méthode peut nous expliquer les singulières altérations de mots latins, que l’on rencontre dans la foule des inscriptions recueillies par Gruter et d’autres savants. La langue latine y paraît fort différente de ce que vous la voyez dans les livres. Cela tient soit à des archaïsmes, soit à des variations d’orthographe, soit, dans les inscriptions plus récentes et chrétiennes, à des erreurs que faisait naître la complication même de la langue. Quant aux archaïsmes, en fait de style et d’orthographe, il s’en est conservé des exemples curieux. Il y a dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, une inscription, trouvée sur une colonne rostrale, dans laquelle, vous, latinistes exercés, vous auriez quelque peine à reconnaître cette langue qui vous est familière.

Ainsi, la langue latine était, en quelque sorte, de son vivant, exposée à mille altérations, qui tenaient à la perfection même de sa contexture primitive. De plus, il y a dans les langues et dans l’esprit de l’homme un travail continu qui s’opère. Ce n’est pas, sous tous les rapports, je crois, un perfectionnement indéfini ; mais c’est une tendance progressive à la clarté, à l’ordre, à la méthode. De là vient ce que M. Schlegel appelle le caractère analytique des langues. À ce sujet, il explique comment même des idiomes qui n’ont pas subi l’influence de la conquête, et qui n’ont pas été déplacés de leur territoire, ont, par la marche naturelle de l’esprit humain, quitté les formes savantes de la grammaire synthétique, et pris les formes plus simples, plus claires, plus directes de la grammaire analytique.

Sur ce point, que j’ignore, MM. les élèves de l’École préparatoire pourront consulter le jeune et célèbre orientaliste qui leur donne des leçons de grammaire générale, et qui possède si bien les idiomes de l’Inde ; car M. Schlegel, qui lui-même l’a vérifié par l’étude du sanscrit, nous atteste que c’est dans la presqu’île de l’Inde que s’est accomplie cette révolution grammaticale d’un peuple sur lui-même.

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’au milieu de la perfection savante de la langue synthétique des Latins, il se préparait déjà quelques signes précurseurs de ce mouvement de l’esprit humain vers la clarté, vers la méthode, vers la précision, vers quelque chose de moins poétique et de plus net. Je vais en donner une preuve assez curieuse, empruntée de Suétone. Il s’agit toujours d’Auguste, dont vous voyez que nous faisons aujourd’hui un maître de langue. Voici ce que rapporte Suétone de sa manière d’écrire :

« Præcipuam curam duxit, sensum animi quàm apertissimè exprimere : quod quò facilius efficeret, aut necubi lectorem vel auditorem obturbaret ac moraretur, neque præpositiones verbis addere, neque conjunctiones sæpiùs iterare dubitavit, quæ detractæ afferunt aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent. »

« Il mettait son principal soin à exprimer le plus clairement possible sa pensée : pour y parvenir, et afin de n’embarrasser et de n’arrêter nulle part le lecteur et l’auditeur, il n’hésitait pas à ajouter des prépositions aux verbes, et à multiplier les copulatives, dont la suppression apporte un peu d’obscurité, quoiqu’elle ait de la grâce. »

Ainsi, aux yeux des Latins eux-mêmes, quelques procédés de leur langue étaient des causes d’obscurité ; et un esprit aussi méthodique, aussi net que celui d’Auguste, ne voulant pas qu’on se trompât jamais sur sa pensée, et probablement sur ses ordres, avait éprouvé le besoin de quitter l’élégance habituelle des formes latines, et d’employer d’avance la précision de nos constructions modernes. Cette anecdote grammaticale, je la rapporte pour appuyer l’observation ingénieuse de Wilhem Schlegel, et faire sentir, par un exemple qui n’est pas douteux, ce travail naturel de l’esprit, cherchant, à mesure qu’il se raffine, une plus grande précision, une plus grande clarté dans le langage. Gardons-nous de croire que les langues soient toujours simples, en proportion de leur antiquité. Au contraire, la poésie lyrique, première née de la pensée humaine, se plaît aux inversions, aux ellipses ; elle aime le demi-jour des métaphores, et le vague des expressions illimitées ; c’est en vieillissant que les peuples prennent, comme Auguste, un langage plus nécessairement intelligible, et plus net.

Ainsi, messieurs, premier point que nous venons d’établir un peu longuement : la langue latine oratoire, à l’époque où elle était la plus florissante, laissait apercevoir un certain manque de clarté rigoureuse, que l’on corrigeait par des procédés qui se rapprochent de la marche plus précise et plus simple des langues analytiques.

Cela peut-il conduire à croire, avec de savants italiens, avec Bembo, Cittadini, que dès lors il existait, sous la forme de patois populaire, d’idiome local, une espèce de langue italienne ? On met de l’amour-propre à tout, et les peuples, comme les individus. Les Italiens, non contents d’avoir une langue bien évidemment issue de la langue latine, veulent qu’elle en ait été un dialecte contemporain. On a composé là-dessus de gros livres. C’est un paradoxe peu soutenable, dont Muratori a fait justice. Toutefois voulez-vous savoir sur quelles apparences on a pu l’étayer ? Dans ces révolutions de la société et des mœurs, dans ces transmutations d’une langue dans une autre, les éléments qui prédominent ne sont pas toujours ceux que l’on connaissait le mieux. Sans doute, en Italie, à côté de la langue citadine, à côté de l’urbanité romaine, dont parle Cicéron, il existait une langue latine un peu moins correcte, où se retrouvaient des locutions villageoises, locales, et quelques restes de la langue des nations vaincues. Plusieurs mots de cet idiome provincial sont plus voisins de l’italien qu’ils ne le sont du latin lui-même. Là, vous trouverez, au lieu de mutare, le verbe cambiare, qui se conserve dans l’italien moderne. Là, minare signifie mener ; battuere signifie battre. Plaute et Apulée se sont servis de ces mots ou surannés, ou provinciaux, que nos langues ont adoptés. Saint Augustin remarque aussi que, dans la langue militaire et populaire, on prenait le mot parentes dans le même sens que celui de cognati et d’affines. Ces vieux mots, ces locutions populaires avaient dormi pendant l’éclat et la gloire de la langue latine ; conservés dans quelque coin, ou ressuscités par l’usage, ils passèrent aux races nouvelles. Mais il y a loin de quelques accidents particuliers de langage, à l’identité que l’on a voulu supposer entre la langue moderne et je ne sais quel patois antique, contemporain de l’élégance romaine.

Cicéron, curieux observateur des minuties du langage, Cicéron, qui avoue s’être instruit dans la conversation des mariniers sur le véritable sens d’un mot latin qu’il avait mal employé, ne nous dit nulle part que le langage du peuple fût tout à fait distinct de celui des orateurs, qu’il fût enfin une autre langue. Lorsqu’il allait causer avec les paysans voisins de ses terres, il remarqua seulement qu’ils étaient tous du parti de César. Je maintiens que, s’il y avait eu dans leur idiome quelque chose de caractéristique, il n’eût pu s’empêcher d’en être frappé, même en ce moment, et de le dire dans les lettres où il raconte ces entretiens.

En allant les consulter sur la politique, il eût aussi remarqué leur dissidence sur la grammaire. Il n’en dit mot ; et tout porte à croire que les différences étaient légères, et que de plus elles étaient locales, et ne formaient pas un idiome populaire uniforme, voisin et séparé de la langue latine. Voilà ma conclusion.

Mais comment se fait-il que plusieurs de ces mots, qui n’étaient pas restés dans la langue littéraire, aient passé dans les langues modernes ? Par une raison très simple, qui s’est reproduite en beaucoup de lieux. Les langues se conservent de deux façons. Elles se conservent par la science, les monuments littéraires, la communication des esprits ; elles se conservent aussi par l’isolement et l’ignorance. On l’a remarqué ; tandis que les beaux esprits de l’Italie, à force de travail et d’imitations étrangères, ont altéré leur langue, il y a tel village, voisin de Florence, où se retrouvent les expressions littérales de Boccace et de Pétrarque. C’est là que certains curieux, certains gourmets toscans vont chercher la pureté de ce langage chéri. De même notre savant Villoison, à la fin de sa préface sur Homère, raconte que le lieu où subsistent le plus de traces de l’ancien grec, des formes et du mâle accent dorique, c’est un canton de Mania, fort redouté des voyageurs. Comme les habitants n’écrivaient pas, ne communiquaient pas au dehors, et qu’ils ne s’entretenaient guère avec les gens qu’ils volaient, ils avaient gardé, par tradition domestique, les formes de l’ancienne langue ; et la curiosité philologique profitait de leur ignorante barbarie.

Pour me résumer (il faut de l’ordre, quand on parle de grammaire), deux faits principaux : difficulté de la langue latine pour les Latins eux-mêmes, et complication favorable à la corruption ; car il est facile de manquer aux règles quand il y en a beaucoup ; existence de quelques variations populaires qui ne formaient pas une langue complète, ni surtout analogue à la langue italienne, mais d’où plusieurs mots étrangers au latin écrit sont passés par tradition dans les langues modernes.

Ce qui nous reste à constater maintenant, c’est la prodigieuse extension de la langue latine, c’est sa promulgation européenne, si l’on peut parler ainsi. Ce fait sort de toutes parts. La politique du sénat et de l’empire, qui respectait la religion des peuples, voulait cependant les assimiler aux Romains par la langue et les mœurs.

Cette civilisation communiquée, dit Tacite, était une partie de l’esclavage. Divers édits ordonnaient que tous les actes du gouvernement, toutes les proclamations, tous les avis des gouverneurs fussent rédigés en langue latine. Des récompenses, des honneurs, des droits de cité, offerts à l’ambition des provinciaux, les invitaient à étudier la langue romaine. Les plus rebelles même ne s’y dérobaient pas. Les Bretons, qui, par leur caractère national et le bonheur de leur position insulaire, s’étaient plus longtemps défendus contre le joug de Rome et la tyrannie de ses mœurs, finirent par étudier l’éloquence latine. Tacite le remarque : Ita ut qui linguam abnuebant, eloquentiam mox concupiscerent : « Ceux qui avaient d’abord repoussé notre langue, bientôt ambitionnèrent même notre éloquence. » Juvénal indique ces mêmes conquêtes de la langue et des lettres romaines :

Gallia causidicos docuit facunda Britannos.

Ainsi, c’était déjà un des peuples vaincus qui devenait maître de latin pour un autre peuple, subjugué comme lui. C’était une série, un enchaînement, un emboîtement de servitudes.

Maintenant ce latin qu’apprenaient les vaincus, je conçois très bien que tous ne le parlaient pas comme les beaux esprits de Bordeaux et de Toulouse. Ce n’est pas ma faute, messieurs, si je n’ai pu nommer Paris. Vous savez que c’était alors une pauvre bourgade, gelée une moitié de l’année, et où, suivant Julien, qui l’habita quelque temps, on parlait un langage assez semblable au croassement des corbeaux : c’était le celtique. La fortune des villes varie beaucoup. Un bel esprit de Lyon, de Poitiers, de Bordeaux, de Toulouse, parlait la langue latine élégamment ; il se faisait envoyer en mission à l’empereur ; il adressait un discours au préfet ; il concourait pour ces jeux littéraires que Juvénal a rappelés :

Aut Lugdunensem rhetora dicturus ad aram.

Quelquefois il était nommé sénateur. César, qui n’était pas scrupuleux, amena, comme vous le savez, un jour à Rome une centaine d’officiers gaulois qui avaient fait la guerre avec lui, et dont il fit tout de suite des sénateurs, afin d’avoir la majorité. Rien de plus connu que ce fait historique.

Je crois donc que toute la classe noble, parmi les peuples vaincus, apprit correctement la langue latine, et oublia presque la sienne. Le grand nombre d’écrivains nés en Espagne et en Gaule, pendant les deuxième, troisième, quatrième et cinquième siècles, en sont une preuve. Mais vous concevez qu’il n’en était pas de même du peuple. Il apprenait le latin comme il pouvait ; il était bien obligé de le savoir, puisque les ordres du maître étaient toujours promulgués dans cette langue. Cependant il gardait quelque souvenir de la sienne ; ou, quand il parlait la langue latine, il l’altérait à sa manière. Je vais vous dire, à cet égard, une petite anecdote qui n’est piquante que pour un grammairien.

Dans un conte d’Apulée, imité du grec, et moitié ingénieux, moitié bizarre, le héros, qui a été transformé en âne, qui fait le métier d’âne, et qui, par parenthèse, raconte lui-même son histoire, allant avec un jardinier, son maître, est rencontré par un soldat romain, un légionnaire ; et ce soldat, avec la hauteur de la domination romaine, superbo atque arroganti vultu , dit au jardinier : Quorsùm ducis vacuum asellum ? Où conduis-tu l’âne qui n’est pas chargé ? Le jardinier n’entend pas. Le soldat se fâche, frappe d’abord le pauvre jardinier, puis s’expliquant avec plus de clarté, il lui dit : Ubì ducis asinum illum ? Le soldat fait un solécisme ; et il est compris.

Une langue belle et savante, comme le latin, voulait marquer toutes les nuances de la pensée, et n’admettait pas le même adverbe dans deux situations tout à fait dissemblables. C’est ici la question ubì, et la question quò tant de fois rebattues dans les grammaires qui ont tourmenté notre enfance. se traduit par quò, lorsqu’il y a mouvement, et par ubì lorsqu’il n’y en pas. Tout cela embrouillait la cervelle des Germains, des Illyriens, des Celtes, conquis par les légions romaines. Pour être entendus, les vainqueurs faisaient un solécisme. Ce solécisme passait dans la langue. On oubliait la fine distinction de quò et d’ubì ; on se réduisait à ubì pour tous les cas ; on le prononçait d’abord oubi comme les Romains ; car la prononciation dure plus longtemps que l’orthographe : les ignorants la répètent et la conservent. Bientôt, par le parler bref et rapide des peuples barbares, ce terme ubì s’abrégeait d’une voyelle ; on disait oub ; arrive quelqu’un de plus délicat qui prononce  ; et vous êtes parvenu à la langue moderne ; vous êtes en France.

Je conclus, de ce minutieux exemple, que sur tous les points de l’empire un travail à peu près semblable devait s’opérer pour mettre la langue conquérante, la langue romaine à la portée des ignorants et des étrangers, que cette langue se simplifiait, pour être apprise ; que, pour se simplifier, elle se corrompait, et, par cette décadence progressive, tendait vers la forme des langues modernes.

Une autre puissance que la conquête militaire vint aider à la prodigieuse extension de la langue latine, et concourut à la modifier ; car ces deux choses marchèrent ensemble. Plus le latin se répandit, plus il s’altéra. L’influence dont je parle, ce fut celle de la prédication et des liturgies chrétiennes. Jamais les délégués et les instruments de la puissance romaine n’avaient pu être aussi nombreux, aussi actifs, que l’étaient ces apôtres de croyance et ces maîtres de conscience, jetés par la foi nouvelle sur tous les points du monde. Les édits d’un préteur, les harangues d’un général, tout cela n’était rien en comparaison de cet apostolat perpétuel et multiple. Ainsi, avec le christianisme, la langue latine, qui, dans l’Occident, était seule la langue des prédicateurs, dut rapidement s’affermir et s’étendre, devenir plus familière aux peuples déjà soumis, et pénétrer chez ceux mêmes qui ne l’étaient pas. Faudra-t-il rappeler que, dans l’ardeur de leur foi, ces prédicateurs devaient peu s’inquiéter de l’exactitude grammaticale ? Nul doute. Mais prouvons d’abord l’extension de la langue latine parmi les chrétiens.

Saint Augustin, parlant à son auditoire africain et numide, dit quelque part : « On connaît le proverbe carthaginois que je vous citerai en latin, parce que vous n’entendez pas tous le punique : Si la peste vous demande un écu, donnez-lui-en deux, et qu’elle s’en aille. » Proverbium notum est punicum, quod quidem latinè vobis dicam, quia punicè non omnes nostis ; punicum enim proverbium est antiquum : Nummum quærit pestilentia ; duos illi da, et ducat se. Ainsi, parmi les descendants mêmes de la race punique, le latin était universellement répandu, et compris à la fois par ceux qui avaient oublié leur propre langue, et par ceux qui la savaient encore. Les prédications et les prières de l’Église en étendaient sans cesse l’usage. Mais ce latin d’Afrique n’était-il pas altéré ? Saint Augustin le dit. Ce studieux amateur de Cicéron et de Virgile se vante même d’avoir souvent employé des locutions barbares et populaires, pour se faire mieux goûter des mariniers d’Hippone.

Ailleurs, il se plaint que les chants du peuple gâtaient la langue latine. « Je ne puis obtenir, dit-il, qu’ils ne disent pas super ipsum floriet sanctificatio mea. » On peut croire que ces chants populaires introduisaient bien d’autres altérations dans l’ancienne langue. Il y avait des rhéteurs païens qui attaquaient le christianisme à cause de cela. Mais la grammaire était un bien petit événement dans le monde, à côté de cette prodigieuse et bienfaisante révolution. Arnobe répondait à ces rhéteurs avec un grand dédain pour leurs scrupules ; et il avoue qu’en effet le christianisme doit changer la langue, comme tout le reste. Ainsi, messieurs, immense extension de la langue latine ; altération de cette langue par son extension même ; influence du christianisme, qui précipite à la fois cet accroissement et cette décadence.

Une autre cause toute-puissante vient bientôt s’y mêler ; c’est l’invasion des barbares en Gaule, en Espagne, en Italie. Vers le quatrième et le cinquième siècle, débordent tout à coup, dans les pays civilisés par les Romains, des peuples féroces, massacrant tout devant eux, s’établissant là où ils ont tué, et se faisant servir par le reste des vaincus. Il semble que l’ancienne langue, l’ancienne civilisation auraient dû céder à ces maîtres nouveaux. Mais il arrivait ce que l’on a vu se renouveler dans la Chine conquise par les Tartares, et même dans la Grèce du Bas-Empire asservie par les Turcs. Les vainqueurs ignorants se servaient de l’esprit des vaincus, et leur laissaient leur idiome et leurs usages. Ainsi, dans cette Grèce sur laquelle ont passé un si grand nombre de populations barbares et cruelles, le fond de la langue antique a été conservé par la religion, malgré l’ignorance où est tombé le peuple indigène. Les Romains du quatrième siècle par l’ascendant de leur religion et de leur supériorité morale, conservèrent aussi leur langue. Ils la firent même adopter par leurs maîtres nouveaux. Mais comme les maîtres ont toujours raison par quelque côté, il entra dans la langue latine de nombreuses altérations, apportées du Nord par ces hordes barbares. Remarquez, en effet, le caractère des mots nouveaux qui se mêlent, à cette époque, au vocabulaire latin. Leur objet annonce leur origine. Ce ne sont pas, comme chez nous aujourd’hui, des termes abstraits ou complexes : non. Mais le barbare arrivant avait toujours à la bouche le mot war, her, le mot qui faisait sa force. Le Romain vaincu latinisait le mot favori de son maître ; il répétait guerra. Ainsi la langue latine s’enrichissait d’une façon singulière. Une foule d’autres mots latinisés expriment les habitudes de la vie barbare. Voilà ce qui compose en partie le Glossaire de Ducange.

Ainsi, avant que la langue latine fit place aux idiomes modernes, elle reçut et s’appropria beaucoup d’éléments des langues barbares. Souvent un mot barbare a été latinisé, puis romanisé, c’est-à-dire employé dans la langue rustique, pour arriver à nos idiomes modernes. Les barbares, apprenant et gâtant tout ensemble la langue latine, lui empruntaient, surtout les mots qui répondaient à leurs affections et à leurs pensées journalières. En même temps qu’ils imposaient guerra et battalia, ils prenaient mactare, qui, d’un usage poétique en latin, recevait d’eux un emploi familier aujourd’hui conservé dans les langues méridionales. Il y avait une sorte de sympathie pour eux attachée à ces mots.

À cet égard, les études étymologiques peuvent offrir de curieuses observations sur les rapports de l’esprit des peuples.

Au reste, ces révolutions que des causes si diverses opéraient dans l’ancien idiome latin, vous concevez sans peine qu’elles devaient être plus tardives, plus lentes, plus contestées au sein de l’Italie. En effet, là il y avait d’abord cette antique possession de latin, plus complète que partout ailleurs. La source garde toujours une part de ses eaux. Il y avait de plus la présence continue, l’action toute-puissante de l’Église ; c’était son chef-lieu, c’était son camp principal. Nous voyons que le pape Zacharie eut besoin de déclarer valables beaucoup de baptêmes célébrés dans le Nord en ces termes à demi barbares : In nomine de Patria, et Filia, et spiritua sancta. Mais, en Italie, l’Église restait en général aussi correcte dans sa langue, qu’elle était constante dans ses antiques usages.

Voilà ce qui peut expliquer comment il est si difficile de trouver des traces anciennes de la langue vulgaire en Italie. Elle se forma plus tard que les autres langues issues du latin. Le latin résista plus longtemps en Italie qu’ailleurs. Portez vos souvenirs sur les faits historiques. Quand Charlemagne vint à Rome, le salut, les cérémonies, les acclamations populaires, tout cela fut latin. Vivat Carolus, Augustus, imperator. Il semble que, si des mots en langue vulgaire eussent été prononcés par le peuple, la chronique les eût annotés, comme elle l’a fait pour le serment de 842.

Évidemment, c’était une sorte d’honneur, que l’on accordait toujours aux prêtres de l’Église latine, de leur parler leur langue. Quand vous voyez plus tard le pape Étienne IV venir à Reims visiter Louis le Débonnaire, les historiens ont soin de dire que les saluts se firent en langue latine. Le latin était toujours la langue vivante de l’Église, et par cela seul il dominait les idiomes vulgaires ; par là aussi le latin dut être plus inviolable, plus lentement corruptible en Italie, que partout ailleurs. À cet égard, il faut que je vous cite le curieux aveu de Muratori. Il ne doute pas qu’il n’ait existé, au neuvième siècle, une langue vulgaire. Il en trouve la preuve dans bien des mots épars, et dans cette épitaphe d’un pape :

Usus franciscâ, vulgari, et voce latinâ,
   Edocuit populos eloguio triplici.

Mais il ajoute :

« Quelle fut cette langue vulgaire italienne dans les huitième, neuvième et dixième siècles ? J’avoue que je ne puis en dire mot. Certainement, lorsque, par des motifs d’érudition, je fis beaucoup de voyages, et visitai beaucoup d’archives d’Italie, un de mes plus ardents désirs était de trouver quelque échantillon de la langue italienne parmi les vieilles chartes. Nous pouvons croire que, depuis le temps de Charlemagne, il ne manquait pas d’évêques et de curés, prêchant au peuple la parole de Dieu. S’ils le faisaient en latin, on se demande comment le peuple les entendait. En outre, si les marchands et d’autres gens ignorant la langue latine avaient à écrire des lettres, et à tenir leurs comptes, peut-on penser qu’ils ne fissent pas usage de cette langue vulgaire, puisqu’ils ne savaient pas la langue latine ? J’avais donc l’espérance de découvrir quelque fragment de cette ancienne langue des Italiens ; mais en vain j’y ai mis tous mes soins ; en vain d’autres ont fait probablement la même recherche. J’ai pu seulement publier quelques recettes pour teindre les mosaïques et d’autres secrets de l’art, écrits dans le huitième siècle, où, parmi un fort grossier latin, se trouvent quelques mélanges de langue vulgaire, mais non pas encore la langue vulgaire effective. »

(Muratori, Dissertat. 32.)

Muratori a du moins recueilli beaucoup de parcelles, et, pour ainsi dire, d’indices de cette langue vulgaire, dont il n’a pu découvrir aucun monument. Ce sont des noms de lieux ayant déjà la désinence italienne, des articles, des substantifs modernes, mêlés dans de vieux titres en langue latine. En Italie, comme dans le reste de l’Europe latine, tous les actes se faisaient en latin. Mais vous concevez que le latin du jardinier, dont j’ai parlé tout à l’heure, se retrouvait souvent même sous la plume du notaire.

C’était une confusion incroyable. Ces désinences variées des verbes et des noms étaient oubliés. On rangeait les mots, comme on pouvait, sans égard aux temps et aux cas. Il y a des contrats de vente ou de mariage les plus singuliers du monde : « Cedo tibi de rem paupertatis meæ tàm pro sponsalia quàm pro largitate tuæ, hoc est casa cum curte circumaucta, mobile et immobile… Cedo tibi bracile valente solidus tantus, etc. » S’entendait-on ? Ce latin faisait-il naître des procès ? Je l’ignore. Il n’y avait pas même la grammaire de l’ignorance ; tout semblait fortuit et sans règle ; les mots étaient juxtaposés, au lieu d’être mis en rapport. Voilà l’état où le latin était tombé, aux septième et huitième siècles, dans tous les lieux où il était encore parlé officiellement. Je ne dis pas qu’il n’y eût des hommes de race franque ou lombarde qui, ayant étudié le latin dans les auteurs, l’écrivaient avec une sorte de correction. Mais le latin des tribunaux et des greffes, celui qui intervenait dans toutes les transactions civiles, était un assemblage confus de barbarismes et de solécismes, où commençaient à se montrer, comme un soutien pour l’intelligence, quelques procédés et quelques mots des langues modernes. Ainsi, faute de savoir bien marquer les variétés des cas par celles des désinences, on introduisait des particules, des affixes, qui sont comme les béquilles de la langue : Donabo ad conjux. Donatio de omnia bona. Mercatum de omnes negotiantes. In præsentiâ de judices.

Ce qui se passait en Italie, chef-lieu de la religion et de la latinité, arrivait également en France ; et même plus vite. Si, dès le septième siècle, en Italie, le commandement militaire était à demi barbare : Non vos turbatis. Ordinem servate : bandum sequite : nemo dimittat bandum, et inimicos seque  ; on peut croire qu’il dégénéra plus promptement encore dans les Gaules. Saint Jérôme avait observé que la langue latine changeait incessamment par les temps et par les lieux. Cette mutation continuelle devait être d’autant plus active qu’il arrivait un plus grand nombre de Francs, de Bourguignons et de Goths qui s’emparaient de tout.

Cependant, le pape Anastase écrivait à Clovis en latin fort régulier, pour le féliciter de son invasion. La chancellerie de Clovis parlait également assez bon latin. Il avait auprès de lui des Gaulois lettrés et romains, comme Mahomet II eut des secrétaires grecs. Il répondait en latin aux évêques qui lui demandaient, non l’affranchissement, mais la restitution de leurs serfs enlevés à la guerre. Il convoquait en latin le concile d’Orléans.

Langue allemande, langue du vainqueur, mais non employée par lui dans le gouvernement, ni imposée aux vaincus gaulois et romains ; langue latine, langue de l’Église, langue des affaires : voilà ce que vous apercevez en Gaule au sixième et au septième siècle. Cependant, une altération progressive ne tarda pas à s’introduire. Les restes des anciens idiomes celtiques, que la conquête romaine avait à demi effacés, reparaissaient ; quelques mots, apportés par les Francs, s’introduisaient avec des désinences latines. L’incapacité grammaticale des magistrats et des officiers publics, était plus grande dans le peuple. Ces désinences, que l’on ne savait plus varier, devinrent un embarras que l’on supprima. On ne peut douter qu’au septième et au huitième siècle cette révolution, peut-être insensible d’un jour à l’autre, ne fût universelle. L’idiome moderne commença, et fut d’abord le roman rustique.

Maintenant, comme paraît le croire l’homme de talent et le savant célèbre auquel nous avons rendu tant d’hommages, faut-il supposer que cette langue, naissant chaque jour du latin, s’étendait uniformément à la plus grande partie des contrées réunies sous l’empire de Charlemagne ; qu’elle était parlée en deçà et au-delà de la Loire ; qu’elle passa les Alpes et les Pyrénées, et fut commune à la France, à l’Italie et à une partie de l’Espagne ? À l’appui de cette conjecture, M. Raynouard cite des faits curieux, allègue des raisons ingénieuses. « Les premières traces de cette langue semblent identiques dans toutes ces contrées ; la langue romane existe encore aux îles Baléares. Des anecdotes prouvent qu’un Espagnol et un Italien s’entendaient au sixième siècle. Le plus ancien monument de la langue romane parlée dans la France du Nord, appartient à la langue romane du Midi. »

La réponse que nous soumettons à l’illustre savant, sera d’abord théorique, puis technique et minutieuse. En général, il est à croire qu’une langue savante, travaillée en tous sens par la barbarie, et déconstruite par l’ignorance d’hommes grossiers, de races et de contrées diverses, ne sera pas uniformément altérée ; car l’uniformité, c’est presque la science. L’uniformité supposerait la méthode même, dont l’absence est attestée par la corruption de l’ancienne langue. On conçoit très bien qu’un idiome écrit et littéraire s’impose à une grande diversité de peuples, parce que le type est toujours présent ou reconnaissable. On le regarde, et on l’imite. Mais quand une langue n’est que parlée, comment est-il possible qu’elle soit parlée uniformément à deux cents lieues de distance ? Dira-t-on que, dans un certain état social, il a dû exister, pour l’esprit humain, des procédés naturels et spontanés, qu’il appliquait à un nouveau langage ? Oui, pour le but, c’est-à-dire la simplicité ; mais non pour la forme, qui a dû varier souvent. Je conçois fort bien au Nord ou au Midi plusieurs populations travaillant, par un instinct d’ignorance et de nécessité, à déconstruire cette belle langue latine, abrégeant les mots, supprimant les désinences mobiles qu’ils ne savent plus employer, étayant la phrase par des termes auxiliaires. L’intention sera toujours la même, mais non l’accident. Ici on gardera un cas plutôt que l’autre ; ici on supprimera telle voyelle, et là telle autre ; ici on dira domnus, comme du temps même de saint Ambroise ; ailleurs, domine, dom, don, dueno ; car le hasard ne saurait être uniforme.

Venons à d’autres faits particuliers. Vous supposez cette universalité primitive de la langue romane, comme intermédiaire entre le latin et les trois ou quatre langues qui se partagent aujourd’hui l’Europe latine. Les monuments contemporains manquent. Que nous reste-t-il pour discuter ? Il nous reste l’état actuel de ces langues. Si une de ces langues est encore maintenant plus près de la langue latine que ne l’est cette langue romane, j’en conclus quelle n’a point passé par elle ; car les langues ne remontent pas, quand elles ont commencé à s’altérer, elles continuent. Un exemple suffira. Je vous fais grâce des autres ; car l’ennui est un obstacle à la clarté. Du mot latin tenere, le roman provençal faisait tenia à l’imparfait ; l’Italien dit teneva. N’est-il pas vraisemblable que teneva est directement venu de tenebat, sans traverser tenia ?

Si vous prenez beaucoup d’autres mots, vous trouverez que, dans les langues espagnole et italienne, ils n’ont subi qu’un léger changement, parcè detorta, et se sont conservés plus près du latin que dans la langue romane ; ce qui prouve qu’elle ne leur a pas servi de communication et de passage.

Mais le savant auteur de la grammaire romane produit des faits curieux, qui semblent justifier l’identité des langues vulgaires de la Provence, de l’Espagne et de l’Italie dans le neuvième siècle. La Chronique des saints lui en fournit : car il y a telle légende pieuse, tel récit miraculeux du moyen âge, qui n’est plus maintenant qu’une pièce justificative dans un procès grammatical. Un Espagnol malade, visitant divers lieux saints de l’Europe pour obtenir sa guérison, vint à Fulde, dans la Hesse, où il fut accueilli par un prêtre étranger qui s’entretint facilement avec lui, parce que, dit la Chronique, ce prêtre étant Italien, connaissait la langue de l’Espagnol. Le malade guérit. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui que du fait grammatical. On a répondu que ce fait n’était pas péremptoire ; qu’aujourd’hui même un Italien et un Espagnol pourraient se comprendre, malgré le divorce bien réel des deux langues ; que cette facilité devait être plus grande à une époque où les idiomes vulgaires étaient plus près de leur source commune, le latin.

Examinons un autre fait. Gonzon, auteur italien du dixième siècle, répondant à l’abbé de Saint-Gall, dit quelque part : « Le moine de Saint-Gall m’accuse à faux d’ignorer les règles de la grammaire, bien que je sois gêné quelquefois en écrivant, par l’habitude de notre langue vulgaire, qui est voisine du latin. » Mais cela prouve, ce que l’on sait, une corruption de la langue romane, une langue vulgaire enfin, mais non qu’elle fût la même en Italie qu’en France. Il y a de graves motifs d’en douter, malgré l’imposante autorité de M. Raynouard. Ce qui paraît certain, c’est que, dans la décadence de la langue latine et le mélange des peuples, la régularité de la corruption fut plus hâtive en France qu’en Italie ; que le roman de la France méridionale était commun aux provinces limitrophes d’Espagne, et même, avec de légères différences, à la France septentrionale.

En effet, le monument le plus antique d’une langue moderne parlée dans la France du Nord, les serments prononcés en 842 par Louis le Germanique et les seigneurs français, se rapprochent beaucoup du roman provençal tel que nous le voyons au dixième siècle. Malgré l’aridité de ces détails, n’éprouverez-vous pas, messieurs, quelque intérêt à considérer le plus vieux et le plus grossier essai qui nous reste de cet idiome national illustré par tant de rares génies dans les deux derniers siècles, de cet idiome, organe de tant de pensées généreuses qui ont agi sur l’univers, vive expression de nos mœurs, et qui un jour aussi doit s’altérer, périr, devenir barbare, et faire germer dans ses ruines de nouveaux idiomes.

Voici ce court échantillon de la langue vulgaire, qui était entendue des troupes de Charles le Chauve.

SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE.

 

« Pro Deo amur et pro xristian poblo et nostro commun salvament, d’ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karle, et in adjuda et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvor tt dist ; in o quid il mi altresi fazet : et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon vol, cist meon fradre Karlo in damno sit. »

SERMENT DU PEUPLE FRANÇAIS.

« Si Loduuigs sagrament, que son fradre Karlo jnrat, conservat ; et Karlus, meos sendra, de suo part non lo stanit ; si io returnar non l’int pois, ne io, ne ceuls cui eo returnar int pois, in nulla ajudha contra Lodhuwig nun li iver1. »

Est-ce une langue déjà faite, messieurs ? N’est-ce pas un essai informe de création ? Plusieurs verbes, plusieurs mots construits ensemble, sont encore tout latins : donat, jurat, conservat, de suo, meos, in damno sit. Il n’y a plus de désinences variables dans les noms, et il n’y a pas encore d’articles. Cependant la forme des langues modernes perce déjà tout entière dans ce roman ; la plupart des mots sont provençaux, espagnols, avec quelques aspirations un peu rudes du Nord. Remarquez-vous aussi cette juxtaposition des mots, pro Deo amur, employée pour marquer le rapport, à la place des désinences et des articles ? Même chose dans notre langue : Fête-Dieu, hôtel-Dieu, sont de vieilles locutions encore usitées, qui portent témoignage de leur origine, et qui se trouvent dans l’anglais, avec le même procédé d’inversion qu’offre l’idiome roman.

Cette langue ne tarda pas à se polir. Elle eut alors des règles fort ingénieuses ; il en est une que je me hâte d’indiquer, parce que, longtemps méconnue de nos érudits, elle a été mise en lumière par la sagacité de M. Raynouard. Cette règle consistait à mettre le s au singulier, dans les cas directs, à l’ôter dans les cas obliques ; à le supprimer également au pluriel dans les cas directs, et à le replacer dans les cas obliques. Ce procédé fut-il systématique ou accidentel ? Vous en jugerez. Des gens expéditifs comme les barbares, devaient, au lieu de muris, dire murs ; aux autres cas du singulier, muri, muro, ils supprimaient seulement la voyelle, sans rétablir cet s, qu’ils ne trouvaient pas. Même chose, au nominatif pluriel muri ; mais dans les cas obliques du pluriel, muris, muros, cet s reparaissant, était conservé. Ainsi, une lettre finale, tantôt supprimée, tantôt remise, donnait un moyen facile de remplacer les désinences latines, et de varier les cas. N’en faut-il pas conclure qu’il y a dans l’esprit humain une industrie native qui, malgré l’ignorance d’une époque, trouve des procédés ingénieux et faciles pour exprimer tous les résultats de la pensée, et parvient à égaler, dans un idiome fort imparfait, les plus grandes finesses des idiomes les plus savants !

Après les serments de 842, le plus ancien monument un peu étendu de la langue romane, c’est un poëme sur Boëce, publié par l’active érudition de M. Raynouard.

Le souvenir de Boëce, philosophe et poëte dans un siècle déjà presque barbare, ministre et victime de Théodoric, s’était conservé non seulement parmi les lettrés, mais dans le peuple : ce poëme en langue vulgaire l’atteste.

Un autre monument, non moins curieux, est une espèce de poëme religieux à l’usage des Vaudois. On peut y découvrir avec d’anciens rudiments de la langue romane, les premiers indices de quelque indépendance religieuse, depuis la grande invasion du pouvoir pontifical. C’est en langue vulgaire que commence à se manifester l’esprit de réforme morale et d’émancipation, qui devait amener plus tard cette guerre sanglante des Albigeois, où l’humanité fut défendue par les troubadours avec tant de courage. Ainsi, messieurs, vers le neuvième et le dixième siècle, vous apercevez en France ce que l’Italie s’offrait pas encore, au moins dans les monuments connus jusqu’à présent, c’est-à-dire un idiome nouveau, complet, assujetti à certaines règles ingénieuses et faciles, employé dans des actes publics, et servant à exprimer déjà, par le chant et la poésie, des passions populaires et des idées nouvelles.

En Espagne, la même révolution dans la langue avait dû s’accomplir. Les traces en sont rares, excepté pour la partie de l’Espagne qui, touchant aux provinces méridionales de la France, en parlait la langue. Le plus ancien monument de la langue espagnole, c’est une ordonnance d’un roi more, rendue en 754, pour assurer aux chrétiens conquis la liberté de leur culte et l’inviolabilité de leurs évêques. Dans cette pièce, écrite en latin barbare, sont mêlés plusieurs termes de la langue romane. Chose singulière ! c’est dans la charte de servitude et de tolérance qu’un roi more, amené du fond de l’Afrique, pour régner à Tolède, donnait en langue latine à des vaincus de race cantabre, que vous retrouvez la première trace de leur idiome chrétien et moderne.

Messieurs, j’ai fort imparfaitement rempli cette partie de ma tâche, qui consistait à vous donner une idée du travail de l’esprit humain, dans la première formation des langues de l’Europe latine.

J’avoue que ces développements paraissent bien arides, qu’ils ont dû souvent lasser votre attention, précisément parce qu’ils sont à la fois longs et courts, qu’ils sont un détail, et cependant un sommaire. Il est difficile, en parlant devant un auditoire si nombreux, de réduire ces choses au plus grand degré d’exactitude et de précision ; et il est impossible, dans un tel sujet, de ne pas laisser, même en abrégeant, trop de remarques minutieuses. Mais il fallait passer par ce défilé raboteux, pour arriver à des objets plus riants, pour entrevoir cette ingénieuse littérature du Midi, ce premier éclat de l’imagination provençale, qui contraste avec l’esprit tout clérical, l’esprit d’imitation et de servitude conservé dans les écrits latins des religieux du moyen âge.

L’intelligence de l’Europe à cette époque se divise en deux grandes fractions. Ici, l’esprit ecclésiastique officiel et dominateur qui parle la langue latine ; là, l’esprit jeune, nouveau, hardi, chevaleresque, qui parle les langues nées d’hier. Pour arriver à ce premier point, il fallait étudier la décomposition pénible de cette langue latine qui avait autrefois conquis l’Europe, et qui la gouvernait encore par la théologie.

Une fois sortis de ces épines, nos recherches et nos découvertes seront plus attrayantes ; et, comme involontairement j’ai l’esprit frappé de ces romans de chevalerie dont nous parlerons, je ne puis me défendre de songer, en ce moment, à ce grand nombre de romans, qui commencent à peu près comme nos études sur le moyen âge. Le chevalier est d’abord obligé de franchir des landes arides, des buissons, des marais ; il tombe dans les fossés bourbeux d’un gothique château ; mais enfin, il arrive ; il découvre des salles resplendissantes de lumière, des princesses enchantées sur des trônes enrichis de diamants ; il entend des musiques célestes ; c’est tout un monde nouveau qui se révèle à ses yeux. Je souhaite que la riante apparition de la poésie provençale ait pour vous un charme semblable, et vous dédommage ainsi des aridités et du désert que je vous ai fait traverser.

Troisième leçon

Innovations grammaticales de la langue vulgaire. — Les articles ; l’emploi des verbes auxiliaires. Détails à cet égard. — Littérature latine contemporaine du développement de la langue romane. — Caractères de ces deux civilisations, presque étrangères l’une à l’autre. — Poésies des troubadours, au commencement du douzième siècle. — Guillaume, duc d’Aquitaine ; Bernard de Ventadour. — Quelques mots sur Bertram de Born. — Traduction d’un de ses chants guerriers. — Liberté hardie de la plupart des troubadours.

Messieurs,

Je ne vous tiens pas encore tout à fait quittes de la grammaire et de la philologie. On m’a conseillé, en termes ingénieux, de passer vite à la poésie des troubadours ; mais il faut me pardonner encore quelques recherches techniques. Ce ne sont pas des remarques curieuses ou savantes ; mais ce sont de petits événements de grammaire, qu’il n’est pas permis d’oublier dans l’histoire des antiquités de notre langue. Je tâche seulement de distribuer nos études en ce genre, de manière à ne surcharger aucune séance par un détail trop long, et trop exclusivement ennuyeux.

Aujourd’hui, quelques mots encore sur plusieurs des éléments de la langue nouvelle. Nous marquerons, dans ceux même qui semblent le plus modernes, un rapport intime avec la langue latine ; et leur uniformité, dérivant de la même source, nous montrera le mouvement simultané des dialectes du Midi, pour se développer sous l’influence de la langue et des souvenirs romains.

Parlons d’abord de l’article ; comment l’article roman est dérivé du mot latin, et quel rôle il devait jouer dans les langues modernes.

Que l’article roman, dans ses variétés, que le masculin el, elh, lo, que le féminin la, ill, ilh, que le pluriel els, elhs, los, li, las, conservés ou légèrement altérés dans nos langues du Midi, viennent directement du pronom latin ille, cela n’a pas besoin d’être dit. Mais, remarquons que, dans les meilleurs auteurs de l’antiquité, ce pronom ille avait reçu quelquefois, comme représentant du substantif, des applications fort rapprochées de notre usage moderne. Si un jeune étudiant de nos collèges écrivait cette phrase latine : Romani sales salsiores sunt quàm illi Atticorum , on l’accuserait de gallicisme. Eh bien ! c’est une phrase de Cicéron. Cette manière d’employer ille, de lui donner dans la phrase construite la place du nom, cette anticipation sur les formes de nos langues se retrouve dans le style du plus grand et du plus pur écrivain de l’ancienne Rome. Dans beaucoup d’autres passages des auteurs latins, le pronom ille est appliqué d’une manière emphatique. C’était un acheminement vers l’emploi qu’il a pris dans nos langues modernes, et qui se lie naturellement à ce besoin de méthode et de précision qu’éprouvent à la fois la civilisation et la barbarie, les peuples métaphysiciens et les peuples grossiers.

En effet, cet usage de l’article essayé par les plus élégants auteurs latins, c’est par les auteurs semi-barbares qu’il a été plus nettement caractérisé, et qu’il est entré dans les langues modernes. Ces chartes, ces contrats, dont je vous ai parlé, renferment sans cesse des applications de ille, illa, illud, qui représentent nos articles. « Illi Saxones persolvant de illos navigios, etc. — Dono præter illas vineas, quomodò ille rivulus currit, totum illum clausum. » Au milieu des phrases les plus incorrectes, et de la plus bizarre confusion des cas, un instinct de clarté, déjà tout moderne, ramène sans cesse l’emploi de ce mot.

Je m’arrête, messieurs. Quelque chose de plus important que l’article et un attribut particulier des langues modernes, c’est l’emploi du verbe être et du verbe avoir, usités comme auxiliaires. La plus grande révolution qui se soit opérée dans la syntaxe, depuis les Grecs et les Romains, consiste dans ce double procédé. On ne peut nier, cependant, que le principe ne s’en trouve dans la forme même de ces langues antiques. Non seulement le verbe avoir, mais l’acception singulière qu’il a prise dans nos langues modernes, dérive du latin ; elle y était rare, peu apparente, peu nécessaire, suppléée par d’autres modifications ingénieuses et variées ; elle y était cependant. On a remarqué plusieurs phrases latines où le verbe habere, construit avec un participe, a précisément la même place et la même force que le verbe avoir dans nos langues modernes. « Urbem quam parte captam, parte dirutam habet », disait Tite-Live. « La ville qu’il a prise en partie, en partie détruite. »« Præmisit omnem equitatum quem ex omni provinciâ coactum habebat : Il fit partir en avant la cavalerie, qu’il avait rassemblée de toute la province. » Et si l’on conteste sur ces exemples, où habere pourrait être remplacé par le verbe tenere, il en est d’autres, de plus précis encore, de plus littéralement modernes. « Vectigalia parvo pretio redempta habet : Il a racheté le tribut à bas prix. »« De Cæsare satis dictum habeo : J’en ai dit assez sur César. » Là, certainement, il n’y a pas la possession exprimée : on ne possède pas ce que l’on a dit. Le verbe habere a perdu, dans cette phrase, sa force primitive, et a pris un sens accessoire, comme dans nos langues modernes.

Ce n’est pas tout. Une singularité qui semble moderne encore, c’est l’emploi impersonnel du verbe avoir, et, dans ce cas, la substitution du verbe avoir au verbe être. On en trouve aussi la trace dans la vieille langue latine. Ouvrez Plaute, témoin d’autant plus important, que son langage familier a dû se conserver dans la langue populaire ; vous y voyez : « Quis istìc habet ? Qu’y a-t-il là ? qui est là ? » On a rapproché cette construction du verbe grec echein ; on a sous-entendu le pronom personnel se : n’importe ; voilà dans l’usage courant et littéraire une application du verbe latin habere, semblable à notre tournure impersonnelle, il y a.

La langue romane offrit d’abord ces types, qu’elle recevait directement du latin. Ses verbes actifs se conjuguèrent avec le secours du verbe avoir, qui servit à former à la fois le passé et le futur. Je sais qu’on peut supposer à cet usage une origine gothique. On peut dire même, si l’on veut que le verbe gothique haben est plus ancien que le verbe latin habere. Il est certain cette forme, et son acception comme auxiliaire appartiennent à cette vieille langue du Nord qui remonte jusqu’aux Scythes, et qui offre des affinités remarquables avec le sanscrit et le grec.

Quand Ovide exilé nous parle de cette langue gétique et sarmate, qu’il avait si bien apprise, et dans laquelle, avec sa facilité de bel esprit romain, il faisait des vers et des panégyriques pour le roi du pays :

Jam dìdicì Geticè Sarmaticèque loqui

quand il célèbre ce roi, qui était poëte lui-même ; quand il rappelle que dans cette langue barbare, mais anciennement cultivée, on trouve des traces de la langue grecque, altérées par la rudesse de la prononciation gétique :

In paucis remanent Graìæ vestìgìa lìnguæ,
Hæc quoque jam Getìco barbara facta sono ;

peut-on douter du commerce primitif de toutes ces langues ? Peut-on s’étonner que le gothique ait eu anciennement des analogies avec le latin, qui perte des caractères si fréquents de grécité ? Peu importe l’étymologie immédiate ; le latin habere et le gothique haben ont une même source, sont un même mot : seulement l’usage auxiliaire que ce terme avait plus souvent dans la vieille langue teutonique a prédominé dans la formation de nos idiomes modernes.

Les Grecs et les Latins avaient également appliqué le verbe être d’une manière accessoire, mais en hommes qui pouvaient se passer de cette ressource, et qui trouvaient d’autres moyens dans les inflexions variées de leurs verbes. Pour former le passif, ils ne se servaient pas tout d’abord du verbe être ; ils ne l’admettaient que pour un ou deux temps, le passé et le futur passé. Amatus sum, amatus ero. L’idiome vulgaire, qui naissait du latin, employa tout de suite, et pour tous les temps passifs, le verbe être ; cela était plus expéditif et plus simple. On répétait un verbe que l’on savait, au lieu d’en apprendre un nouveau. On joignait, au participe passé de chaque verbe, les diverses modifications du verbe être. C’est le procédé de la langue romane, et le nôtre.

Cette méthode amena bientôt une autre simplification un peu barbare ; c’est l’alliance du verbe être et du verbe avoir. Par quel travail l’esprit est-il arrivé à dire : J’ai été ? Quel rapport y a-t-il entre cet avoir, qui indique primitivement la possession, et le fait d’une action accomplie, et, par conséquent, d’une action passée ? Si quelque chose exclut la possession, c’est le passé. L’esprit moderne est arrivé là par un détour. D’abord il a été beaucoup plus barbare et plus logique, il a dit : Je suis été, sono stato ; sans doute parce que dans la latinité barbare on avait dit sum status, les deux verbes étant à la fois rapprochés et distincts. Ces deux verbes essere et stare se retrouvaient dans le roman méridional ; ils se conservaient encore dans le français déjà formé des Assises de Jérusalem ; on y lit : Il fut été mort.

Les peuples grossiers procèdent à peu près comme les enfants. Si vous avez parfois étudié le langage des enfants, comme s’y plaisait Rousseau, vous avez pu observer que leurs barbarismes sont logiques. Nous autres écrivains, académiciens, nous disons sans scrupule : Je vais là ce soir ; irez-vous ? Notre phrase est incorrecte : un mot important est supprimé. La précision du langage demandait y irez-vous ? L’élision a prévalu ; et l’habitude a rendu la phrase complète, malgré la grammaire. Un enfant ne manque pas de dire, par sa logique naturelle : Irai-je-t’y ? Il est plus correct, et même un peu harmonieux, moyennant ce t qu’il a introduit.

Les peuples barbares procédaient comme cet enfant ; ils altéraient, ils suppléaient, ils raccommodaient la langue latine par des ressources à peu près semblables. Ce premier travail une fois achevé, quand leurs sens se sont un peu raffinés ; que leur goût est devenu plus sévère et plus délicat ; que la pratique même de cette langue, maniée par eux, a servi à l’épurer et à l’assouplir, alors ils ont abandonné quelques-unes de ces constructions barbarement méthodiques, et les ont remplacées par des irrégularités et des équivalents. On s’est lassé de cette forme, je suis été, d’autant plus que les deux verbes, qui étaient d’abord distincts par leur double origine, s’étaient confondus en un seul. En français, on a abandonné un des verbes être ; et, choqué du double emploi du second, on l’a remplacé par le verbe avoir. La langue romane offrit d’abord, dans la conjugaison de ses verbes, ce procédé simple et facile, qui se retrouve dans tous les idiomes actuels de l’Europe latine. Là naquit notre grammaire analytique et simple.

Ainsi, messieurs, depuis le neuvième siècle, il existait en France, et, avec des nuances plus ou moins fortes, dans toute l’Europe méridionale, un idiome entièrement formé sur le type latin, qui avait supprimé les désinences des cas, simplifié les verbes, suppléé les inflexions variées du passif par les verbes auxiliaires, créé des règles commodes et ingénieuses. C’est un grand travail de l’esprit humain. Relativement à l’extension de cette langue dans la France du Nord, on ne peut contester l’autorité des serments de 842 ; la langue de cet antique document se rapproche tout à fait du roman méridional. L’orthographe de ce morceau, l’emploi fréquent des k, les sons durs de quelques mots, étaient peut-être communs alors au roman français du Midi et du Nord ; peut-être aussi doit-on y voir, comment la langue méridionale était altérée dans le Nord, où cependant il n’est pas douteux, par cet exemple, qu’elle ne fût comprise et usitée.

Maintenant que l’analyse abrégée des principales parties de cet instrument nouveau a lassé votre attention, n’est-il pas temps de rappeler ce qu’il produisit d’ingénieux sous des mains habiles ? Nous passons tout à coup du travail le plus aride au plus intéressant des spectacles, la naissance du génie chez un peuple nouveau. Mais il est plus facile d’expliquer des règles de grammaire que de retrouver l’intelligence de ce premier enthousiasme poétique, emprunté à des temps si différents du nôtre, à des mœurs qu’il faut étudier. Que de choses seront perdues pour nous dans cette vivacité naïve, et dans cette mélodie déjà savante qui charmait la France méridionale au onzième siècle !

Mille questions d’histoire et d’antiquités modernes, mille curieuses recherches devraient se lier à l’étude de cette poésie vulgaire ; et je suis encore plus gêné par la foule des souvenirs, que je n’étais tout à l’heure refroidi par la sécheresse des détails. Mais d’abord cet art, ce génie nouveau qui s’élève avec une langue nouvelle, pouvons-nous le considérer en lui seul, et ne tenir aucun compte des études et des réminiscences latines qui développaient, à la même époque, l’esprit des hommes, sous l’influence toute-puissante de l’Église ? N’y a-t-il pas dans cette situation, pour ainsi dire, double des intelligences ; dans ce travail à la fois latin et moderne, ecclésiastique et populaire, qui se faisait alors, et qui était indépendant l’un de l’autre, un trait caractéristique du moyen âge, qui n’appartient à aucune autre époque ?

Aujourd’hui notre civilisation courante est devenue le fond de nos pensées les plus intimes. La vie est si savante, si développée, si munie d’inventions ingénieuses, qu’elle est bien plus forte que les souvenirs du passé. C’est dans le temps présent qu’on vit ; c’est avec les pensées de tout le monde que chacun pense ; les études variées, les souvenirs viennent se perdre dans le sentiment actuel de la civilisation, et servent seulement à l’orner et à l’enrichir. Mais il y eut dans le moyen âge un état du monde tout différent, où la science était autre chose que la civilisation ; où il existait deux civilisations : une civilisation de réminiscence et de solitude, qui s’entretenait par la contemplation religieuse et l’étude de quelques monuments de l’antiquité ; une civilisation de gaieté, de désordre, qui était la vie des châteaux et des cours. Cela ne peut plus se retrouver. Il y a sans doute ici de bien studieux jeunes gens, dévoués à de longs travaux ; mais jamais ces travaux les emportent-ils tout à fait hors de leur temps, sont-ils dans un autre monde, dans un autre ordre d’idées que celui qui préoccupe tous les esprits ?

Il n’en était pas de même aux onzième et douzième siècles. Un homme, dans la solitude du cloître, séparé du monde par la vie religieuse, défendu des violences par les barres qui fermaient la porte du couvent, et par le respect religieux qui en défendait l’entrée, étudiait d’abord les livres saints. Beaucoup d’esprits restaient, pour ainsi dire, opprimés sous le poids de cette étude ; et, dans les longs travaux du cloître, le chant grégorien et la prière prenaient toute leur pensée. Mais d’autres esprits plus actifs rêvaient au-delà ; ce n’était pas la vie extérieure qui les occupait, c’était la vie antique. Ils ne quittaient pas leur cellule pour errer es imagination au milieu des tournois et des fêtes du moyen âge ; c’était un monde inconnu pour eux ; on le voit dans la sécheresse des chroniques écrites par des moines : mais ils vivaient avec ces Pères de l’antiquité chrétienne, Augustin, Jérôme, qui eux-mêmes étaient, par l’étude, contemporains des grands hommes de l’antiquité païenne. Aussi, un moine savant du douzième siècle, sous son costume qui aurait si fort étonné Cicéron, avait cependant un grand nombre d’idées philosophiques, morales, littéraires, en commun avec Cicéron. Par l’imagination et la pensée, il ressemblait bien plus à ces grands lettrés de l’antiquité qu’à ce baron ignorant et féroce, tout bardé de fer, qui ne savait que piller et tyranniser ses vassaux.

Par exemple, à la fin du dixième siècle, dans ce temps où la trêve de Dieu obtenait à peine qu’il y eût deux jours de la semaine sans pillage et sans guerre, un savant philosophe, comme Gerbert, se formait dans les monastères d’Aurillac et de Bobio. Il relisait les plus précieux manuscrits de l’antiquité latine, ceux même que nous n’avons plus. Il étudiait la métaphysique, l’histoire, les lettres. Il apprenait, d’après quelques traités grecs et latins, les éléments de la géométrie. Il travaillait même à des ouvrages d’une mécanique ingénieuse ; il fabriquait des horloges de bois et des sphères. Il les échangeait pour des manuscrits : « Nous ne t’envoyons pas de sphère, écrivait-il à un de ses amis. Nous ne l’avons pas encore. Et ce n’est pas une chose de peu de travail à faire, au milieu de tant d’occupations. Si donc tu tiens à ces grandes études, adresse-nous le volume de l’Achilléide de Stace, soigneusement transcrit. Cette sphère, que tu n’obtiendras jamais gratis, à cause de la difficulté d’un tel ouvrage, tu pourras me l’arracher par ton présent. » Voilà quelles étaient les distractions de ce moine du dixième siècle, qui, à la vérité, fut accusé de magie, et qui devint pape. N’est-il pas évident que de pareilles études, de pareils souvenirs, qui le transportaient dans un monde si différent du monde barbare, et même du monde chrétien, devaient déposer dans son esprit une foule de pensées étrangères à son siècle, et faisaient de lui un homme autre que ses contemporains ?

Les plus remarquables exemples de ce retour à l’antiquité par l’étude se trouvent précisément à l’époque où naissait et se développait le génie moderne dans une langue vulgaire. Vers les dixième et onzième siècles, la langue latine, dès longtemps bannie de l’usage vulgaire, quoique réservée encore aux actes publics, et souvent même à la prédication, était devenue langue savante, mais pourtant familière, et, pour ainsi dire, domestique dans les couvents. Elle y était étudiée avec soin, et parlée naturellement. Elle n’était plus ce qu’on la vit au septième siècle, emportée par une décadence progressive qui la précipitait vers la barbarie. À cette époque, les savants, même Grégoire de Tours, écrivaient dans un style grossier, dont les constructions sont souvent défectueuses, mêlées de termes qui n’appartiennent pas à la langue latine. Mais au dixième et au onzième siècle, vous voyez des moines, des religieuses, des évêques parler une langue qui n’est pas la langue latine du siècle d’Auguste, qui a son originalité propre, mais qui en même temps a quelque chose de correct et de savant.

Par exemple, il est un écrivain, fort peu connu de vous peut-être ; c’est un Allemand qui vivait au milieu du onzième siècle, c’est Lambert d’Affschensbourg. Il a écrit une histoire des guerres de l’Italie contre l’Empire ; il a raconté la vie de plusieurs papes de cette époque ; il a retracé le caractère des empereurs d’Allemagne ; il a expliqué leur politique ; il a montré les luttes des grands vassaux d’Allemagne contre la puissance impériale ; tout cela dans un style plein de nerf et de vigueur, imité de l’antiquité, sans être servilement calqué, reproduisant des pensées modernes, sans tomber dans la barbarie, altérant quelquefois, par cette élégance, le vrai caractère de la vie féodale, mais offrant cependant le modèle d’une pensée forte et d’une langue généralement expressive et naturelle. Ce phénomène littéraire s’explique aisément. Doué d’un génie heureux, cet homme, dans son couvent, avait lu sans cesse Tite-Live, Tacite, Salluste ; et par cette méditation assidue, il s’enlevait à son temps, dont cependant il écrivait l’histoire. De tels récits, sans doute, laissent à désirer. Historiquement, la barbarie du style vaut mieux pour nous donner l’image et comme le reflet de la vie contemporaine. Mais ce que nous cherchons en ce moment, c’est le travail raffiné de quelques hommes dans un siècle grossier, ce retour à l’éloquence par l’étude et le goût. Cela même devient un trait caractéristique de l’esprit du temps. On en trouve d’autres exemples, parmi lesquels je citerai les drames latins d’une religieuse allemande du onzième siècle, Hroswithe, qui, dans des sujets chrétiens, imite avec assez d’art de style de Térence.

Enfin, quand cette langue latine, conservée comme un instrument savant, tombait sous la main d’un homme de génie, alors elle prenait une énergie, une élévation singulière. Croyez-vous, par exemple, que lorsque ces hommes d’action et de conseil qui entouraient Guillaume le Conquérant, Lanfranc et d’autres, s’exprimaient en latin, ils n’y portassent pas la vigueur et la plénitude de leur pensée ? Je ne sais pas si Guillaume le Conquérant dictait lui-même ses lettres en latin ; mais certes ce n’était pas un secrétaire obscur, un clerc de paroisse, qui les traduisait. Rien qui soit d’une éloquence diplomatique plus serrée, plus vive, plus originale, que la lettre par laquelle Guillaume, répondant à Grégoire VII, lui promet le tribut, et lui refuse l’hommage.

Le latin ecclésiastique prend un caractère plus grand encore sous la plume de Grégoire VII. Le recueil des lettres de ce pape est un monument unique dans l’histoire de l’esprit humain. Le style en est original, comme la pensée. Ce n’est pas le latin incorrect et lourd de Grégoire de Tours. Ce grand pape était plus instruit, même des lettres. Il déteste l’antiquité païenne ; on dit même qu’il en a brûlé quelques monuments ; mais il en a presque l’éloquence. Il est là dans sa langue naturelle ; il s’en sert pour écrire à des femmes, à Béatrix, à Mathilde. Car il arrivait alors pour le latin, ce qui arriva pour le français dans une partie des contrées de l’Europe. Le français fut étudié comme langue morte, et parlé comme langue familière et vivante. Frédéric, Walpole écrivaient le français avec invention, comme une langue vivante, et avec pureté, parce qu’ils l’avaient apprise littérairement. Même résultat pour le latin à cette époque ; même mélange d’une réalité active qui communique tant de vie au langage, et de cette étude sérieuse et attentive que le septième siècle avait presque entièrement ignorée, qui s’était ranimée comme par un effort du génie de Charlemagne, et qui, interrompue de nouveau, reparaissait avec plus de force au dixième siècle, sous l’influence de quelques savants hommes.

C’est surtout à l’empire de l’Église que la langue latine avait servi d’interprète. C’est dans les grands débats entre les empereurs et les papes qu’on pourrait trouver veine d’éloquence. Chose remarquable ! le savoir était égal dans les champions des deux causes ! Ainsi l’Italie pontificale influait doublement sur la civilisation du monde : elle influait par ses exemples ; elle influait par la résistance et par l’émulation haineuse qu’elle provoquait. Le croiriez-vous ? La chancellerie des empereurs d’Allemagne, à Bamberg, à Mayence, avait des hommes presque inconnus de l’histoire, et qui, sur la querelle de l’Empire et du sacerdoce, sur l’indépendance des princes, sur les droits réels ou prétendus des rois d’Allemagne en Italie, raisonnent avec une subtilité diplomatique, une précision, une clarté, une science de langage tout à fait remarquable ; et cela, dans la barbarie des onzième et douzième siècles. C’est seulement dans ces débats réels que le talent se retrouve. Lorsque la passion n’est pas là, pour animer cette lettre morte d’une langue ancienne, lorsque ces écrivains font des vers et des panégyriques, ils peuvent rester corrects, et employer grammaticalement la langue latine, mais ils semblent frappés de mort ; il n’y a que la controverse qui leur rende ce qu’on souhaite, ce qu’on trouve dans une langue actuelle. Mais pour faire apprécier quelques-uns de ces essais de génie, il faudrait les encadrer dans un long récit ; il faudrait leur restituer toutes ces circonstances et tout cet intérêt du moment, qui faisait le talent de l’écrivain et la vie de l’ouvrage.

Je laisse donc de côté cette étude intéressante. J’oublie même les sermons de saint Bernard, qui, prononcés en latin, avaient cependant une action populaire. Ce fait, qui prouve qu’au douzième siècle la langue latine était encore fort répandue et à demi vulgaire, vous étonnera peut-être. Quelques savants même en ont douté ; mais on peut leur opposer une très forte autorité. Le secrétaire même de saint Bernard a écrit ces paroles : « Moi qui avais quitté la plume, ayant pressenti et connu le désir que vous avez de posséder les paroles de ce saint homme, dont l’éloquence et la sagesse, la vie et la gloire se sont répandues dans toute la latinité, j’ai pris mes tablettes, et j’ai transcrit ce que j’avais. »

Ainsi, cet état double de l’esprit humain, que nous avons déjà remarqué, se trouve partout. Il y avait dans l’Europe une espèce de république intellectuelle et invisible qui tenait à l’antiquité et parlait sa langue, et on l’appelait omnis latinitas, comme on dit aujourd’hui toute la chrétienté. On ne peut douter cependant que saint Bernard n’ait aussi prêché dans la langue du pays, dans le roman wallon, déjà fort distinct du roman provençal. Le cri de guerre Diex el volt était la réponse du peuple.

Il est à croire, messieurs, que le premier grand emploi de la langue moderne, la première action puissamment populaire, exercée par elle, se rattache aux commencements des croisades. En effet, si vous imaginez une cause qui ait dû animer les esprits, les enhardir et les forcer à la parole publique, en langue vulgaire, c’est sans doute cet enrôlement universel au nom de la croix, ce religieux appel qui s’adressait à l’ignorant, au villageois, comme au seigneur, c’est-à-dire souvent à deux ignorants ensemble. Qu’aurait fait la langue latine entre ce baron qui ne savait pas lire, et ce vilain qui ne parlait que le patois de son village ? C’est alors qu’on vit partout les puissants prédicateurs qui agitaient les esprits, se servir de l’idiome moderne.

Dans le Midi, beaucoup d’œuvres poétiques avaient précédé cet avènement de l’éloquence. La grande révolution des croisades en multiplia le nombre, mais n’en changea pas le caractère tour à tour religieux et profane. On croirait, en les lisant, qu’il entra dans les croisades autant d’idées mondaines et frivoles que d’idées enthousiastes et sévères. Je ne veux pas rappeler ici l’anecdote de ce chevalier qui part pour la croisade, afin de rencontrer plus facilement une dame, qu’il avait peine à voir dans son château. Ce fait, que votre gravité et la mienne laissent passer rapidement, en rappellerait mille autres, et indique l’esprit général de la poésie des troubadours. C’est ici que notre étude sur le moyen âge présente plus d’une difficulté, qu’il faut éluder discrètement. Le bon temps, comme on l’a dit, le siècle de nos bons aïeux ne fut pas toujours, ne fut jamais un temps de pureté morale. Des gens qui déplorent, à dater du quatorzième siècle, la corruption progressive, et, pour ainsi dire, la perfectibilité indéfinie des mauvais principes, seraient épouvantés, si on essayait d’ouvrir devant eux, et d’interpréter les productions de ces temps, qu’on aime à supposer innocents, parce qu’ils étaient grossiers et féodaux. La licence et même l’impiété se mêlent sans cesse à la vivacité naïve et à l’imagination piquante des écrivains. Je sais que les arts n’ont pas toujours, et ne peuvent avoir la sévérité que prescrit la morale ; je sais que l’imagination et le goût ne s’effrayent pas de tout ce qui peut blesser une austère vertu ; mais ici, je dois indiquer, plutôt que définir.

Bornons-nous d’abord à rêver cet état de la France méridionale, qui favorisa le génie de ses poëtes, et qui inspira la mollesse de leurs chants. Depuis la fin du neuvième siècle, à côté de cette France du Nord, si ravagée, si désolée par les invasions et le mauvais gouvernement, par les guerres intestines et la rapacité des seigneurs, une France du Midi avait reçu des lois plus douces et une vie meilleure. La fondation du petit royaume d’Arles, qui fut ensuite remplacé par le comté de Provence, divisé plus tard en comté de Barcelone et en comté de Toulouse ; le gouvernement de plusieurs petits princes, qui passèrent obscurs, heureusement pour leurs sujets ; l’union de la princesse Doulce avec le comte de Barcelone ; l’influence des Espagnols, qui, à cette époque-là, étaient fort avancés en civilisation, et avaient beaucoup emprunté du génie brillant et de la galanterie chevaleresque des Mores ; toutes ces causes firent fleurir dans la Provence les arts et la gaye science. Figurez-vous que la vie féodale, singulièrement adoucie dans ce pays, offrait plus rarement qu’ailleurs des guerres intestines ; que le comte de Provence et de Barcelone tenait une cour élégante, où se réunissaient une foule de gentilshommes du pays, dont la vie se passait tout entière à chasser au faucon, à faire des vers, à les chanter, à les offrir ; puis à discuter entre eux sur des questions qui n’ont pas un intérêt philosophique très grand, et qui semblaient la contre-partie des thèses qu’on agitait dans l’école d’Albert le Grand ou même d’Abélard. C’étaient des questions d’un ordre fort subtil, à peu près semblables à celles que M. de La Harpe a traitées dans son Cours de littérature, lorsque, parlant devant l’auditoire ingénieux et mêlé de l’athénée, il examinait, avec beaucoup de savoir et de méthode, si Orosmane était plus malheureux, quand il croyait à l’infidélité de Zaïre, ou quand il la savait innocente, après l’avoir tuée. La question, que je n’aurais pas soulevée, fut gravement discutée par plusieurs esprits élégants du dix-huitième siècle. M. de La Harpe lut leurs lettres devant son auditoire, résuma, prit des conclusions, que vous pouvez lire dans le Cours de littérature.

Eh bien ! ces questions, qui, pour parler sérieusement, me paraissent une fadeur de la fin du dix-huitième siècle, sent nées par anticipation, et ont été développées avec beaucoup d’esprit, dans la France du douzième et du treizième siècle. Les troubadours ne faisaient pas autre chose. Un troubadour était donc souvent un gentilhomme qui avait un bon château et des vassaux, comme, par exemple, Bertram de Born, qui avait mille sujets ; son frère lui en prit un jour cinq cents, mais il les reconquit après une rude guerre. Quelquefois aussi c’était un prince souverain, comme le plus ancien des troubadours dont nous ayons les œuvres, Guillaume, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine ; lequel Guillaume fut, dans la première partie de sa vie, un mauvais prince, et même un bien discourtois chevalier, qui, plus tard, courut les aventures de la croisade avec beaucoup d’intrépidité, et finit par se faire moine. Quelquefois aussi un troubadour n’était rien qu’un obscur vassal, un serviteur né dans le château, comme, par exemple, Bernard de Ventadour, le fils de l’homme qui chauffait le four du comte de Ventadour. Ce Bernard avait été élevé par la bonté de son seigneur ; il avait un talent naturel pour la poésie ; il avait la voix belle ; il faisait des vers, il les chantait, il les dédiait. Ces vers avaient du succès. À la vérité, un jour le comte de Ventadour fit sévèrement séquestrer la comtesse dans un donjon du château, et chassa le malheureux troubadour. Alors il partit avec ses vers, et alla tranquillement à la cour d’Éléonore de Guienne, de cette Éléonore qui a tant embarrassé quelques-uns de nos graves historiens ; de cette épouse de Louis le Jeune, répudiée par lui pour sa conduite légère à la croisade, et qui dès lors épousa le duc de Normandie, lui porta la Guienne en dot, et par là facilita les entreprises des Anglais sur la couronne de France. Bernard de Ventadour est accueilli par Éléonore de Guienne ; il est reçu dans sa cour ; il fait des vers pour elle ; il dit dans ses vers qu’elle sait lire :

« J’écris pour elle ; et elle sait lire. »

Cependant il ne put obtenir de la suivre en Angleterre auprès du grand-duc de Normandie, son époux, qui goûtait moins la poésie du troubadour. De la petite cour de Guienne, Bernard passa donc à celle du bon Raymond, comte de Toulouse.

Après cette vie de gaieté et de faveur, il finit, comme on finissait toujours à cette époque, par se faire religieux ; il entra dans l’ordre de Cîteaux. Ainsi le seigneur aventureux et tyrannique, le troubadour imprudent, tout le monde aboutissait au cloître.

Un troubadour avait auprès de lui quelqu’un qui ressemblait à un écuyer à côté d’un chevalier. Le troubadour faisait des vers, et souvent les chantait lui-même, mais de plus il était suivi d’un et parfois de deux jongleurs, qui chantaient ses vers, ou récitaient de longs romans et des histoires de chevalerie. Comme le jongleur était un personnage secondaire, quand on était las de l’entendre, pour varier, il faisait des tours. Dans les mœurs du temps, la condition de troubadour, souvent adoptée par les grands, était singulièrement honorée ; celle des jongleurs, au contraire, semblait un peu dédaignée. Toutefois, quand on était un jongleur très habile ou très heureux, on s’élevait au rang de troubadour. À force de chanter des vers, on apprenait à en faire soi-même ; si ces vers étaient répétés, s’ils plaisaient à des beautés célèbres du temps, alors un duc, un comte, un vicomte vous faisait chevalier ; et, quand on devenait chevalier et qu’on avait la gaye science, on était de plein droit troubadour. Quelquefois aussi quand on était troubadour, et que l’on commettait d’autres fautes que celles qui étaient alors universelles et permises aux troubadours, on était dégradé, et on retombait à l’état de jongleur. Dans la biographie des troubadours, écrite en langue romane, et plus facile à entendre que leurs vers, on voit que Gaucelm Faidit, troubadour célèbre, ayant eu le tort et le malheur de perdre tout son avoir au jeu de dés, fut réduit à se faire jongleur, et n’était plus reçu qu’à ce titre dans les cours et dans les châteaux.

Toutes les conditions sociales, nous l’avons vu, fournissaient des troubadours. Leur carrière était assez uniforme dans son heureuse gaieté, et sans autre événement que la passion qui les inspirait. Rarement les troubadours allaient visiter la terre sainte. Par leurs chants, ils excitaient à la croisade ; mais ils étaient retenus par les délices des cours de Provence. Il en est un cependant dont le voyage fut célèbre, tellement que le moine des Îles d’Or, historien des troubadours, l’a placé en tête de tous les autres. C’est Geoffroy Rudel ; son histoire sera très courte.

Geoffroy Rudel était vanté pour le tour ingénieux de ses chansons et la douceur de sa voix. Il faisait aussi de longues histoires, qu’il n’écrivait pas, mais qu’il racontait dans les soirées des châteaux. Un jour on lui montra le portrait d’une dame française de la terre sainte, de la comtesse de Tripoli. À la vue de ce portrait, il prit la résolution de partir pour la croisade. Malgré les regrets de ses nombreux amis, et les efforts qu’on fit à Béziers et dans d’autres villes pour le retenir, il partit. Embarqué au port de Marseille, il fit dans la traversée des vers charmants que je ne vous traduirai pas, et dans lesquels il chantait son départ, qui n’était pas un pèlerinage. Il tomba malade en route ; il aborda mourant à Tripoli ; on annonça dans la ville, moitié française et moitié sarrasine, qu’il arrivait un vaisseau d’Occident, et que sur ce vaisseau était un chevalier, un poëte, attiré de si loin par la réputation des vertus de la comtesse de Tripoli ; qu’il était dangereusement malade, et demandait à la voir avant de mourir. La comtesse de Tripoli, touchée de ce dévouement et de ce malheur, se rendit à bord, et donna sa bague au chevalier, qui expira, dit-on, en la voyant. La comtesse le fit ensevelir dans l’église des Templiers, et prit bientôt après le voile de religieuse.

Voilà une histoire sèchement et mal contée. C’est le procès-verbal d’un roman ; mais vous voyez bien vite tout ce que l’imagination riante et poétique du douzième et du treizième siècle devait rêver sur de pareils souvenirs. Ces faits, volontairement écoutés, vous concevez sans peine combien la poésie des troubadours les embellissait et les animait de couleurs variées et nouvelles.

Ainsi, il est vrai de dire qu’avec ce mouvement du monde, qu’avec les croisades, avec ce mélange de guerre et de passion, il entrait dans le monde tout un enthousiasme qui devait plus tard animer le génie du Tasse, et produire cette admirable poésie moderne de l’Italie au seizième siècle. Les anecdotes de mœurs, les petits contes historiques sont donc liés ici naturellement à l’histoire des lettres et au développement du génie poétique dans l’Europe moderne.

Mais vous me direz peut-être, ces troubadours enfin, dont vous nous parlerez encore, qu’ont-ils fait de plus que des chansons et des pèlerinages ? Qu’est-ce que leur talent ? Leur poésie ressemble-t-elle aux fadeurs modernes où leur nom figure, ou bien ce talent a-t-il réellement quelque chose d’original ? Y a-t-il là une nouvelle époque pour l’esprit humain, au moins dans les arts ingénieux de l’imagination et du goût ? Je le croirais. Une chose m’embarrasse seulement ; c’est l’égalité de gloire et de talent entre tous ces hommes. Le caractère du génie, c’est de primer tout d’abord au milieu de la foule des talents. Les arts sont cultivés dans un pays ; c’est la langue commune. Arrive l’homme de génie ; il a une langue à lui. Quand vous lisez tous ces troubadours, vous êtes frappés de l’uniformité gracieuse de leurs images et de leurs expressions. Leur poésie riante et sonore semble toujours le son d’une même musique. En les étudiant beaucoup, on a quelque peine encore à les distinguer. Il y a cependant des différences :

………… Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.

Il y a surtout des variétés dans les caractères, qui ont produit de fortes nuances dans les talents. Aucun d’eux, je le crois, ne s’élève au-dessus de tous par un éminent génie. Mais quelques-uns, dans les aventures de leur vie et dans l’ardeur de leurs passions, ont eu quelque chose de puissamment original, qui s’est communiqué à leurs poésies. Je ne sais si leur talent était supérieur ; mais leurs ouvrages éclatent et se distinguent. Ce sont, parmi ces hommes, ceux qui étaient adonnés au métier des armes. Cette vie guerrière du moyen âge, c’est là seulement qu’elle respire ; vous ne la retrouvez pas dans les chroniques latines. Lorsque le chroniqueur est un moine quelque peu savant, ce sont de vagues récits chargés de phrases de Tite-Live. L’intelligence de la guerre y manque toujours ; on ne sent pas, en lisant cela, comment, au douzième siècle, battait le cœur sous l’armure. On n’a aucune idée de cette race d’hommes fiers et belliqueux ; on n’imagine pas les vertus qui se mêlaient à leur courage féroce ; on ne conçoit ni leur grossièreté ni leur génie. Au contraire, dans ces chevaliers poëtes, dans ces hommes de guerre qui chantaient la passion des armes, tout ce jeu d’une vie aventureuse, ce mélange de mollesse et d’instinct belliqueux, est rendu, comme il est senti, avec une vivacité qui, parfois, égale l’accent même des grands poëtes. Mais comme cet effet tient à la passion encore plus qu’au talent, comme c’est l’éclair de l’héroïsme reflété dans les vers, en ce genre la poésie des troubadours n’a pas produit de longs ouvrages. Il n’y a pas là de Dante, il n’y a pas même de Pétrarque. Ce sont des effusions éloquentes et passagères de colère et de haine ; ce sont des chants du moment. Tant que le guerrier troubadour a été sous le feu de sa passion, il a été poëte ; mais ce génie habile, cet art profond, cette science surtout d’avoir longtemps du talent, il ne semble pas qu’elle leur ait été donnée. Puis, dans cette vie errante et agitée, elle n’était guère possible. Qui aurait retenu de longs poëmes ? Ces chants fort répandus n’étaient conservés que par la mémoire ; parmi les guerriers, plus d’un troubadour ne savait pas écrire. Bien que l’on ait prétendu que la mémoire seule avait d’abord transmis les grands poëmes homériques, l’exemple des troubadours et des chants populaires de la Grèce moderne, me fait croire que là où la civilisation est peu avancée, la poésie ne fait guère de longs ouvrages.

Il faut donc nous borner à saisir, dans les vers des troubadours, les traits caractéristiques et nationaux inspirés par cette passion de la guerre, et ces accidents de la vie féodale.

Si vous voulez concevoir un moment ce qu’était un seigneur chanteur de ce temps-là, un guerrier troubadour, c’est à Bertram de Born qu’il faut vous adresser. Sa vie fut plus orageuse que celle de tous les autres troubadours, son caractère était plus fier et plus hardi, la rudesse du moyen âge est tout entière en lui. Cependant ses vers sont habilement entrelacés ; des coupes savantes, des cadences harmonieuses et symétriques, un art que Pétrarque, dans les douceurs de sa vie cléricale, a trouvé cinquante ans plus tard, est déjà dans Bertram de Born, au milieu des agitations et des fatigues de sa vie guerrière.

On ne peut pas rendre cela. Voilà, comme l’a très bien remarqué M. Wilhem Schlegel, toute une partie de la poésie des troubadours qu’il faut chercher dans l’original. La poésie française elle-même, maniée avec art, aurait peine à suivre tous les artifices du rhythme provençal. Je respecte, j’admire notre vers alexandrin ; mais, je le dirai, il a quelque chose de lent, même quand on le précipite, qui ne pourrait pas remplacer cette vivacité, ces mouvements brusques, ces saillies, et en même temps ces retours de la poésie romane. Ainsi quand j’essayerai de traduire au lieu de raisonner, quand je voudrai vous mettre en face d’un poëte belliqueux tel que Bertram de Born, j’aurai le regret de gâter, d’altérer ce qu’il a dit. Figurez-vous qu’une science presque égale à celle des poëtes de l’antiquité, a dans l’original construit les paroles, nuancé, varié les sons, et joué avec le mètre ; puis arrêtez-vous seulement aux pensées et aux passions.

« Bien me plaît le doux printemps qui fait venir les feuilles et les fleurs. Il me plaît d’écouter la joie des oiseaux qui font retentir leurs chants par le bocage. Il me plaît de voir sur la prairie, tentes et pavillons plantés. Il me plaît jusqu’au fond du cœur de voir rangés dans la campagne, cavaliers avec les chevaux armés.

« J’aime quand les coureurs font fuir gens et troupeaux. J’aime quand je vois à leur suite beaucoup d’hommes d’armes ensemble rugir ; et j’ai grande allégresse quand je vois châteaux forts assiégé et murs croulants et déracinés ; et que je vois l’armée sur le bord qui est tout à l’entour clos de fossés avec des palissades garnies de forts pieux.

« Il me plaît, le bon seigneur qui est le premier à l’attaque avec un cheval armé, et se montre sans crainte, parce qu’il fait oser les siens, par sa vaillante prouesse. Et, quand il revient au camp, chacun doit s’empresser, et le suivre de bon cœur. Car nul homme n’est prisé quelque chose, tant qu’il n’a pas reçu et donné bien des coups. Nous verrons les lances et les épées briser et dégarnir les casques de couleur et les écus, dès l’entrée du combat, et les vassaux frapper ensemble, et fuir à l’aventure les chevaux des morts et des blessés ; et quand le combat sera bien mêlé, que nul homme de haut parage n’ait autre pensée que de couper têtes et bras ; car mieux vaut un mort qu’un vivant vaincu. Je vous le dis, le manger, le boire, le dormir, n’ont pas tant de saveur pour moi que d’ouïr crier des deux parts : À eux : et d’entendre hennir chevaux démontés dans la forêt, et d’entendre crier : À l’aide, à l’aide, et de voir tomber dans les fossés, petits et grands sur l’herbe, et de voir les morts qui ont les tronçons de lances dans leurs flancs traversés.

« Barons, mettez en gage châteaux, villages et cités avant qu’aucun vous guerroie.

« Et toi, mon chanteur, cours vite vers oui et non ; dis-lui qu’ils sont trop longtemps en paix. »

Savez-vous quel était ce oui et non ? C’est Richard Cœur de Lion. Richard était politique en même temps que guerrier ; il n’était pas toujours pressé de faire la guerre, il disait oui et non ; et le troubadour, dans sa gaieté moqueuse, lui fait de sa prudence un sobriquet injurieux. Voyez avec quelle irrévérence il traite les rois !

Il n’avait pas beaucoup mieux traité sa propre famille.

« Mon frère, dit-il quelque part, veut avoir la terre de mes enfants ; il veut que je lui en cède une partie. On dira peut-être que c’est méchanceté de ne pas lui céder le tout, de ne pas me réduire à devenir son humble vassal. Mais je le déclare, il s’en trouvera mal s’il ose disputer avec moi. Je crèverai les yeux à qui voudra m’ôter mon bien. La paix ne me convient pas ; la guerre seule me plaît. Je n’ai égard ni aux lundis, ni aux mardis. Les semaines, les mois, les années, tout m’est égal. En tout temps, je veux perdre quiconque me nuit. Fussent-ils trois, quelle que soit leur puissance, ils ne gagneront pas sur moi un pouce de terre. Que d’autres cherchent, s’ils veulent, à embellir leurs maisons, et à se faire une vie douce. Pour moi, faire provision de lances, de casques, d’épées, de chevaux, c’est ce que j’aime. À tort ou à droit, je ne céderai rien de la terre de Haute-Fort : elle est à moi, et on me fera la guerre tant qu’on voudra. »

Remarquez-le, messieurs. Cette terre de Haute-Fort était située près de Limoges. Rien au monde n’est plus ridicule que les prétentions ou les préjugés de pays ; et personne ne croit ces plaisanteries dénigrantes, que les habitants des diverses provinces se renvoient les uns aux autres. Certes, je tiens les habitants de Limoges tout aussi spirituels que ceux du reste de la France ; et dans cette réunion nombreuse de jeunes gens venus de toutes les provinces, je suis sûr qu’il y a des Limousins qui valent les Provençaux et les Toulousains. Cependant un préjugé contraire a été quelquefois exprimé, d’abord par Rabelais qui ne respectait rien : vous vous souvenez de cette scène si piquante où Pantagruel, ennuyé du mauvais français latinisé d’un écolier de l’université, lui dit en le renvoyant : « Tu veux parler comme un Démosthènes de Grèce et tu n’es qu’un Limousin de Limoges. » Vous savez aussi combien Molière, qui respectait si peu de choses, a quelquefois cherché à jeter du ridicule sur les Limousins. Eh bien, par une expiation anticipée, cette poésie vive, brillante, cet éclat de trompette, ce son de lyre, cette verve, ce génie musical, appartient à un Limousin. C’était dans le Limousin que s’élevait une partie de ces poëtes si brillants, si hardis. Cette fanfare poétique que vous venez d’entendre, c’est de la banlieue de Limoges qu’elle vient. J’en conclus que les habitants de toutes les parties de la France sont également spirituels, et que peu de pays ont été mieux pourvus par la nature.

Pour choisir aujourd’hui parmi les troubadours (car le nombre est une difficulté de cette étude), nous nous sommes arrêté à celui qui rend le mieux cet accent guerrier, et que l’on peut nommer le Tyrtée du moyen âge. Cette langue qu’il parlait, et qui portait le nom de langue limosine, de provençale, de catalane, était alors à son plus haut degré de perfection poétique, naturelle, forte. C’est la langue qu’ont étudiée Pétrarque et le Dante. Dans cette langue, nous avons à considérer encore plus d’un poëte célèbre, sans être supérieur aux autres, mais célèbre par des circonstances étrangères à son génie, célèbre parce que Pétrarque l’a nommé, célèbre parce qu’il porte un nom historiquement conservé parmi nous. Il y a beaucoup de familles qui trouveraient leurs plus glorieux ancêtres dans les troubadours de ce temps-là. Il y a une famille entre autres, dont je ne veux pas prononcer le nom, famille profondément dévouée à la monarchie, qui a bien produit le troubadour le plus turbulent, le plus hardi, le plus factieux que l’on ait vu dans le douzième siècle.

Quatrième leçon

Sources étrangères de la poésie provençale : digression à ce sujet. — Quelques traces du souvenir de l’antiquité, mais surtout imitation de la poésie arabe. — Double influence du génie oriental sur l’Europe, par les deux moyens le plus opposés. — Civilisation des chrétiens, d’abord moins adonnée aux arts que celle des Arabes. — Splendeur des Mores d’Espagne : leur ascendant sur l’imagination des Méridionaux ; détails à cet égard. — Caractère de leur poésie. — Ses ressemblances avec la poésie des troubadours ; citations, rapprochements.

Messieurs,

Nous avons épié le premier réveil de la poésie en Europe. Déjà, dans quelques chants des troubadours, nous avons entrevu la naissante originalité du génie moderne. Il faut revenir sur nos pas, ou du moins nous détourner un moment par une digression difficile pour moi, mais que je ne puis éviter.

Cette poésie, dont je vous ai déjà fait entendre quelques accents, était-elle entièrement indigène et spontanée ? Le travail ordinaire de notre critique moderne, la recherche des premières origines, la découverte des emprunts qu’une littérature fait à l’autre, ne doit-elle pas nous occuper ici ? Cette poésie des troubadours, doit-on la supposer une fleur de Provence, qui naquit là, comme une fleur des champs ? N’eut-elle aucun germe apporté de loin ? L’opinion des savants, et des plus savants, est, à cet égard, fort diverse. Écoutez-vous le docte Andrès, il vous dira que la poésie provençale, imitée par Pétrarque et le Dante, ne tenait rien de l’influence des Arabes2. Lisez-vous, au contraire, des hommes qui ne sont pas plus orientalistes que moi, mais fort savants, M. Ginguené et M. Sismondi, à leurs yeux la littérature provençale est une perpétuelle imitation de la littérature arabe.

Mais d’abord, la poésie provençale n’a-t-elle pas puisé à quelque autre source ? L’antiquité lui fut-elle aussi complètement inconnue qu’on le suppose ? Cette séparation que nous avons indiquée entre les deux civilisations qui se partageaient l’Europe, l’une libre et chantante, l’autre monacale et renfermée, ce divorce du cloître et du monde était-il tellement rigoureux, que nul souvenir classique ne parvînt aux poëtes en langue vulgaire ? M. Ginguené le croit, il a dit que l’on ne rencontrait dans les troubadours aucune trace, aucune réminiscence, même involontaire, de la poésie antique. Cela n’est vrai qu’en partie. Sans doute, Bertram de Born, et tel autre poëte chevalier, fut trop occupé de guerre et de coups d’épée, pour avoir étudié aucun manuscrit grec ou latin ; mais il n’en était pas de même de tous les troubadours : quelques-uns d’entre eux ont appartenu aux deux civilisations, aux deux littératures. Arnaud Daniel, de qui le célèbre Arnaud d’Andilly prétendait descendre, avait beaucoup écrit en latin dans sa jeunesse, et avait composé, en langue romane, un chant qu’il appelait les Visions du Paganisme, « las Phantomarias del Paganisme ». Voilà un homme qui était arrivé à la poésie populaire, en passant par l’érudition. Tel autre troubadour, dans sa jeunesse, avait été envoyé à Toulouse, pour étudier le droit canon, et, après l’avoir longtemps appris, l’avait laissé là pour la gaye science.

La poésie provençale n’est donc pas aussi exempte, aussi pure qu’on le croit, de tout souvenir de l’antiquité, de tout emprunt classique. Dans le petit nombre de poésies romanes que j’ai pu étudier, je trouve quelques imitations littérales de l’antiquité, et quelques allusions mythologiques. Voici d’abord un exemple minutieux, mais frappant : Ovide avait dit :

Naso tibi mittit, quam non habet ipse, salutem.
« Ovide vous envoie le salut qu’il n’a pas. »

Je trouve la même expression, le même jeu de paroles dans un poëte provençal, envoyant à sa dame le bonjour qu’il n’a pas. Il y a, je crois, ici plus d’imitation que de rencontre accidentelle. Ailleurs, une strophe élégante d’un troubadour rappelle la fable de Narcisse. Bernard de Ventadour emprunte à Ovide la comparaison de cette lance qui seule pouvait guérir les blessures qu’elle avait faites.

Vulnus in Herculeo quæ quondam fecerat hoste,
   Vulneris auxilium Pelias hasta tulit.

Ce petit nombre de rapprochements permet de croire que l’antiquité classique n’avait pas impunément existé pour l’imagination des Provençaux, et que, soit par tradition, soit autrement, ils en ont reçu quelque influence. Ce ne sont pas, comme nous l’avons dit, leurs plus grands poëtes, ceux qu’animait une verve belliqueuse : ils n’avaient pas le temps de lire. Seulement, on peut croire qu’il circulait dans la poésie provençale quelque réminiscence vive et gracieuse de l’antiquité, mais elle n’y dominait pas, et devait s’effacer sous le coloris national et contemporain.

Un dernier exemple prouvera bien au-delà de mes premières paroles. Il y a tel poëte provençal qui semble presque un érudit, suivant le temps :

« C’est raison et justice (dit ce poëte), tant qu’on est au monde, que chacun apprenne de ceux qui savent le plus. Jamais la sagesse de Salomon, et le savoir de Platon, et le génie de Virgile, d’Homère et de Porphyre, et des autres doctes que vous avez entendu nommer, n’auraient été prisés, s’ils eussent été célés. »

Voilà Porphyre, que nous autres, hommes de collège, lisons à peine, et qui est cité assez mal à propos, mais du moins connu d’un troubadour. Au reste, bien qu’on ne puisse mettre en doute ces réminiscences de l’antiquité, leur influence est médiocre et légère dans l’ensemble des productions qu’on doit à la muse méridionale. Il faut chercher ailleurs ; il faut porter ses regards vers une autre origine, d’autant plus que les analogies entre les littératures ne consistent pas en un petit nombre d’emprunts accidentels, où même dans quelques imitations systématiques ; mais surtout dans les rapports de climat et de génie, qui font qu’un peuple est porté naturellement à se modeler sur un autre peuple, une époque sur une autre époque. Or la poésie méridionale du moyen âge, par son allure vive, libre, hardie, légère, par ses préoccupations habituelles, par son enthousiasme, par la forme métrique qu’elle a adoptée, se rapproche très peu de l’antiquité ; les influences qui en sont arrivées jusqu’à elle ne l’ont pas pénétrée, ne l’ont pas animée ; ce n’est point là son origine et sa famille. La véritable similitude, la parenté de génie n’existe pour elle qu’avec cette littérature de l’Orient, dont il faut vous parler, malgré mon ignorance.

Ma seule excuse dans cette tentative bizarre, faite au reste si souvent qu’on s’étonne moins de la renouveler, c’est que le point de vue dans lequel se place aujourd’hui l’homme qui parle de la littérature orientale, sans savoir un mot de langue arabe, ressemble à celui même où se trouvaient souvent les peuples et les poëtes du moyen âge, qui reçurent l’impression de cette littérature étrangère, sans l’avoir regardée en face. C’est par mille détours, que le souffle de la poésie arabe, le parfum de l’Arabie est arrivé dans notre Occident, et que cette verve orientale passa jusqu’à nos Méridionaux, qui sont presque des gens du Nord pour les Arabes. Ce n’est pas, en effet, par l’étude, par la méditation des recueils immenses de la littérature arabe, que nos Européens du moyen âge ont reçu cette empreinte africaine et asiatique ; c’est par une transmission invisible, par une contagion poétique et populaire. Mariana rapporte que, dans le onzième siècle, au siège de Calcanassor, un pauvre pêcheur chantait alternativement en arabe et en langue vulgaire une complainte sur le sort de cette malheureuse ville. Le même air s’appliquait tour à tour aux paroles étrangères et nationales. On le voit par cet exemple : en Espagne, la guerre et le commerce fréquent des deux peuples avaient répandu la connaissance de la langue arabe parmi les chrétiens ; et l’on ne peut douter que les Arabes, à leur tour, n’eussent appris la langue vulgaire du peuple conquis. Or, cette langue vulgaire, dans la Catalogue, n’était autre que la langue provençale, qui recevait ainsi naturellement les impressions de l’esprit arabe. L’idiome vulgaire parlé dans les autres parties de l’Espagne, était, nous le croyons et nous le prouverons, distinct et séparé de notre langue romane. Mais, né du latin comme elle, en ayant même gardé davantage les consonnances éclatantes, il était facilement compris de tous les peuples de l’Europe latine, et ne pouvait se charger des teintes de l’esprit arabe, sans les communiquer à ces peuples.

Remarquez, messieurs, l’influence de ce séjour des Mores au milieu de l’Espagne et de cet intime commerce, de cet échange d’idées, que la conquête, la paix, la tolérance, les guerres et les traités établirent entre les deux races. Oh ! quel magnifique lieu commun je-pourrais faire en ce moment sur la littérature orientale ! Comme il me serait facile, aidé du Journal des Savants, de remonter jusqu’à l’époque antérieure à Mahomet, jusqu’aux sept poëmes suspendus dans le temple de la Mecque ; puis de retracer cet instinct poétique des Arabes, cette vie pastorale toujours la même dans l’immense étendue du désert, cette imagination colorée des feux du soleil, et qui reproduit, sans se lasser jamais, les trésors d’une nature si riche, et trouve d’inépuisables expressions pour peindre une gazelle ou un orage ! Mais je n’aurais que des impressions qui seraient des plagiats, que des réminiscences de livres, que des souvenirs de la troisième main, de réverbérations d’enthousiasme : aussi je ne l’essaye pas. Je m’attache seulement à une de ces observations que tout le monde peut faire, et que vous jugerez. Remarquons d’abord l’intime analogie entre le génie hébraïque proprement dit, et le génie oriental. La Bible, dans sa partie humaine et poétique, la Bible, lorsqu’elle n’est que sublime, est arabe. Job est un Arabe. Quand vous lisez ce poëme dans la traduction si vive, si brusque, si orientale de saint Jérôme, à cette description du cheval, si frémissante de poésie, à ces entretiens de Job avec ses amis, à ces paroles magnifiques pour peindre les splendeurs de la création, vous êtes au milieu des sites, des mœurs et de l’imagination arabes ; vous êtes dans le désert et sous la tente ; vous sentez mieux cette nature orientale que par aucun récit, aucune recherche profonde.

J’admets, comme le dit le docteur Lowth, que le sublime du livre de Job ait dégénéré, quand on le retrouve dans les vieilles poésies purement arabes. Mais il y a du moins une grande et persistante analogie pour la forme, pour l’audace des images, la vivacité des tours, les perpétuelles allégories du langage, la personnification poétique de toutes les parties de la nature : c’est le caractère arabe-hébraïque. Eh bien ! messieurs, cet esprit européen qui est raisonnable, sagace, ingénieux, mais qui naturellement n’a pas ces vives allures d’enthousiasme, et ces débordements de poésie ; tout enseveli qu’il était sous le fumier du moyen âge, il reçut deux fois, à cette époque, l’ardente et vivifiante impression du génie oriental ; d’abord, en allant à la messe, en écoutant les chants de la liturgie et les traditions miraculeuses de la foi. Sans les analyser ici sous le point de vue poétique, comme l’a fait un illustre écrivain, bornons-nous à dire que le génie oriental, la poésie hébraïque y coulent à pleines sources ; et que ce sublime religieux et quotidien, cette poésie des prières du matin et du soir, agissaient sur l’imagination des Européens, et devaient leur donner quelque chose de hardi, de vif, que n’avait pas même l’imagination grecque et latine. Ainsi, première influence, influence pieuse et canonique de l’imagination orientale, passant par le christianisme, et allant réchauffer les esprits du Septentrion. Cette influence est, en partie, restée jusqu’à nos jours dans la verve mystique des Allemands, chez qui le premier modèle d’éloquence, en langue vulgaire, fut la version de la Bible par Luther. Elle est également reconnaissable dans Shakspeare, dans cet homme du Nord, qui a chargé son langage de tant d’orientalismes.

À côté de cette transmission orientale reçue par la foi des peuples de l’Europe, il en vient une autre apportée par les infidèles, par les musulmans. C’est une nouvelle secousse donnée à l’esprit européen, une seconde impulsion vers l’Orient. En même temps que la prédication chrétienne, les prières chrétiennes, les paraboles des livres saints, et les vieilles légendes des premiers siècles, nées de la Bible et du génie oriental, agitaient les imaginations grossières et engourdies des barbares occidentaux, voilà que l’invasion des Arabes vient apporter une nouvelle flamme, un nouveau foyer asiatique en Europe. On l’a dit : Le Coran est un immense plagiat de la Bible. Il est manifeste, et le savant Hyde l’a démontré, que Mahomet, dans sa grande idée d’enlever l’Arabie aux superstitions idolâtres, et de la reporter vers la croyance d’un Dieu unique, fut inspiré par les Livres saints, depuis longtemps répandus dans l’Orient. Des récits conformes ou faiblement altérés, des allusions fréquentes, des paraboles prises dans le même sens, des imitations de formes et de langage, font reconnaître cette source dans l’ouvrage du prophète arabe. Le Coran, l’Évangile des Arabes, porté par eux dans une partie de l’Europe, rappelé sans cesse dans toutes leurs paroles, et connu même des Espagnols qui ne l’adoptaient pas, agita de nouveau les esprits européens dans le sens oriental. Ainsi, les deux influences les plus diverses, les deux forces les plus antipathiques, venaient, du fond de l’Asie, se réunir pour exciter l’esprit de notre Occident, et lui communiquaient quelque chose de ce génie oriental qui a été la source de toute religion et de toute poésie.

Il reste à vérifier si, dans la civilisation particulière des Arabes qui subjuguèrent l’Espagne, dans les communications des Espagnols avec eux et avec les peuples du midi de la France, on peut retrouver les traces d’une influence exercée sur l’origine et les développements de la poésie provençale.

Quand on jette un coup d’œil rapide sur l’Europe du neuvième et du dixième siècle, il est impossible, même à l’ignorance, de ne pas reconnaître cette primauté singulière du génie arabe, pendant une partie du moyen âge. Oui, dans un coin de l’Italie, dans cette Rome dont le nom était encore la plus grande puissance du monde, au neuvième siècle, il y a une source immense de civilisation. Mais ce qui est l’instrument de cette civilisation en est d’abord la seule forme et la seule pensée. Rome n’est encore que théologique. Il y a bien dans sa théologie des prodiges de civilisation à venir, des arts, de l’érudition, du génie ; mais tout cela est brut et enveloppé. Rome ne songe pas encore à transporter le dôme du Panthéon, à créer des chefs-d’œuvre ; elle n’a ni sculpteurs, ni peintres, ni poëtes. Elle n’a encore que des prêtres ; de même que l’ancienne Rome n’avait que des soldats dans les commencements de sa grandeur. Aux douzième, treizième et quatorzième siècles, ces grands paes qui ont changé le monde en le dominant, qui le conduisaient insensiblement et involontairement, je le crois, à la supériorité des arts et des lumières, ne s’entouraient encore d’aucun des brillants prestiges qui devaient sortir plus tard de cette puissance ; ils s’enfermaient tout entiers dans la théologie, parce que la théologie était pour eux la souveraineté. Ainsi donc, la force de civilisation qui siégeait à Rome était grande, féconde ; mais elle était bornée dans ses premières formes ; elle n’était ni ingénieuse, ni savante ; elle s’adressait à l’imagination mystique, et non pas à la pensée multiple et variée par les arts : tandis que (mais quelqu’un ne va-t-il pas m’accuser d’une préférence pour le mahométisme ? Non, l’absurdité est trop forte) tandis que cette autre civilisation, cette civilisation mahométane, qui devait si vite se tarir et s’épuiser, qui ne portait pas en elle le même principe de perfectionnement, brillait, dès le neuvième siècle, d’un grand éclat dans les sciences et les arts.

L’Asie et la côte d’Afrique furent remplies par les Arabes de l’éclat et du luxe des arts. Des villes que l’on croirait barbares, Balke, Samarcande, avaient des universités célèbres, des écoles plus fréquentées que les nôtres. Un souverain arabe imposait, pour tribut, à l’empereur grec de lui envoyer le plus qu’il pourrait de manuscrits antiques. Plusieurs de ces princes qui habitaient les palais enchantés de Bagdad, pendant un long règne, n’eurent pas de soin plus empressé que d’encourager les savants et les poëtes, de rassembler de vastes bibliothèques, et de faire traduire ou composer des ouvrages. Les noms d’Aaroun-al-Raschild et de son fils Al-Mamoum, marquent le commencement de cette ère glorieuse qui se continua sous leurs successeurs. Jamais ni Léon X ni Louis XIV ne protégèrent les lettres avec plus de prédilection et de magnificence. Sans doute, à toute cette littérature manquait la vie, c’est à dire la liberté. Ne croyez pas sur la parole de quelques orientalistes, qu’il se soit alors élevé des orateurs comparables à Démosthènes : il n’y a pas de grand orateur sous l’empire d’un calife ; mais, dans les académies de Bagdad et de Cufa, on vit fleurir une éloquence vague et pompeuse, telle qu’elle est permise à l’esclavage. Cette littérature, dans tout ce qui n’était pas le jeu de l’imagination, manquait de grandeur et d’énergie ; mais elle était brillante dans sa poésie, savante dans ses formes.

Non seulement elle eut cette abondance de fictions riantes et de récits poétiques, naturels à la jeunesse d’un peuple d’Orient ; mais elle connut aussi tous les travaux des littératures vieillies. Cet âge de la civilisation arabe produisit des grammairiens sans nombre, des professeurs, des commentateurs, des auteurs de dictionnaires et de recueils variés sous toutes les formes. À Fez et à Maroc, on dissertait et on compilait, comme à Paris, de nos jours. La littérature arabe prit encore un autre caractère, en passant d’Afrique en Espagne. C’est là surtout que nous pouvons l’entrevoir, à travers le voile de la traduction et le reflet de l’imitation populaire. C’est de là surtout qu’elle agit sur l’imagination de nos Méridionaux, avec d’autant plus de puissance et de rapidité, qu’elle leur était analogue. Remarquez-le en effet, messieurs ; ce n’était pas la première épreuve de cette influence naturelle de l’Orient sur le Midi. Dans le beau temps des Romains, n’entendez-vous pas Cicéron accuser souvent ce qu’il appelle asianum genus, le genre asiatique, et se plaindre de cette élocution fastueuse et emphatique, qui venait corrompre la pureté de l’atticisme romain ? Deux siècles après, d’autres écrivains de Rome imputaient à cette même influence la perte du goût et l’exagération nouvelle du style : Ventosa ista et enormis loquacitas ex Asiâ nuper commigravit. C’était donc une expérience déjà faite, que toutes les fois que l’imagination asiatique venait toucher l’imagination méridionale de l’Europe, elle lui communiquait quelque chose de fastueux et de désordonné. Les peuples espagnols, par leur climat, par leur zèle religieux et leur vie chevaleresque, étaient particulièrement disposés à recevoir cette influence. Et puis, comment voulez-vous qu’il n’y eût pas complaisance, imitation empressée pour le génie des vainqueurs si brillants qui remplirent l’Espagne de la pompe de leurs monuments ? Certainement, dès le treizième, et peut-être dès le douzième siècle, les arts chrétiens et occidentaux firent de grandes choses, surtout dans l’architecture. Ceux qui s’y connaissent sont frappés de cette puissance de génie qui, à une époque où la pensée était encore enveloppée et trouvait à peine des formes de langage, bâtissait des idées avec des pierres, et faisait, si l’on peut parler ainsi, des poëmes épiques avec des cathédrales.

Mais bien avant ce glorieux essor du génie chrétien, se manifestant par l’architecture, le génie arabe avait élevé de nombreux monuments. Je n’examine pas quelles objections peuvent s’adresser, sous le rapport de l’art, à cette architecture arabe ; mais sa variété, ses coupes hardies et capricieuses, toutes ses pompes devaient puissamment saisir l’imagination des peuples vaincus ; et les Arabes, à certains égards, leur apparaissaient comme des maîtres protégés par ces génies heureux de l’Orient, qui les aidaient à construire tant de magnifiques édifices brillants de marbre et d’or. La richesse prodigieuse que les Arabes apportèrent ou firent naître en Espagne est attestée par toutes les vieilles chroniques espagnoles : « Ils nous ont pris notre terre, disaient-elles ; mais ils l’ont couverte d’or. » Cette pauvre Espagne, à laquelle ses vainqueurs même ont apporté tant d’or, qui est allée chercher tant d’or en Amérique, et qui est le pays du monde où il y en a le moins !

Figurez-vous, messieurs, qu’au neuvième et au dixième siècle, c’est-à-dire à une époque où nous ne pouvons placer avec certitude aucun monument des arts, parmi les chrétiens, et même au commencement du onzième siècle, où la vie des temps féodaux était encore si rude, si barbare, où un riche baron habitait une tourelle fortifiée de murs épais et mal éclairée par quelques lucarnes, Séville, Tolède, Grenade étaient remplies de somptueux palais. Si ces édifices offraient dans leur construction quelque défaut ou quelque irrégularité, ils étaient embellis par tous les artifices d’un art ingénieux, et plus voisin de l’affectation que de la négligence. La magnificence orientale les animait d’un éclat dont les petites cours de l’Europe chrétienne, et même la cour de Charlemagne, ne pouvaient donner l’idée. La vie féodale était étrangère aux Arabes ; mais le plus grand luxe du moyen âge, ce cortège de nombreux vassaux, se retrouvait dans la vie arabe. C’était la pompe du patriarche, au lieu de celle du seigneur ; c’était l’union de la famille puissante, de la tribu, substituée à la domination du maître et au servage des vassaux. Ces opulentes tribus des Abencerrages et des Zégris ajoutaient à la magnificence des trônes de Grenade et de Cordoue, et brillaient d’un éclat extraordinaire dans les fêtes. Le pays tout entier était enrichi par le commerce et l’industrie de ses vainqueurs.

Que restait-il à faire, au milieu de cette prospérité pompeuse, qui était interrompue seulement par des guerres contre d’anciens Espagnols cantonnés dans leurs pauvres petites forteresses, du fond desquelles cependant ils devaient sortir pour vaincre ? Le commerce, et la culture des arts.

Il existe un catalogue fait par le savant Yriarté. En le parcourant, on est étonné du nombre prodigieux d’auteurs arabes nés en Espagne, et de la foule d’ouvrages sur la philosophie, la poésie, l’éloquence, les arts industriels, l’agriculture, qui dorment ensevelis dans la bibliothèque de l’Escurial, et qui furent autrefois présentés aux rois de Grenade et de Cordoue. Il n’est pas douteux que de cette source il ne se soit répandu sur l’Europe plusieurs de ces inventions ingénieuses, qui, vers les onzième, douzième et treizième siècles, se montrèrent tout à coup, sans date certaine, et sans nom d’auteurs. Cette incertitude même atteste leur origine ; et cette origine explique comment elles parurent sur divers points en même temps, et furent importées par plusieurs personnes à la fois. Ainsi, l’usage du papier, la boussole, l’invention de la poudre, semblent être venus de l’Orient par les Arabes, dont le vaste empire, par ses extrémités opposées, touchait à la Chine et à la France.

Mais ce qui nous occupe en ce moment, ce n’est pas cette influence, cette transmission de découvertes, si difficile à constater ; c’est surtout le mouvement donné à l’imagination, l’action sur la pensée poétique, sur le développement des lettres en Occident. À cet égard, les faits abondent. À défaut de l’étude, impossible pour nous, des originaux, nous pouvons recueillir des anecdotes répandues dans le moyen âge, et qui attestent cette influence. Au dixième siècle, Gerbert, ce savant homme, après avoir étudié dans le monastère d’Aurillac, voulant étendre ses connaissances et s’enfoncer dans les arts profonds de l’Orient, se rend à Tolède. Là, pendant trois ans, il étudia les mathématiques, l’astrologie judiciaire, et la magie, sous des docteurs arabes. Revenu de ce docte pèlerinage, il fut supérieur de Bobio, celui des couvents du moyen âge qui avait conservé le plus de manuscrits antiques ; de là, il devint précepteur du fils de Hugues Capet ; puis évêque de Reims, d’où il passa au service de l’empereur d’Allemagne, qui le fit nommer évêque de Ravenne, et ensuite pape, sous le nom de Sylvestre II. Un pape sorti de l’école des Arabes !

Ce n’est pas tout ; lisez les chroniques du temps et les récits des plus graves auteurs, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, du précepteur de saint Louis, vous y trouverez à ce sujet une histoire où se reconnaît toute l’influence arabe, et qui entoure d’une espèce de voile magique la personne mystérieuse de Gerbert. Il est dit que Gerbert, devenu pape, et tenant à Rome les clefs de Saint-Pierre, possédait encore ces secrets merveilleux, qu’il avait appris en Espagne des sages d’Orient. Un jour, il découvrit dans les ruines de Rome une statue d’airain, d’un travail précieux, qui avait un doigt indicateur tourné vers l’orient ; il s’approcha de cette statue, il la toucha ; la statue frappée se fendit, et donna passage. Gerbert descendit dans une avenue souterraine éclairée de mille lampes, et parcourut de vastes salles éblouissantes de lumière et remplies de statues d’or et de marbre, avec des diadèmes enrichis de diamants. Je ne sais pas ce que Gerbert, ou Sylvestre II, fit de ces trésors. Il remonta, et bientôt après, mourut. Cette mort est obscure, et enveloppée, dans le récit original, d’une sorte de terreur magique et presque diabolique. Le chroniqueur a l’air de croire que la puissance surnaturelle accordée à ce pape, et qu’il tenait de la science orientale, tourna contre lui.

Qu’est-ce que tout cela, messieurs ? Un conte arabe, un fragment des Mille et une Nuits, lié naturellement, par l’imagination des contemporains, au souvenir de cet homme qui était allé étudier à Cordoue les merveilles de l’Orient. Cette légende du moyen âge atteste l’impression des contes orientaux sur l’esprit des gens de France et d’Italie. Les moines ennemis de Gerbert, qui, au onzième siècle, racontèrent cette histoire, faisaient, comme nous, de l’arabe, sans le savoir ; ils ignoraient la véritable source de ce conte mystérieux qui poursuit Gerbert devenu pape, après avoir été disciple des astrologues musulmans. C’est ainsi qu’un grand nombre d’idées se répandent anonymes dans le monde ; on ne sait pas leur auteur, et on subit leur puissance.

Maintenant cette civilisation arabe, dont les traditions se retrouvent ainsi dispersées dans l’histoire anecdotique de quelques hommes célèbres du moyen âge, nul doute qu’elle n’ait agi particulièrement sur les peuples les plus rapprochés de l’Espagne. Les Provençaux et les Catalans étaient sans cesse en communication ; les chevaliers provençaux visitaient la cour des comtes de Saragosse. Pendant soixante ans, la même maison gouverna les deux pays. Les chevaliers arabes, c’est l’expression des chroniqueurs, visitaient les cours des princes chrétiens d’Espagne et de Sicile. Quelques-uns d’entre eux étaient, comme les troubadours, poëtes et guerriers. Ils savaient les langues des chrétiens méridionaux ; et plus d’une fois le chant mêlé du pêcheur de Calcanassor se renouvela dans le palais d’un roi espagnol, en présence des chevaliers et des dames.

Quelle était alors cette poésie arabe ? Galante, passionnée comme l’Orient, guerrière comme l’islamisme à sa naissance ; elle ne se perdait pas en longs récits ; elle n’en avait pas la patience. Elle était lyrique. La gazelle et la casside étaient ses formes favorites. Le nom de gazelle semble indiquer et dessiner devant vous cette poésie svelte et gracieuse ; rien ne ressemble mieux, pour la forme, aux chants d’amour de la Provence.

Il n’y a pas de poëmes dramatiques chez les Arabes. Leur génie est tout conteur, et ami du merveilleux ; mais leurs poésies offrent quelques modèles de dialogue ou de discussion, entre un poëte et un amant malheureux, entre deux poëtes rivaux ; c’est ce que vous retrouvez dans les tensons des Provençaux.

Un autre élément de la poésie moderne, la rime était orientale. J’ignore si la rime se trouve dans la poésie hébraïque. Saint Jérôme, qui avait appris l’hébreu à Bethléem, où il traduisit les Livres saints, prétendait y retrouver l’hexamètre latin, et n’indique aucun autre caractère du mètre hébraïque. On concevra comment une semblable question a pu rester indécise pour une langue dont la prononciation est perdue, et où les voyelles sont retranchées dans l’écriture. Cependant Voltaire, qui n’est pas à cet égard une grande autorité, affirme que le vers hébreu est rimé. Il cite à l’appui un rabbin qu’il avait choisi pour précepteur d’hébreu, et qui lui montra, dit-il, dans le texte saint, deux petits vers qui rimaient.

Quant à la poésie arabe, la question n’est pas douteuse. Les orientalistes disent qu’une grande partie des poésies arabes, sinon toutes, est rimée ; que cette rime est quelquefois une assonance ; que souvent elle est pleine, redoublée, entrelacée, distribuée par échos ; et que la poésie arabe, si hardie dans ses images, si emportée, si capricieuse, est singulièrement savante, symétrique, artiste par la forme.

Tel est aussi le caractère de la poésie provençale. Sous ce rapport, elle ne ressemble nullement aux poésies des trouvères, et à d’autres essais des langues naissantes. Vous trouverez dans la poésie provençale tout l’art d’entrelacer les rimes, toute la science de mètre, tout le calcul de consonnances habilement mêlées, toutes les règles quinteuses et difficiles qu’on peut s’imposer à soi-même, pour multiplier les effets de l’harmonie. L’art savant et ingénieux des poëtes modernes le céderait aux procédés métriques et aux artifices de style employés, par qui ? Par un guerrier, par Bertram de Born. On s’étonne de voir cette rude et vive nature se plier ainsi, et se laisser emboîter dans les formes de versification les plus symétriques. J’imagine que les chants arabes et espagnols avaient pu donner, par la musique même, le type de cette poésie provençale, si rigoureusement asservie dans ses mètres.

Cependant il est une autre origine probable de la rime moderne. On a remarqué combien les consonnances sont anciennes dans la poésie latine. On se souvient de ces vers rapportés par Cicéron :

Hæc omnia vidi inflammari,
Priamo vi vitam evitari.
Aras sanguine fœdari.

Ces répétitions certainement offrent un calcul métrique. Enfin, dans tout le moyen âge, la rime vous arrive par la grossièreté même des poëtes.

Au dixième et au onzième siècles on trouve un grand nombre de vers latins rimés ; mais cette rime pouvait paraître alors empruntée de la poésie vulgaire. Les chants d’église en langue latine en avaient, bien des siècles auparavant, consacré l’usage. Les assonances et les consonnes redoublées y prennent parfois une majesté singulière :

Dies iræ, dies ilia,
Solvet sæclum in favillâ
Teste David cum sibyllâ.

Nul doute que, lorsque la répétition fréquente de ces syllabes uniformes était soutenue par la majestueuse lenteur du chant grégorien, elle devait avoir beaucoup d’empire sur les âmes. Et quand un poëte moderne, Gœthe, a fait de ce chant même un moyen dramatique, un instrument de terreur et de remords, qui trouble l’imagination d’une jeune femme, il a parfaitement senti ce que le son de ces finales terribles ajoute à l’émotion religieuse.

Maintenant, messieurs, pour nous résumer : incontestable supériorité de la civilisation arabe au milieu du neuvième et du dixième siècle ; chef-lieu de cette civilisation en Espagne ; influence exercée par le voisinage, la communication des cours, le mélange des peuples ; reflet de l’imagination et de la poésie arabe parmi les chrétiens du Midi ; nouvel art des vers ; application de la rime, dont l’origine est incertaine, double peut-être, mais dont l’emploi savant et calculé chez les Provençaux, se rapproche, dit-on, des formes de la poésie arabe.

Essayerons-nous, par quelque exemple, de marquer ou plutôt de conjecturer le caractère de cette poésie arabe, telle que l’Espagne la connut au dixième siècle ? Prenons le mot à mot latin d’un texte arabe, et traduisons-le fidèlement. Ne choisissons pas dans les poëtes les plus anciens et les plus célèbres. Non, c’est la civilisation poétique de l’Arabie espagnole, si l’on peut parler ainsi, que nous voulons montrer. Ce fut celle-là qui devait agir sur les cours chrétiennes de l’Espagne et de la Gaule méridionale. Nous prendrons la description du palais d’un roi more. Ce luxe des fêtes, cette richesse orientale qui se communiquait à la poésie, nous apparaîtra tout entière dans un pareil exemple.

Ces vers ont été faits, par un poëte de cour, en l’honneur d’Al-Mansour, c’est-à-dire le Victorieux. C’est le seul mot arabe que je sache. Al-Mansour était calife de Cordoue, et l’un de ces princes mores qui ont le plus protégé les arts en Espagne.

Qu’il est beau le palais que tu remplis, et dont la grandeur est illustrée par ta gloire !

Ce palais ! si tu touchais d’un rayon de sa lumière les yeux d’un aveugle, il retournerait clairvoyant à sa demeure.

Il sort de la source de vie le vent de ce palais, et il ranimerait les ossements des morts.

Il fait oublier le breuvage du matin, et la voix des belles chanteuses. Sa hauteur surpasse Cawarnak et Sédir. Pour le bâtir auraient en vain travaillé ces Perses antiques, qui ont élevé de hauts monuments. Beaucoup de siècles ont passé sur les Grecs ; et ils n’ont point fait à leurs rois une demeure pareille ou comparable.

Ô roi ! tu nous rappelles le paradis, quand tu nous montres ces salles immenses aux voûtes élevées. À cette vue, les fidèles multiplient leurs bonnes œuvres, et espèrent le jardin céleste et les robes de soie. Les pécheurs redressent leurs voies égarées, et font par expiation de bonnes œuvres.

C’est un ciel nouveau parmi les sept cieux ; il peut mépriser l’éclat de la pleine lune, car il voit sur sa sphère lever l’astre de Mansour. Je crois rêver dans le paradis, quand je vois dans ce palais la magnificence de ta cour. Quand les esclaves en ouvrent les portes, elles semblent, par le roulement de leurs gonds sonores, souhaiter la bienvenue à ceux qui implorent ta faveur. Des lions mordent les anneaux de ces portes, et murmurent dans leurs gueules : Dieu est grand. Ils sont accroupis, mais prêts à dévorer quiconque s’approcherait du seuil, sans être appelé.

La pensée, libre du frein, s’élance pour atteindre à tant de grandeur, et tombe accablée de son impuissance.

Le marbre blanc des cours semble un tissu léger, une mosaïque de perles brillantes. Vous croiriez que la terre est de musc ; elle en exhale le parfum et la saveur. Quand le jour finit, ce palais peut le remplacer, et ramener la lumière au commencement de la nuit. (Suit une description du jet d’eau.)

La mort de cette poésie, c’est la menace atroce qui se trouve au milieu de ces sons harmonieux. Voilà pourquoi la civilisation arabe portait en elle un germe destructif : une servile terreur s’y mêle aux élans de l’imagination.

Du reste, calculez par la pensée ce que l’éclat de l’expression originale, la science du mètre, les intraduisibles allusions, doivent mettre de charme dans cette poésie. Mme de Staël, d’un esprit si élevé et si fin, avoue que l’imagination agissant par l’harmonie, avait sur elle une telle force, qu’elle n’entendait pas sans émotion redire ces paroles : Les orangers de Grenade, et les citronniers des rois mores. Un géomètre dirait : Qu’est-ce que cela prouve ? Mais si ce charme indéfinissable est attaché à la mélodie de certains sons, combien cette mélodie, quand elle est continue et variée tout ensemble, ne doit-elle pas avoir de grâce et de magie !

Un caractère fréquent de la poésie arabe, qui a passé dans la poésie romane, c’est l’allégorie. On a dit que l’allégorie est une ressource de la peur, et que par cela même elle avait dû naître en Orient. Je ne sais ; mais chez les Arabes d’Espagne, elle fut parfois ingénieuse autant que hardie. On en cite un exemple qui mérite d’être rappelé.

Le calife de Cordoue avait voulu agrandir ses jardins, et faire élever un pavillon sur un petit champ qui les bornait, et qui était le bien d’une pauvre veuve. Celle-ci refusa. Le prince alors, ou son ministre, s’empara du petit champ, et un palais tout brillant d’or y fut élevé. La pauvre femme alla se plaindre au cadi de Cordoue. L’affaire était difficile : le cadi, homme de bien, monta sur son âne, et se rendit auprès du calife, à l’heure même où, entouré de sa cour, ce prince était dans le pavillon. Le cadi portait avec lui un grand sac. Après s’être prosterné devant le calife, il le pria de lui accorder la permission de remplir son sac avec la terre du jardin. Le roi, qui était bon, y consentit. Le sac plein, le cadi, avec cette familiarité orientale qui se mêle à la servitude, dit au roi : « Ce n’est pas tout ; pour achever ton œuvre, il faut que tu m’aides à charger ce sac sur mon âne. » Le calife essaye, et trouve le fardeau trop lourd. « Prince, dit gravement le cadi, si ce sac, qui ne renferme qu’une bien petite partie de la terre, t’a semblé si lourd, comment pourras-tu porter devant Dieu, cette terre tout entière que tu as usurpée. » Le roi fut touché de l’allégorie, et rendit le champ à la pauvre femme, en lui laissant le pavillon et toutes ses richesses.

Rien n’est plus commun dans la poésie provençale que l’allégorie ; seulement elle est un jeu de l’esprit, au lieu d’être une action.

Il est encore un trait commun à l’imagination arabe qu’on y retrouve également. C’est l’emploi de certains êtres mystérieux. Je ne parle pas des fées si célèbres dans notre Occident, et qui peuvent y être nées. Mais on trouve dans les poésies romanes ces fictions arabes d’animaux magiques, de perroquets merveilleux, qui sont les agents d’un récit.

Une autre analogie me paraît plus spontanée qu’imitée. La poésie des troubadours, que l’on suppose frivole, a souvent retracé des sentiments graves et touchants. L’une de ses formes, c’est le chant funèbre et la perte d’un guerrier.

Cela sans doute appartient à tout peuple guerrier. Ainsi, je ne supposerai pas que les chants nombreux des poëtes arabes sur la mort de leurs guerriers aient inspiré les poëtes provençaux. Il y a cependant des ressemblances remarquables entre quelques-unes de ces poésies.

Mais sans m’arrêter à ces comparaisons, où la ressemblance ne prouverait pas l’imitation, je me bornerai à un exemple qui dément le préjugé vulgaire sur la poésie des troubadours. On la suppose frivole et licencieuse, ou tout au plus satirique. Je vous la montrerai touchante et religieuse dans l’élégie funèbre.

Ce guerrier sauvage, ce Bertram de Born, dont vous avez entendu le cri de guerre si haineux, si implacable, exprima sa douleur sur la perte du jeune prince Henri, qu’il avait armé contre son père ; coupable entreprise, dont le grand justicier du treizième siècle, le Dante, a voulu le punir par le supplice allégorique qu’il lui inflige dans l’enfer. Voici du moins comment le guerrier troubadour regrettait la perte de l’ami dont il avait trop excité l’ambition :

Si tous les deuils, et les pleurs, et les regrets, et les douleurs, et les pertes, et les maux qu’on a vus dans ce triste siècle, étaient réunis, ils sembleraient trop légers au prix de la mort du jeune prince anglais, dont la perte afflige le mérite et l’honneur, et couvre d’un voile obscur le monde privé de joie et plein de colère et de tristesse.

Tristes et dolents sont demeurés les courtois soldats, et les troubadours et les jongleurs avenants ; ils ont eu dans la Mort une mortelle ennemie ; car elle leur enlève le jeune roi anglais, près de qui les plus généreux semblaient avares. Jamais il ne sera pour un tel mal, croyez qu’il ne sera jamais assez de pleurs et de tristesse.

Cruelle Mort, source d’afflictions, tu peux le vanter ; car tu as enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais. Il n’est aucun mérite qui ne se trouvât dans le jeune roi anglais ; et il serait mieux, si raison plaisait à Dieu, qu’il eût vécu que maints envieux qui n’ont jamais fait aux braves que mal et tristesse.

De ce siècle lâche et plein de troubles, si l’amour s’en va, je tiens sa joie pour mensongère ; car il n’est rien qui ne tourne en souffrance. Tous les jours, vous verrez qu’aujourd’hui vaut moins qu’hier. Que chacun se regarde dans le jeune roi anglais, qui du monde était le plus vaillant des preux. Maintenant est parti son gentil cœur aimant, et reste pour notre malheur, déconfort et tristesse.

À celui qui voulut, à cause de notre affliction, venir au monde, et nous tira d’encombres, et reçut mort pour notre salut, comme à un maître doux et juste, crions merci, afin qu’au jeune roi anglais il pardonne s’il lui plaît, et le fasse habiter avec nobles compagnons, là où jamais ne sera ni deuil ni tristesse.

Rien de plus habile dans ses tours que cette poésie qu’anime une verve de douleur ; rien de plus savant que la forme et la distribution des rimes. Je sais que tout cela disparaît dans la traduction ; mais il reste le contraste d’un tel langage avec le rude caractère du guerrier.

Maintenant, messieurs, sur cette mauvaise prose, qui n’a d’autre mérite que la fidélité rigoureuse, matérielle, remettez des sons cadencés et touchants, cette langue mélodieuse et sonore du Midi, une musique expressive et simple, la voix mâle du guerrier-poëte attendri par la douleur, et vous aurez retrouvé tout le charme de la poésie, et deviné sa puissance.

Cinquième leçon

Caractère général de la poésie romane. — Difficulté de la traduire. — Combien elle diffère de la poésie moderne. — Genres qui lui ont manqué. — Grand nombre et uniformité de ces poëtes. — Encore Bertram de Born. — Citation remarquable. — Événements politiques, où furent mêlés les troubadours ; les croisades. — Double point de vue à cet égard. — Anecdotes diverses. — Peu de troubadours présents à la guerre sainte. — Chants de quelques-uns d’entre eux. — Richard Cœur de Lion ; sa complainte.

Messieurs,

Nous autres, gens du Nord, avec nos étés pluvieux et nos froids hivers, je ne sais si nous sommes bons juges de la poésie méridionale. Ce qu’elle a de brillant et de sonore ne fournit pas assez pour nous à la réflexion. Dans la vie, tout extérieure, toute sensitive des peuples du Midi, l’harmonie seule défraye, pour ainsi dire, la poésie. Cette harmonie charme encore un étranger, quand il peut l’écouter dans l’idiome original ; mais c’est un son qui s’affaiblit et meurt dans une traduction ; et ce qui reste de sentiment et de pensée n’a pas toujours assez de force et de variété pour soutenir l’intérêt. Sous ce rapport, la poésie romane ressemble bien peu à celle que, dans nos temps modernes, on a nommée romantique. L’étymologie ne prouve pas ici l’origine. La poésie romantique, telle qu’elle se montre dans les écrits des poëtes allemands, est singulièrement rêveuse, réfléchie ; elle travaille beaucoup la pensée ; elle subtilise le sentiment ; elle approfondit les impressions ; elle est alexandrine bien plus que romane et provençale ; elle rappelle bien moins la poésie du moyen âge que celle qui se forma dans le Bas-Empire, sous la double influence du christianisme et du platonisme, alors que les imaginations savantes et agitées étaient saisies d’une fièvre mystique. Rien ne ressemble moins à la poésie méridionale des premiers temps ; poésie qui est toute à fleur d’âme, et qui plaît, comme les accents d’une belle voix, indépendamment des pensées et des sentiments qu’elle exprime.

Ce caractère de la poésie provençale rend plus difficile la tâche que j’ai commencée. Si j’essaye de faire passer sous vos yeux cette succession de troubadours qui charmèrent les petites cours du Midi, dans le douzième et le treizième siècle, j’aurai bien de la peine, surtout avec les restrictions que je m’impose, à ranimer assez votre attention.

La Provence, la Catalogne, la haute Italie, en tant que les poëtes y parlaient la langue provençale, ont produit plus de cent poëtes, célèbres de leur temps. Il est resté de ces poëtes des recueils immenses, dont la moindre partie publiée forme déjà plusieurs volumes. Dans cet amas de poésies, les sujets et les idées sont peu variés ; le mètre l’est beaucoup. Les combinaisons rhythmiques des troubadours sont très nombreuses ; mais, sous cette diversité apparente se cache, il faut l’avouer, non pas la stérilité de l’âme, mais une sorte d’uniformité qui tient au retour fréquent des mêmes impressions. L’amour, la guerre, la croisade et le clergé, voilà les quatre préoccupations qui sans cesse inspirent leur talent, et animent quelquefois leur verve colérique. La chanson, la complainte, le lai, le sirvente et le tenson, voilà les principales formes qu’ils emploient.

Les grandes compositions des muses modernes leur manquent : point de tragédies, point de drames, malgré les contes qu’avait fait le moine des îles d’Or, qui rapporte qu’un poëte provençal avait mis en vers toute l’histoire de Jeanne de Naples, à mesure, pour ainsi dire, que Jeanne exécutait elle-même son histoire. Cette princesse eut une vie agitée par des malheurs, et même par des crimes. Sous quelques rapports elle anticipa sur Marie Stuart, et fut peut-être plus coupable qu’elle. Son premier époux, André de Hongrie, périt assassiné sous ses yeux, et, on le croit, avec son aveu. Elle se remaria trois fois, au milieu des révoltes et des guerres. Un poëte provençal, si l’on en croit le moine des îles d’Or, mit en tragédie les principaux événements de cette vie aventureuse et passionnée, sous le règne même de Jeanne de Naples ; mais cette tradition paraît fausse. La littérature romane n’a laissé ni drames ni poëmes épiques. Je suppose que la poésie provençale, si savante dans ses formes, était nécessairement difficile à manier, que cette difficulté détournait des grands ouvrages la paresse méridionale, tandis que chez les trouvères, où le mètre était grossier et facile, on ne se donnait aucune peine pour versifier, en douze mille petites lignes de huit syllabes, un grand poëme de chevalerie. Il semble que beaucoup de troubadours provençaux se bornaient à conter, en prose, des romans de chevalerie, et qu’ils réservaient la poésie pour de courtes chansons de guerre et d’amour.

Ainsi restreinte dans ses sujets, diversifiée dans ses formes, multiple par le nombre de ses poëtes, la poésie romane devrait nous occuper longtemps. Nous tâcherons de fixer votre intérêt sur quelques points généraux, au lieu de le disperser sur des noms propres, maintenant oubliés. Aujourd’hui, nous considérerons la poésie romane dans son application aux événements politiques et religieux. Nous montrerons sa hardiesse, et son influence sur le moyen âge.

Dans ce point de vue, le premier troubadour qui se présente nous est déjà connu. C’est la physionomie la plus expressive parmi les poëtes provençaux. C’est ce Bertram de Born, ce poëte batailleur. Ce que j’en dirai aujourd’hui atteste moins son talent, que les aventures singulières de sa vie, et les secours qu’il tirait de ce talent, au milieu des crises de sa fortune. Auprès de lui, d’ailleurs, viennent se réunir de grands noms historiques, liés au souvenir des croisades, où nous suivrons l’influence des troubadours.

Que votre attention, messieurs, se reporte un moment sur l’état singulier du territoire français au douzième siècle. Un roi d’Angleterre, par exemple, était vassal d’un roi de France ; et en même temps il s’avançait jusqu’au cœur de la France, il possédait la Normandie, la Guienne et l’Anjou. Le roi d’Aragon était suzerain d’une partie de la France méridionale. Cependant à l’époque où la couronne de France était si fort échancrée, elle n’était pas portée par un roi faible ou vulgaire : c’était Philippe-Auguste.

D’une autre part, le duc de Normandie, roi d’Angleterre, trouvait dans le nombre même de ses possessions des difficultés nouvelles. L’esprit belliqueux de la féodalité se communiquait dans les familles régnantes, comme il circulait parmi tous les seigneurs. Henri II, roi d’Angleterre, avait dans ses fils, le duc de Guienne et le comte d’Anjou, des rivaux redoutables. Un homme qui, comme Bertram de Born, ne possédait qu’une petite seigneurie, et avec des peines infinies, n’avait pu que reconquérir son château de Haute-Fort et quatre ou cinq villages, n’avait d’autre moyen de se rendre redoutable que de pousser à la guerre ces puissants vassaux. Il formait des ligues, il excitait des guerres entre les deux fils du roi d’Angleterre, les animant l’un contre l’autre, et contre leur père. Vaincu, il traitait comme il pouvait, et bientôt recommençait la guerre. Les princes se réconciliaient ; la désertion, la félonie, diminuaient le nombre des confédérés ; Bertram de Born, pour se venger, faisait une chanson contre le vainqueur et contre les alliés infidèles. Quand Richard devint roi d’Angleterre, il fit de son mieux pour le pousser à la guerre contre Philippe-Auguste, et lança des sirventes en guise de manifestes.

Ce n’est pas l’intérêt poétique qu’il faut chercher dans ces vers ; c’est, avant tout, l’intérêt historique. Rien ne fait mieux concevoir la vie féodale, que cette action d’un homme guerrier et poëte, sur tant de princes ambitieux, ces guerres, ces paix infidèles, ces trahisons, ce sang constamment répandu au milieu des fêtes, des tournois et des chansons amoureuses.

Vous pouvez remuer toutes les chroniques des moines, vous n’y trouverez jamais rien de pareil. Vous pouvez chercher dans l’histoire le caractère de ces barons féodaux, vous ne les connaîtrez jamais, si vous n’entendez pas l’un d’eux. Prenons d’abord la querelle de Bertram de Born avec Richard. Bertram de Born a réuni quelques seigneurs contre Richard, duc d’Anjou ; il a été battu ; son château est pris, et Richard y met un gouverneur. Le poëte lui adresse un sirvente : c’est une pièce diplomatique du temps.

Malgré mes pertes, j’ai le cœur de chanter. J’ai rendu Haute-Fort au seigneur Richard ; mais puisque j’ai paru devant lui, et qu’il m’a fait merci en m’embrassant, je n’ai plus rien à craindre. Les barons du Limousin et du Périgord, qui m’avaient engagé leur foi, m’ont trahi. Je les abandonne à mon tour. Si le comte Richard veut m’accorder sa faveur, je me dévouerai à son service ; et mon attachement sera pur comme l’argent fin. Sa dignité doit le rendre semblable à la mer qui semble vouloir garder tout ce qu’elle reçoit, et qui bientôt le rejette sur la rive. Un si noble baron doit restituer ce qu’il a pris sur un vassal qui s’humilie. Qu’il me confie au moins la garde de mon château. Ceux qu’il en a chargés, sont mal avec moi. Nous aurons toujours des querelles ensemble. En me le rendant, il ne se fera point tort ; car je suis prêt à l’honorer et à le servir. C’est ce que je n’aurais pas fait, si l’on ne m’eût trahi.

Eh bien ! vous entendez un baron de ce temps-là ; vous voyez ce que vous ne trouvez dans aucune histoire, ce mélange de finesse et de rudesse, cet esprit moqueur, hardi, français, dit-on.

Le château fut rendu. Bertram, désormais attaché à Richard, entra dans la révolte de ce prince et de ses deux frères contre leur père, le roi Henri II. Cette entreprise fut traversée par la mort prématurée du jeune prince Henri, si éloquemment regretté par Bertram, dans la complainte que je vous ai lue. Privé d’un si puissant secours, Bertram continua la guerre, mais son-château fut pris, et lui-même fut amené devant le roi d’Angleterre. L’entrevue semble touchante et singulière. Le roi lui dit : « C’est donc vous qui vous vantiez d’avoir tant d’esprit ? — Je pouvais dire cela dans un temps, repartit Bertram ; mais en perdant votre fils, j’ai perdu tout ce que j’avais d’esprit et d’habileté. » Au nom de son fils, le roi d’Angleterre se prit à pleurer et s’écria : « Bertram, malheureux Bertram ! c’est bien raison que vous ayez perdu l’esprit, depuis que mon fils est mort ; car il vous aimait uniquement ; et pour l’amour de lui je vous rends votre liberté, vos biens, votre château. » Et il lui rendit tout, en effet, et lui donna cinq cents marcs, pour payer les frais de la guerre.

Voilà encore une fois Bertram de Born rentré dans son château. Il y resta quelque temps assez paisible. Enfin, ce pauvre roi d’Angleterre, dont la succession avait été si odieusement disputée de son vivant, mourut ; et Richard monta sur le trône, ce brillant Richard, cet aventureux et hasardeux Richard, dont les qualités chevaleresques étaient mêlées à des vices odieux, qui ont disparu sous le coloris romanesque de sa vie. Le souvenir des croisades a particulièrement répandu sur lui cet intérêt poétique. Il partit de bonne heure pour cette grande expédition qui avait déjà vu se renouveler tant d’armées chrétiennes, rapidement moissonnées sous le ciel brûlant de la Syrie. Pareille entreprise était une carrière ouverte à tous les esprits violents et hardis, à tous les gens querelleurs de l’Europe féodale. Il semble que Bertram de Born devait partir un des premiers ; mais il ne se pressa pas du tout. Il en donnait la raison, que je vous dirai un peu plus tard.

Nous avons donc été conduits, par le mouvement de ce récit, au grand événement où vient se concentrer tout l’héroïsme et toute la poésie du moyen âge, aux croisades.

Il n’est pas de sujet sur lequel on ait plus raisonné. Prenez-vous les écrivains du dix-huitième siècle, ce n’est qu’un concert de paroles méprisantes sur cette folie sauvage qui précipitait tant de peuples en Palestine, et les envoyait mourir sans raison et sans but. Consultez-vous les écrivains de l’âge précédent, et quelques philosophes du nôtre, les croisades sont une œuvre admirable, le plus magnifique exploit de cette féodalité chrétienne, dont le pape était le grand suzerain.

Nous ne nous tiendrons pas dans un point mitoyen, entre ces deux opinions. L’une nous paraît infiniment plus vraie que l’autre. Ainsi, pour le dire sans aucun détour, l’opinion philosophique du dix-huitième siècle qui a flétri les croisades comme une folie infructueuse et barbare, ne nous semble nullement conforme à la vérité historique. Soyez frappés d’une chose. Le zèle religieux, l’enthousiasme excessif, la prédication, étaient la cause immédiate, et pour ainsi dire violente des croisades ; mais ils n’en étaient pas la cause unique. L’état du monde rendait inévitable cette guerre. Depuis cinq siècles, deux grands mouvements s’étaient déployés dans le monde et agissaient en sens contraire, la civilisation chrétienne et la civilisation musulmane, le califat musulman, et on peut presque dire le califat chrétien, qui avait ce caractère particulier, que, dénué de tout pouvoir matériel, il dominait par la parole et la pensée les forces bruyantes et dispersées de l’Europe féodale. Sous ce rapport, dans les voies ordinaires de la politique humaine, dans la prévoyance vulgaire de ce monde, une sorte d’infériorité semblait le menacer, si jamais les deux puissances venaient à se heurter : car enfin le califat musulman, qui réunissait le Coran et le glaive, avait quelque chose de plus impétueux, de plus irrésistible. Aussi ne vit-on jamais la puissance de l’enthousiasme et de la conquête s’avancer dans le monde, avec une plus épouvantable rapidité. Du fond de l’Arabie, en peu d’années, le glaive musulman avait subjugué la Perse, la Syrie, l’Égypte, une partie de l’empire grec, toute l’Afrique civilisée par les Romains, la Calabre, la Sicile, l’Espagne, et ne s’était arrêté que devant Charles-Martel. Mais cette exception d’une défaite essuyée dans les plaines de France, n’en laissait pas moins subsister l’invasion musulmane en Europe.

Certainement si la politique humaine eût seule dirigé les conseils des princes d’Europe, aux onzième et douzième siècles, ce motif même seul aurait pu leur inspirer les croisades. Dans le dernier siècle, Montesquieu écrivait ces paroles : « Dans les sociétés le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l’attaque est le seul moyen d’empêcher cette destruction. »

Ce conseil d’anticiper une guerre inévitable, jamais certes, il ne fut d’une application plus nécessaire, plus raisonnable que dans cette époque du monde où la puissance musulmane enserrait de toutes parts l’Europe divisée.

Je ne dis pas, messieurs, que toutes ces raisons soient entrées dans l’esprit des peuples du moyen âge ; elles étaient cependant plus contemporaines que les vues d’intérêt commercial alléguées par Robertson. Cette idée d’une guerre préservatrice contre les musulmans n’existait pas, pour le douzième siècle, aussi nettement que nous l’exprimons ; mais elle ne lui était pas inconnue ; elle était précise et déterminée dans quelques chefs, instinctive et confuse dans la foule. Ainsi, les plus grands papes, vingt ans avant les croisades, parlaient avec une force singulière du danger de voir le christianisme, déjà banni de l’Afrique, disparaître entièrement de l’Asie. Malgré la haine du schisme, ils s’inquiétaient vivement du péril où se trouvait Constantinople, chaque jour resserrée par la conquête des mahométans ; ils s’alarmaient pour l’Espagne ; ils craignaient sans cesse que de l’Espagne, la conquête mahométane ne débordât sur toute la France méridionale. Enfin, ils étaient plus occupés encore de la domination des Sarrasins en Sicile, et de cet effrayant voisinage, qui pouvait les jeter sur l’Italie et les conduire jusqu’à Rome, où ils avaient déjà paru dans le huitième siècle.

Dès l’année 1074, Grégoire VII écrivait à l’empereur Henri :

« J’annonce à Votre Grandeur que les chrétiens d’outre-mer, dont le plus grand nombre est affligé par les païens de désastres inouïs, et journellement massacré comme de vils troupeaux, ont envoyé vers moi, dans l’excès de leur misère, me suppliant de secourir nos frères de tous les moyens qui seraient en mon pouvoir, afin que la religion chrétienne ne soit pas, ce qu’à Dieu ne plaise, anéantie de nos jours. »

Le pape Urbain, dans ses célèbres prédications au concile de Clermont, à toutes les inspirations bibliques et religieuses mêla des paroles politiques.

On voit que la pensée d’un danger continuel qui pesait de l’Asie sur l’Europe entière, entra pour beaucoup dans le zèle éclairé des pontifes. Cette guerre sainte était donc la vieille guerre de l’Europe contre l’Asie, disons même de la civilisation contre la barbarie ; car le génie des nations d’Europe, bien que grossier encore, renfermait en lui des germes de civilisation que n’avait pas le mahométisme asiatique.

Ainsi, cette disposition déjà visible des peuples de l’Europe qui, par leur culte et leurs lois naissantes, les poussait vers l’amélioration des mœurs, leur inspirait une haine naturelle contre le despotisme musulman, qui reculait vers la barbarie. Ce sentiment se mêlait, on le voit dans Guillaume de Tyr, à l’antipathie religieuse ; pour lui, les Sarrasins n’étaient pas seulement des mécréants, mais des barbares.

Enfin, l’état de l’Europe, cette multitude de guerriers sans emploi, cette profusion d’une force féodale, qui ne s’exerçait sur elle-même qu’en se dévorant, tout cela précipitait les peuples chrétiens vers quelque grande conquête cherchée au loin. Dans le point de vue historique, l’accusation d’absurdité contre les croisades n’est pas plus raisonnable qu’elle ne le serait contre la guerre de Troie. En effet, la guerre de Troie, ce n’était pas la vengeance de Ménélas et la poursuite d’Hélène ; c’était le sentiment instinctif qui armait la civilisation des Grecs, ingénieuse et libre, contre la mollesse servile de l’Orient ; c’était l’anticipation naturelle de cette guerre qu’un jour la Perse devait apporter dans la Grèce.

De même que les causes rapprochent ces deux événements, les résultats les assimilent ; comme pour les nations septentrionales du vieux monde, ainsi pour les nations chrétiennes du moyen âge, une grande guerre, poussée au loin, vers l’Asie, fut l’occasion du plus grand développement des courages et des esprits. Le temps des croisades fut, comme la guerre de Troie pour les Grecs, l’âge héroïque des nations européennes. Là, les plus beaux souvenirs de leur poésie ont pris leur source ; là, le mouvement social a commencé ; là, les gouvernements même ont pris un caractère nouveau ; là, les premiers grands hommes ont paru, non plus isolément, dispersés à de longs intervalles, comme du temps de Charlemagne, mais réunis, groupés ensemble, s’animant l’un par l’autre.

Cette fécondité d’une nature jeune et vigoureuse, qui, dans les chants homériques, rassemble tant de hardis courages, tant de grands hommes autour d’Agamemnon, se retrouve dans les croisades. Le génie du poëte contemporain leur a manqué ; mais les événements eux-mêmes ont eu plus de grandeur et de poésie que l’Iliade. La croisade a été, pour ainsi dire, une merveille au-dessus de l’imagination des hommes qui l’ont vue, qui en ont été les acteurs et les témoins. Elle n’a pas suscité un grand génie qui la célébrât, Lorsque, plus de trois siècles après, le Tasse en reçut l’impression, il la reproduisit un peu énervée par la mollesse et le bel esprit de Ferrare ; il la renouvela sans doute à sa manière, avec un charme singulier d’imagination et de riant coloris, mais non pas avec la puissance et la rudesse des souvenirs originaux. Mais ne médisons pas d’un grand poëte, bien que ses peintures aient plus d’éclat que de vérité.

Après avoir établi ou rappelé ce qui nous semble la vérité historique ; après avoir constaté dans les mœurs, dans l’esprit et dans les intérêts du temps, la grandeur des croisades, il nous reste à chercher parmi les souvenirs de la poésie provençale ce qui porte l’empreinte de ce grand événement. Cette étude nous montrera, dans sa naïveté, le pieux héroïsme du moyen âge. La croisade n’y paraîtra pas toujours une guerre sainte ; mille idées profanes se mêleront au zèle religieux. Un seigneur ira à la croisade par un frivole motif que j’ai déjà rappelé ; un autre en reviendra bien vite par le même motif ; un autre n’ira point par le même motif. Toutes les passions ambitieuses, les haines, les cupidités, les jalousies se déploieront avec une rude et libre franchise.

Combien tous ces mélanges bizarres, tous ces bouillonnements de la civilisation naissante ne devaient-ils pas agiter l’âme du poëte ? Je regrette que nous n’ayons guère de poésies romanes faites en Syrie, au milieu de la croisade. Non, c’était surtout en France que les troubadours chantaient la guerre sainte ; mais très peu allèrent en partager les périls. À peine, dans le volumineux recueil de Sainte-Palaye, cinq à six pièces sont-elles indubitablement datées de la terre sainte. C’est en Provence, c’est dans les cours brillantes du Midi, qu’on faisait des vers pour exciter à la croisade et au martyre.

Cependant, messieurs, soyons justes envers la poésie. Le premier des troubadours qui ait chanté la croisade, se croisa : c’est Guillaume, comte de Poitiers. Il avait grand besoin, sans doute, de ce saint pèlerinage ; car il avait fait dans sa vie des choses bien difficiles à expier ; il en est que je ne puis même rappeler. Il avait enlevé la femme du vicomte de Châtellerault, et l’avait épousée du vivant de son mari. L’évêque de Poitiers, avec cette généreuse fermeté que déploya souvent le clergé dans le moyen âge, le réprimanda dans l’église, et commença contre lui la formule d’excommunication. Le comte tire son épée, et veut frapper le prélat. L’évêque de Poitiers demande un moment de répit, se recueille, et d’une voix forte achève l’anathème. « Frappe maintenant, dit-il, je suis prêt. — Non, dit le comte, je ne veux pas maintenant, parce que je vous enverrais en paradis. »

Comme il ne faut désespérer de personne, Guillaume, qui avait fait beaucoup de méchantes actions semblables, partit dès les premiers temps de la croisade. Il faut entendre ses adieux à son pays.

« Je veux faire un chant, et je prendrai pour sujet ce qui cause ma peine ; je ne serai plus attaché au Poitou ni au Limousin.

« Je m’en irai en exil outre-mer ; je laisserai mon fils en guerre, dans la crainte et le péril ; et ses voisins l’inquiéteront.

« Il m’en coûte de quitter la seigneurie du Poitou ; je laisse à la garde de Foulcques d’Anjou ma terre et son jeune cousin.

« Si Foulcques d’Anjou et le roi, de qui je relève, ne lui prêtent assistance, la plupart des seigneurs qui verront un faible jouvenceau, ne manqueront pas de lui nuire.

« S’il n’est très sage et vaillant, les traitres Gascons et les Angevins l’auront bientôt renversé, quand je serai éloigné de vous.

« Fidèle à l’honneur et à la bravoure, je me sépare de vous ; je vais outre-mer, aux lieux où les pèlerins implorent leur pardon.

« Adieu, brillants tournois ; adieu, grandeur et magnificence, et tout ce qui attachait mon cœur ; rien ne m’arrête, je vais aux champs où Dieu promet la rémission des péchés.

« Pardonnez-moi, vous tous, mes compagnons, si je vous ai offensés ; j’implore mon pardon, j’offre mon repentir à Jésus, maître du ciel ; je lui adresse à la fois ma prière, et en roman et en latin.

« Trop longtemps je me suis abandonné aux distractions mondaines ; mais la voix du Seigneur se fait entendre. Il faut comparaître à son tribunal ; je succombe sous le poids de mes iniquités.

« Ô mes amis ! quand je serai en présence de la mort, venez tous auprès de moi, accordez-moi vos regrets et vos encouragements ; hélas ! j’aimai toujours la joie et les plaisirs, soit quand j’étais chez moi, soit quand j’en étais éloigné.

« J’abandonne donc joie et plaisirs, le vair, le gris et le sembelin (habillements des barons). »

Je vous ai dit que Bertram de Born, qui n’avait pas moins besoin d’expiation que le comte Guillaume, ne partit pas pour la croisade. Il plaisante lui-même de son inaction volontaire, tout en accusant celle des autres.

« De tous ceux qui se-croisèrent, je sais maintenant lequel a le plus de mérite : c’est le seigneur Conrad, le plus parfait de tous, lui qui se défend à Sur, contre Saladin et sa vile bande. Que Dieu accorde son secours à Conrad, car celui des hommes est bien lent ; seul il obtiendra le prix, puisque seul il brave les fatigues et les dangers.

« Seigneur Conrad, je vous recommande à Dieu ; je serais allé outre-mer auprès de vous, je vous l’assure ; mais j’ai perdu patience quand j’ai vu que les comtes, les ducs, les rois et les princes retardaient toujours ; et d’ailleurs, il est une dame, belle et blonde, auprès de qui mon courage s’est peu à peu attiédi ; autrement je combattrais à vos côtés depuis plus d’un an.

« Seigneur Conrad, je connais deux rois qui diffèrent trop de vous aider ; vous entendez qui : le roi Philippe est l’un ; il craint : le roi Richard est l’autre ; il craint aussi. Plût à Dieu que chacun d’eux fût dans les fers des Saladins, puisqu’ils se moquent ainsi de Dieu ; puisqu’étant croisés, ils ne se disposent point à partir.

« Seigneur Conrad, l’affection que je vous porte inspire mes vers ; et je ne considère ni ami, ni ennemi ; mais je chante pour blâmer les croisés de ce qu’ils ont ainsi mis le passage et leurs serments en oubli : ils ne pensent pas que Dieu voit avec peine qu’ils vivent dans les orgies et dans les délices, et que vous endurez la faim et la soif, quand ils reposent tranquillement.

« Seigneur Conrad, la roue tourne toujours en ce monde et finit par ramener le mal ; j’en connais peu qui ne se mettent en souci de tromper ceux qui sont leurs voisins et ceux qui ne le sont pas ; mais celui qui perd ne montre pas de joie ; or, sachent bien ces hommes que j’accuse d’agir ainsi, que Dieu note ce qu’ils ont dit et ce qu’ils ont fait.

« Seigneur Conrad, le roi Richard a un si grand mérite, et je le dis (quoique parfois je parle mal de lui), qu’il s’embarquera bientôt avec autant de forces qu’il le pourra : on me l’assure. Le roi Philippe monte en mer, ainsi que d’autres rois ; ils conduisent des secours tels, que nos conquêtes s’étendront jusqu’à l’Arabie. »

À l’exemple du belliqueux Bertram de Born, beaucoup d’autres troubadours, sans quitter la France, attaquaient par des sirventes amers les envahissements des Sarrasins, la lenteur des seigneurs, les jalousies des rois. Quelquefois la réprimande est si vive, qu’il faut la rappeler comme un trait distinctif de la liberté du temps. Citons un exemple entre plusieurs.

Le marquis de Montferrat s’était croisé comme tout le monde. Il ne se pressait pas de partir ; il restait dans son comté : il ne savait pas qu’un jour il serait roi de Thessalonique. Voici comme un troubadour l’apostrophe :

« Marquis, je veux que les moines de Cluny fassent de vous leur capitaine, ou que vous soyez abbé de Cîteaux, puisque vous avez le cœur assez vil pour aimer mieux deux bœufs et une charrue à Montferrat, qu’ailleurs être empereur.

« Le royaume de Thessalonique, sans pierrier et sans mengoniau, vous pourriez l’avoir, et maint château que je ne nomme pas.

« Par Dieu, marquis, Rolland dit à son frère, et Gui, marquis, et Rainaud leur confrère, Flamands, Français, Bourguignons et Lombards, vont tous disant que vous semblez bâtard.

« Vos ancêtres, je l’entends dire et rapporter, furent tous preux ; mais il ne vous en souvient guère ; si vous n’avez soin de changer, vous perdrez le tiers et le quart de votre honneur. »

Figurez-vous donc, messieurs, que tandis que la prédication chrétienne du haut des chaires ranimait le zèle des fidèles, tandis que les lettres apostoliques des papes appelaient les rois, excitaient les peuples, la voix des troubadours, tantôt maligne et moqueuse, tantôt enthousiaste et sévère, inspirait aussi la croisade. C’est même un trait remarquable que ce concours de deux influences qui souvent se contrarient. Dans cette époque du moyen âge, les deux puissances morales, inégales dans leurs effets, bien diverses dans leur origine, c’étaient la religion et la poésie populaire. Souvent elles étaient en guerre ; les peuples hésitaient, si j’ose parler ainsi, entre les prédicateurs et les chanteurs ; et quelquefois, par la corruption et la frivolité de notre nature, les chanteurs l’emportaient.

Mais dans ce mouvement rapide d’enthousiasme, qui s’entretint et se renouvela si longtemps, presque toujours les troubadours et les prêtres, la poésie et la religion s’accordèrent pour célébrer la croisade, pour appeler à la croisade tous ceux qui portaient un cœur d’homme et une épée, pour avertir les chrétiens d’Europe du délaissement de leurs frères, enfin pour recruter sans relâche cette armée que l’Asie dévorait incessamment. On peut s’étonner que le Tasse n’ait pas songé à placer un troubadour dans sa Jérusalem. En effet, le dévouement du comte d’Anjou eut quelques imitateurs parmi des chevaliers troubadours. On a conservé quelques-uns de leurs chants inspirés sous le ciel de la Syrie, au milieu des victoires ou des souffrances de l’armée chrétienne. On peut chercher dans leurs vers quelques traces de ce nouveau contact du génie d’Europe avec le génie oriental. Cet orientalisme, qui, par l’invasion des musulmans, était arrivé dans l’Espagne, qui de là s’était reflété sur l’Europe méridionale, les chrétiens étaient allés le chercher de nouveau jusque dans les murs de Jérusalem. Mais le troubadour de Provence, exilé en Palestine, gardait toujours l’amour du pays de la gaye science. Nous avons le chant d’un troubadour, dont la vie première avait été frivole et emportée par les délices des cours du Midi. Peyrols, longtemps poëte favori du Dauphin d’Auvergne, exilé par ce prince pour des vers adressés à la duchesse de Mercœur, partit pour la croisade : je ne sais s’il s’en lassa bien vite ; mais voici quelques vers qu’elle lui inspira sur les lieux mêmes :

« Puisque j’ai vu le Jourdain et le saint sépulcre, ô vrai Dieu, qui êtes le Seigneur des seigneurs, je vous rends grâces de ce qu’il vous a plu de me faire tel honneur que de me permettre de contempler le lieu sacré où vous naquîtes véritablement ; j’en ai eu la plus vive allégresse : car si j’étais en Provence, d’un an les Sarrasins ne m’appelleraient Jean.

« Que Dieu nous accorde maintenant bon voyage et bon vent, bons navires et bons matelots ; car je veux retourner à Marseille : mon cœur y était resté, quoique je fusse vraiment outre-mer ; je recommande à Dieu Acre et Sur, et Tripoli, et l’hôpital, et le temple. »

Vous reconnaissez ce goût des troubadours pour le séjour de France. Je vous ai parlé de ceux qui n’avaient pu la quitter ; en voici un qui est allé sur les bords du Jourdain. Au lieu de toutes les impressions mélancoliques qu’un poëte de nos jours n’aurait pas manqué de trouver dans ces saints lieux, cet homme du douzième siècle souhaite surtout un bon navire, un bon vent et le port de Marseille.

Ailleurs Peyrols parle encore de la croisade, dans une pièce de vers pleine de délicatesse et de grâce : c’est un tenson, un dialogue entre lui et l’Amour. Chacun des interlocuteurs donne ses raisons pour et contre la croisade. « Quoi ! dit l’Amour, vous iriez outre-mer, quand les rois n’y vont pas ? Voyez comme ils se font la guerre, et comme les barons cherchent aussi des excuses. » Peyrols se laissa convaincre, et ne retourna plus en terre sainte. Cette pièce indique d’ailleurs, vous le voyez, la décadence de l’esprit des croisades. Les gentilshommes s’en lassèrent, comme les rois.

Dans le petit nombre de troubadours qui prirent la croix, il faut cependant compter deux rois, Richard et Frédéric. Richard étant, comme nous l’avons dit, dans sa jeunesse, seigneur feudataire de l’Anjou, avait un commerce fréquent avec ces gentils troubadours de la Provence et de l’Auvergne ; il parlait et chantait leur langue. Quand il devint roi d’Angleterre, il fut suivi à sa cour nouvelle par un grand nombre de troubadours, qui étaient là comme un cortège d’honneur. Nous remarquerons ailleurs à quel point l’influence des troubadours se retrouve dans les premiers essais de la poésie anglaise. Chaucer, au quatorzième siècle, était encore un de leurs élèves. Dans ses guerres, dans ses aventures lointaines, Richard garda le souvenir de cette poésie provençale, et la cultiva. Si votre imagination se reporte aux grands exploits de Richard, malgré ses vices, un intérêt singulier s’attache à ses vers. En effet, ce Richard n’était pas seulement un batailleur, comme Bertram de Born ; placez-le dans un autre siècle, ce ne sera pas un prince juste et doux, mais un grand homme ; c’est un homme qui réunit à l’audace que montra Charles XII, plus de génie politique et de prudence. Au milieu de ses périlleuses aventures, toujours errant ou combattant hors de ses États, son nom remplit les vieux monuments de l’Angleterre. Peu de rois ont moins habité leur royaume, et y ont cependant laissé une trace plus profonde que Richard.

Richard, après avoir livré tant de combats, tué tant de Sarrasins, revint de la croisade sans armée, et même sans écuyer ; mais cela n’effrayait pas un chevalier comme Richard. Débarqué en Europe, sur les côtes de Dalmatie, il entreprit de traverser seul le territoire de l’un de ses plus grands ennemis, le duc Léopold d’Autriche, dont il avait fait une fois abattre l’étendard déjà planté sur une tour de Palestine.

En passant par la Styrie, il fut arrêté par Léopold, et jeté dans une tour ; puis Léopold le vendit prisonnier a l’empereur Henri VI, qui le retint dix-huit mois captif. C’était une triste reconnaissance de son héroïsme dans la croisade. Vous savez ce que le roman et le théâtre ont jeté d’ingénieux et de touchant sur cette aventure ; vous connaissez cette histoire d’un troubadour fidèle qui s’était mis en quête de Richard, que l’on savait revenu de la terre sainte, et que l’on ne voyait reparaître nulle part. Selon ce récit, le troubadour Blondel, après avoir erré dans beaucoup de lieux, chantant au pied des forteresses qui pouvaient renfermer son maître, entendit du fond d’une tour une voix qui achevait la chanson, et reconnut Richard.

Je ne sais si l’histoire est authentique, si la fidélité du troubadour, si la découverte imprévue de Richard, si ce chant à deux voix du troubadour et du prince captif, si tout cela offre autant de vérité que d’intérêt. Mais nous avons du moins un vestige curieux du talent poétique de Richard, dans les loisirs de sa captivité.

Il s’est conservé dans les deux dialectes des troubadours et des trouvères une chanson où Richard, prisonnier, se plaint de ses vassaux, de ses amis, qui l’abandonnent, et du roi de France qui profite de ce temps pour envahir son territoire. Je ne ferai qu’une remarque philologique. Cette chanson existe dans les deux langues, celle des troubadours et celle des trouvères.

Avant que l’admirable travail de M. Raynouard eût jeté la lumière sur ces origines de notre idiome, qui sont liées de si près à toute l’histoire du moyen âge, on avait à cet égard des notions si confuses, et on portait tant de négligence dans cette étude, que l’abbé Millot, qui a composé trois volumes sur les troubadours, a traduit tout de travers cette chanson de Richard, et de plus, voulant citer un couplet dans la langue originale, a mêlé les deux textes.

Ce n’est pas moi qui triomphe de cela ; mais on peut apprécier le service rendu par l’écrivain qui, de nos jours, a parfaitement éclairci l’histoire de cette littérature et de cette langue, que ne savaient pas distinguer d’un autre dialecte des hommes de mérite qui faisaient trois volumes sur ce sujet. Mais passons à la chanson, en traduisant d’après le roman provençale ; car il est à croire que Richard la composa dans le dialecte qui était la langue favorite de la poésie, et pour ainsi dire le toscan du siècle : du reste, dans cette chanson, l’intérêt poétique est médiocre. Ce qui doit plaire, c’est l’intérêt anecdotique et la singularité de vers composés par un homme qui a gagné tant de batailles, et qui chante du fond de sa prison :

« Déjà, nul homme prisonnier ne dira sa raison bien nettement, si ce n’est en homme qui se plaint ; mais pour réconfort, il doit faire une chanson. J’ai beaucoup d’amis ; mais pauvres sont leurs dons : c’est une honte à eux si, pour ma rançon, je suis deux hivers prisonnier.

« Or, sachent bien mes hommes et mes barons anglais, normands, poitevins et gascons, que je n’ai si pauvre compagnon que je voulusse pour argent laisser en prison. Je ne leur fais aucun reproche ; mais je suis encore prisonnier !

« Je sais bien, et je tiens pour vrai certainement, qu’homme mort ou prisonnier n’a ni amis ni parents ; et s’ils m’abandonnent pour or et pour argent, c’est un mal pour moi, un plus grand pour ma nation, qui, après ma mort, souffrira reproche pour m’avoir laissé prisonnier.

« Pas n’est merveille si j’ai le cœur dolent, lorsque monseigneur met ma terre en saccage ; il ne lui souvient pas de notre serment, que nous fîmes pour la sûreté commune : je sais bien de vrai que guère longtemps ne serai prisonnier.

« Comtesse Souer, Dieu sauve votre souverain mérite, et garde la beauté que j’aime tant, et par qui je suis déjà prisonnier. »

Je m’arrête ici. Dans la prochaine séance nous considérerons d’autres monuments historiques et poétiques de la langue romane, au milieu de la croisade sanglante contre les Albigeois.

Sixième leçon

Utilité historique de la poésie provençale. — Liberté extraordinaire dont elle est la preuve et l’expression. — Chant de Sordello sur la mort de Blacas. — Poésie satirique des troubadours, inférieure à la poésie amoureuse. — Vie heureuse et douce imagination du Midi troublées tout à coup par une horrible calamité. — Innocent III. — Hérésie des Albigeois ; leurs prières en langue vulgaire. — Causes de la croisade contre les Albigeois. — Son influence sur le génie méridional. — Chant de vengeance et de haine contre Rome.

Messieurs,

La littérature, telle que nous l’étudions, est tour à tour un objet d’art et un monument historique. Je ne puis, dans cette revue du moyen âge, offrir toujours à votre attention d’heureux fragments poétiques et des beautés inédites. Je suis soumis à la loi accidentelle de mon sujet. Quelquefois, sous les décombres de ces vieux temps, nous découvrirons des choses éclatantes et neuves ; plus souvent, nous n’y trouverons que des matériaux informes et bruts. Ce sont de curieux éléments pour l’histoire, et non des spectacles pour l’imagination. Aussi, messieurs, en parcourant cette littérature des troubadours, dont une portion nous est sévèrement interdite, nous nous attacherons de préférence à quelques singularités de mœurs et d’événements, dont l’intérêt soutienne ou supplée pour nous le talent poétique.

Nous avons indiqué déjà ce caractère libre et hardi de la muse provençale, ce droit de réprimande et de satire qu’elle exerça contre toutes les puissances du moyen âge. C’est un trait distinctif du temps. Cette époque serait mal comprise, si elle ne se présentait qu’avec cette apparence d’ordre et de soumission, que les écrivains de la monarchie ont uniformément répandue sur notre histoire. Presque toujours, par un anachronisme de langage, ils ont attribué quelque chose de l’esprit paisible du dix-septième siècle aux temps agités du moyen âge. Si vous étudiez la France du treizième et du quatorzième siècle dans Daniel, il vous semble qu’une sorte de régularité et de subordination es animait et en contenait toutes les parties. Cette illusion était née d’abord der la lecture même des chroniques, rédigées par des moines, dans la paix des monastères. Ils avaient involontairement communiqué à leurs récits quelque chose de la quiétude et du calme de la vie monastique ; et les historiens officiels de la monarchie absolue ajoutèrent, plus tard, à ces fausses couleurs, un ton d’étiquette et de gravité.

Au contraire, les monuments immédiats de la poésie populaire, lors même qu’ils ne satisfont pas l’imagination et le goût, ont toute la vivacité, ou plutôt toute la rudesse d’une vérité naïve et historique. Comment croyez-vous, par exemple, qu’au treizième siècle on traitait ces empereurs d’Allemagne, ces rois d’Aragon, de Castille, de France, que l’histoire nous montre à la tête de leurs nombreux vassaux, et dans la pompe de leurs cours ? Ne vous semble-t-il pas que les papes seuls avaient le droit de les maudire et de les insulter, et que, du reste, tout genou fléchissait devant ces princes ? Consultez les troubadours ; et vous verrez que ni les puissances de la terre, ni même celles de l’Église n’étaient ménagées par ces hardis interprètes des passions de la foule. Une double vérité naîtra pour nous de cette étude ; nous connaîtrons mieux les événements et l’esprit du temps tout à la fois. Vous le concevez ; je ne dirai pas la convenance, mais le bon sens ne laisse pour nous, dans ces vieux monuments, qu’un intérêt froidement historique ; et si, par exemple, nous empruntons à un troubadour la satire amère des excès de la cour de Rome, la censure violente, excessive peut-être, des abus du pouvoir ecclésiastique ou civil, ce sont des paroles mortes, dépouillées non seulement de toute allusion, mais de toute vraisemblance dans nos temps modernes.

Un chevalier, un troubadour illustre, Blacas, meurt : voilà les troubadours qui célèbrent en lui le guerrier vaillant, généreux, dont la vertu faisait honte aux plus puissants monarques. Dans la Complainte du fougueux Bertram de Born sur la mort du jeune Henri, nous avions admiré la douceur et la mélancolie du langage. Le poëte qui déplore la perte de Blacas, porte dans sa douleur bien plus d’amertume ; il la rend outrageuse pour tous les princes de la chrétienté. D’une complainte funèbre, il fait un sirvente. Ce poëte, c’est Sordello, né dans l’Italie du Nord, mais poëte de la langue provençale. Le Dante a cru lui devoir cet insigne honneur, de l’invoquer presque à l’égal de Virgile, dont il le fait le compatriote, lorsqu’il le rencontre dans son mystérieux voyage.

Malgré ce singulier parallèle, la poésie de Sordello vous paraîtra bien rude ; elle ressemblera pour vous à quelques-uns des chants de la Grèce moderne et barbare. Il est un de ces chants populaires, où, par une fiction digne de la férocité des clephtes de la montagne, la tête coupée d’un guerrier s’entretient avec un aigle qui la dévore : « Mange-moi, dit cette tête ; nourris-toi de mon courage. »

C’est le génie rude et farouche du moyen âge, qui, par une exception unique, s’était conservé, jusqu’au dix-huitième siècle, dans quelques cantons de la Grèce asservie. Un tour d’imagination semblable se retrouve dans les vers de Sordello ; il y a de plus cette libre et séditieuse hardiesse des troubadours, qui gourmandaient tous les princes du temps.

Je ne nommerai pas, comme l’a fait un savant historien, cette liberté des troubadours, le cri de l’opinion publique. Une telle puissance n’existait pas alors. La liberté était renfermée dans quelques châteaux ; elle voyageait avec quelques troubadours ; elle passait vite de la plainte à l’action, de la chanson à la mêlée : il faut lui laisser sa physionomie guerrière. Voici, messieurs, ce chant singulier, plus remarquable par la hardiesse injurieuse que par le talent.

« Je veux, en ce rapide chant, d’un cœur triste et marri, plaindre le seigneur Blacas ; et j’en ai bien raison : car en lui j’ai perdu un seigneur et un bon ami ; et les plus nobles vertus sont éteintes en lui. Le dommage est si grand, que je n’ai pas soupçon qu’il se répare jamais ; à moins qu’on ne lui tire le cœur, et qu’on ne le fasse manger à ces barons qui vivent sans cœur ; et alors ils en auront beaucoup.

« Que d’abord, l’empereur de Rome mange de ce cœur ; il en a grand besoin, s’il veut conquérir par force les Milanais, qui maintenant le tiennent conquis lui-même ; et il vit déshérité, malgré ses Allemands.

« Qu’après lui, mange de ce cœur le roi des Français ; et il recouvrera la Castille, qu’il a perdue par niaiserie : mais s’il pense à sa mère, il n’en mangera pas ; car il paraît bien, par sa conduite, qu’il ne fait rien qui lui déplaise.

« Je veux que le roi anglais mange aussi beaucoup de ce cœur, et il deviendra vaillant et bon ; et il recouvrera la terre que le roi de France lui a ravie, parce qu’il le sait faible et lâche.

« Et le roi de Castille, il convient qu’il en mange pour deux, car il tient deux royaumes : et n’est pas assez preux pour un seul : mais s’il en veut manger, il faut qu’il en mange en cachette ; car si sa mère le savait, elle le battrait avec des verges.

« Je veux que le roi d’Aragon mange de ce cœur. Cela le délivrera de la honte qu’il recueille ici, à Marseille et à Milan ; car il ne se peut honorer autrement, en actions ou en paroles.

« Je veux aussi que l’on donne du cœur au roi navarrois, qui valait mieux comte que roi ; je l’entends dire ainsi. C’est un mal quand Dieu fait monter un homme à haute puissance, et que le défaut de cœur le fait baisser de prix.

« Le comte de Toulouse a besoin d’en manger beaucoup, etc., etc. »

Je n’achève pas, messieurs : ce singulier repas est trop long ; cependant la pièce de Sordello fut très répandue et fort approuvée dans le temps. Ce thème d’un cœur mangé parut si beau, que voilà deux ou autres poëtes qui le reprennent et le paraphrasent. Ce n’est plus seulement le cœur de Blacas, mais le corps de Blacas tout entier qu’on coupe, qu’on divise, et que le poëte propose d’envoyer à divers peuples de la chrétienté, aux vaillants Poitevins, aux couards Anglais, etc. Certes, sous le rapport du goût, si l’on compare ces inventions aux beaux rêves de la poétique Italie, notre Midi paraît encore bien grossier. Aussi, c’est un exemple de liberté féodale, et non de poésie, que nous avons voulu chercher ici.

Cette poésie des troubadours, en devenant satirique et haineuse, perdait quelque chose de sa brillante inspiration. Elle semble née pour chanter le beau ciel de la Provence, le printemps, les plaisirs : quand elle s’arrachait à ce doux emploi, comme dit La Fontaine, elle était souvent plus injurieuse qu’énergique. Ce qui fait surtout le charme de cette poésie, c’est l’expression interminable des sentiments délicats du cœur ; c’est le langage uniforme de l’amour, soit qu’on l’écoute dans les accents passionnés d’un guerrier troubadour, ou dans les douces caresses de la comtesse de Die. Mais nous en sommes réduits à l’intérêt historique. Et, dans les sujets graves, si l’on excepte Bertram de Born et quelques autres peut-être, le génie manque aux troubadours.

Hors de là, figurez-vous cette longue et ingénieuse chanson qui se fait entendre dans toute la Provence. Elle est l’occupation des grands, des preux, des troubadours, des jongleurs. Sans cesse les autres langues de l’Europe, qui commencent à se former, viennent s’y mêler ; mais la primauté provençale s’y reconnaît toujours. Il est entre autres une forme singulière, que, dans notre civilisation avancée, on n’imaginerait pas, qui suppose une communauté, une affinité perpétuelle entre plusieurs langues. C’est ce qu’on appelle le discort. Ce sont des sentiments de dépit, d’inquiétude, d’espérance, exprimés dans plusieurs langues à la fois. On faisait une pièce de vers en italien, en provençal, en français, en gascon, en espagnol ; on mêlait tout cela, suivant son émotion ; et quand le poëte avait tout à fait perdu la tête, ce n’était pas seulement de strophe en strophe qu’il changeait de langue, c’était de vers en vers. Il y a plusieurs pièces dans cette forme singulière. Tout cela suppose un grand loisir dans une nation ; ces jeux d’esprit ne trouveraient guère place chez un peuple agité par de graves intérêts. Cette douce occupation dura plus d’un siècle. Si la poésie qui en fut l’ouvrage n’est pas digne d’une grande admiration, si on ne place point cette poésie dans les archives de l’esprit humain, après ces quatre ou cinq poésies qui font l’enchantement éternel de notre imagination, on s’arrête cependant avec plaisir sur elle, et on y voit le témoignage de la prospérité sociale dont jouit un peuple, au milieu des agitations sanglantes de toute l’Europe. Mais ce bonheur ne devait pas être durable. Le caractère du moyen âge, qui s’était adouci sous le ciel heureux de la Provence, va reparaître avec son atroce et puissante énergie. Cette contrée, si florissante au milieu du douzième siècle, va recevoir en son sein toutes les horreurs d’une guerre de fanatisme et de pillage, elle va cruellement expier tout ce qu’elle a eu de paix et de bonheur ; elle va souffrir au-delà des autres pays de l’Europe. S’il est un grand contraste entre les occupations de l’esprit et la destinée des hommes, c’est la Provence qui doit l’offrir : ses jeux poétiques, ses cours d’amour, sont tout à coup remplacés par toutes les fureurs de la guerre et de l’inquisition la plus impitoyable. C’est encore là, messieurs, un des grands événements du moyen âge, sur lequel la poésie romane peut fournir des pièces historiques.

La croisade des Albigeois ! Quelle idée s’en fait-on, soit que l’esprit monacal, soit que l’esprit philosophique retrace seul ces grands souvenirs ? Longtemps d’abord, le témoignage des victimes avait été supprimé ; c’étaient les inquisiteurs qui s’étaient faits historiens. Puis le récit des inquisiteurs fut commenté plus tard uniquement par l’esprit philosophique. Tout ce qui avait été fait de violent et d’inhumain dans cette guerre, parut tenir à une scélératesse profonde ; tandis que le caractère de certaines époques, c’est que de méchantes actions soient commises par des hommes qui tous n’étaient pas méchants. Image fidèle des préjugés et des passions du temps, cri de douleur des vaincus dans cette guerre désastreuse, la poésie des troubadours est un vivant commentaire de ces événements.

En ce moment, deux choses nous frappent : le caractère historique et la forme littéraire de cette poésie. Ce caractère historique ne peut bien se concevoir, sans quelques réflexions rapides sur l’hérésie des Albigeois. Dans la multitude de sectes que les premiers siècles de notre ère avaient vues naître et grandir sur le tronc puissant du christianisme, il en est une dont le nom varia beaucoup, mais qui, dès l’origine, avait, dans la simplicité de ses dogmes, quelque chose d’analogue à la croyance protestante réduite à ses formes les plus austères. Au sixième siècle, cette secte avait le nom de PAUL.cienne ; elle rejetait entièrement l’autorité du pontife de Rome ; elle méconnaissait en général l’autorité du sacerdoce ; elle niait le purgatoire et l’efficacité des prières pour les morts. Du reste, elle recommandait des mœurs chastes et pures, de rigoureuses abstinences. Cette secte avait deux caractères singuliers, qu’elle reçut de la diversité de ses fortunes et de ses périls : tantôt elle était purement ascétique, solitaire, pythagoricienne ; tantôt elle était guerrière et impitoyable.

Lorsque le mahométisme s’étendit rapidement sur l’Asie Mineure, les PAUL.ciens, qui avaient été persécutés par les empereurs grecs, subirent assez volontiers le joug musulman ; mais sous le cimeterre et le Coran, ils gardèrent leur foi, et y mêlèrent seulement quelque chose de l’imagination orientale. Avec les mahométans ils passèrent en Espagne ; d’Espagne, ils arrivèrent en Provence ; et ils parcoururent ainsi une partie de l’Europe méridionale, à la faveur des victoires de leurs maîtres. On les trouve répandus dès le huitième siècle. C’est dans la première langue du moyen âge, dans cet idiome roman, dont les débris ont été si récemment étudiés, que cette secte énonça d’abord ses dogmes et ses prières. Après les serments de 842, un des plus anciens monuments de la langue romane, c’est la Noble leçon des Vaudois, pieuse et simple paraphrase des maximes évangéliques. Là, rien n’indique absolument une hérésie dogmatique ; mais on sent un esprit de libre examen et de conscience individuelle. Ces maximes sévères, cette morale pure, cette religion simple et s’exprimant en langue vulgaire, étaient communes à un grand nombre d’habitants du diocèse d’Albi ; d’où vint le nom d’Albigeois.

Sous les comtes de Toulouse, grâce à cet esprit de tolérance, dont l’Espagne elle-même donnait l’exemple, dans ces guerres sans cesse mêlées de traités de paix, d’alliance, de mariages entre les familles arabes et chrétiennes, cette secte fut tolérée dans presque tout le Midi ; elle y prit de grands accroissements ; elle s’adonnait au commerce et aux arts ; elle augmentait cette richesse et cette prospérité méridionale qui formaient un si grand contraste avec la grossièreté rude et militaire de la France du Nord.

Tel était encore l’heureux état de cette secte à la fin du douzième siècle. Le comte de Toulouse la protégeait ; le tuteur du vicomte de Béziers était soupçonné d’en faire partie : les temples des Albigeois étaient fréquentés ; leurs hymnes en langue vulgaire retentissaient librement ; et leur foi vivait paisible à côté de la foi catholique, dans les mêmes cités et dans les mêmes villages.

Mais alors monta sur la chaire de Saint-Pierre un des plus puissants génies qui aient jamais existé. On ne peut trouver ces expressions trop fortes, quand on songe que cet homme accomplit tout ce que le plus hardi des papes, avant lui, avait seulement projeté : la grande suzeraineté pontificale, cette ambition, cette théorie de Grégoire VII, fut véritablement mise en pratique par Innocent III.

La chaleur des croisades, l’enthousiasme qui avait inspiré ces grandes expéditions, commençait à s’attiédir. La voix puissante du pontife ne le ranima qu’à demi. Je ne sais si lui-même voulut porter dans l’Orient toute la force de sa volonté, s’il voulut consumer là tout l’empire qu’il avait sur l’âme des hommes. Mais on le voit, en peu d’années, humilier, abaisser, dompter Philippe-Auguste, agiter l’Angleterre, réprimander le roi d’Aragon, le roi de Bohême, l’Empereur, donner ou laisser prendre Constantinople, enfin maîtriser tous les rois de l’Europe, en faire ses vassaux, ses hommes liges, au nom de la religion.

Voilà quel était Innocent III.

Ce tableau incomplet de ses desseins et de ses actes n’est pas son apothéose. Dans le grand nombre de ses entreprises, il faut compter l’oppression, l’anéantissement de ce peuple albigeois, disséminé parmi les habitants du Midi. Ce fait a presque disparu dans l’immense activité du pontificat d’Innocent III.

Innocent III, monté sur le trône de Rome, et faisant la revue de l’univers, aperçoit, dans un coin de la France méridionale, ce petit peuple des Albigeois, qui suit des prêches particuliers, qui fait habituellement ses prières en langue romane, et semble ainsi renier la suprématie de la vieille langue religieuse et politique de Rome. On ne disait pas que ce petit peuple fût malfaisant. Lorsque les premiers conseils de mort et de persécution furent donnés, les habitants répondaient : « Nous ne pouvons pas les tuer ; nous avons été nourris avec eux ; nous avons des parents parmi eux ; et nous voyons combien leur vie est honnête. » Cela était humain et sensé ; mais voici comment les passions violentes du moyen âge précipitèrent un affreux dénoûment, qui, sans doute, n’était pas dans la première intention du pontife.

Dès l’année 1193, Innocent III avait envoyé dans la province de Narbonne deux légats, pour convertir et accuser les hérétiques. Il leur adjoignit plus tard un prêtre du pays, Pierre de Castelnau.

À cette époque, un légat venu de Rome c’était plus que ne fut, dans l’ancien monde, un sénateur romain député vers un roi. Vous vous souvenez d’avoir lu dans l’histoire ancienne cette réflexion, que souvent les Romains entreprirent de grandes guerres, firent des sièges mémorables, détruisirent des peuples entiers, afin que l’offense d’un ambassadeur romain ne restât pas impunie. C’était le prestige et la politique de Rome d’attacher un sceau d’inviolabilité au moindre de ses mandataires, et de payer de tout le sang d’un peuple l’insulte qui pouvait leur être faite. À ce prix, il y avait, en quelque sorte, économie de guerres pour elle. En vengeant, par une épouvantable destruction, l’injure de la toge romaine, elle s’épargnait la nécessité de prendre plus souvent les armes. Il en était de même, au moyen âge, pour le maintien de cette succession dictatoriale que Rome chrétienne semblait avoir reçue de l’ancienne Rome ; et le pontificat semblait avoir d’autant plus besoin de ce talisman de terreur autour de ses envoyés, qu’il n’avait pas de légions à lui pour les défendre.

Les légats d’Innocent III parcoururent la Provence, aidés de plusieurs moines de Cîteaux ; ils prêchaient, discutaient, menaçaient, et rencontraient dans la liberté des esprits une résistance à laquelle Rome n’était pas accoutumée. C’étaient de bien âpres controverses, substituées à l’aimable frivolité des tensons et des controverses d’amour. Arrivés dans le palais de Raymond de Toulouse, les légats y trouvèrent grand nombre de troubadours, de musiciens, de jongleurs, et quelques hérétiques ; car le comte protégeait à la fois les hérétiques et les poëtes. Les légats, et surtout Pierre de Castelnau, réclament auprès du prince la punition de ses sujets dissidents. Celui-ci promet, hésite, ajourne, et n’ose nier la terrible puissance qu’il tâche d’éluder. Cependant, avec ce despotisme apostolique qu’ils portaient en eux, et qui leur permettait, d’après les principes de Grégoire VII, de révoquer arbitrairement les évêques, comme d’excommunier les princes, ils avaient déposé l’archevêque de Narbonne et les évêques de Toulouse et de Viviers, coupables à leurs yeux d’indulgence et de faiblesse. Il y avait eu, quelques années auparavant, un troubadour ingénieux, célèbre par ses vers passionnés, Foulquet de Marseille. Après la vie ambulante, frivole, capricieuse de la gaye science, après bien des vers adressés aux dames du Midi, Foulquet de Marseille avait été pris tout à coup d’une grande mélancolie ; il était entré dans l’ordre de Cîteaux. Jeune encore, il avait gardé, sous le cilice, la violence de l’ambition mondaine. Il vint joindre son ardente ferveur au zèle farouche du légat. Le légat le fait évêque de Toulouse. Ainsi, voilà le comte Raymond, qui, jusque dans sa cour, pleine de chevaliers et de poëtes, voit croître contre lui la formidable puissance de l’Église romaine. Chaque jour, nouvel avertissement, nouvelles plaintes, nouvelles menaces, sur la lenteur du comte à punir ses sujets. Pour l’y forcer, les légats s’avisent même d’un étrange moyen.

Le comte était en guerre avec plusieurs barons de Languedoc et de Provence, et quelques-uns de ses vassaux qui lui refusaient le service féodal. Le légat se présente comme médiateur dans le camp des barons, et vient annoncer de leur part la réconciliation et la paix, sous la seule condition que les troupes qu’ils avaient rassemblées serviraient à détruire les Albigeois. Le comte refusa d’ouvrir ses États à ses ennemis, pour tuer ses sujets. Alors le sanguinaire pacificateur le déclara schismatique, rebelle à l’Église, et le frappa d’anathème ; puis il écrivit à la cour de Rome. Nul récit moderne n’atteindrait à la réalité pour peindre cette puissance irrésistible de la chaire apostolique : il faut recueillir quelques paroles d’Innocent III. Voici comment le pontife appuyait son légat :

« Si nous pouvions, écrivait-il au comte Raymond, ouvrir votre cœur, nous y trouverions, et nous vous y ferions voir les abominations détestables que vous avez commises ; mais comme il est plus dur que la pierre, c’est en vain qu’on le frappe avec les paroles du salut ; on ne saurait y pénétrer. Homme pestilentiel ! quel orgueil s’est emparé de votre cœur, et quelle est votre folie de ne vouloir point de paix avec vos voisins, et de braver les lois divines, en protégeant les ennemis de la foi ! Si vous ne redoutez pas les flammes éternelles, ne devez-vous pas craindre les châtiments temporels que vous méritez par tant de crimes ?… »

Le comte plia la tête, fit la paix avec les nobles provençaux suscités contre lui par le zèle du légat, et promit d’exterminer ses sujets hérétiques. Mais il ne se pressait pas d’accomplir cette œuvre. Le légat irrité vient à lui, l’appelle lâche, parjure, tyran, et lui laisse pour adieu une nouvelle et dernière excommunication. Puis, comme ce sénateur romain qui, seul au milieu d’un peuple ennemi, déployait le pan de sa robe et en laissait tomber la guerre, le légat reprit tranquillement sa route, sous la protection de cette inviolabilité du pontificat suprême. Dans une auberge sur les bords du Rhône, il est rejoint par un gentilhomme du comte de Toulouse, par un de ces hommes qui, dans une cause ou dans l’autre, sont prêts à offrir des crimes pour preuve de zèle. Cet homme l’insulte et l’assassine.

Voilà la majesté pontificale indignement violée, l’épouvantail des peuples et des rois attaqué par un crime.

L’imagination froide de nos temps ne peut se figurer l’horreur et l’épouvante de cette catastrophe dans le moyen âge, la puissance de cette voix d’Innocent III, qui, du haut de la chaire de Saint-Pierre, retentit dans toute l’Europe, pour demander vengeance du sang de son légat, l’indignation des peuples, l’empressement des seigneurs : c’est une croisade nouvelle. On était las de l’Orient, où l’on mourait trop. Tout ce qu’il y avait de mauvaises et même de bonnes passions, l’ardeur du pillage et le zèle religieux, sont enflammés à la fois. Les seigneurs grossiers et indigents de nos provinces du Nord brûlent de se jeter sur cette riche proie du Midi, que leur désigne du doigt le pontife.

La colère d’Innocent III n’était pas une vaine menace. Déjà des milliers d’hommes s’étaient levés dans toute la France. Là paraissaient Simon de Montfort, le sanguinaire héros de cette croisade antichrétienne ; Eudes III, comte de Bourgogne, et d’autres grands vassaux de Philippe-Auguste ; des archevêques, des évêques, beaucoup de moines de l’ordre de Cîteaux. Lorsque le comte Raymond de Toulouse vit s’avancer vers lui cette force irrésistible, armée de ce que tous les hommes regardaient avec respect et tremblement, il fut abattu malgré son courage ; il consentit à se mettre lui-même à la suite de la croisade ; il s’enrôla contre ses sujets. Nous n’essayerons pas de suivre cette lamentable entreprise. Nous ne pouvons que retracer ce qui tient à la civilisation et au génie du Midi.

Ce ne fut pas seulement le meurtre accidentel-du légat qui produisit cette guerre désastreuse. L’hérésie même des Albigeois n’en fut pas la cause unique. Il régnait depuis longtemps dans le Midi une lutte entre la pensée libre et le pouvoir de l’Église, entre la poésie et la prédication. Sans cesse de ce choc jaillissaient des mots amers et cruels qui blessaient la puissance de Rome, et qui paraîtraient un scandale dans notre temps. La vie désordonnée du clergé prêtait à l’amertume de cette censure laïque. Il y avait bien des années que les saints même se plaignaient de la conduite des prêtres. « Qui me donnera, disait saint Bernard, de voir, avant de mourir, l’Église de Dieu comme elle était dans les premiers jours ? »

Quand nous lisons ces paroles, et d’autres semblables que Bossuet a citées, nous devinons ce que la liberté des troubadours devait dire des vices du clergé ; et nous concevons aussi combien cette liberté devait nourrir de ressentiments, et provoquer de cruelles représailles.

Quoique Raymond de Toulouse se fût uni aux croises, la guerre n’en était pas moins destructive. Béziers fut emporté d’assaut, et c’est là qu’on entendit ce mot impitoyable, cette horrible impiété du fanatisme : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra ceux qui sont à lui. »

Après le sac et la destruction de Béziers, Simon de Montfort pressa plus vivement le siège de Carcassonne, où était enfermé le vicomte de Béziers. Cette ville fut prise également ; le vicomte de Béziers tomba dans les mains de Simon de Montfort, et mourut bientôt. Simon de Montfort fut fait vicomte de Béziers, avec l’approbation du pape.

Maître de cette partie du Midi, le terrible Simon de Montfort marcha bientôt sur Toulouse. Je ne veux pas entrer dans le récit de cette guerre ; elle dura vingt ans. La souveraineté de Toulouse fut transférée à Simon de Montfort. Elle lui fut arrachée par la résistance des peuples, et le courage de Raymond de Toulouse, qui, tombé du pouvoir, retrouva, pour le reconquérir, l’intrépidité qu’il n’avait pas eue pour le garder.

L’Espagne vint se mêler dans ces luttes sanglantes ; elle y parut comme protectrice de la tolérance religieuse, de la liberté de conscience. Veuillez m’entendre comme je parle, et ne jamais songer à notre temps. Mes paroles sont des paroles du treizième siècle, des paroles gothiques. Au reste, en lisant le récit de cette affreuse guerre, on éprouve une espèce de joie vengeresse à songer que ce sanguinaire Montfort, qui avait si fort outre-passé les anathèmes de Rome, ne profita pas de ses crimes, qu’il perdit cette souveraineté de Toulouse, acquise par tant d’atroces perfidies, et fut tué en guerroyant au pied d’un château.

Par cette mystérieuse alchimie de la Providence, qui tire si souvent le bien du mal, quel fut celui qui hérita du fruit de tant de spoliations et de violences ? Saint Louis. À la suite de cette croisade impie, de ce sac de Béziers, de cet empoisonnement du vicomte de Béziers, de cette expulsion de Raymond de Toulouse, des trahisons de Foulquet, évêque de Toulouse, qui, deux fois, livra par de faux serments le peuple de son diocèse, ce fut saint Louis, le meilleur des rois du moyen âge, qui recueillit le comté de Toulouse. La maison des comtes Raymond était éteinte : on ne voulait à aucun prix de la postérité du cruel Montfort. La souveraineté de la France avait, par un progrès naturel, une influence irrésistible sur ce Midi, qui avait essayé quelque temps de se donner à l’Espagne : le comté de Toulouse fut réuni à la monarchie française.

Mais dans ce chaos d’événements, qu’était devenue la poésie provençale, et ce génie, premier né de l’Europe moderne ? Faisait-on encore des vers ? Où en étaient la civilisation, les arts, la gaye science ? Tout cela pouvait-il trouver place entre le troubadour Foulquet, devenu si cruel sous la mitre, et le féroce Montfort qui ne savait pas lire, et tous ces destructeurs qui s’étaient lancés, comme des loups du Nord, sur la Provence ? Ce far-niente poétique était bien loin. On ne pouvait plus aller de château en château chanter des vers, les offrir aux nobles dames ; tout était hérissé et ensanglanté par la guerre ; les tournois, les fêtes avaient disparu.

Enfin, l’imagination des hommes n’était plus la même ; elle avait été comme submergée dans ces flots de sang. Chose remarquable, et qui montre combien non seulement le caractère de tout homme, mais le caractère d’une nation peut profondément s’altérer, à force de souffrances qui l’effarouchent et le dépravent ! lors même que cette lutte terrible est apaisée, la poésie provençale n’a plus sa vivacité gracieuse et légère. Quelquefois encore, en parcourant ces poëtes, on trouve des traces d’une vie plus heureuse ; et puis tout à coup ils sont retombés de leurs tournois et de leurs cours galantes aux bûchers et aux échafauds ; ils essayent vainement de sourire encore, et de se souvenir de leur première joie. On lit une pièce ingénieuse, un Dialogue entre un troubadour et un berger. Ce sont des descriptions riantes ; mais soudain tout est attristé, ensanglanté ; c’est le sac de Béziers, c’est la mort du jeune vicomte, c’est la spoliation de Raymond de Toulouse, c’est l’étranglement de celui-ci, la pendaison de celui-là, ce sont les bûchers dressés dans toute la Provence.

Parmi ces tristes et derniers monuments de la poésie romane, il faut chercher quelque témoignage textuel des passions haineuses et des pensées hardies qui fermentaient dans le cœur des opprimés. C’est un détail historique qu’il serait impossible de trouver ailleurs, et qui vous étonnera. Mais quoi ! direz-vous, tout ce qu’il y a de sacré et de puissant sur les imaginations était attaqué avec plus d’amertume et de violence que dans les époques modernes d’irréligieuse anarchie ! Cela est-il possible ? — Songez au massacre de Béziers. On aperçoit de plus, dans ce testament vengeur de la poésie provençale, dans ces derniers chants inspirés par la haine contre Rome, la marque d’un changement social. Les chevaliers troubadours ont péri, sont dispersés, quelques-uns enrôlés sous la bannière des persécuteurs. D’autres poëtes ont succédé ; ce ne sont plus des gentilshommes ou de jeunes vassaux élevés par leur protection, qui ont appris la gaye science pour plaire à leur seigneur. C’est le fils d’un tailleur de Toulouse, qui est devenu troubadour, mais troubadour triste, désolé comme son malheureux pays, vengeur et injurieux comme l’âme d’un opprimé.

Voici, par exemple, un sirvente de Guillaume de Figueras, qui justifie toutes ces réflexions. Ce sirvente est un long cri de guerre contre Rome, parce que Rome, c’est dans l’impitoyable Simon de Montfort que les victimes la voient personnifiée.

Figurez-vous vingt strophes qui commencent chacune par ce mot Roma ; et ce mot chaque fois ramène une suite de reproches outrageux. Le poëte accuse Rome de tout ; il l’accuse du sang versé dans la Palestine, et du succès des Turcs.

« Je veux faire un sirvente sur ce ton qui me sied ; je ne veux plus le différer. Je sais, sans pouvoir en douter, que j’en aurai malveillance ; car je fais un sirvente sur ces faussaires pleins de tromperie, sur Rome, qui est chef de la décadence en laquelle déchoit tout bien.

« Je ne m’étonne point, Rome, si le monde est dans l’erreur, puisque tu as mis le siècle en travail et en guerre ; car mérite et miséricorde par toi meurent et s’ensevelissent. Rome trompeuse, conductrice, rime et racine de tous maux, le bon roi d’Angleterre fut par toi trahi.

« Rome trompeuse, la convoitise t’égare ; à tes brebis tu tonds de trop près la laine ; mais que le Saint-Esprit, qui reçut chair humaine, entende mes prières et brise tes becs, Rome, et je m’en dédis, car tu es fausse et méchante envers nous et envers les Grecs.

« Rome, aux hommes niais tu ronges la chair et les os, et tu conduis les aveugles avec toi dans la fosse. Tu transgresses trop les commandements de Dieu ; car ta convoitise est si grande, que tu pardonnes les péchés pour deniers ; de trop forte endosse, Rome, tu te charges.

« Rome, sache bien que ton lâche trafic et ta folie firent perdre Damiette. Tu règnes méchamment, Rome ; que Dieu t’abatte en ruine, parce que si faussement tu règnes par argent ; Rome, tu es de mauvaise race, et parjure.

« Rome, vraiment nous savons très bien qu’avec la duperie d’une fausse indulgence, tu livras au malheur le baronnage (les barons) de France, et la gent de Paris. Même le bon roi Louis par toi fut occis ; car par une fausse prédication tu l’éloignas du pays.

« Rome, aux Sarrasins tu fais peu de dommages ; mais les Grecs et les Latins tu les pousses à destruction. Dans le feu de l’abîme, Rome, vous avez votre place.

« Rome, je discerne bien les maux qu’on ne peut dire ; car vous faites par dérision le martyre des chrétiens ; mais en quel livre trouvez-vous, Rome, qu’on doive occire les chrétiens ? Que le vrai Dieu, le vrai pain quotidien me donne ce que je désire voir des Romains !

« Rome, il est vrai, manifeste que tu es trop travaillée de la fougue de tes prédications traîtresses contre Toulouse ; tu ronges laidement les mains, à la manière des serpents enragés, aux petits et aux grands. Mais si le digne comte vit encore deux ans, la France ressentira douleurs de tes tromperies.

« Rome, tant est grande ta forfaiture, que tu méprises Dieu et ses saints : tant ton règne est mauvais, Rome fausse et trompeuse. C’est pourquoi en toi se cache et s’abaisse et se confond la tromperie de ce monde ; tant est grande l’injustice que tu fais au comte Raymond !

« Rome, Dieu le soutienne et lui donne pouvoir et force, à ce comte qui tond les Français, et les écorche, et les pend, et en fait un pont, lorsqu’avec lui ils font assaut. Quant à moi, Rome, il me plaît fort que Dieu se souvienne de tes grands torts ; qu’il plaise à Dieu d’arracher le comte à toi et à la mort !…

« Rome, bien souvent on a ouï dire que tu portes tête vide, parce que tu la fais souvent tondre ; aussi je pense et crois que besoin te serait d’un peu de cervelle : car tu es de mauvais gouvernement, toi et Cîteaux, vu qu’à Béziers vous fîtes faire une si étrange boucherie.

« Rome, avec faux appeaux, tu tends tes filets, et tu manges maints mauvais morceaux. Tu as visage d’agneau au simple regard ; au-dedans, tu es loup enragé, serpent couronné, engendré de vipère ; c’est pourquoi le diable t’appelle comme sa créature. »

Vous voyez l’atrocité réciproque des haines et des vengeances. Cette épouvantable croisade ne fut pas seulement une guerre de fanatisme ; ce n’est pas seulement Innocent III qu’il faut accuser du sang versé ; il l’a regretté, il l’a pleuré : et, plus tard, ses bulles frappèrent d’anathème Simon de Montfort, qui paraît ne pas s’en être beaucoup inquiété.

Mais il est manifeste, il est visible que les Provençaux haïssaient les Français, et voulaient exister à part. Ces questions littéraires, qui nous occupent, sont liées à une vérité historique : un peuple, une langue ; une langue, un peuple. Si la Provence fût demeurée indépendante, c’était un peuple du Midi de plus, avec son nom, sa langue, ses arts, son génie propre.

Cet accident d’une hérésie, qui devint comme le prétexte d’une guerre d’ambition, ne peut faire méconnaître la cause première de ces événements, où s’accomplissait l’action du Nord sur le Midi, de la France centrale de Hugues Capet sur la petite souveraineté de Toulouse. La devise fut la religion et la vengeance du sang d’un légat ; l’instrument fut la colère d’Innocent III et le bras de Simon de Montfort ; la cause véritable fut ce besoin, pour la France, de s’agrandir, et d’enfermer dans son sein ces petites principautés du Midi, plus civilisées, plus riches et plus faibles qu’elle. Mais ces vérités de fait ne sont pas des apologies. Ces explications posthumes n’affaiblissent en rien la juste horreur qui, dans la pensée des contemporains, dut s’attacher aux barbaries de cette invasion.

Depuis lors, la poésie des troubadours n’est plus qu’une complainte haineuse et vengeresse ; elle n’est plus qu’une protestation contre la perte de la liberté du Midi et l’ascendant toujours croissant de la France : cette pensée se lie à un retour vers les croisades. Ces malheureux troubadours qui voulaient s’absoudre de penser comme les hérétiques, en même temps qu’ils les défendaient, prêchaient la croisade. Plusieurs chants, qui étaient répétés par les soldats du comte de Toulouse, étaient un cri de guerre sainte. Ces impitoyables vainqueurs qui leur arrivaient, ils voulaient les renvoyer sur les bords du Jourdain. Ainsi, ce sanglant et horrible intermède des Albigeois servit à ranimer le zèle des croisades, qui emporta si loin l’héroïsme de saint Louis.

Messieurs, nous avons rapidement esquissé les traits principaux de l’esprit provençal, qui, d’abord parent de l’esprit français, s’en était séparé, avait brillé d’un vif éclat, et s’affaiblit et s’éteint au moment où les provinces du Midi sont absorbées dans le territoire français.

Maintenant, nous nous approchons tout à fait de notre véritable patrie ; et nous tâcherons de démêler les premiers caractères, les premiers indices du génie purement français.

Septième leçon

Nouveaux détails sur l’idiome de la France septentrionale. — Comment l’influence allemande y laissa peu de traces. — Faits historiques. — Quelques débris du roman wallon au huitième et au neuvième siècle. — Modification apportée par les Normands. — Caractère distinct et développement de cet idiome au onzième siècle. — Conquête de Guillaume. — Premiers écrivains normands ; Robert Wace. — Commencement de la littérature chevaleresque. — Ses trois grandes divisions : romans de Charlemagne, de la Table ronde, et des Amadis.

Messieurs,

Nous sommes obligés d’alterner entre la grammaire et la poésie. Je ne puis séparer les recherches techniques des souvenirs qui flatteraient votre imagination. D’abord entraînés vers le Midi, nous avons suivi la poésie provençale dans ses heureux développements. Il faut maintenant rétrogader vers la France du Nord, et nous enquérir du travail qui s’était fait dans les esprits.

Un critique habile, La Harpe, a dédaigné ces études. À nos yeux, elles ont quelque chose de plus satisfaisant et de plus nouveau que la redite d’une admiration même ingénieuse pour les grands écrivains du dix-septième siècle. Seulement, il faut acheter ici l’intérêt par un peu d’effort.

Messieurs, je redescends vers la barbarie, je me dis : Pendant que ce Midi, cette Provence, cette Auvergne, ce Limousin, voyaient naître tant de poëtes ingénieux, tandis qu’une langue sonore et flexible se pliait, avec un art savant, à toutes les impressions de l’âme, et même à toutes les nuances d’un esprit de galanterie parfois subtil et maniéré, la France septentrionale était-elle dénuée de tout instinct poétique ? Sa voix plus rude n’avait-elle pas aussi des accents qui méritent d’être entendus et notés ? Sa littérature ne peut-elle pas aussi déposer de son histoire ?

Nul doute que, dans le nord, comme dans le midi de la Gaule, il n’y eût très anciennement une langue vulgaire, formée du latin corrompu ; nul doute aussi, je crois, qu’au septième et au huitième siècle, cette langue, touchant à son origine, sortant à peine des types latins, ne fût presque homogène sur tous les points de la France. Plus les altérations étaient récentes, plus elles devaient être analogues, et se confondre, en se rapprochant de la racine commune. Cependant la prononciation seule, l’accent plus grave ou plus aigu, devait introduire déjà dans les mots de nombreuses diversités.

L’existence de cette langue vulgaire est souvent rappelée dans les écrits latins du temps. Saint Germain, évêque de Paris au huitième siècle, étant mort, des miracles se firent sur son tombeau. Un sourd et muet, entre autres, ayant touché la châsse, retrouva sur-le-champ l’usage de la voix, si bien que non seulement il put parler la langue vulgaire, mais qu’il apprit les lettres latines et devint clerc. Il y avait donc une langue vulgaire. Voilà le seul fait qui résulte pour nous de cette merveilleuse légende du moyen âge.

Mais, dira-t-on, le dialecte teutonique ne devait-il pas dominer dans cette langue vulgaire de la France septentrionale ? C’était une invasion allemande qui avait fondé la monarchie française ; c’était une seconde invasion allemande qui l’avait agrandie, en la transférant ; peut-on supposer que la langue des vainqueurs et des maîtres n’eût pas profondément pénétré dans l’idiome populaire ? La réponse est facile. Nous avons déjà rappelé que, dans le mélange de plusieurs peuples, l’influence d’un idiome était proportionnée, non seulement au nombre, mais au degré de culture de ceux qui le parlaient. La civilisation gallo-romane étant fort supérieure à celle des Germains, la langue de ceux-ci exerça peu d’empire ; ou plutôt elle exista, pour ainsi dire, à part, au milieu du pays conquis, et se conserva parmi les envahisseurs, sans se communiquer aux indigènes. Dans le huitième siècle, un décret du concile de Reims prescrivait aux ecclésiastiques, lorsqu’ils avaient prêché en langue latine, de répéter leurs homélies en langue romane rustique, ou en langue théotisque : In romanam rusticam linguam aut theotiscam . Ces paroles nous disent que, dans toute la France, il y avait des hommes qui n’entendaient que la langue allemande. C’étaient les vainqueurs, les colonies militaires, les barons germains auxquels Clovis ou Charlemagne avait distribué des fiefs. Mais après Charlemagne, et dans le démembrement de son empire, quand il y eut un souverain germanique distinct du roi de France, et que le Rhin fut une limite entre des États séparés, qu’arriva-t-il ? Les princes de la race conquérante, qui restaient en France, au milieu de l’affaiblissement de leur pouvoir et de la caducité prématurée de leur dynastie, se souvinrent peu de l’Allemagne, ou ne s’en souvinrent qu’avec défiance ; ils entrèrent dans les mœurs gallo-romanes ; ils prirent les habitudes et la langue du peuple indigène. Leur politique ne vit pas volontiers des seigneurs qui étaient restés allemands et qui relevaient de l’empereur germanique par de grandes terres qu’ils avaient dans ses États, conserver aussi des domaines en France. Ils s’occupèrent de les en dépouiller. Ce calcul fut réciproque. Les princes d’outre-Rhin, redevenus purs Germains, travaillaient à déposséder les seigneurs qui, résidant près du roi de France, avaient encore des terres en Germanie ; et, d’autre part, les rois de France, bien qu’ils eussent du sang germain dans les veines, s’occupèrent avec persévérance d’enlever les propriétés et les fiefs aux Allemands de pure race, sujets d’un autre empire.

C’est par là que l’on peut expliquer comment l’idiome des vainqueurs laissa si peu de traces sur le territoire français. D’abord, l’invasion n’avait pas pénétré dans le peuple, qui, beaucoup plus nombreux et plus civilisé que ses vainqueurs, résistait et gardait sa langue et ses mœurs. Puis l’influence de la cour conquérante et celle de la féodalité germanique s’affaiblirent, l’une par l’action du peuple sur ses souverains, l’autre par la politique même des rois de France, qui s’occupèrent constamment, depuis Charlemagne, de fermer la France à leurs anciens compatriotes, et de ne pas laisser de fiefs allemands parmi nous. Ainsi, en deux siècles, comme l’a très bien montré M. Bonami, savant académicien dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler, on voit disparaître de France l’idiome théotisque.

Il resta quelques mots d’origine teutonique, çà et là répandus dans notre vocabulaire, presque entièrement formé de termes latins ; et sous ce rapport, le roman wallon, le français du Nord, ne différa nullement du roman méridional ; il est également héritier direct et universel de la langue latine. Mais nul monument de quelque étendue, nul poëme, nul chant, n’atteste le premier état du roman wallon, dans une époque contemporaine des plus anciennes poésies provençales. À l’exception des fameux serments de 842, on n’a pas, je crois, publié, jusqu’à ce jour, de texte wallon antérieur à l’an 1000. Sous cette époque reculée, on ne trouve que des mots isolés de ce dialecte, épars dans les chroniques latines, mais pas une phrase entière. Ainsi, je lis dans une chronique de Mortagne, au huitième siècle, qu’un homme périt d’une mort très odieuse, que vulgairement on appelle murt. Ailleurs, je vois que les Normands remontaient sans cesse la Seine et arrivaient jusqu’à Paris sur des navires nommés bargas dans la langue du lieu : navibus, quas nostrales bargas vocant . Voilà un échantillon du français au neuvième siècle ; voilà tout ce que j’en sais. Hincmar, évêque de Reims, parle de dispositions militaires, qui s’appellent scaras en langue vulgaire : Bellatorum acies, quas vulgari sermone scaras vocamus . Voilà un mot du roman méridional, qui appartenait au roman wallon. Une recherche minutieuse, une investigation microscopique, n’a découvert, comme monument de la langue française septentrionale vers les huitième, neuvième et dixième siècles, que des mots, quelquefois des noms propres, qui sont aussi des indices, Cellas, Ferrerias, Valcresson, etc.

Voilà des traces bien fugitives. Comment établir quelque fait général sur de si faibles échantillons ? Comment supposer que cette langue ne fût pas écrite, puisqu’elle était certainement parlée dans l’usage vulgaire ? Comment affirmer qu’elle était écrite d’une manière absolument identique au roman méridional, qui, avant le dixième siècle, avait, comme vous le savez, une forme complète et régulière ?

La conjecture la plus savante et la plus ingénieuse ne peut jamais ici devenir une certitude. Cependant il est manifeste que dans cette langue de la France centrale, dans ce roman wallon du neuvième siècle, dont il reste si peu de traces, il s’opérait un travail de formation constant et progressif. En voici la preuve. Le roman du Midi, au douzième siècle, lu devant vous, serait inintelligible ; il vous paraîtrait peut-être plus éloigné de notre langue que l’italien. Ce ne serait pas seulement la prononciation, ce serait le système des constructions, la forme savante des phrases, tous les procédés de la langue enfin qui vous feraient obstacle, à moins d’une étude attentive de quelques mois. Au contraire, le dialecte de Rouen, au douzième siècle, le français du Roman du Rou, serait généralement compris. L’orthographe, quelques mots durs et singuliers, vous arrêteraient à peine ; et une attention un peu pénétrante démêlerait dans le français parisien ou normand du douzième siècle, les germes et les formes primitives de notre langue actuelle. Il est donc manifeste, quelle que soit l’unité ou la diversité du point de départ, qu’un grand progrès, dont la trace n’a pas été retrouvée, s’était accompli dans le roman wallon, et l’avait insensiblement conduit vers le type qui devait rester national en France. Il est manifeste qu’à dater de ces serments de 842, une scission, me différence très forte s’était marquée entre la langue romane du Midi et celle du Nord.

Quelle a pu être la cause et la date de cette révolution ? On la reporte à l’invasion des Normands.

Au septième et au huitième siècle, c’était en latin qu’on écrivait même les chansons. Dans la France du Nord, quand Clotaire II remporta une grande victoire, cette victoire fut célébrée dans son armée par une chanson latine. Ces chansons étaient rimées à la vérité ; c’était le cachet moderne mis sur l’idiome antique. À Paris, qui était déjà la capitale du royaume du Nord, la prédication était également latine. On conçoit qu’avec de pareilles habitudes, avec cette persistance de la langue latine, appliquée à tous les actes de la vie civile, et employée même à l’expression des sentiments populaires, la langue usuelle ne devait être qu’un idiome rarement écrit, qui subissait un développement insensible.

Une influence nouvelle vint tout à coup agir sur toute la France centrale et septentrionale. Les Normands débarquent ; leurs invasions se renouvellent pendant cinquante ans, ils s’établissent enfin ; ils s’emparent d’une des plus riches provinces de France, et y fondent un État nouveau. On vit alors se reproduire ce qui avait marqué la première conquête allemande. Les vainqueurs adoptèrent la langue des vaincus ; mais ils y mirent quelque empreinte de la leur, et de leur génie national. Dès le commencement du neuvième siècle, la Normandie paraît non pas poétique, comme la Provence, mais docte et lettrée pour le temps. Il y avait des écoles nombreuses où l’on enseignait le latin et la langue vulgaire, le roman, qu’on appelait aussi le normand. Ce soin des étrangers pour l’apprendre, dut servir à le perfectionner. Les princes de race danoise qui régnaient en Normandie, avaient un esprit singulièrement politique. On voit Rollon et ses descendants, aussitôt qu’ils sont établis dans la Normandie, éloigner d’eux les sujets danois, les renvoyer sur les bords de la mer, en faire des garnisons pour maintenir le pays vaincu, et vivre eux-mêmes au milieu de leurs nouveaux sujets, dont ils prennent la religion, la langue et les mœurs. Cette influence fut si rapide, qu’à Rouen, capitale des nouveaux conquérants, on ne parlait que la langue romane. Le successeur de Rollon, Guillaume Ier, voulant que son fils n’ignorât point la langue danoise, fut obligé, ainsi qu’il le dit, de l’envoyer à Bayeux, poste avancé où abordaient souvent de nouvelles recrues d’hommes du Nord. Tant l’intérieur même du pays était demeuré tout roman et tout français !

Malgré cette pleine victoire de l’idiome indigène on ne peut douter que le mélange des races, que l’influence des conquérants ne modifiât le langage même qu’ils adoptaient. Si, jusque-là, les syllabes sonores empruntées à la langue latine, avaient gardé beaucoup de place dans le roman du Nord, comme dans celui du Midi, vers cette époque, on les voit devenir moins fréquentes. Une différence notable, qui va paraître minutieuse, c’est la substitution des e aux a, d’une voyelle sourde à une voyelle éclatante. Quand la langue latine était morte, et qu’on s’était partagé ses dépouilles, de charitas, charitatis, on avait fait charitat ou charitad ; d’amatus, on avait fait amato, amad. Le français wallon ou normand prononça charité, amé ou amed.

Ainsi, à dater du dixième siècle, révolution peut-être insensible chaque jour, mais visible au bout de quelques années dans la langue wallonne ; sons durs qui prédominent, syllabes sourdes et nasales ; séparation plus grande d’avec la souche latine ; forme moderne qui commence à paraître ; caractère tout à fait identique, homogène au français actuel. Cela peut se reconnaître dans le dialecte parisien et normand du douzième siècle.

Une influence glorieuse fut dès lors réservée à ce dialecte. Si les Normands l’avaient tout à la fois appris et modifié, bientôt ils le portèrent en Italie, en Angleterre, en Grèce. Plus tard, cette même langue fut parlée dans les assises de Jérusalem. Guillaume, maître de l’Angleterre, eut la politique des Romains ; il imposa la langue franco-normande à ses gens d’affaires et à ses tribunaux. De même qu’il établit la loi du couvre-feu, il établit la loi du français. Le français devint, pour ainsi dire, le latin de l’Angleterre, la langue savante qu’il fallait étudier pour toutes les transactions civiles. Un décret de Guillaume ordonne que, dans les couvents qui renferment des écoles, on apprenne d’abord le français, et ensuite le latin si on avait le temps. Vous ne pouvez douter que cette importance donnée par le conquérant à une langue qui, de l’autre côté de la mer, était vulgaire et dédaignée, ne servit au développement de cette langue. C’est par là que l’on s’explique comment nos plus anciens monuments de roman wallon, de français parisien, ont été rédigés par des Normands en Angleterre. C’est qu’en Angleterre, le français populaire prenait, sous l’influence et par l’épée de Guillaume, un crédit, une autorité qu’il n’avait pas même à Paris ; il était la langue des maîtres et des savants. Quand il s’agira des premiers écrivains français, de ceux qui ont bégayé la langue que vous parlez, vous me demanderez pourquoi je vous nomme Robert Wace, et vous parle de gens qui sont nés dans l’île de Jersey ; c’est que, par l’influence de Guillaume et de la conquête, le français eut, en Angleterre, une importance presque classique, qu’il devint un objet d’étude et d’émulation pour les écrivains, et que, dès lors, il dut prendre plus vite une sorte de consistance et de maturité.

À l’appui de cette conjecture, je vais citer un passage de vieux français normand. C’est pour la première fois, qu’un fragment de notre ancien idiome aura pu paraître intelligible à cet auditoire. Vous allez reconnaître distinctement votre langue. Je choisirai quelques détails du grand exploit que la poésie normande devait célébrer avec ardeur, la Conquête de Guillaume. Ce sont des vers du Roman du Roux, chronique où Robert Wace raconte les actions de Rollon et de ses successeurs.

Taillefer, ki mult bien cantout,
Sor un cheval ki tost alout,
Devant li Dus alout cantant
De Karlemaine è de Rollant,
E d’Oliver è des vassals
Ki morurent en Renchevals3.
Quand il orent chevalchié tant
K’as Engleis vindre aprismant4 :
Sires, dist Taillefer, merci,
Jo vos ai lungement servi,
Tut mon servise me debvez ;
Hui se vos plaist me le rendez.
Por tut guerredun5 vos requier,
E si vos voil forment préier :
Otréiez mei, ke jo n’y faille,
Li primier colp de la bataille.
E li Dus respont : Je l’otrei.
E Taillefer point à desrei6,
Devant toz li altres se mist ;
Un Engleiz feri, si l’occist ;
De soz le pis7 parmi la pance
Li fist passer ultre la lance ;
A terre estendu l’abati,
Poiz trait l’espée, altre féri,
Poiz a crié : Venez, venez ;
Ke fetes-vos ? ferez, férez. »

Ce n’est plus là, messieurs, du roman ou du provençal ; la langue française est trouvée.

Le progrès et l’influence de l’idiome français continuèrent longtemps d’être favorisés par la politique des successeurs de Guillaume, occupés d’un double intérêt. Ce calcul d’un souverain qui se dépouille lui-même de sa propre nationalité, lorsqu’il est appelé à gouverner une nation étrangère, n’était pas applicable à ces princes normands, restés ducs de Normandie et devenus rois d’Angleterre. Ils voulaient se maintenir Normands : de là cette protection si magnifique qu’ils accordèrent aux chants des trouvères, et ce soin empressé d’introduire la langue française dans les tribunaux. La trace s’en conserve encore aujourd’hui. La procédure anglaise est remplie de termes du vieux français. On y reconnaît l’empreinte du conquérant, et comme le coup de son gantelet de fer sur la nation vaincue. Mille anecdotes, qu’il serait facile de recueillir, attestent à cet égard la politique des rois anglo-normands. En 1095, Wistan, évêque et homme d’État célèbre, fut écarté des conseils du roi d’Angleterre, parce qu’il ne savait pas le français, quasi homo idiota, quia linguam gallicam non noverat .

Ce crédit de l’idiome français ne se bornait pas à l’Angleterre. Les aventureuses expéditions des Normands l’avaient porté dans la Calabre et dans la Sicile. À Naples, Henri, appelé au trône par les seigneurs qui s’étaient révoltés contre son frère Guillaume Ier, refusa, par la raison qu’il ignorait la langue française, qui était nécessaire à la cour : quæ maximè necessaria esset in curiâ . Sans rivaliser avec l’influence poétique et chantante du roman méridional, le français du Nord, le dialecte parisien-normand avait donc, dès la fin du douzième siècle, une véritable prépondérance. La conquête l’avait porté à Naples, en Sicile et en Angleterre ; et la politique des conquérants l’y maintenait, comme un signe et un attribut de leur puissance. Ce fait incontestable nous servira de lien pour réunir les diverses parties du tableau de l’Europe littéraire, au moyen âge. C’est ainsi que nous avons dû naturellement y placer l’Angleterre. Dans ce mouvement des idiomes nouveaux, nés de la chute de l’empire romain et du renouvellement des races, l’Angleterre a reçu l’influence de la France. À la longue, le caractère allemand et saxon a prédominé ; ou plutôt il s’est formé en Angleterre un peuple mixte, qui tient à la race teutonique par le fond de sa langue et de son génie, mais qui conserve encore plusieurs traits gravés sur lui par la conquête de Guillaume.

Cette action de l’idiome et de l’esprit français au milieu de l’Angleterre est surtout visible dans les temps qui suivirent l’invasion normande, à laquelle étaient associés des Angevins, des Poitevins, des Français du centre et du Nord. De là, messieurs, la première littérature, la première poésie nationale de l’Angleterre a reçu un cachet qui la rapproche de l’Europe latine. Voyez les poëtes anglais de la fin du treizième siècle ; ils sont Français par le caractère des inventions et des formes. Cette influence a été si puissante, que bien qu’elle n’ait pu déraciner les vieux mots, elle a placé dans ces vieux mots d’autres idées. Si vous suivez plus tard le développement de la littérature anglaise, vous reconnaîtrez la trace de cette influence primitive dans la singularité qui fait que l’Angleterre, presque allemande par les origines de sa langue, est beaucoup plus française qu’allemande par les allures simples et le tour naturel-et libre de son génie. Les nuances du caractère intellectuel des peuples seraient souvent inexplicables, si on n’allait les chercher, les surprendre dans leur origine.

Dès le commencement du quatorzième siècle, nous trouvons Chaucer, élève des trouvères et des troubadours, et qui cependant parle un anglais entièrement éloigné de notre langue : il a pris nos idées, mais il a gardé le vieil idiome anglo-saxon.

Or, nous le redisons, parce que d’excellents esprits ont, sans motif, allégué le contraire, notre langue est de race latine, et nullement de race teutonique. Le savant Ginguené a écrit que la langue théotisque est la source de la nôtre, et il cite comme échantillon quatre vers rimés, dont tous les mots sont encore aujourd’hui allemands ou anglais, mais étrangers à notre langue.

Nous avons constaté un premier fait historique : c’est, après un débrouillement plus ou moins obscur, l’existence, à la fin du onzième siècle, d’un idiome séparé de l’idiome provençal, dérivé de la même source, mais distinct dans ses formes, et offrant déjà l’analogie la plus remarquable avec notre langue du quinzième, du seizième et du dix-septième siècle. Nous n’avons pu suivre la naissance de cette langue nationale, mais nous avons marqué son premier âge. Jusque-là les monuments manquaient. Tout à coup ils abondent, et se multiplient sous toutes les formes. Faut-il supposer qu’alors seulement l’esprit français eut sa vigueur et son originalité ? Non, sans doute ; mais il le renfermait dans la langue latine. Un Abélard, un saint Bernard, ces hommes si admirés de leurs contemporains, et qui, dans un siècle plus heureux, auraient été de beaux génies durables, ne se servaient de la langue vulgaire ni dans leurs lettres ni dans leurs discours publics. On croit cependant qu’Abélard en fit usage dans les chansons qui rendirent sa passion trop fameuse et dont il atteste lui-même la vogue populaire : « Si qua invenire liceret carmina, essent amatoria, non philosophiæ secreta. Quorum etiam carminum pleraque adhuc in multis frequentantur et decantantur regionibus, ab his quos similis vita delectat. » Mais la personne la plus intéressée dans ces vers les a rappelés par des paroles qui mettent les érudits en doute : « La plupart des vers que tu as laissés, écrivait-elle, furent des chants d’amour, en mètre ou en rhythme. Ces vers, par la douceur, hélas ! trop grande de l’expression et du chant, mettaient ton nom dans toutes les bouches, et en même temps le nom d’Héloïse Toutes les places, toutes les maisons retentissaient de moi. » Pleraque amatorio metro vel rhythmo composita reliquisti carmina ; quæ pro nimiâ suavitate tàm dictaminis, quam cantûs, tuum in ore omnium nomen tenebant… Me plateæ omnes, me domus singulæ resonabant.

De savants hommes ont prétendu que ces paroles metro et rhythmo, n’étaient pas applicables à des chansons en langue vulgaire, et désignaient des vers latins, ou mesurés ou rimés, selon l’usage du temps. Mais alors il faut supposer que le latin était encore entendu sur les places publiques ; et cela même expliquerait la longue infériorité et la disgrâce de la langue vulgaire.

Ainsi donc, avant ces auteurs anglo-normands, nulle trace bien marquée du développement de l’idiome national ; et d’autre part, sous l’influence de ces auteurs, de longs poëmes, de grands récits, des suites d’ouvrages en vers prosaïques. À cet égard, le roman wallon semblerait donc avoir une supériorité sur le roman provençal8, où l’on rencontre si peu de grands ouvrages et de poëmes narratifs. Ils abondent, au contraire, dans cette langue plus rude et moins heureuse de la France septentrionale. C’est là que nous trouvons la grande création du moyen âge, l’imagination du moyen âge personnifiée, la chevalerie.

Ici nos recherches devraient s’animer d’un intérêt nouveau. S’il est dans le moyen âge un souvenir gracieux, s’il est un beau rêve de la pensée humaine, une espèce d’épopée à laquelle tout le monde travaille à la fois, qui se renouvelle et s’étend sans cesse, c’est l’histoire de la chevalerie.

Quelle en est l’origine ? Où commence-t-elle ? Quelle est la vérité sur laquelle on a brodé cette riante fiction ? À quelle partie de l’Europe faut-il l’attribuer ? Vient-elle du Midi ? Vient-elle des Arabes, comme on l’a cru ? Est-elle née du reflet des croisades ? Est-ce la légende des croisades, si l’on peut parler ainsi ?

La vérité est la racine de toute poésie. L’esprit de l’homme, on le dit en philosophie, on l’éprouve en littérature, n’invente rien d’une manière absolue, même quand il combine les fables les plus chimériques. C’est avec des débris de vérités qu’il fait une fiction. Ainsi, quelque grand événement, quelque spectacle extraordinaire avait agité les imaginations humaines, pour les porter à ce rêve de la chevalerie, qui devint la pensée commune, dans une partie de l’Europe. Nul doute que c’est à Charlemagne qu’il faut reporter cette première influence. Songez, en effet, combien les hommes avaient l’imagination vive et facile à ébranler, dans ces temps du moyen âge. Puis, figurez-vous Charlemagne, avec tout ce qu’il réunissait de majestueux, d’éclatant, d’inattendu ; ses grandes entreprises, ce voyage de Rome, ce couronnement mystérieux, ses guerres d’Allemagne, ses guerres d’Espagne, ses luttes contre les Mores et contre les Saxons ; puis cette magnificence, ces fêtes, ces tournois, cette cour d’Aix-la-Chapelle, qui semblait une merveille à l’Europe barbare ; la personne même de ce prince, telle que nous l’ont représentée l’archevêque Turpin et la Chronique de Saint-Denis : et maintenant doutez-vous que, du vivant de ce héros et lorsqu’il fut mort, toutes les imaginations et des reclus et des laïques n’aient incessamment travaillé sur ce grand souvenir, et n’aient fait de Charlemagne et de ses pairs le premier type de ces chevaliers dont la force surnaturelle était une féerie ? L’ignorance aidait la poésie ; on faisait des histoires merveilleuses dans lesquelles le héros arrivait de plain-pied de la terre sainte en Irlande. Je ne doute pas que la surprise donnée aux imaginations par cette puissance extraordinaire de Charlemagne, ses victoires, ses voyages perpétuels qui le montraient magiquement à tous les bouts de son empire, n’aient préparé les esprits à faire, à comprendre, à goûter toutes les fictions chevaleresques.

D’autres éléments venaient s’y mêler. Un des caractères de ces récits, c’est un esprit presque religieux de galanterie, un culte idéalisé pour les femmes. Vous retrouvez là une trace germanique. Tacite, opposant la simplicité de ces peuples aux vices de Rome, nous dit qu’ils croyaient trouver dans les femmes quelque chose de prophétique et de divin : Inesse quin etiam fœminis sanctum aliquid et providum putant. Du génie chaste et rêveur de ces peuples, d’une sorte de générosité empreinte dans leurs mœurs même barbares, était sorti ce sentiment d’adoration pour un sexe faible que le christianisme vint émanciper et ennoblir. De là, sans doute, il a passé dans les romans de chevalerie.

À cette manière abstraite de voir dans Charlemagne le type de la chevalerie, nous pouvons ajouter un témoignage authentique. Le plus ancien roman de chevalerie, c’est la Légende du voyage de Charlemagne, par Turpin. Tout est gigantesque dans ce récit. Ce n’est plus l’héroïsme des guerriers d’Homère, cet héroïsme qui s’accommodait de la fuite et du pillage ; c’est le merveilleux des miracles et la pureté des vertus chrétiennes. Roland, abandonné, veut briser son épée, pour qu’elle ne tombe pas dans les mains des ennemis de la foi ; à chaque coup qu’il porte, il fait sauter des rocs énormes. Il appelle Charlemagne ; le son du cor qu’il fait vibrer retentit jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port. Charlemagne ne vient pas, parce que le traître Ganelon l’en empêche. Roland redouble, et enfin les veines de sa poitrine se brisent sous l’effort de sa voix ; il est vaincu par lui-même ; il tombe.

Voilà le premier roman de chevalerie, quel qu’en soit l’auteur, Turpin ou un moine obscur. C’est le souvenir de Charlemagne qui a créé cette vaste épopée, prolongée pendant plusieurs siècles. Les douze pairs de Charlemagne deviennent les arcs-boutants de la chevalerie, et leurs noms inspirent de longs poëmes.

Bientôt les souvenirs mêmes de l’histoire ancienne, quelques grands noms grecs ou romains qui avaient surnagé dans l’imagination confuse du moyen âge, deviennent les sujets de romans de chevalerie. C’est le sort d’Alexandre. Deux poëtes du douzième siècle célèbrent le héros macédonien, dans un poëme en grands vers, rempli de tournois, de féeries et d’allusions à Philippe-Auguste. Comme le monarque français avait rançonné les juifs de son royaume, avant de partir pour la croisade, de même Alexandre met à contribution les usuriers de la Macédoine ; il ne manque pas non plus de créer douze pairs, comme avait fait, dit-on, Charlemagne.

Cette puissance de l’anachronisme, ces esprits qui sont submergés dans les mœurs de leur temps, qui reçoivent avec candeur quelques grandes traditions historiques, et les affublent du manteau qu’ils portent eux-mêmes : tout cela est singulièrement favorable à l’invention, à la poésie.

Quand on est, comme nous, éclectique ; quand on peut discuter, avec une justesse d’érudit, ce qui convient à chaque époque, on n’est pas soi-même sous la séduction de ses propres paroles ; on n’est pas trompé, on ne trompe pas ; on est difficilement poëte. Mais à certaines époques, c’est l’imagination publique, courante, qui est poëte ; et personne en même temps n’est grand poëte, et ne réalise à un plus haut degré cette pensée, pour ainsi dire, vulgaire. Voilà ce qui arrivait au douzième et au treizième siècle, dans la France du Nord. Beaucoup de gens racontaient, versifiaient ce que tout le monde croyait ; c’étaient d’interminables histoires des paladins de Charlemagne, des géants et des fées. Une autre source de romans de chevalerie venait de s’ouvrir. Ces Normands, qui, devenus Français par la langue et les mœurs, allaient conquérir l’Angleterre, avaient fait auparavant de bien grandes choses dans le monde. Longtemps, par leurs courses, ils avaient ravagé toutes les côtes de la Baltique et de la Méditerranée ; ils avaient traversé la Russie, pénétré jusqu’à Constantinople, offert leur secours au faible empereur grec ; par leur héroïsme aventureux, ils avaient été les précurseurs des croisades. Quelques-uns des leurs (ils étaient nombreux, ils étaient quarante) en revenant de la terre sainte, où ils protégeaient les pèlerins, avaient délivré Salerne d’une armée de Sarrasins, puis l’avaient conquise et gardée. Enfin, Guillaume prenait l’Angleterre, tandis que Guiscard envahissait la Grèce et menaçait Constantinople. Ils étaient Charlemagne à eux tous ; ils ébranlaient de même l’imagination ; ils avaient également offert au monde européen un spectacle de puissance et d’héroïsme.

Nouvelle date pour la poésie, nouvelle origine pour les créations de l’esprit humain : aussi vous voyez surgir, à la suite des Normands, une foule de fictions et de poëmes, sans autre génie qu’une singulière hardiesse d’invention ; c’est toute la chevalerie de la Table ronde. Le premier modèle est l’auteur du Roman du Brut, qui écrivait vers l’an 1155 ; il rapporte l’histoire fabuleuse des premiers rois d’Angleterre, en remontant jusqu’à Brut, fils d’Ascagne et petit-fils d’Énée. Ce Brut fait de longs voyages, rencontre des îles enchantées, des palais merveilleux, et enfin trouve l’Angleterre, où il établit sa famille qui règne glorieusement. Là figure l’institution de la Table ronde et l’enchanteur Merlin, un des personnages les plus populaires du moyen âge. Et voilà toute une série de fables, vraiment ingénieuses, qui sort de cette secousse donnée à l’imagination humaine par les grands exploits des Normands.

Ces poétiques souvenirs conservaient tant de force, que Milton, dans sa jeunesse, avait imaginé d’y consacrer un poëme épique, par lequel il se promettait d’immortaliser son nom. Il l’avoue quelque part dans de beaux vers latins. Il a bien fait d’abandonner ce sujet pour le plus grand de tous, et de sacrifier l’enchanteur Merlin au Paradis perdu. Mais on voit par cette première tentation, cette velléité du génie, combien il y avait de charme et de vie poétique dans ces vieux souvenirs. Arioste avait déjà fait pour les romans de Charlemagne ce que Milton rêvait pour ceux du roi Artus. Mais, avec son goût exquis, Arioste n’avait pas pris au sérieux les contes du douzième siècle ; il les renouvela en n’y croyant plus, seule manière de se servir encore des fictions naïves d’un autre âge.

Au risque de faire une division symétrique ou systématique, je continue, et je trouve encore dans une troisième classe de romans l’influence de la réalité sur la fiction. Charlemagne et les Normands avaient fait naître deux générations de chevaliers. Une autre va sortir du plus grand homme de l’Espagne, du Cid. Le Cid, à la fin du onzième siècle, le Cid au siège de Tolède ; les combats corps à corps livrés entre les chefs des deux armées ; cette diversité de mœurs, de costumes, d’armures ; ces hommes du Nord, du Midi, accourus de toute la chrétienté, pour servir sous le drapeau du Cid ; ce grand homme dont la gloire prédomine ; sa vie pleine d’aventures et de périls ; sa générosité : tout cela, diversement reproduit dans les chants populaires, devait donner naissance à un nouvel ordre de compositions romanesques.

Au contre-coup de ce grand nom, je rattacherai les Amadis, ces fictions dont l’auteur immédiat n’est pas connu, et que plusieurs nations se disputent. Dans le Cid, c’est moins la grandeur des événements que la grandeur de l’homme qu’il faut considérer. Il n’est pas, comme Charlemagne, Guillaume, ou Robert Guiscard, conquérant d’empires ; c’est l’héroïsme luttant sur l’étroit territoire de l’Espagne, ne gagnant pas de couronnes pour lui-même, mais les donnant. Aussi les romans de chevalerie espagnols semblent porter l’empreinte de ce dernier caractère. On y trouve plus de générosité, plus de délicatesse, un point d’honneur plus élevé.

Dans les romans qui appartiennent aux Normands, dans les romans de la Table ronde, on trouve le goût des aventures extraordinaires, les courses lointaines, les grandes conquêtes, les grandes entreprises. Il est peu de chevaliers qui ne deviennent rois, et pas d’écuyer qui n’obtienne une île, comme la souhaitait Sancho Pança. C’est l’esprit aventureux, mais intéressé des Normands, qui veulent, à travers les batailles et les coups d’épée, arriver à quelque chose de sûr et de profitable. Dans les romans qui tiennent à l’école de Charlemagne, vous trouvez une ambition moins étendue ; tout le monde ne croit pas pouvoir aspirer si haut ; on sent que la première place est prise, et personne ne la dispute. Ainsi, ces pairs de la cour de Charlemagne font très honnêtement leur métier de chevaliers ; ils ont beaucoup d’aventures, donnent ou reçoivent grand nombre de coups de lance ; mais je ne vois pas qu’ils fassent une très haute fortune, à l’exception du bon Ogier le Danois, qui n’épouse pas une reine, mais une fée, et devient immortel par ses enchantements. Quant aux romans nés du Cid, ils ont un caractère tout particulier : vous y apercevez le reflet de la vie arabe et de la vie espagnole. C’est là que le culte pour les femmes prend une ardeur de passion et une délicatesse de jalousie qui rappelle les mœurs de l’Orient. L’ambition y tient moins de place que l’amour.

Ces trois ordres de romans sont trois suppléments à l’histoire ; ils la rendent, ils l’expriment souvent avec plus de vérité que l’histoire ne s’exprime elle-même ; ils racontent ce qu’elle oublie. Enfin, ils attestent surtout par contre-coup la disposition générale des esprits ; car, sachons-le bien, au douzième et au treizième siècle, ils n’étaient pas reçus pour romans. Je ne suis pas convaincu que celui qui les écrivait ne les prît pas lui-même pour histoire véritable ; certainement beaucoup de lecteurs s’y trompaient.

Si nous parcourons quelques chansons de troubadours, on voit que les noms et les aventures des principaux personnages de la chevalerie étaient en quelque sorte historiques, que l’on y faisait de fréquentes allusions, comme à des faits reconnus. Désigne-t-on les études nécessaires à un jongleur, il doit savoir l’histoire du roi Artus, de la belle Yseult, etc. ; ce sont des choses qu’un jeune homme bien élevé ne peut pas ignorer ; avec cela, on connaît le monde, on sait l’histoire.

Voilà quelle était la disposition du moyen âge, et comment les esprits, frappés d’abord par le spectacle réel de grands événements et de grands hommes, avaient créé des fictions qui étaient devenues la vérité elle-même, et remplaçaient pour eux le monde de la nature et de l’histoire.

Cette illusion naïve des imaginations explique une foule de faits singuliers qui remplissent les annales du moyen âge. Tant de légendes merveilleuses et si attestées, tant de miracles ont existé pour les contemporains, comme ces histoires chevaleresques dont ils se nourrissaient uniquement ! L’habitude et l’attrait de la fiction avaient rendu l’esprit incapable de croire et d’aimer autre chose : et le surnaturel était devenu en tout l’explication la plus simple.

Pour qu’un autre intérêt s’attache à ces productions, dans notre siècle d’analyse, il faudra tantôt y chercher le caractère et le progrès de la langue, tantôt l’esprit du temps, tantôt l’œuvre du talent, c’est-à-dire mettre quelque étude à distinguer ce qui était la pensée commune, et ce qui fut la pensée poétique d’un homme. Nous dirons parfois : Voici des inventions ingénieuses et délicates qu’un esprit du douzième siècle a trouvées ; en quoi cet homme ressemblait-il à ses contemporains ? En quoi leur était-il supérieur ? Nous chercherons pourquoi cette littérature si féconde n’a pas produit quelque œuvre de génie. Les génies supérieurs sont-ils distribués de telle façon que nulle circonstance heureuse ne puisse en développer un de plus, s’il n’est pas sorti par une destination providentielle ? Quelquefois, dans ces ouvrages, nous reconnaîtrons de singuliers hasards de talent, qui semblaient promettre qu’un homme comme le Dante serait né plus tôt, et serait né ailleurs.

Aujourd’hui je ne prolongerai pas davantage cette revue. Nous avons marqué comment le langage français se forma ; nous avons indiqué les origines de la mythologie du moyen âge. Nous avons expliqué cette puissance d’imagination, qui n’était, pour ainsi dire, qu’une puissance de crédulité. Maintenant nous chercherons le talent ; nous serons moins heureux peut-être à le trouver.

Huitième leçon

Réalité de la chevalerie ; fidèlement décrite dans les romans du moyen âge. — Éducation et devoirs des chevaliers. — Fabliau de Saladin, ordonné chevalier. — Cour de Philippe-Auguste. — Grand nombre des productions littéraires. — Chrétien de Troyes ; ses principaux poëmes. — Commencements de la prose française. — Ville-Hardouin ; sa langue et son style.

Messieurs,

La littérature romanesque du moyen âge ne devrait pas nous occuper plus longtemps, si elle n’était pas aussi vraie que fabuleuse. Mais sous ces histoires extravagantes, sous ces imaginations singulières qui remplissent tant de romans versifiés du douzième et du treizième siècle, se cache, ou plutôt se montre une imitation fort expressive de la vie contemporaine. On a dit que la chevalerie était tout entière une fiction ; le caractère factice des invocations qu’on lui adresse dans nos temps modernes, a fait douter d’autant plus de son existence dans le passé. Cependant la chevalerie est un événement réel de l’histoire, une grande institution du moyen âge. Son image est reproduite dans ces romans remplis d’enchanteurs et de géants. Tout ce qu’on y voit, les mœurs, les détails, les costumes, les usages de la vie, les aventures même, dans ce qu’elles ont de naturel et d’humain, sont l’expression exacte et fidèle du temps. À cet égard, les romans de chevalerie peuvent s’appeler une chronique du moyen âge, non moins vraie que la Chronique même de Saint-Denis.

Nous l’avons dit d’abord ; bien que poëte signifie faiseur, et que troubadour ou trouvère soit synonyme d’inventeur, jamais poëte ne fait ou n’invente que l’idéal des événements ou des croyances de son temps.

L’imagination n’est qu’un souvenir plus vif ; parfois elle imite seulement une copie. On l’admire, quand elle renouvelle la réalité.

Qu’est-ce que la chevalerie ? C’est la vie du moyen âge mise en action ; c’est la garde d’honneur de la féodalité. On ne pourrait concevoir la durée de la vie féodale sans ce cortège de guerriers qui la soutiennent, sans ces passions, ce point d’honneur, cet enthousiasme qui l’animent et l’embellissent.

Aussi, un très savant homme, M. de Sainte-Palaye, voulant établir tous les caractères de la chevalerie, considérée comme institution militaire et religieuse, les a tout simplement cherchés dans les romans du moyen âge ; et ce n’est point erreur ou système de sa part. Les auteurs des romans de chevalerie ont, en effet, mêlé aux fictions les plus bizarres l’imitation fidèle de ce qui se trouvait inscrit dans le rituel des chevaliers.

Voyons, d’après ces témoignages, quelle était la vie d’un chevalier.

Quand un enfant avait le bonheur de naître fils de gentilhomme, et que cet enfant était vif, allègre, on le tirait à sept ans des mains des femmes ; il n’avait guère autre chose à faire que de courir et de s’exercer au saut et à la lutte. Bientôt il devenait damoisel, varlet ou page, qualités à peu près semblables, que l’on a confondues ou distinguées selon les temps. Alors il était presque toujours éloigné de la maison paternelle, et mis chez quelque haut baron ou seigneur du voisinage. Il y servait le maître, ou souvent la dame du château, suivait sa haquenée, portait ses lettres, quand elle savait écrire. Mais il faisait aussi l’apprentissage de la chasse et de la guerre, lançait et rappelait le faucon, maniait la lance et l’épée, s’endurcissait à la fatigue et aux plus périlleux exercices ; surtout il était sans cesse entretenu d’exploits de guerre. La grande salle du château était une école où se réunissaient écuyers et chevaliers, et où se formaient les jeunes pages, en entendant parler, dit Froissart, de faits d’armes et d’amour.

Dans ces études, plus amusantes que le grec et le latin de nos jours, il gagnait quatorze ou quinze ans. Alors il était fait écuyer. Il y avait plusieurs ordres d’écuyers : écuyer de corps ou d’honneur ; c’était celui qui montait à cheval et marchait à la suite du chevalier ou de la dame du château ; écuyer tranchant ; écuyer échanson ou pannetier ; toutes formes de domesticité. Mais vous savez que, d’après un usage venu des forêts de Germanie, ou peut-être emprunté au Bas-Empire, certains offices domestiques étaient nobles, devenaient des titres et des grades d’honneur. Le jeune homme que l’on faisait écuyer, était présenté à l’autel ; et là commençait l’intervention des cérémonies religieuses, souvent renouvelées dans la suite ; car la chevalerie, c’était la réunion des deux choses qui occupaient le moyen âge, la religion et la guerre. Écuyer, le jeune homme continuait à se former par la conversation et l’action, beaucoup plus que par aucune étude régulière. Puis, il devenait archer ou homme d’armes. Là surtout l’éducation militaire était appliquée dans toute sa rigueur, et faisait des prodiges supérieurs à toute la gymnastique des anciens. L’homme d’armes, sous le poids de son harnois, s’élançait, franchissait des fossés.

Lorsque au milieu de tous ces exercices, le jeune gentilhomme avait atteint vingt et un ans, arrivait le moment de le faire chevalier. Remarquez bien que, dans les idées du temps, mélange de liberté sauvage et de dévotion austère, une pareille cérémonie était une initiation. Les veilles d’armes dans l’église duraient plusieurs nuits. L’aspirant à la chevalerie était amené à l’autel par son père et sa mère, ou par ses parrains, qui portaient des cierges. Le prêtre, après avoir célébré la messe, prenait sur l’autel même l’épée et le baudrier, et en ceignait le jeune chevalier. Une foule de cérémonies symboliques avaient précédé : c’étaient le bain, les vêtements de lin blanc, la confession, souvent à haute voix, la communion, le serment, qui exprimait tous les sacrifices et toutes les vertus imposées au chevalier. Enfin, on amenait un cheval de bataille à la porte de la chapelle ; le jeune initié, bondissant de joie, s’élançait tout armé sur ce cheval, le faisait vivement caracoler, et tout le monde reconnaissait un bon chrétien et un excellent chevalier.

Certes, entre ces faits et l’histoire de Tristan de Léonois ou de Gauvain, il n’y a de différence que le merveilleux. Du reste, ils ont passé par ces épreuves ; ils furent armés ainsi : la religion, la guerre et l’amour se sont également mêlés dans leur pensée.

La prodigieuse influence que cette chevalerie exerça dans le moyen âge est-elle douteuse ? Non, Cette chevalerie était tantôt la force des rois, tantôt l’indépendance des barons ; cette chevalerie maintenait tout ce grand édifice de la féodalité que supportait le peuple. Cette chevalerie gardait même sur le champ de bataille les préjugés de son noviciat, avec une force vraiment inconcevable. Ainsi, dans un mémorable combat, où de pauvres paysans en révolte se présentaient avec d’énormes bâtons et des hoyaux, de brillants escadrons de chevaliers, tout bardés de fer, se laissèrent assommer sans se défendre, plutôt que de tirer l’épée contre des vilains sans armes. C’est le scrupule dont s’est moqué Cervantes, et qui scandalise si fort Sancho, lorsque, battu par des muletiers, il se voit abandonné par son maître qui ne veut pas déroger jusqu’à le défendre contre de tels assaillants. Cette caricature du point d’honneur chevaleresque est rigoureusement vraie ; la tuerie de ces chevaliers du Hainaut l’atteste.

Au reste, messieurs, pour abréger et suppléer à cet égard les détails historiques, nous citerons un fabliau du douzième siècle. Là vous trouverez les formes de la chevalerie soigneusement retracées dans un récit des croisades. Ces deux choses se touchent. En même temps que l’institution politique développait la chevalerie, la guerre sainte d’Orient lui ouvrait le plus vaste champ, et permettait à l’imagination de tout rêver dans ces lointains et merveilleux pays. Ces conquêtes de royaumes et d’empires qui remplissent nos romans du moyen âge, c’était la réalité prise sur le fait ; c’était le marquis de Montferrat devenu roi de Thessalonique, ou Baudouin empereur de Constantinople.

Revenons à notre fabliau, considéré comme témoignage historique. Il nous montre Saladin, armé chevalier. Ce premier fait étonne d’abord ; il semble un de ces grossiers anachronismes de mœurs, communs dans les écrivains du moyen âge. Saladin, le héros de l’islamisme, le destructeur du royaume chrétien de Jérusalem, soumis à tous les rites pieux de la chevalerie ! cela ne peut se concevoir. Toutefois les chroniques latines attestent qu’en effet Saladin voulut être armé chevalier par un Français. Sur cette anecdote, le trouvère a fait un récit que nous ne donnons pas pour une œuvre de poésie, mais pour un procès-verbal fort exact d’une réception, selon le rituel de la chevalerie.

« Il me convient de rimer un conte, que j’ai ouï conter, d’un roi qui, en terre païenne, fut jadis homme très puissant, et très loyal sarrasin ; il eut nom Saladin. Il fut cruel, et fit maintes fois beaucoup de mal à notre loi, et maints dommages à notre nation par son orgueil et sa violence. Une fois advint qu’à la bataille fut un prince, qui avait nom Hugues de Tabarie. Avec lui était grande compagnie des chevaliers de Galilée ; car il était seigneur de la contrée. Assez de faits d’armes ils firent ce jour ; mais il ne plut au Créateur, qu’on appelle le Roi de gloire, que les nôtres eussent victoire ; car là fut pris le prince Hugues ; et il fut mené le long des rues droit par-devant Saladin, qui le salue en son latin ; car il le connaissait fort bien : “Hugues, j’ai grande liesse quand je vous tiens, dit le roi, par Mahomet, et une chose je vous promets, c’est qu’il vous faudra mourir ou venir à grande rançon.” Le prince Hugues répondit : “Puisque vous m’avez partagé le jeu, je choisirai la rançon, si j’ai de quoi la payer. — Oui, dit le roi ; cent mille besans tu me compteras. — Ah ! sire, je ne pourrais y atteindre, quand je vendrais toute ma terre. — Vous le ferez bien. — Sire, comment ? — Vous êtes de grand courage et plein de chevalerie, et nul preux ne vous éconduira, si vous lui demandez rançon, sans vous donner un beau don ; ainsi vous pourrez vous acquitter. — Maintenant je veux vous demander comment je partirai d’ici ?” Saladin lui répondit : “Hugues, vous m’attesterez sur votre foi que vous reviendrez, et que, d’ici à deux ans sans faute, vous aurez rendu votre rançon, ou que vous rentrerez en prison : ainsi, vous pourrez partir. — Sire reprit-il, votre merci ; et tout ainsi je le promets.” Alors il a demandé congé et veut s’en aller en son pays. Mais le roi l’a pris par la main et en sa chambre l’a mené, et l’a prié fort doucement : “Hugues, dit-il, par cette foi que tu dois au Dieu de ta loi, instruis-moi, car j’ai envie de bien savoir comment l’on fait les chevaliers. — Beau sire, dit Hugues, je ne ferai, et je vous dirai pourquoi. Le saint ordre de chevalerie serait en vous mal placé ; car vous êtes de la mauvaise loi, et n’avez baptême, ni foi, et je ferais grande folie si je voulais vêtir un fumier de draps de soie. Je ferais méprise si sur vous je mettais un tel ordre ; et je n’oserais l’entreprendre, car j’en serais fort blâmé. — Là, Hugues, dit-il, vous ne le ferez pas ? Il n’y a point de mal à vous de faire ma volonté, car vous êtes en ma prison. — Sire, puisque je ne puis m’y refuser, je le ferai sans retard.” Lors, il commence à lui enseigner tout ce qui lui convient de faire ; lui fait bien arranger les cheveux, la barbe et le visage, comme il convient à nouveau chevalier ; puis le fit entrer dans un bain. Lors le soudan commence à demander ce que cela signifie. Hugues de Tabarie répond :“Sire, ce bain où vous vous baignez signifie que, comme l’enfant, pur de péchés, sort des fonts, quand il vient du baptême, ainsi devez sortir de là sans nulle vilenie, et prendre un bain d’honneur, de courtoisie et de bonté. — Ce commencement est très beau, dit le roi, par le grand Dieu.” Après qu’on l’a du bain ôté, il se coucha dans un beau lit, qui était fait à grand plaisir. “Hugues, dites-moi sans faute la signifiance de ce lit. — Sire, ce lit veut dire qu’on doit par sa chevalerie conquérir en paradis la place que Dieu octroie à ses amis. C’est là le lit de repos, qui n’y sera pas, sera bien sot.” Quand il fut resté un peu dans le lit, il se vêtit de draps blancs qui étaient de lin. Lors Hugues lui dit en son latin : “Sire, ne tenez pas à mépris ces draps blancs ; ils vous donnent à entendre que chevalier doit tendre à conserver sa chair pure, s’il veut arriver à Dieu.” Après il lui remet une robe vermeille. Saladin s’étonne fort pourquoi le prince fait cela. “Hugues, dit-il, que signifie cette robe ?” Hugues de Tabarie répond : “Sire, cette robe vous donne à entendre que votre sang devez répandre pour sainte Église défendre, afin que nul ne puisse lui mal faire ; car chevalier doit faire tout cela, s’il veut plaire à Dieu.” Après il lui chaussa des souliers d’étoffe noire, et lui dit : “Sire, sans faute, cela vous avertit, par cette chaussure noire, que vous ayez toujours en mémoire la mort et la terre où vous serez gisant, d’où vous venez et où vous irez. Vos yeux doivent la regarder, pour que vous ne tombiez en orgueil ; car orgueil ne doit pas régner dans un chevalier ; il doit toujours tendre à la simplicité. — Tout cela est fort beau à entendre, dit le roi ; il ne me déplaît pas.” Après se leva debout, puis se ceignit d’une ceinture blanche ; ensuite Hugues lui mit deux éperons à ses deux pieds, et lui dit : “Sire, tout ainsi que vous voulez que votre cheval soit animé à bien courir, quand vous frappez des éperons, ces éperons signifient que vous ayez bien dans le cœur de servir Dieu toute votre vie.”

« Après, il lui ceignit l’épée, etc. »

Ce n’est qu’un très petit extrait que je vous donne.

La cérémonie symbolique se continue : enfin Hugues dit : « Maintenant je suis votre ami ; et puisque je suis votre ami, j’ai le droit de vous emprunter : je vous emprunte ma rançon. » Il y avait là cinquante émirs qui étaient chevaliers, tant bien que mal, ces cinquante émirs s’empressent de contribuer. Hugues reçoit tous ces présents et les offre à Saladin, qui les lui rend avec la liberté.

Vous voyez comment nos trouvères exploitaient les usages de la chevalerie et les souvenirs des croisades : nulle imagination poétique, nulle harmonie, nul talent ; mais une bonhomie maligne, une fidélité minutieuse à raconter tout ce qu’ils voyaient devant eux, en y mêlant un peu de merveilleux pris à la croisade ou à la féerie.

Cette littérature était-elle féconde, était-elle variée ? C’est par milliers que se comptent à la Bibliothèque du roi les manuscrits du moyen âge. La vie entière du temps est là. Il ne faut que de la patience pour tirer de ces ruines la statue complète du passé. Mais ce qui doit occuper l’historien, nous ne pouvons l’essayer dans ces revues littéraires. Nous ne pouvons analyser cette foule d’ouvrages encore inédits, ou publiés par fragments. Nous nous bornons à rappeler ce grand nombre de monuments, comme une remarque de la singulière activité des esprits, et du développement qu’ils avaient reçu.

Fauchet, érudit du seizième siècle, a fait une biographie des poëtes français antérieurs à l’an 1300. Il en compte plus de cent. Chrétien de Troyes, le plus fécond d’entre eux, a composé plusieurs grands romans de chevalerie de dix à douze mille vers chacun. Beaucoup d’autres poëtes, dont le nom seul ne vous apprendrait rien, furent contemporains de Chrétien de Troyes ; et, bien qu’écrasés par sa brillante renommée, ils obtinrent aussi faveur et succès à la cour des princes. Philippe-Auguste, ambitieux et politique, fut grand protecteur des arts et des lettres. Pour le temps, il était magnifique comme Louis XIV. Il aimait, à sa manière, les plaisirs de l’esprit. Ainsi, après un tournoi, on se réunissait dans la grande salle du palais, pour entendre les poëtes et les chanteurs. On applaudissait les vers de Chrétien de Troyes ; on riait des facéties du jongleur. Il y avait le poëte favori du roi, le poëte lauréat ; il se nommait Helinant, et avait une pension. Voilà tout ce que je sais de son talent. Il était tellement considéré, que par un anachronisme singulier, son nom est placé dans le poëme de l’Alexandride ; il récite un chant à la table d’Alexandre. Il est vrai que, dans le même ouvrage, c’est la reine Isabelle, femme de Philippe-Auguste, qui brode la tente du roi de Perse Darius.

À la lecture de ces grands poëmes, dont les bizarres allusions charmaient la cour, on mêlait les jeux moins graves des trouvères. Ces hommes étaient, pour le temps, des espèces de comédiens ambulants. Ils étaient reçus plusieurs jours dans les palais et dans les châteaux ; ils racontaient des romans de chevalerie, représentaient des fabliaux, et quelquefois parodiaient les cérémonies les plus saintes de la religion. Il y avait un conte bizarre, une histoire du renard : ce renard faisait un chemin étonnant, devenait évêque, archevêque, pape. C’était une plaisanterie qui se répétait, et qui faisait rire les chevaliers et les grandes dames de la cour de Philippe-Auguste.

Vous aurez pu lire dans l’histoire de Russie quels grossiers délassements, quelles insipides plaisanteries amusaient, au commencement du dix-huitième siècle, la cour de Moscou, et tenaient lieu de ces plaisirs de l’esprit, dont l’attrait devient si vif chez les hommes civilisés, mais est toujours plus ou moins nécessaire aux hommes réunis. Sous ce rapport, la cour de Russie ressemblait à la cour de France du treizième siècle ; seulement, du milieu de ces mœurs si rudes du treizième siècle, il sortait quelque chose de vif, de brillant, d’ingénieux, qui appartenait à la chevalerie, et qu’on ne trouvait pas dans la barbarie continuée de quelques États modernes. C’était une espèce de civilisation moderne, née dès lors par l’influence de quelques-unes des idées que l’esprit moderne a le plus repoussées. Rien de plus grand que Philippe-Auguste. Il n’en restait pas moins à sa cour, et autour de lui, une barbarie, que la générosité chevaleresque avait seule adoucie.

Tout cela, messieurs, est exposé avec beaucoup de talent dans une histoire récente de Philippe-Auguste, ouvrage composé d’après une forte et ingénieuse étude, et où l’on sent partout l’inspiration des sources primitives, et la nouveauté que donnent les grandes recherches.

On ne peut douter, au reste, que le règne de Philippe-Auguste n’ait marqué dans le temps un véritable progrès. Ces longs et ennuyeux poëmes écoutés avec ardeur, cette cour si facilement amusée, tout cela était un développement de l’esprit français. Avant Philippe-Auguste, la cour de France, excepté pendant la tentative prématurée et par cela même impuissante de Charlemagne, avait été ignorante et rude. Avec Philippe-Auguste, elle reprit le goût des lettres ; et les plaisirs de l’esprit, arrangés comme on le pouvait alors, entrèrent dans ses délassements.

Cependant, ce n’est guère qu’à l’époque de saint Louis que les monuments de l’esprit français deviennent autre chose que de vieilles médailles, sans intérêt pour le goût. C’est vers ce temps, que la langue se dérouille, qu’elle se démêle tout à fait de l’idiome provençal, sans tomber dans cette dureté anglo-normande des premiers poëtes qui avaient écrit en langue française, de Robert Wace et de l’auteur du Roman du Brut. Elle commence à prendre son caractère de langue française, sans garder toute l’aspérité d’une langue du Nord. Le règne de saint Louis est une date mémorable dans l’histoire de notre génie national.

On ne peut mettre en doute l’influence de ce prince, dont l’esprit avait été cultivé avec tant de soin ; et était si supérieur ; car il était l’homme le plus pieux de son siècle, et en même temps il résistait à la cour de Rome. Sa piété ne l’avait nullement dompté, mais seulement épuré. Tout ce que l’imagination peut réunir, peut supposer de plus grand, se retrouve en lui.

Les Établissements de saint Louis, ce code de ses lois, trop sévèrement jugé par Montesquieu, sont un monument admirable pour le treizième siècle. Saint Louis est en même temps grand prince dans l’administration intérieure de son royaume. On peut lire dans l’histoire comment il répare en quelques années le mal que la croisade avait fait à ses États. Enfin sa piété, qui était si ferme dans ses luttes contre les papes, était sublime sur le champ de bataille ; et bien que la raison puisse blâmer en lui ces aventureuses entreprises, qui n’étaient plus nécessaires à la défense générale de la chrétienté, qui enlevaient ce grand roi à tout le bien qu’il aurait fait à son royaume, il est impossible de n’être pas frappé de l’héroïsme qu’il montra dans son expédition d’Égypte. Leibnitz a remarqué la sagacité politique qui avait fait choisir à ce prince l’Égypte pour centre de la guerre qu’il portait en Orient. Sa seconde croisade, mal justifiée par l’intérêt égoïste de son frère, le montre, d’une autre part, si courageux, si grand, si résigné sur la cendre où il expire, que l’admiration ici vient l’absoudre de son imprudence.

Il a plus fait comme homme qu’il n’a laissé de monuments comme roi ; mais ce qu’on lui doit surtout, et ce qu’on a moins vu, c’est le mouvement qu’il a donné à l’esprit de son peuple. Cela ne se saisit pas, pour ainsi dire ; cela ne se constate pas dans un acte particulier. Mais prenez la France avant Louis IX, regardez la France après lui ; il semble que ce soient d’autres hommes ; les esprits se sont élevés. C’est à dater de ce prince que la civilisation française a commencé, que le talent, et nous ne le comptons ici que comme expression du développement national, se caractérise et fait entrer la langue et les productions françaises dans le trésor commun du génie de l’Europe.

Si, après avoir lu les fabliaux du douzième siècle, vous prenez Joinville, il semble que plus d’un siècle ait séparé ces écrits. Il n’y a dans l’intervalle que le passage d’un grand homme et le mouvement d’idées qu’il fait naître.

Reviendrons-nous de ces souvenirs historiques à des détails de grammaire ? Chercherons-nous dans la langue les traces de cette révolution ? Qu’il nous suffise de rappeler que la séparation des dialectes du Nord et du Midi, tout à fait accomplie, laisse désormais à l’idiome français un caractère propre et marqué. Les monuments de cette époque sont déjà du français ; on n’a plus besoin de les traduire. Telle est la différence qui frappe d’abord entre Joinville et Ville-Hardouin.

À Ville-Hardouin et aux chroniques de Saint-Denis commencent les monuments de l’histoire nationale en langue vulgaire ; monuments beaucoup plus vrais que les chroniques latines, par cela seul que les expressions y font, pour ainsi dire, partie des événements. Dans Ville-Hardouin, peintre admirable de mœurs et de détails, le caractère de l’idiome français est encore peu développé. Si l’on voulait un exemple pour montrer combien fut longue l’étroite affinité des dialectes romans du Midi et du Nord, on pourrait surtout choisir Ville-Hardouin ; il a encore ces syllabes sonores et ces restes de latinité que vous retrouvez dans la poésie provençale.

Combien du reste ce récit est une vive peinture du moyen âge, dans une de ses grandes et singulières entreprises ! Nulle part on ne sentira mieux l’alliance entre la réalité des événements et les fictions de cette époque.

Qu’est-ce que l’ouvrage de Ville-Hardouin ? C’est le récit d’une conquête que font par accident des seigneurs français, qui ont pris la croix dans un tournoi en Champagne, ont passé la mer, sont venus rétablir sur le trône de Constantinople un prince déchu, se sont armés contre lui, ont conquis Constantinople, et érigé des principautés et des seigneuries en Grèce et en Asie. C’est à la fois une chronique et un roman de chevalerie. Dans ce récit, les tournois paraissent le rendez-vous naturel, le Forum du temps. La fière indépendance de la féodalité et l’ambition hautaine des barons se montrent dans le caractère de l’entreprise. Sans consulter aucun roi, sur un mot de confiance que leur a fait dire le pape, ils partent, ils arrivent à Constantinople. Un autre trait caractéristique du moyen âge, c’est le développement prématuré des villes d’Italie, qui contraste avec le rude courage des seigneurs féodaux. Les barons de France ont des chevaux, des lances, des épées ; mais il faut qu’ils s’adressent à une ville marchande, à Venise, pour avoir des vaisseaux. Arrivés devant Constantinople, ils y mettent un empereur nouveau ; puis ils se ravisent ; après avoir regardé cette ville, si grande, si bien dorée, où il y a de si belles églises, ils pensent qu’il vaudrait mieux prendre un pareil empire que de le donner ; et ils s’emparent de Constantinople.

Voilà Baudouin qui devient empereur de Constantinople ; il a eu la bonne part. Mais tous ces barons, tous ces chevaliers, si contents qu’ils soient d’avoir fait un empereur, sont impatients d’avoir aussi pour leur compte quelque petite souveraineté. Geoffroi de Ville-Hardouin, après avoir beaucoup guerroyé, reçut en partage la ville de Messinople dans la Thessalie. Il y mourut vers l’an 1215 ; et sa famille, alliée aux empereurs français de Constantinople, subsista longtemps après lui dans l’Orient, et posséda les principautés de Corinthe et d’Argos. Ainsi, dès le commencement du treizième siècle, la souveraineté féodale était transportée au milieu de la Grèce ; beaucoup de gentilshommes français s’étaient fait donner des châteaux et des terres, auprès de Ville-Hardouin. C’était une colonie conquérante qui apportait avec elle ses usages. Les jeunes damoisels, les varlets allèrent faire leur éducation en Grèce, au lieu de rester en Picardie ou en Touraine. La conquête de la Morée, par Guillaume de Champlite, étendit cette influence ; les auteurs du temps disent que le beau parler français, le parler délitable, était usité en Morée aussi bien qu’à Paris.

Tout cela, messieurs, fait partie de ce tableau du moyen âge, où tant de mouvement et d’activité entreprenante se mêlait à tant d’ignorance et d’inhabileté. Si vous consultez les monuments de cette époque, il vous semblera que les communications des hommes entre eux étaient rares, difficiles. Il y avait beaucoup de bourgeois, enfermés dans leurs villes, pour qui le monde se terminait au bout de leurs remparts. On n’avait pas l’idée des lieux et des distances. Au commencement du douzième siècle les moines de Ferrières, dans le diocèse de Sens, ignoraient qu’il y eût en Flandre une ville de Tournay. Mille anecdotes minutieuses de ce genre pourraient être recueillies. Un bourgeois de Paris, obligé de partir pour Amiens, faisait son testament. Tant les routes étaient peu sûres ! tant il y avait de chevaliers félons, de mauvais châtelains qui n’observaient pas leurs serments, et dépouillaient les malencontreux voyageurs !

Mais pour ceux qui n’avaient pas besoin des douceurs de la vie, qui ne craignaient pas les aventures, il n’y avait plus de limites à l’audace ; on partait alors pour Babylone ; on allait offrir son épée à un roi de Thessalonique ; on ne savait pas où était Thessalonique ; mais on rassemblait vingt, trente gentilshommes ; et on se mettait en route. Les Vénitiens, qui étaient plus avisés, à qui le commerce et la science du gain avaient donné cette dextérité qui domine toujours, se prêtaient à tous les mouvements chevaleresques de nos hommes du continent ; ils fournissaient des vaisseaux, et faisaient payer cher le passage. Il fallait s’indemniser par la guerre. C’était ainsi que ces pieux pèlerins, qui partaient de France avec l’intention de délivrer les lieux saints, finissaient par s’emparer de Constantinople, et par piller Sainte-Sophie.

Quoi qu’il en soit, après quelques romans de la Table ronde, translatés en la parlure de France par des Anglo-Normands, vers le milieu du douzième siècle, l’Histoire de Ville-Hardouin est presque le plus ancien monument que nous ayons de la prose française. Sous ce rapport seul, il serait digne d’un haut intérêt. La langue s’y reconnaît mieux que dans les rimes alignées des trouvères. Par la vivacité et la vérité du récit il intéresse plus encore. Ce n’est pas un historien ; c’est un homme qui dit la chose qu’il a faite ou qu’il a vue, avec la plus grande simplicité de langage, comme il l’a faite, comme il l’a vue. C’est une déposition perpétuelle que ce livre. De nos jours, quand le talent imite cette forme, il reste quelque chose d’artificiel même dans la tentative la plus heureuse. Vous découvrez l’homme ingénieux du dix-neuvième siècle qui se cache sous les formes naïves du conteur du treizième. Mais quand c’est l’homme même du treizième siècle qui parle et conte ainsi, le charme de vérité n’est plus seulement dans le récit tout entier, mais dans chaque mot : l’auteur, le temps et l’ouvrage ne sont plus qu’une même chose que vous avez devant les yeux.

Ouvrez le récit de Ville-Hardouin, vous voyez tout d’abord un saint homme, qui eut nom Foulcque de Neuilly, et était curé de ce lieu. Cil Foulcque commença à parler de Dieu par France et par les autres terres. L’apostole de Rome, Innocent III, envoie vers ce saint homme, et lui fait dire de prêcher la croisade. L’année suivante, à un beau tournoi qui se donnait en Champagne, une foule de seigneurs prennent la croix. Mais il fallait des vaisseaux. Six députés sont choisis par les seigneurs croisés pour aller faire cette demande à Venise, et Ville-Hardouin est du nombre. Ils arrivent et trouvent le doge Dandolo, homme sage et preux, qui les accueille volontiers. L’historien ne remarque pas même que ce doge, plein d’ardeur pour les grandes entreprises, avait alors quatre-vingt-neuf ans. Mais suivons Ville-Hardouin dans le palais de ce doge, dans son conseil, et enfin dans une grande assemblée du peuple en la chapelle de Saint-Marc, la plus belle qui soit . La scène est merveilleuse. D’abord, Ville-Hardouin et ses associés ont soigneusement conféré avec le doge et les principaux membres du sénat ; puis, comme Venise était encore démocratique (quel spectacle pour ces seigneurs féodaux du moyen âge !), il leur faut requérir le peuple humblement . C’est Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, qui dit : « Seigneurs, les plus hauts et plus puissants barons de France nous ont envoyés à vous, et vous crient merci, afin qu’il vous prenne pitié de Jérusalem, qui est dans le servage des Turcs, et qu’au nom de Dieu vous veuillez les accompagner pour venger la honte de Jésus-Christ : et ils vous ont élus, parce qu’ils savent que nulle nation n’est aussi puissante que vous sur mer, et ils nous ont commandé de tomber à vos pieds, et de ne pas nous lever que vous n’ayez octroyé la promesse d’avoir pitié de la terre sainte d’outre-mer. »

Maintenant, les six messagers s’agenouillent en pleurant, et le doge et tous les autres s’écrièrent tous d’une voix, en levant leurs mains en haut : « Nous l’octroyons, nous l’octroyons. » Et il y eut si grand bruit et si grande noise, qu’il semblait que la terre fondît .

Ce discours, ce récit mettent certainement les choses sous les yeux avec une vérité de couleur que nul art moderne ne saurait atteindre. Ville-Hardouin continue de raconter en détail les lents préparatifs de la croisade. Thibaut, comte de Champagne, qui devait la commander, était mort prématurément. À son défaut, on s’adresse au duc de Bourgogne, au comte de Bar-le-Duc, enfin au marquis de Montferrat. De toutes parts, les barons et les pèlerins se rendent à Venise, d’où l’armée devait partir. C’est alors que le vieux doge, aveugle et chargé de quatre-vingt-dix ans, ayant assemblé le peuple dans l’église de Saint-Marc, annonce qu’il veut se croiser aussi, et mourir avec les pèlerins. Enfin, on met à la voile pour se rendre à Corfou. Les embarras de l’expédition, les jalousies, les divisions de tant de chefs ambitieux, tout cela forme un tableau naïvement retracé. L’historien, quoique mêlé toujours aux événements, parle peu de ce qu’il fait lui-même ; et quand il en parle, c’est avec une grande prud’homie. « Moi, dit-il, bien témoigne, Geoffroy, le maréchal de Champagne, qui cette œuvre dicta. »

Ce précieux monument de notre histoire nationale peut aujourd’hui nous occuper sous plusieurs rapports. Veut-on s’attacher à l’état de la langue, à la forme de l’idiome, il offre beaucoup d’analogies avec le roman méridional ; et l’on peut y noter l’observation de plusieurs des règles que M. Raynouard a savamment rappelées. Les désinences méridionales y sont encore fréquentes : segnor, tremor, empereor, vos, dolorous… La suppression de l’s, dans les cas directs du pluriel, est soigneusement observée ; la construction est simple et régulière ; l’expression courte et pittoresque.

Mais le grand intérêt de ce livre, c’est la peinture historique ; c’est le rapprochement des Grecs et des Francs, opposés et réunis dans un même récit. Rien de plus singulier que ce peuple grec de Constantinople, débris pétrifié du vieux Bas-Empire, qui paraît en présence de cette jeune race de guerriers francs. L’astuce et la timidité de cette cour grecque, remplie sans cesse de complots ; la rude et ardente ambition des croisés, tout cela est vivement reproduit. À peine un nouvel empereur, Alexis, est-il élevé sur le trône par le secours des Latins, qu’il s’occupe d’éloigner des hôtes si dangereux, et de les renvoyer à la croisade. Mais ceux-ci n’ont hâte de quitter leur proie. Les plaintes réciproques et les négociations se multiplient, jusqu’au moment où la guerre éclate. Les Grecs brûlent les vaisseaux des Latins ; mais une trahison de palais fait périr Alexis, et met à sa place un seigneur de sa cour. C’est alors que les alliés poussent la guerre avec plus de force ; la ville de Constantinople est prise et pillée le jour de Pâques fleuries. Il faut voir la joie des vainqueurs de trouver tant d’or et d’argent fins, de vaisselle, de pierres précieuses, de samis, de draps de soie, et d’hermines. Le grave historien ne manque pas d’employer, en cette occasion, sa formule favorite : « Et bien témoigne, Geoffroy, le maréchal de Champagne, à son escient pour vérité, que jamais, depuis le commencement des siècles, ne fut tant gagné en une ville. » Cette armée, pauvre et grossière, est maîtresse de tout. « Chacun prit hôtel, comme il lui plut, et il y en avait assez. Ainsi firent la Pâque fleurie, et la grande Pâque après, en cet honneur et en cette joie que Dieu leur eut donnés. » Mais bientôt une grande part du butin est rapportée à la masse commune, sous peine d’excommunication. Puis les chefs de l’armée ont un empereur à élire : Baudouin, comte de Flandre, est choisi de préférence au marquis de Montferrat, qui se contente d’être roi de Thessalonique.

Tant d’événements n’ont pas lieu sans de fréquentes délibérations, où Ville-Hardouin porte souvent la parole avec prudence et gravité. C’est un des caractères de ce livre. L’histoire y paraît déjà politique, sous des formes très naïves. Vous êtes dans le conseil tumultueux des Latins ; vous voyez comment se prépare, se justifie cette singulière diversion qui emploie à l’envahissement d’un État chrétien les armes prises pour délivrer Jérusalem. L’établissement du nouvel empire, la mort de Baudouin, l’avènement de son frère Henri, choisi par les barons français, forment un récit plein d’intérêt, que l’on regrette de ne pas voir continuer plus longtemps. Ville-Hardouin s’est arrêté, en effet, à la mort du marquis de Montferrat, en l’année 1207 ; et c’est dans les historiens byzantins qu’il faut chercher la suite de cette invasion qui avait porté une dynastie et une cour étrangères à Constantinople. L’influence de ces conquérants fut passagère, et n’arrêta pas la décadence du peuple grec. Constantinople, sous ses maîtres grossiers, garda sa langue et sa théologie. Seuls, ils s’étaient réservé les jeux chevaleresques et le maniement des armes ; ils donnaient des tournois dans l’hippodrome, et en excluaient les Grecs. Cependant ceux-ci, serviles et flatteurs, adoptaient quelques-unes des traditions de leurs maîtres. On trouve, à cet égard, des traces curieuses dans les historiens byzantins, beaucoup moins naïfs que nos chroniqueurs, lors même qu’ils n’ont pas moins d’ignorance. Nos romans de chevalerie, portés à Constantinople avec nos usages, y furent pris pour des histoires authentiques ; et cinquante ans plus tard, lorsque la conquête française avait disparu, et que l’empire grec avait renoué le fil de sa débile existence, il y avait dans la noblesse de Constantinople plusieurs familles qui se vantaient d’être alliées aux paladins Roland et Renaud. Singulière illusion, qui montre seulement la puissante influence de ces écrits chevaleresques, si conformes à la vie aventureuse du temps !

Je borne ici, messieurs, ce rapide examen d’un livre plus susceptible d’étude que d’analyse. L’historien de ce livre, qui en est aussi un des principaux personnages, nous offre dans ses actions la réalité de cette chevalerie, dont les romans du moyen âge ont tracé la peinture idéale. Homme de guerre et de conseil, il porte la prudence, la bonne foi, la prud’homie au milieu des entreprises les plus téméraires et les plus injustes. Il nous donne l’idée de ces caractères fermes et sévères des vieux temps, qui se remuaient tout d’une pièce, semblables à ces armures d’acier dont les guerriers étaient revêtus. Tel ne nous paraîtra pas un autre chevalier, un autre historien, qui doit nous occuper, le naïf et aimable Joinville. Mais nous réserverons cette étude pour la séance prochaine : elle se rattachera naturellement au progrès de la langue nationale sous saint Louis. Nous suivrons en même temps le nouvel essor que prend la poésie des trouvères. Thibaut, comte de Champagne, dans ses chants ingénieux, nous fera reconnaître l’idiome français. Je n’aurai plus besoin d’être pour vous un interprète, et de vous traduire votre langue. Joinville et Thibaut vous mettront au milieu de la France.

Neuvième leçon

Richesse de la poésie des trouvères aux douzième et treizième siècles. — Caractère des fabliaux. — Romans historiques. — Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel ; citations. — Poésies de Thibaut, comte de Champagne. — Joinville. — Rare mérite de son ouvrage.

Messieurs,

Le français septentrional, développé plus tard que le roman du Midi, eut une littérature beaucoup plus riche et plus variée. La preuve en serait longue, et je ne peux la donner complète. Plusieurs parties de cette littérature sont frappées d’interdiction pour nous. Il y aurait peu de bienséance à chercher, dans cet amas de fabliaux et de contes, l’occasion d’un rire trop facile.

Sous le point de vue historique, la liberté des trouvères n’offre pas le même intérêt que celle des troubadours ; elle n’a pas cette vivacité hautaine et poétique, cette hardiesse éclatante qui forme un singulier contraste avec l’oppression féodale ; elle a dans ses médisances quelque chose de sournois. Souvent aussi, ses plaisanteries auraient aujourd’hui un sens et une portée qu’elles n’avaient pas dans le vieux temps. Il serait aisé, comme l’a fait un écrivain célèbre, d’en détacher même des témérités philosophiques. La citation exacte serait un mensonge ; car, pour les contemporains, ces impiétés apparentes n’étaient pas ce qu’elles seraient pour nous. Il y avait alors beaucoup de candeur dans les esprits et de corruption dans les mœurs : c’est le double caractère qui se fait sentir dans cette foule de fabliaux, recueillis et extraits par Legrand d’Aussy. On peut les étudier dans le texte original, sous le rapport de la langue et même du style, à la fois grossier et malin ; on peut y chercher curieusement l’origine de plus d’un récit de Boccace et des autres conteurs italiens ; surtout, on peut s’en servir pour deviner les mœurs bourgeoises et la vie familière du temps, de même qu’on se sert des romans de chevalerie pour retrouver les usages de la vie guerrière et seigneuriale. Mais cette étude, nous pouvons l’indiquer plutôt que la faire : qu’il nous suffise de constater ici que l’esprit des trouvères, au douzième et au treizième siècles, a mis en mouvement l’imagination italienne, si féconde dans l’âge suivant. Sans doute les modèles ont été bien surpassés par les imitateurs. Sans doute aussi quelques-uns de ces modèles ne méritaient pas beaucoup d’être imités. Mais ce ne sont pas seulement des contes licencieux que l’Italie a empruntés aux trouvères ; c’est chez eux que Boccace a puisé cette histoire de Griselidis, où la plus parfaite pureté morale est développée avec tant d’imagination et de grâce. Boccace a jeté son style et son génie sur ce vieux conte de nos poëtes.

Mais comment ce qui était rude et grossier dans une langue, a-t-il été porté dans une autre, presque contemporaine, à ce haut point de perfection élégante ? Pourquoi la langue italienne est-elle comme fixée dès le commencement du quatorzième siècle, tandis que la nôtre changeait sans cesse, et que ses monuments devenaient presque inintelligibles pour les nationaux, à cinquante ans de leur date première ? Ces questions doivent s’éclairer par la comparaison des faits. En France, les fabliaux n’étaient que des traditions bourgeoises et populaires, écrites par le premier venu : en Italie, ils furent des ouvrages d’art, composés par des hommes de génie ; et l’homme de génie seul fixe une langue, en la personnifiant par son style. Tant qu’il n’y a, pour ainsi dire, d’imagination que dans la foule, dans le peuple d’un pays, l’idiome est variable, incertain ; c’est une mer agitée, où l’on ne peut élever aucune construction. Mais quand l’imagination supérieure d’un homme maîtrise toutes les autres, elle laisse après elle un monument durable. Les fabliaux sans nombre et sans nom de nos auteurs sont oubliés : quelques récits de Boccace et de deux ou trois de ses contemporains ont servi, comme les vers du Dante, à fixer une grande époque de la langue et du génie moderne.

Pour énumérer tous les titres de nos faiseurs de fabliaux, nous pourrions aussi chercher ce que leur emprunta le génie de Molière. Molière, comme-La Fontaine, un peu gêné par les nobles entraves du siècle de Louis XIV, aimait à revenir à ces vieux récits gaulois ; il n’en redoutait pas la licence, et en prenait la gaieté vive et peu contenue. Ce n’est pas le Tartufe qu’il a pris chez les trouvères, bien qu’on s’y moque déjà des papelards et des hypocrites : mais les scènes bouffonnes du Médecin malgré lui sont tirées d’un fabliau amusant qui avait frappé l’esprit de Molière. Au reste, dans l’immense collection des plagiats, dans ces emprunts perpétuels entre les nations, entre les auteurs, ce larcin est bien peu de chose.

La même recherche pourrait s’appliquer à d’autres récits des trouvères ; mais nous ne nous perdrons pas dans cette étude généalogique de quelques vieilles plaisanteries, venues de nos vieux poëtes jusqu’à Rabelais, et de Rabelais jusqu’à Voltaire. Rappelons seulement que, dans leur première origine, elles portaient le type de l’esprit français, plus railleur que poétique. Quand nous avons une fois caractérisé cette liberté, ce cynisme ignoré de lui-même, qui distingue la littérature des trouvères, la démonstration nous est impossible, et nous ne pouvons que le dire, sans le prouver.

Le savant auteur de l’Histoire de Philippe-Auguste, dans un résumé qui se lit et ne se parle pas devant le public, a rassemblé de curieuses citations qui tiennent aux récits des faits par la peinture des mœurs.

Pour nous, il nous suffit d’abord de marquer l’abondance et la liberté de cette littérature des trouvères, aux douzième et treizième siècles, et d’indiquer sa hardiesse moqueuse, ses railleries contre les moines et les gens d’Église, ses sarcasmes sur la vie domestique, enfin tout ce qui la rendait puissante et populaire. Dans la France du Nord, comme dans la Provence, c’était l’état de certains hommes de savoir ces contes et de les réciter. C’était le bel esprit de quelques grands seigneurs ; c’était le gagne-pain de quelques pauvres gens d’esprit. Les grands ouvrages cependant furent aussi fort nombreux. La facilité de cette langue qui avait peu de règles, et de cette poésie qui n’en avait qu’une, la rime, permettait à tout homme doué de quelque invention et de quelque mouvement d’esprit, de raconter longuement ce qu’il savait ou ce qu’il imaginait. Chose remarquable ! l’usage si fréquent alors d’écrire en langue latine n’appauvrissait nullement la littérature en langue vulgaire. Le nombre de manuscrits qui nous restent encore de ce temps est prodigieux. Il serait fort désirable qu’une protection éclairée et une curiosité habile choisissent, dans ces antiquités nationales, un certain nombre d’ouvrages à publier, pour constater le mouvement progressif de la langue française : ce serait en même temps servir à l’intelligence de notre histoire.

En attendant que l’on s’occupe officiellement d’un tel soin, un homme de savoir et de goût s’est fait récemment éditeur de quelques-uns de ces manuscrits. Cet homme est M. Crapelet, qui, dans la noble profession d’imprimeur, a senti, comme les Étienne et tant d’autres, que le goût des lettres était, pour ainsi dire, une bienséance d’état. Versé dans l’étude de notre vieux langage, il a cherché, parmi les nombreux manuscrits français du treizième siècle, quelque ouvrage d’un caractère original. Le treizième siècle avait produit beaucoup de grands poëmes ou romans de chevalerie, beaucoup de contes et de fabliaux ; avait-il fait aussi des romans historiques ? Les romans de chevalerie, avec leur merveilleux, leurs fées, leurs enchanteurs, leurs géants, quoique inspirés primitivement par l’histoire, n’y tiennent plus ; et les fabliaux, avec leur rudesse, leur grossièreté et leur licencieuse expression des mœurs bourgeoises, ne sont qu’une variante de la satire et de la comédie. Les romans historiques, mélangés de faux et de vrai, sans fiction surnaturelle, offriraient un intérêt de plus. On en fit beaucoup, et en vers, à cause de la facilité de versifier ainsi.

Le livre qu’a choisi M. Crapelet porte sur une tradition historique ; nul merveilleux, nulle circonstance extraordinaire ne se mêle au récit : tout est dans la peinture des sentiments et des mœurs, et dans le récit d’une vengeance atroce, qui paraît authentique. C’est l’histoire sanglante que Dubelloy a mise au théâtre, sous le nom de Gabrielle de Vergy ; c’est le roman de la dame de Fayel et du sire de Coucy. Le sujet semble bien tragique pour faire un roman écrit avec cette espèce de gaieté libre, de laisser aller, de nonchaloir qui caractérise habituellement le style des trouvères. Toutefois l’ouvrage est conduit avec art et simplicité, plein de curieux détails, intéressant par la naïveté et quelquefois par le pathétique. La langue en serait difficilement comprise, à moins d’une étude particulière ; l’obscurité de certains usages ajoute à celle d’un style vieilli. M. Crapelet a éclairci le texte par une traduction trop élégante peut-être. Il ne s’est pas assez renfermé dans cette simplicité de langage qui appartenait au temps, et qu’il aurait fallu remplacer pour nous par des expressions plus modernes, mais équivalentes. Toutefois le charme du récit, la fidèle expression du costume, font lire cette traduction avec le même plaisir qu’un agréable roman de nos jours. Mais occupons-nous d’abord du texte original, et même de sa forme extérieure et matérielle.

Au treizième siècle, malgré la grossièreté du temps, on consacrait aux choses d’esprit tous les soins d’une industrie élégante. De là ces manuscrits sur vélin, en longs caractères, et tout parsemés de vignettes et d’ornements, qui supposent, sinon beaucoup de goût, au moins une grande patience. Tel est le texte du roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel. Plusieurs dessins, entremêlés au manuscrit, en retracent les scènes principales.

Maintenant ouvrons le manuscrit, et cherchons ce qui peut nous aider à mieux connaître l’état de la langue et des mœurs, le caractère des idées du temps, et le tour d’imagination particulier à l’auteur anonyme de cet ouvrage.

Dès l’abord, nous verrons que ce livre appartient à une époque où les lettres devaient être fort cultivées. Le poëte est auteur de profession ; cela est visible. Il dit, avec un peu d’humeur, que « jadis (on regrettait déjà le temps passé) les princes et les comtes faisaient chants, poëmes et jeux-partis, en rimes gentilles ; qu’il en est encore beaucoup qui feraient des romans mieux que jadis, mais que ceux qui ne savent ni faire ni comprendre ces ouvrages leur sont contraires, et disent, par moquerie, que ce sont des souffleurs contre le vent, des ménestrels et des jongleurs ». Le poëte, continuant à se plaindre de son siècle, ajoute : « S’il advient qu’un homme de peu d’avoir fasse un ouvrage, ils diront qu’il a mal trouvé ; lui qui n’a pu trouver un logis. »

Dans cette froide plaisanterie que verrons-nous ? L’existence d’une classe d’hommes qui n’étaient ni grands seigneurs, ni jongleurs à la suité des grands, et qui, dans leur libre pauvreté, écrivaient, faisaient des vers. De là cette révolte de l’esprit contre la richesse, et cette plainte un peu amère du talent qui se croit méconnu. C’est une disposition que l’on s’étonnera peut-être de trouver au milieu des grands coups de lance et des tournois du moyen âge ; elle tenait à cette civilisation ingénieuse que déjà les cours et les villes avaient développée. Cette plainte des poëtes, en langue vulgaire, s’explique d’ailleurs. Tous les avantages, toutes les faveurs étaient réservés à la littérature latine. On jugeait, on dissertait, on prêchait en latin. C’était le latin théologique qui procurait les prébendes et les abbayes, tandis que l’éloquence, en langue vulgaire, l’art de conter et de faire des vers, n’obtenait que l’admiration de la foule et la protection incertaine des grands.

Après un prologue ingénieux, commence le roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel. On y retrouve la vie intérieure du temps, mieux et plus fidèlement que dans les histoires de chevalerie ; l’événement est placé dans une époque peu éloignée de celle où écrivait le poëte, vers le temps du roi Richard. On voit par cet ouvrage comment on vivait noblement au douzième siècle, quels étaient les usages, les jeux, les sujets d’entretien. Ce n’était pas quelque représentation de théâtre, mais un tournoi. On disait : « Il y aura de belles joutes entre Lafère et Vaudeuil ; le comte de Flandre y sera ; beaucoup de nobles dames et demoiselles du Hainaut y viendront, accompagnées de chevaliers les plus renommés de Flandre ; y serez-vous, madame ? »

L’intrigue et les détails du roman ramènent, avec plus de naturel que de variété, les formes et parfois la licence des fabliaux. Mais le talent de l’auteur reparaît dans certaines nuances de pathétique qu’il sait répandre avec art sur son récit. Souvent la passion du châtelain de Coucy, je dirai même sa mélancolie (le mot était déjà français et enchâssé plus d’une fois dans les vers du vieux poëte), sa mélancolie s’exprime par des chants pleins de grâce, de douceur, d’harmonie. Le progrès est visible, si vous comparez ces vers à ceux de Chrétien de Troyes.

Après de beaux faits d’armes dans les tournois, après tous les incidents d’une passion tour à tour heureuse et traversée, le châtelain désespéré part pour la croisade, ressource générale, ressource inévitable. Il se couvre de gloire. Malheureusement il est atteint d’une flèche empoisonnée. Sentant que sa vie ne peut se prolonger, il veut revenir en France. Il meurt sur le vaisseau. À sa dernière heure, il recommande à son écuyer de porter son cœur a la dame de Fayel.

« De par moi li présenterez,
« EtlJi dites que li renvoi
« Ses traisses et le cœur de moy.
« Siens fu, dès que je la connui ;
« C’est droit qu’a des remaigne à lui. »

On sent tout ce qu’il y a d’expressif et de pathétique dans ce simple langage. Jamais le style n’est poétique ; il semble que les trouvères croient que tout le talent du poëte, c’est de conter. Netteté, vivacité touchante, voilà leur caractère. Souvent les idées sont pittoresques ; ces tournois, ces jeux guerriers, ces souvenirs de la croisade et du roi Richard, tout cela plaît fort à l’imagination ; mais le style de l’écrivain n’a point cherché à augmenter cette poésie naturelle du sujet. Il suit sa modeste allure de petits vers de huit syllabes, qui se succèdent, sans mélange régulier de rimes masculines et féminines. L’extrême simplicité de ce mécanisme forme un contraste singulier avec l’art brillant et varié des poëtes provençaux. Évidemment ces vers ne coûtaient pas plus à l’écrivain que la prose la plus simple ; mais il y a des qualités de l’esprit distinctes des beautés du style qui se font sentir dans le récit des trouvères ; c’est une sorte d’enjouement et de rapidité ; c’est une naïveté parfois touchante, qui n’ajoute pas à la force du sentiment, mais qui le montre à nu et jusqu’au fond de l’âme.

Sous le rapport de la langue et de la diction, ce que l’on peut remarquer dans ce roman, c’est une précision souvent heureuse et qui n’a pas vieilli ; elle donne de la grâce à de bien petits détails. Dès le commencement du poëme, s’agit-il de montrer la dame de Fayel, le poëte dit :

« La dame s’est tost acesmée ;
« Car belle dame est tost parée. »

Puis il donne en quatre vers une description de sa toilette, curieuse pour les antiquaires. Du reste, nous le répétons, il ne faut pas chercher dans l’ouvrage la poésie de l’écrivain, mais celle du sujet ; elle éclate dans la simplicité, pour ainsi dire, technique, de quelques parties du récit.

De nos jours, un poëte d’un rare talent, et dont le talent est souvent attaqué, a jeté les vives couleurs de son style sur les souvenirs du moyen âge ; il s’est plu aux armoiries, aux combats, aux usages de ce vieux temps ; il en a blasonné ses vers. C’est ainsi qu’il a décrit le pas d’armes du roi Jean. À ces savantes créations du talent, il serait curieux de comparer des récits presque officiels de tournois, écrits en vers fort négligés, sous l’impression des temps et des lieux.

« Sachez qu’ils dormirent peu cette nuit ; car les hérauts s’apprêtèrent dès le matin, et ils vont par les hôtels criant à maints chevaliers de venir à l’église ; et ceux-ci le font à la hâte. Lors, on voit partout les menins brider et couvrir les chevaux, et polir les écus. Ils font un tel bruit, que c’est merveille à ouïr. Vous pourriez voir là maints bons destriers au poil luisant, qui hennissent ; vous entendriez les trompettes bondir et faire toute la ville retentir. Et quand la messe fut chantée, bientôt maintes dames montèrent pour voir et pour regarder ceux, qui veulent garder leur honneur, et mettre cœur, corps et âme pour l’amour de l’honneur et des dames. Là, vit-on des dames vêtues de samis, ornées d’orfroi et de pourpre. Elles étaient noblement parées ; leur beauté éclaire la galerie. »

Puis commencent les joutes, longuement et savamment décrites, avec tout le détail des armoiries et des devises, des attitudes de l’escrime chevaleresque. On entend les héraults s’écrier : « Saint-George, voici le bon Enguerrand de Coucy. » Et les écuyers baillent à chacun sa lance ; et messire Enguerrand presse son cheval de l’éperon, plus vite qu’oiseau vole à sa proie, etc. Je n’achève pas ce récit ; vous vous figurez sans peine le prix de cette peinture naïvement originale et où tout est poétique, parce que rien n’est inventé.

Plusieurs chevaliers sont abattus, et le héros du roman manque d’être tué. On le remporte chez lui ; il est plusieurs jours retenu par ses blessures. Cependant un bal est donné après le tournoi ; et après le bal, les dames se réunissent et vont chez le châtelain ; on arrive en grande cérémonie dans sa chambre ; on lui fait un discours ; et on lui donne le prix comme à celui des chevaliers du pays qui avait le mieux soutenu la joute. Après cela, on distribue du vin et des dragées ; et tout le monde s’en va. Le chevalier guérit le plus vite qu’il peut, et recommence à paraître dans d’autres tournois, jusqu’au moment où il part pour la terre sainte.

À quelle époque se faisait cet ouvrage, qui peut paraître un échantillon choisi entre beaucoup d’autres d’un caractère à peu près semblable ? C’était probablement sous saint Louis, dans la gravité de ce pieux règne, qu’une histoire d’amour, où les croisades même sont regardées comme un expédient favorable à des faiblesses humaines, amusait les lecteurs, et assurait à l’écrivain une gloire dont il se vante dans ses derniers vers. Il y avait donc à côté de cette société théologique et latine, non seulement l’activité d’une société littéraire ingénieuse et libre, mais il y avait son succès, son impunité ; aucune gêne religieuse ou politique ne semblait entraver ces écrits. Un peu plus tard, dans le quatorzième siècle, nous verrons la prédication chrétienne tonner avec une grande force contre le Roman de la Rose. Mais le Roman de la Rose attaque avec beaucoup de hardiesse les vices du clergé : c’était une guerre personnelle. Quant à l’enjouement et aux libres récits des romanciers, on n’y mit nul obstacle ; et les rigoureux statuts de saint Louis contre les blasphémateurs n’atteignirent pas les jeux de l’imagination poétique. À cet égard, la France du Nord, mieux favorisée que celle du Midi, conserva cette liberté, dont les poëtes provençaux avaient usé si hardiment, et qu’ils perdirent sous l’excommunication et la conquête.

C’étaient les Français qui faisaient la croisade contre les Albigeois ; tout en la faisant, ils la jugeaient. Chose remarquable ! non seulement ils jugeaient cette croisade, mais celles même qui les conduisaient à la terre sainte. Nous, aujourd’hui, avec notre esprit impartial, nous n’avons pas eu de peine à donner les motifs à la fois d’enthousiasme et de bon sens qui pouvaient justifier la croisade ; mais les contemporains, qui n’avaient pas tous le même degré d’enthousiasme, qui se croisaient quelquefois malgré eux, par respect humain, par crainte, par l’autorité d’un seigneur ou d’un évêque, censuraient ces expéditions. On a cité souvent un fabliau de Rutebeuf, où un croisé et un non croisé discutent fort librement. Tous les arguments du bon sens et de l’esprit sceptique sont produits par le non croisé. « Il ne voit nul motif de quitter son pays, sa femme, ses enfants, son héritage, pour une terre lointaine, dont il n’aura rien. C’est à faire aux riches abbés et aux prélats qui, voués au service du ciel, possèdent tous les biens de ce monde. On peut gagner le paradis partout, et sans faire un si long voyage. À quoi bon aller détrôner le soudan ? Ceux qui vont à ces saintes expéditions pour se sanctifier, en reviennent plus brigands qu’ils n’étaient partis. » Le non croisé dit toutes ces choses avec des expressions fort dégagées, fort désinvoltes, qui ne sentent pas du tout leur douzième siècle. Il est vrai qu’après avoir bien raisonné, il se laisse convaincre et finit par prendre la croix. C’était le passeport de la hardiesse du poëte.

Quant à la croisade des Albigeois, qu’elle ait été jugée par les victimes, nous le concevons ; que la souffrance leur ait donné la philosophie, rien de plus naturel. Mais que les instruments mêmes de la persécution en aient senti l’horreur, voilà ce qui frappe davantage ; et cela se rencontre dans les poëtes du temps. Ce n’est pas seulement le pauvre ménestrel, l’obscur trouvère qui hasarde à ce sujet quelque trait de satire ; c’est Thibaut, comte de Champagne, qui blâme avec indignation la croisade des Albigeois qu’il avait suivie. Sommé d’y prendre part, il avait donné à cette pieuse expédition quarante jours de service militaire. Mais la dette une fois acquittée par la guerre et le pillage, il juge l’événement ; il s’aperçoit que c’est une mauvaise action.

Ce est des clercs, qui ont laisié sermons
Pour guerroier et pour tuer les gens :
Jamais en Dieu ne fust tels homs créans.
Notre chief fait tous les membres doloir.

C’est le pape Innocent III que le poëte désigne par ce dernier vers.

Ainsi dans ces temps que l’histoire représente comme grossiers et crédules, déjà régnait une liberté d’esprit en contradiction souvent avec les actes, et qui n’empêchait pas le mal, mais le blâmait

Cette disposition même était plus générale qu’on ne le croit. Le grand nombre de livres publiés dans ces temps atteste un grand nombre de lecteurs. À voir les bibliothèques de vers, qui datent du douzième siècle, il faut admettre que, dans cette vie urbaine et féodale, beaucoup de personnes, des clercs, des ignorants, des femmes, se livraient à cette distraction, et que lire et raisonner sur ses lectures était un plaisir fort en vogue. De là beaucoup d’idées devaient se répandre ; et la réflexion indépendante naissait au milieu des préjugés qui semblaient encore emmaillotter les esprits. La raison avait déjà ses droits. Elle n’est pas une hardiesse d’hier, dans notre Europe moderne ; les idées de justice et de tolérance ne sont pas une création de l’esprit philosophique. Comme elles tiennent au fond même de notre nature, elles reparaissent sitôt que notre esprit s’exerce par l’étude.

Ces premières vues qui sortent de la littérature du moyen âge ne tiennent pas à l’art. On ne tirera pas de cette époque un livre de plus à mettre dans la bibliothèque choisie du genre humain. Mais en étudiant les ouvrages littéraires qu’elle a produits, on apprendra mieux l’histoire, et on se corrigera de plus d’un préjugé sur les siècles passés.

On serait tenté de croire que dans ces châteaux massifs, dans ces tourelles gothiques, la vie était grossière, que sous le harnois nulle élégance sociale ne se mêlait à la rudesse extérieure et matérielle des mœurs. Il n’en est pas ainsi. Beaucoup de livres de ce temps respirent une sorte d’urbanité délicate et de générosité digne des temps les plus civilisés. Il semble que, presque à toutes les époques de notre moyen âge, soit par une tradition conservée de la vieille société romaine, soit par l’effort d’une heureuse nature, quelques esprits avaient atteint un haut degré de culture morale. Il y a dans les vers de Thibaut telle nuance de sentiment délicat, tel mélange de finesse et de noblesse d’âme, que les siècles les plus ingénieux n’auraient pas surpassé, et qui est sorti cette fois de l’âme du poëte.

La langue était encore loin d’avoir un caractère fixe et durable : elle changeait sans cesse. On travaille maintenant beaucoup cette même langue ; on l’altère en tout sens. Cependant les écrivains du dix-septième siècle sont encore parfaitement et heureusement intelligibles pour nous. Au contraire, du douzième au quatorzième siècle, la langue subit une grande métamorphose. Sous Louis XII, Villon veut faire une pièce en vieux français du temps de saint Louis ; et il n’en sait pas les règles. M. Raynouard, avec notre exactitude moderne, relève les fautes nombreuses que le poëte du quinzième siècle a faites, en voulant parler la langue déjà surannée du treizième.

Tout cela nous avertit d’être circonspects dans nos remarques de langue et de goût sur ces vieux monuments, déjà mal interprétés et mal connus, dans les époques intermédiaires. Les chansons de Thibaut sont écrites dans cet idiome septentrional de France, fort distinct de la langue du Midi, et où paraît déjà la forme française avec sa netteté piquante et naïve. On y retrouve cependant une empreinte, un reflet des troubadours. Leur langue était celle de la passion délicate, la langue des fêtes et des chants. De plus, Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre, avait plusieurs affinités avec le Midi, par son origine et par sa royauté. Thibaut était né de Blanche, fille du roi de Navarre ; il fut élevé par une grand’mère qui avait tenu des cours d’amour avec beaucoup d’éclat. Appartenant par son fief de Champagne à la France du Nord, il avait eu de bonne heure, par sa famille, les habitudes gracieuses et poétiques du Midi, et il mêla dans ses vers les génies des deux nations et des deux langues.

À l’époque même que l’auteur du roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel déplorait l’abandon où les ducs, les comtes laissaient la poésie, il y avait donc un grand personnage, un fils de roi, un comte de Brie et de Champagne, plus tard roi de Navarre, qui faisait force chansons amoureuses. C’est la première réputation classique, en poésie vulgaire, que nous trouvons dans la France septentrionale au moyen âge. C’est le premier écrivain qu’on cite partout, et dont les vers puissent s’entendre et se lire. Vous savez qu’il se révolta contre la reine Blanche pendant la minorité de saint Louis. Vous savez aussi que la tradition le suppose épris d’une passion violente pour cette pieuse princesse. Plusieurs érudits ont vivement repoussé ce soupçon. Une des meilleures raisons peut-être qu’on puisse donner en leur faveur, c’est que les vers par lesquels le roi de Navarre aurait célébré la reine Blanche, datent d’une époque où elle avait cinquante-six ans. Mais les savants auteurs qui, dans leur respect pour Blanche et pour l’étiquette, ont nié avec le plus de force la passion de Thibaut, n’ont pas osé, par le même motif, faire usage d’un argument si simple. Thibaut a donc eu le tort de se révolter contre Blanche, régente de France ; il a eu le tort d’entrer dans une ligue avec le duc de Bretagne, avec le comte de Boulogne ; mais il n’est pas coupable de vers adressés à la reine Blanche ; ces vers n’étaient pas destinés pour elle. Quoi qu’il en soit, ils respirent une naïveté gracieuse ; les expressions ont une grâce qui n’a pas tout à fait vieilli. Enfin, la principale règle de notre poésie, le mélange alternatif des rimes masculines et féminines, s’y fait déjà sentir. Observée d’abord dans les chansons, il semble que cette règle eut pour origine l’instinct musical. Mais, de là, elle passa dans tous les genres de poésie et fut dictée par le goût. C’est le plus grand progrès que fit le mécanisme de nos vers. Thibaut n’observe pas souvent cette règle, mais il la devine et s’en sert à propos. Malgré la rudesse de la langue d’oil, quelques-unes de ses chansonnettes ont une douceur élégante qui ne serait pas indigne des troubadours, et qui, de plus, est déjà toute française. On peut en détacher des stances qui, lues devant vous sembleraient appartenir à une époque plus avancée de notre langue :

J’aloie, l’autre ier, errant,
     Sans compaignon,
Sor mon palefroi, pensant
     A faire une chançon,
Quand je oi, ne sai comment,
     Ès un buisson,
La vois dou plus bel enfant
K’onques vist nul hom,
Et n’estoit pas enfés si
N’eust quinze ans et demi ;
Onques nul rien ne vi
     De si gente façon.

Ailleurs le mélange régulier des rimes se joint à l’élégance de l’expression :

L’aultre nuit, en mon dormant,
     Fus en grant doutance,
D’un jeu-parti en chantant,
     Et en grant balance.
Quant Amour me vint devant,
Ki me dist, que vas querrant ?
Trop as corage movant,
     Ce te vient d’enfance.

Voilà donc au commencement du treizième siècle, la langue française toute faite et semblable à la nôtre. Depuis lors elle s’est développée par un progrès constant vers la clarté, la précision, la justesse. Mais elle existait déjà. Elle a gardé dans la suite l’emploi des formes ingénieuses que, dès le treizième siècle, l’alliance du génie méridional et de la langue des trouvères donnait aux chansons d’un comte de Champagne, roi de Navarre.

Ce progrès de la langue, à une époque si reculée, est remarquable dans la prose, comme dans la poésie. Partout, c’est par les vers que commence la littérature ; mais c’est par la prose que la littérature se fixe, et que la langue se décide. Cette même époque qui vit naître Thibaut, comte de Champagne, le premier chansonnier parmi les rois, vit naître le premier narrateur éloquent et naïf en langue vulgaire, Joinville. Plus d’un motif m’autorise à réunir ces deux noms. Joinville avait été élevé à la cour de Thibaut. C’est là qu’il avait, dès l’enfance, puisé quelque chose de cet esprit conteur des troubadours, qu’il porta dans l’histoire. Là, il avait pris cette liberté d’entretien et cette vivacité moqueuse qu’il conserva près du pieux Louis IX, sans trop scandaliser le saint roi. Amusé par la gentillesse du jeune sénéchal de Champagne, saint Louis le mettait quelquefois aux prises avec maître Sorbon, le fondateur du collège de Sorbonne, un des hommes les plus graves du temps, et riait quand le docteur était déconcerté, désarçonné par les plaisanteries du jeune chevalier.

Joinville s’était croisé, malgré quelque chose de profane et de léger qui était en lui ; il s’était même croisé avec toutes les pieuses précautions du temps. Il avait fondé, avant de partir, une messe anniversaire pour le repos de son âme, s’il venait à mourir. Il avait de plus engagé ses terres, ses châteaux, et fait argent de toute main ; il était sur la flotte du roi, qui souvent conversait avec lui. Saint Louis mettait l’entretien sur des sujets dignes de gens qui vont à la croisade. « Sénéchal, lui dit-il un jour, quelle chose est-ce que Dieu ? — Sire, c’est si souveraine et bonne chose, que meilleure ne peut être. — Vraiment, c’est moult bien répondu, car cette réponse est écrite en ce livret que je tiens en ma main. Autre demande vous ferai-je ; savoir : Lequel vous aimeriez mieux être lépreux et ladre, ou avoir commis et commettre un péché mortel ? — Et moi, dit Joinville, qui oncques ne lui voulus mentir, je lui répondis que j’aimerais mieux avoir fait trente péchés mortels, que d’être lépreux. » Cette répartie est peu grave, sans doute : maître Sorbon ne l’eût point pardonnée au jeune sénéchal Mais ce qui appartient à l’histoire, et ne se peut trop remarquer, c’est l’impression de ce libre discours sur le bon roi saint Louis :

« Quand les frères furent départis de là, il me rappelle tout seulet, et me fit seoir à ses pieds, et me dit. Comment avez-vous osé dire ce que vous avez dit ? Et je lui réponds que encore je le dirais. Et il va me dire : Ah ! fou musard, musard, vous y êtes déçu ; car vous savez qu’il n’est lèpre si laide que d’être en péché mortel. Et vous prie que, pour l’amour de Dieu premier, et pour l’amour de moi, vous reteniez ce dit en votre cœur. »

N’est-elle pas admirable la bonté de ce roi et de ce saint, qui, tout roi et tout saint qu’il est, ne se fâche point de la réponse du jeune homme, laisse les témoins se retirer, et ne le réprimande que lorsqu’il est seul avec lui. On n’a jamais dit cela dans le panégyrique de saint Louis, bien qu’on en fasse un chaque année, depuis deux siècles.

Dans l’ordre des temps, le récit de Joinville est le premier monument de génie en langue française. J’entends par génie un haut degré d’originalité dans le langage, une physionomie particulière et expressive, quelque chose enfin qui a été fait par un homme et n’aurait pas été fait par un autre : c’est le livre de Joinville. Cette facile et vive gaieté, supportée ou plutôt animée par saint Louis, se répand sur le récit, et l’anime de ce tour d’esprit que La Fontaine appelait enjouement. Ces aventures si sérieuses de la terre sainte, il ne les raconte pas avec indifférence ; il en est ému, il en souffre ; cependant son courage et sa gaieté se conservent, et font ressortir encore l’héroïsme du roi, dont il est le plus fidèle, le plus gai conseiller, le plus sincère historien. Il combattit souvent près de lui, et fut mêlé à tous les grands périls. À Damiette, il donna librement son avis, et contredit le roi. Il se tenait à l’écart, craignant de l’avoir offensé, lorsqu’il sentit une main se placer sur ses yeux ; il entrevit un gros rubis que portait le roi, et reconnut encore mieux le prince à quelques paroles pleines de confiance et d’amitié.

Joinville, si aimé de saint Louis, revint avec lui de la croisade ; il retourna dans ses terres de Champagne, et recommença tranquillement la douce vie de seigneur. Mais quand saint Louis, tourmenté d’un nouveau désir de croisade, partit pour Tunis, le sénéchal ne voulut plus le suivre : saint Louis ne s’en fâcha pas. Bientôt Joinville apprit avec douleur sa mort. Il déposa dans une enquête pour la canonisation du roi ; et, comme vous le voyez, il avait beaucoup à dire. Ensuite il écrivit l’histoire de saint Louis. Le texte original, longtemps perdu, a été retrouvé, bien qu’on y puisse supposer de fréquentes altérations, telles qu’on avait coutume d’en faire successivement, au moyen âge, dans les copies nouvelles des manuscrits en langue vulgaire. Parmi ces variantes, nous ne choisirons le texte le plus ancien qu’autant qu’il pourra facilement être saisi par cet auditoire. Il y a, d’ailleurs, un charme de naturel qui s’est conservé dans la variété de ses versions, et qui en est, pour ainsi dire, le cachet authentique. C’est par là qu’on peut expliquer le caractère prématuré de quelques expressions de Joinville, qui semblent encore toutes fraîches et toutes nouvelles, tant elles étaient heureuses et impossibles à remplacer. Cette remarque s’appliquerait à d’autres ouvrages où la supériorité de l’écrivain lui a fait, pour ainsi dire, anticiper d’un demi-siècle le progrès naturel de la langue, en lui donnant tout d’abord les expressions qui ne passent pas, celles qui sont à la fois les plus expressives et les plus courtes. Il en est ainsi de Joinville ; la vive imagination et en même temps l’imagination ignorante de cet ingénieux chevalier lui a donné des paroles qui ne peuvent s’oublier. Tout est nouveau, tout est extraordinaire pour lui : le Caire, c’est Babylone ; le Nil, c’est un fleuve qui prend sa source dans le paradis. Il a de ces notions particulières sur beaucoup de choses ; mais quant aux faits véritables, on ne saurait trouver plus naïf témoin. On dirait que les objets sont nés dans le monde le jour où il les a vus ; il les décrit avec une merveilleuse précision de langage, sans rien altérer. Il les décrit comme Hérodote, mieux que lui peut-être ; car Hérodote était déjà savant ; Joinville, Dieu merci, ne l’est pas du tout.

Comme c’est la première fois que nous trouvons un type de génie dans cette époque lointaine, arrêtons-nous un peu. Joinville part-il pour la croisade, ses émotions pieuses ne sont pas très fortes ; il ne les a pas chargées. Mais il faut repasser devant son château ; et là, comme il a le cœur tout ému, il le dit. « Ainsi que j’allais de Bleicourt à Saint-Urban, qu’il me falloit passer auprès du chastel de Joinville, je n’osai oncques tourner la face devers Joinville, de peur d’avoir trop grand regret, et que le cœur ne me faillit de ce que je laissois mes deux enfants et mon beau chastel de Joinville, que j’avois fort au cœur. »

Puis, quand il monte sur un vaisseau, il faut voir son admiration du vaisseau et de la mer, et de quelle façon le merveilleux de la croisade commence pour lui, au moment de quitter le port :

« Nous entrasmes au mois d’aoust, celui an, en la nef à la roche de Marseille, et fut ouverte la porte de la nef pour faire entrer nos chevaulx, ceulx que devions mener oultre-mer. Et quant tous furent entrez, la porte fut reclouse et estouppée, ainsi comme l’on voudroit faire un tonnel de vin : pour ce quant la nef est en grant mer, toute la porte est en eauë. Et tantost le maistre de la nau s’écria à ses gens, qui étoient au bec9 de la nef : “Est votre besongne preste ? Sommes-nous à point ?” Et ilz dirent que oy vraienient. Et quand les prebstres et clercs furent entrez, il les fist tous monter au chasteau de la nef, et leur fist chanter au nom de Dieu, que nous voulsist bien tous conduire. Et tous à haulte voix commencèrent à chanter ce bel igne, Veni Creator Spiritus, tout de bout en bout. Et en chantant, les mariniers firent voille de par Dieu. Et incontinent le vent s’entonne en la voile, et tantost nous fist perdre la terre de veuë, si que nous ne vismes plus que le ciel et mer, et chascun jour nous enloignasmes du lieu dont nous estions partiz. Et par ce veulx-je bien dire, que icelui est bien fol, qui sceut avoir aucune chose de l’autrui, et quelque péché mortel en son âme, et se boute tel dangier. Car si on s’endort au soir, l’on ne sceit si on se trouvera au matin au sous de la mer. »

On ne commente pas cet admirable naturel.

Dixième leçon

Résumé général sur le treizième siècle. — Grands hommes de cette époque ; mouvement général des esprits. — Influence de la France sur l’imagination ; trois mythologies nouvelles. — Paris, rendez-vous scientifique. — Italiens célèbres venus à Paris. — Ouvrage écrit en français par Brunetto Latini. — Influence des Provençaux sur l’Italie ; détails à cet égard. — Premier essai de poésie sicilienne. — Poésies italiennes de la fin du treizième siècle. — Précurseurs du Dante. — Quelques circonstances de la vie du Dante. — Ses études ; son caractère ; son génie.

Messieurs,

Nous avions choisi comme dernière expression de la langue et de l’esprit français, au treizième siècle, Thibaut, comte de Champagne, et l’historien Joinville. Mais ces exemples ne suffisent pas pour indiquer le grand travail des imaginations à cette époque, et l’influence que dès lors la France exerçait sur l’Europe. Ne mettons pas de vanité nationale dans des recherches d’antiquités ; cela serait puéril : mais n’évitons pas une vérité historique, flatteuse pour notre pays. Nous avons fixé notre attention sur deux esprits originaux que produisit la France au treizième siècle ; il nous reste à considérer le mouvement d’étude et d’activité littéraire qui, en partie excité par la France, se communiquait aux autres nations, et qui fait de cette époque, trop négligée, un des âges mémorables de l’esprit moderne.

Ce qui caractérise un siècle, ce qui l’élève, c’est le nombre des hommes éminents et le progrès général des esprits. Lorsque plusieurs hommes éclatent et dominent, et que dans la foule les esprits sont remués, le siècle est grand et doit laisser une trace durable : c’est le trait distinctif du treizième siècle.

Alors, comme au seizième, vous voyez sur les trônes et dans les cloîtres, dans la vie guerrière et dans la vie civile, beaucoup d’hommes extraordinaires et fortement caractérisés ; et d’abord, à la première place de la chrétienté, sur le siège de l’Église romaine, c’est Innocent III, dont le pontificat fut si long, si laborieux, si actif, qui, persécuteur et bienfaisant, écrasa, dans des flots de sang, la malheureuse race des Albigeois, et par toute l’Europe releva les mœurs et les études du clergé. Dans le nombre de ses successeurs, paraît un Grégoire IX, digne de lutter contre saint Louis.

En France, trois grands rois, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel, dont un seul fut homme vertueux, mais qui tous exercèrent une haute domination sur les hommes de leur temps.

En Espagne, la monarchie chrétienne s’agrandit sous Ferdinand III. Alphonse X, dans un règne souvent malheureux, protège et cultive les arts, et fait admirer en lui une science, que l’on appelait alors sagesse.

En Allemagne, paraissent deux princes héroïques et politiques à la fois, Frédéric Barberousse et Frédéric II ; l’un, dont le règne agité embrasse quarante années, conquérant de l’Italie et de la terre sainte, joignant à la hardiesse aventureuse de la chevalerie la sagesse d’un roi ; le second, sans cesse occupé de guerres et d’études, parlant presque toutes les langues de l’Orient et de l’Europe occidentale, poëte, philosophe, naturaliste, déployant avec plus de rudesse et d’imagination, comme il sied au moyen âge, cette activité, cette passion des arts et cette liberté de penser, qu’un prince du même nom reproduisit au dix-huitième siècle.

En Angleterre, ce n’est pas la supériorité des princes qui favorise le progrès des esprits, c’est leur faiblesse, leur chute, leur exil. Jean-sans-Terre, par ses revers et sa honte, développe le génie de sa nation, plus que Guillaume ou Richard n’avaient fait avec toute leur gloire. Il donne la Grande Charte à l’Angleterre.

À côté de cette action puissante, qui dans le treizième siècle fut exercée par plusieurs princes, on voit aussi se déployer la force populaire : c’est en Italie qu’elle renaît, dans le pays qui avait conservé le plus de traces de la civilisation antique ; elle y renaît à la faveur de la religion moderne. Singulière contradiction de la destinée ! La même cause qui avait contribué le plus efficacement à détruire l’ancienne société, ressuscite quelque chose de l’ancienne liberté. Les démocraties italiennes s’élèvent à l’ombre de la chaire pontificale. On le voit surtout au treizième siècle. C’est pour l’Italie l’époque de la lutte acharnée entre les Guelfes et les Gibelins ; c’est alors, que vous voyez s’élever, grandir, lutter toutes ces villes rivales, qui dans leurs murs renferment des magistrats électifs, un sénat, une place publique, une tribune enfin, tous ces grands instruments de liberté et de génie dont la Grèce et Rome avaient fait tant d’usage.

Cette activité politique, cette vie populaire, ne se retrouvaient qu’en Italie ; mais l’activité des esprits s’exerçait déjà dans une grande partie de l’Europe, en France surtout. Le nombre des écrivains que la France produisit dans ce siècle, la variété très grande de leurs ouvrages, l’empressement curieux des lecteurs, les publications diverses que la parole, que le chant donnaient à ces écrits, tout cela n’appartient pas seulement à l’érudition littéraire, mais à l’histoire. C’est un fait mémorable, où se manifeste le travail et le progrès des esprits. Les romans de chevalerie et les fabliaux avaient fait toute la littérature du douzième siècle ; l’âge suivant les vit se multiplier avec plus d’abondance encore ; et de plus, il produisit force traductions en langue vulgaire, et même des traités scientifiques. Les contes et les romans ne furent plus la seule lecture : preuve incontestable que les esprits devenaient plus éclairés et plus studieux ! Nous ne pouvons analyser devant vous les volumineux manuscrits des poëmes chevaleresques de Huon de Villeneuve, ou d’Adenez dit le Roi. Un de ces ouvrages a, dit-on, plus de soixante et dix-sept mille vers de dix syllabes, et beaucoup d’autres n’en ont pas moins de vingt mille. Tant de vers supposent peu de poésie. Aussi, pour faire connaître ce qu’il y a d’ingénieux dans quelques-uns de ces ouvrages, nous préférons citer plus tard les versions en prose que l’on en fit dans les siècles suivants ; car ces récits n’y perdent rien ; et l’on peut étudier, de cette manière, le progrès de la langue et le raffinement successif des esprits retravaillant ce vieux fonds de la chevalerie, l’Iliade du moyen âge.

En attendant, voulons-nous résumer toutes les créations poétiques achevées ou versifiées dans le treizième siècle, un mot suffit ; le moyen âge a inventé trois mythologies : la mythologie chevaleresque, la mythologie allégorique, et la mythologie chrétienne, si l’on me pardonne cette expression. Ce n’est pas la pensée particulière d’un homme de génie qui éclate dans ce travail ; c’est une imagination collective, semblable à celle qui créa les belles fables de l’antiquité. Ainsi se forma cette mythologie chevaleresque, empruntée au Nord, à l’Orient, aux fables arabes et aux légendes chrétiennes, ces génies, ces enchanteurs, ces fées, ces géants, ces nains, ces animaux magiques. L’imagination, entourée de tant d’êtres fabuleux, ne tarda pas à personnifier les vices, les vertus, les pensées. Ce fut une seconde mythologie tout allégorique ; elle remplit le Roman de la Rose, et d’autres poëmes du temps : on en retrouve quelque chose dans le gracieux génie de Pétrarque ; elle a passé tout entière dans les premiers poëtes anglais ; elle se mêle aux libres récits de Chaucer ; elle remplit le poëme savamment travaillé, mais ennuyeux, de Spencer.

Quant à la mythologie chrétienne, si l’on permet cette profane alliance de mots pour exprimer ce qui ne peut se dire autrement, elle fut plus heureuse ; elle inspira, dans le temps où elle avait le plus de force, un homme de génie qui lui consacra un immortel monument. Les dogmes du christianisme une fois déposés dans les esprits, l’imagination ne s’était pas arrêtée ; on se racontait les rêves des légendes, les terreurs de la piété. Pour l’ignorance, le culte des saints était devenu tout un paganisme, plein d’histoires fabuleuses. La religion, comme le gouvernement féodal, avait son merveilleux, ses romans de chevalerie, tels que la Légende dorée de Pierre de Voragine. À côté des fabliaux profanes qui se moquaient si librement des prêtres et des moines, il y avait de pieux fabliaux, des récits édifiants et comiques, où d’ordinaire le diable était pris pour dupe : c’était la partie burlesque du merveilleux chrétien.

Voilà ce qu’avait inventé l’imagination du moyen âge, et ce qui, dès le treizième siècle, formait en France toute une littérature, imitée par les autres nations. Source principale des récits chevaleresques, la France était de plus une sorte de rendez-vous scientifique. Paris, la Sorbonne, l’université, avaient grand renom dans toute l’Europe ; les Italiens même ont avoué cette supériorité précoce de la France. Un homme d’Angleterre, d’Allemagne ou d’Italie, devenait-il célèbre dans son pays par ses talents, une tentation naturelle l’attirait vers Paris. C’est ainsi qu’Albert le Grand, né à Cologne, admiré des Allemands, vint enseigner dans l’université de Paris. C’est ainsi que saint Thomas, né dans la ville d’Aquino en Italie, vint à Paris étudier sous Albert le Grand, et que l’Anglais Roger Bacon, génie inventeur, passa dans cette ville plusieurs années de retraite profonde et d’étude.

Quelle cause donner à cette préférence pour Paris ? Était-ce la célébrité que les inventions des trouvères avaient obtenue dans les autres contrées ? Était-ce l’éclat de l’université de Paris, les bulles dont les papes l’avaient dotée, la protection que lui assuraient les rois ? N’était-ce pas surtout le progrès que la société politique avait déjà fait en France sous saint Louis ? Si vous considérez l’état de l’Europe, nulle part il n’y avait alors autant d’ordre et de justice que dans la capitale du royaume de France ; et ce qu’on y trouvait encore de barbarie était partout dans l’Europe.

On venait donc à Paris étudier la scolastique et la théologie. Les étrangers y apprenaient le français et s’exerçaient à l’écrire, comme un beau et savant langage. Un Italien, Brunetto Latini, qui fut le maître du Dante, se trouvait à Paris en 1266 ; il suivait les cours célèbres de cette époque ; il entendait deux professeurs, Italiens de naissance, qui étaient venus enseigner à Paris la dogmatique et la scolastique ; et il écrivait son livre intitulé le Trésor, compilation assez confuse : et il l’écrivait en français, dans un style déjà fort intelligible pour nous ; il donne ainsi la raison de ce choix : « Se aucuns demandoit pourquoi chis livres est écrit en roumans, pour chou que nous sommes Ytalien, je diroie que ch’est pour chou que nous sommes en France, et pour chou que la parleure en est plus délitabte et plus commune à toutes gens. »

Voilà comment un Italien écrivait à Paris le français, en 1266.

Mais il vint, un peu plus tard, dans la même ville, un personnage bien autrement célèbre dans le souvenir des hommes. C’était vers 1304. Beaucoup de monde, clercs et laïques, étaient accourus dans la grande salle de l’université pour entendre une thèse qui devait être soutenue de quolibet, sur tout ce qu’on voudra. Le tenant était un étranger, jeune encore, d’une physionomie haute et grave. Il y avait quatorze champions attaquants. Chacun présentait sa question, sa difficulté, avec tous les arguments que la science du temps pouvait fournir. Lorsque ces quatorze chevaliers scolastiques eurent passé, le tenant reproduisit lui-même toutes les questions ; puis il les reprit, et avec une infinie variété d’arguments, terrassa chacun de ses quatorze adversaires10. Cet étranger était le Dante, qui, banni de son pays, voyageait alors en France pour son instruction.

Ainsi voilà les points les plus opposés qui se rapprochent et se confondent dans ce vaste cadre du moyen âge. Nous étions occupés de ces romans chevaleresques et de ces fabliaux, œuvre originale, mais assez grossière, d’une langue naissante ; nous assistions à ces débats scolastiques où se consumait tant de vigueur d’esprit en vaines subtilités et en latin barbare ; et nous rencontrons là le créateur de la poésie moderne, l’homme qui imprime à sa propre langue l’originalité, la pureté, la durée.

Il n’est pas sans doute, dans l’histoire littéraire du moyen âge, de physionomie plus difficile à retracer, où paraissent davantage et le génie individuel et le génie du temps. À côté de Huon de Villeneuve et du poëte Adam, surnommé le Bossu d’Arras, et de tant d’autres trouvères aux sobriquets bizarres, il faut regarder cette grande et haute figure du Dante. D’où vient-il ? Comment cette nation, qui naguère n’avait pas de langue écrite y a-t-elle tout à coup tant de génie ? Voilà ce que nous cherchons. Nous aurons pour guide les études mêmes du Dante ; car, ce n’est pas un esprit inculte qui grandit sans communication avec ses contemporains. Non ; il en est l’expression la plus énergique, la plus haute ; mais il en est l’expression fidèle. Il domine la foule ; et il en est sorti. Il a les idées de tous les hommes de son temps ; c’est leur langue qu’il parle ; il l’élève à je ne sais quelle sublimité simple, inconnue avant lui ; mais il la prend dans l’usage populaire : et il ne s’en saisit point par une inspiration aveugle, instinctive ; il la prend avec science, avec choix. C’est un génie studieux, autant que créateur. Il innove et il imite. Nul exemple ne saurait mieux faire comprendre l’influence des autres hommes sur le génie le plus original qui s’élève au milieu d’eux.

Nous allons, avant de le regarder en face et de l’admirer, prendre ses papiers, consulter ses notes, savoir de lui ce qui se passait autour de lui.

Le Dante a fait, je ne sais dans quelle année de son exil, un ouvrage sur l’éloquence vulgaire, ou plutôt sur la langue vulgaire. Cet ouvrage, nous le séparons en ce moment du Dante ; et nous le consultons comme une œuvre grammaticale et littéraire du temps. Là, le Dante procède comme tout philosophe ou théologien habile du treizième siècle. Il recherche curieusement qui a parlé le premier de l’homme ou de la femme. Il conclut en faveur de l’homme, à cause de son droit de prééminence. Puis il se demande en quelle langue Dieu a parlé à l’homme. Il résout ainsi le problème souvent agité de l’invention humaine, ou de la transmission divine du langage : il reconnaît l’hébreu pour l’idiome originel et donné de Dieu.

Descendant de ces antiquités mystérieuses à l’Europe moderne, il distingue très bien la grande famille des langues slaves, et celle des langues de race latine. « Elles n’en font qu’une, dit-il, bien qu’elles paraissent trois. Pour signe d’affirmation les uns disent oc, les autres oil, les autres si : ce sont les Espagnols, les Français, et les Italiens. La preuve de l’origine commune de ces trois langues est dans le grand nombre de mots semblables qu’elles emploient. » Puis, après avoir indiqué les territoires et les limites géographiques de ces idiomes, il en définit les caractères. « La langue d’oil, à cause de son agrément et de sa facilité, a pour elle de posséder tout ce qui est inventé ou écrit en prose vulgaire, les livres remplis des actions des Grecs et des Romains, les longs récits d’Artus, et beaucoup d’autres ouvrages d’histoire et de science. » N’est-il pas curieux de voir cette supériorité de la prose française déjà reconnue dans le siècle du Dante, et par le Dante lui-même ? Quant à la langue de si, aux yeux du Dante, elle se divise en quatorze idiomes qui remplissent toute l’Italie, au-delà et en deçà des Apennins, au nord, au midi, au centre. Il se demande ensuite si cette division est définitive. « Non, dit-il, chacun de ces idiomes se subdivise lui-même en un si grand nombre, que je porterais à mille tous les dialectes, toutes les variétés de langages qui se parlent en Italie. »

Cette multitude même de langages nous expliquera, je crois, pourquoi la langue italienne fut si tardive à se fixer, à se constater visiblement par des écrits. Tout homme doué de quelque invention voulait être entendu au-delà des murs de sa ville ; il était tenté de choisir, non pas un de ces patois de l’Italie, mais une langue durable, vivace : il écrivait en langue latine. Ce n’est pas tout. Lorsque le souffle du génie moderne commençait à dominer, lorsqu’il fallut bien se détacher de cette latinité morte, ou qui ne vivait plus que dans les églises et dans les greffes, les premiers hommes qui, en Italie, sentirent en eux quelque talent poétique, pour rendre en langue vulgaire les émotions du cœur, cherchèrent un autre idiome moderne qui leur offrît un caractère d’unité qu’ils ne trouvaient pas en Italie. Le-provençal devint pour eux la langue littéraire. Cette influence que la langue des trouvères obtenait en Angleterre par la conquête et l’envahissement politique, la langue des troubadours l’exerça sur l’Italie du Nord, par le seul pouvoir du goût et de l’harmonie.

Ainsi se touchent les diverses parties du tableau que nous avons à retracer. Dans nos recherches sur la poésie romane, nous avons presque toujours cité de préférence les poëtes qui appartiennent à la France méridionale ; mais beaucoup d’autres qui ont parlé cette même langue romane étaient des Italiens de Gênes, de Milan, de Mantoue, de Modène. Ce n’est pas que le provençal fût la langue vulgaire autour d’eux, mais la multitude des dialectes qui se partageaient l’Italie engageait les poëtes à s’emparer d’une langue plus fixe, plus durable, pour lui confier leurs chants et leur gloire. Il n’est pas sans doute un nom-plus italien que celui de la maison d’Este. La maison d’Este s’unit dans notre souvenir à la gloire des grands poëtes de l’Italie. Eh bien ! au milieu du treizième siècle, la faveur de cette famille, amie des lettres, était toute pour la Provence. C’était l’esprit provençal, c’était la poésie provençale qui régnaient à cette cour. Un monument curieux l’indique. C’est un manuscrit de 1254, conservé dans la bibliothèque de la maison d’Este. Vous y trouverez la preuve de cette prédominance de la poésie provençale, qui venait vaincre l’Italie jusque sur son propre territoire. Nous citerons le fragment d’une notice, qui, dans ce manuscrit, précède diverses poésies romanes du treizième siècle.

Maître Ferrari fut de Ferrare ; il était jongleur, et s’entendait mieux à trouver, c’est-à-dire à versifier en provençal qu’aucun homme qui fût en Lombardie. Il connaissait bien les lettres ; et, pour écrire, personne ne pouvait l’égaler. Il fit beaucoup de bons et beaux livres. Il était homme courtois de sa personne. Il voyagea et servit des barons et des chevaliers, et il s’arrêta dans la maison d’Este, et quand les marquis tenaient cour et donnaient quelque fête, les jongleurs qui s’entendaient en langue provençale accoururent là, venaient tous à lui, et le proclamaient leur maître ; et s’il en venait quelqu’un qui fût plus habile que les autres, et qu’il fît essai de ses inventions et de celles d’autrui, il lui répondait à l’improviste ; de manière qu’il était le premier champion poétique dans la cour du marquis d’Este. (Tirab., t. iv, page 311.)

Ces plaisirs, ces jeux de l’esprit, que nous avons trouvés, sous une forme un peu grossière, à la cour de Philippe-Auguste, s’animaient dans les petites cours italiennes de tout l’éclat de la poésie provençale. Aussi, quelles sont les autorités que cite le Dante, les modèles qu’il invoque, et qu’il veut imiter ? Après les anciens, qu’il nomme dans un ordre assez confus, ce sont les poëtes de la langue provençale. Le Dante avait beaucoup étudié les anciens, et en connaissait un grand nombre. Il ne célèbre pas seulement les poëtes Virgile, Horace, Ovide, Stace, Lucain ; il parle des écrivains qui ont employé une prose élevée, Tite-Live, Pline, Frontin, Paul Orose, « et beaucoup d’autres, dit-il, que la solitude favorable nous invite à visiter ». Cependant, à le voir citer Paul Orose, abréviateur inexact et barbare, à côté de Tite-Live, on peut juger quelle confusion existait dans la bibliothèque et dans le goût du moyen âge11.

Mais, après ces modèles inégaux, jetés pêle-mêle à l’imagination du Dante, il admirait surtout les troubadours, Bertram de Born, Arnaud Daniel, pour avoir chanté, l’un la guerre, l’autre l’amour12. Il étudiait soigneusement les formes de leur versification et de leur langage. Parfois il dit : « Arnaud Daniel fait ainsi la stance ; et moi aussi j’ai fait des stances semblables. »

Crédit et faveur de la poésie provençale dans les cours d’Italie ; influence de cette poésie sur les premiers essais en langue italienne, voilà deux faits d’abord reconnus.

Mais une autre influence concourut à ranimer les lettres en Italie. C’est ici que paraît Frédéric II, et son règne agité et glorieux qui remplit la première moitié du treizième siècle. Ce qui se passait à la petite cour d’Este se réalisait avec bien plus d’éclat à Naples et à Palerme. Frédéric, Allemand d’origine, mais né en Italie, élevé en Italie, roi des Romains à son berceau, et pupille d’Innocent III, garda toujours une préférence pour les Italiens, et ne négligea rien pour éveiller leur génie. Dans l’intervalle de ses courses guerrières en Allemagne et en Palestine, dans les vicissitudes de son pouvoir, attaqué tour à tour par les princes allemands et par les papes, Palerme était pour lui un lieu d’asile et de repos, où il réunissait les savants de toutes les nations. Par une des nombreuses singularités de son caractère et de sa vie, ce prince, qui avait fait une croisade par ordre du pape, s’entourait dans ses États de serviteurs et de confidents mahométans. Mais alors les Orientaux étaient pour les chrétiens ce que les chrétiens sont aujourd’hui pour eux, des maîtres et des modèles dans les sciences naturelles et les arts utiles à la vie. De même que, de nos jours, Mahmoud confie sa garde à des Arméniens, et ses armées à des officiers francs, Frédéric II remplissait sa cour d’émirs. Il avait sans cesse près de lui des astronomes, ou plutôt des astrologues arabes, et n’entreprenait rien sans leur avis. Mais cette superstition pour les sciences orientales, qui lui attira le reproche d’impiété, ne le rendait pas moins favorable aux arts naissants de l’Occident. Je doute fort qu’il ait composé ce livre fameux : De tribus Impostoribus, dont les papes l’ont accusé, et que personne ne connaît. Mais il a fait quelques chansons, qui sont à peu près le plus ancien monument que l’on ait conservé de la poésie italienne. Le chancelier Pierre Desvignes, homme savant et philosophe, a laissé également des poésies, qui, par le sujet et les sentiments, se rapprochent beaucoup de celles des troubadours. Ainsi, c’est encore l’influence provençale, qui, par un détour, en se mêlant au dialecte sicilien, vient réagir sur l’Italie.

Quand un prince fait des vers, nul doute que le nombre des poëtes ne se multiplie dans ses États. Les chansons et les bienfaits de Frédéric II éveillèrent l’imagination des Siciliens. « L’empereur Frédéric, nous dit un vieux recueil de Nouvelles, fut un très noble seigneur ; et les gens qui avaient du mérite venaient de toutes parts à lui, parce qu’il était homme donnant volontiers, et qu’il faisait gracieux visage ; et ceux qui avaient quelque talent particulier accouraient vers lui, troubadours, beaux parleurs, hommes d’art, jongleurs, bouffons, gens de toute espèce. » Sans doute, sous le soleil de la Sicile, le goût de la poésie avait dû toujours être instinctif et populaire ; mais depuis Frédéric, et à son exemple, il fut cultivé par des hommes de profession savante, Mazzeo di Ricco, Guido, Arigo di Testa, Jacopo, Stefano. Ils ne chantèrent que la passion et le plaisir.

Cependant, sur le continent, la même influence s’exerçait ; et, comme l’a remarqué le Dante, par l’illusion que le pouvoir de Frédéric faisait aux hommes, ce que l’on écrivait en Italie, s’appelait sicilien. La Sicile avait l’honneur de donner son nom à tout le génie naissant de l’Italie. À Vérone, à Pise, à Mantoue, on s’était lassé de la langue provençale. Plusieurs hommes de talent commençaient à donner à l’idiome italien les mètres des troubadours, sans altérer son caractère national. La plupart de ces poëtes sont inconnus, à moins que le Dante n’ait daigné rappeler leurs noms, en les effaçant de son prodigieux éclat. Ce n’est pas qu’une étude attentive ne puisse apercevoir, dans ces premiers rudiments d’une langue qui se forme et d’un génie qui se prépare, de précieuses traces du travail que faisait alors l’esprit humain. C’est vers ce temps que, soit par des transmissions venues de l’Orient, soit par quelques créations savantes ou fortuites de l’esprit européen, plusieurs découvertes commençaient à se répandre ; que, par exemple, la boussole fut révélée aux hommes. Vous trouvez cette grande découverte constatée dans une pièce galante d’un Italien du treizième siècle, qui compare la direction de l’aiguille aimantée au mouvement de son cœur vers l’objet de ses vœux.

On pourrait ainsi rechercher dans ces vieilles poésies, frivoles en apparence, de curieux indices sur l’état des connaissances à la fin du treizième siècle ; mais on y trouverait peu de génie, et, ce qui doit étonner davantage, fort peu de naturel. Le langage de la passion y prend souvent un tour affecté : ces poëtes imitaient. Toutefois, au milieu de cet effort pour égaler les Provençaux et les Siciliens, l’Italie tendait à sortir de cette multiplicité un peu confuse de langages, dont parle le Dante. Elle devait se former tôt ou tard un parler qui ne fût ni de Pise, ni de Florence, ni de Padoue ; qui fût emprunté à tous les idiomes, et qui les dominât. C’est ce que le Dante appelle un parler cardinal, illustre, aulique. C’est une sorte de langue littéraire, extraite de la langue commune. De nos jours, en Italie, sous quelques rapports, la langue écrite est une langue morte que l’on étudie dans les livres, inconvénient véritable pour la force et la naïveté du langage. Mais au temps du Dante, et pour le Dante, la langue écrite, quoique évidemment distincte de la foule des dialectes populaires, s’étudiait, non dans les livres, mais dans les hommes. Elle était à la fois langue savante et langue vivante, choisie et naturelle, privilégiée et populaire. De là, messieurs, la différence entre le style du Dante et celui d’Alfieri. L’un est une œuvre animée d’une vie immortelle ; l’autre, une belle copie de la mort. L’un et l’autre cependant ne pouvaient appartenir qu’à l’Italie.

Mais revenons. Depuis près d’un siècle, par l’exemple des Provençaux, par la protection de quelques princes, surtout de Frédéric II, par le nombre des écoles, par les débats théologiques, par le réveil spontané de l’imagination, sous un beau ciel et dans une riche nature, un grand travail se faisait en Italie. Déjà, dans la foule des poëtes, on distinguait Guido Guinizzelli de Bologne, Guittone d’Arezzo, Guido Cavalcanti dont les canzoni sont plus d’une fois cités par le Dante. Des écoles de littérature étaient établies à Florence. La religion ne s’opposait pas à ce nouvel effort des esprits. Une grande révolution s’était faite à cet égard, ou plutôt un retour vers le premier esprit du christianisme. Au sixième siècle, Grégoire le Grand écrivait à un évêque, pour le réprimander sévèrement de ce qu’il avait permis l’enseignement de la grammaire, c’est-à-dire des lettres. « Le nom de Jupiter, lui disait-il, ne doit pas se trouver dans une bouche accoutumée à prononcer celui de Jésus-Christ. » Au onzième siècle, Grégoire VII défendait impérieusement à un roi de Bohême de faire traduire les livres de l’Écriture dans la langue vulgaire du pays, de peur que les vérités saintes ne fussent exposées à des interprétations téméraires.

Mais, dans le treizième siècle, l’Église romaine, si habile dans l’art d’approprier sa domination au mouvement des esprits, au lieu de les retenir, semble les pousser vers l’étude et la science. Vous voyez le pape Honorius III déposer un évêque, pour n’avoir pas étudié Donat. Les nouvelles confréries religieuses qui s’établissent, celles de Saint-Dominique et de Saint-François ne s’enferment plus dans l’usage exclusif d’une langue savante, chaque jour moins comprise du peuple. On les voit emprunter, pour la prédication et les cantiques, la langue usuelle du pays, et ressusciter ainsi l’action populaire, qui signalait le christianisme à sa naissance. Sous ce rapport, l’ordre des franciscains, qui, né en Italie, s’étendit si rapidement, contribua beaucoup aux progrès de la langue et de la poésie italienne. Il substitua souvent aux hymnes latines de l’Église des chants pieux en langue vulgaire.

Un peuple immense se réunissait pour redire ces chants. Un frère dont le nom a été conservé, frère Pacifique, en avait fait la musique, et dirigeait les voix des religieux et de la foule. Voici quelques vers de ces hymnes, un des plus anciens monuments qui nous soient restés de l’italien vulgaire : « Ô très haut Seigneur, à vous la gloire, la louange et l’honneur ; à vous se rapportent toutes les actions de grâces ; il n’est pas d’homme qui soit digne de vous nommer. Soyez loué et exalté, Dieu souverain de toutes les créatures et en particulier du soleil, votre ouvrage, par lequel brille ce jour qui nous éclaire. » Ces prières, animées par des voix jeunes et harmonieuses, donnaient à la langue vulgaire toute l’autorité du zèle religieux. Au seizième siècle, quand les protestants, aux portes de Paris, chantaient quelques cantiques de David rimés en français par Marot, le fanatisme du temps s’indignait de cette profanation des choses saintes et la réprimait par des bûchers et des échafauds. Cependant l’Italie pontificale en avait donné l’exemple, trois siècles auparavant.

Quoi qu’il en soit, l’influence des cours, l’enthousiasme religieux et la galanterie chevaleresque, tout se réunissait, à la fin du treizième siècle, pour multiplier les essais de poésie italienne. Quelque créateur que soit le génie du Dante, le prodige de son langage et de son rhythme, ses tercets si bien soutenus, tout cela n’est pas sorti de sa seule pensée. Les poëtes italiens, ses prédécesseurs, avaient déjà fait briller un travail ingénieux de style ; et parfois, dans leurs canzoni, ils égalent les troubadours, ces premiers maîtres de la poésie moderne. L’instrument était à demi trouvé ; mais il fallait l’employer à de grandes conceptions poétiques, et lui faire dire autre chose que des chants de piété ou d’amour.

Ces trois mythologies que nous avons désignées plus haut comme l’œuvre du moyen âge, n’avaient pas toutes pris racine en Italie ; la fiction chevaleresque y tenait peu de place. L’Italie ne partage point la gloire d’avoir créé cet ordre de sentiments et d’idées qui lui inspira plus tard les deux chefs-d’œuvre de sa poésie épique. Le motif qui nous a fait expliquer la chevalerie par la féodalité, explique assez l’absence des inventions chevaleresques en Italie. Dès la fin du douzième siècle, la domination à la fois excessive et régulière de l’Église, les divisions des villes, le nombre des républiques avaient substitué, dans l’Italie, à l’esprit féodal l’esprit clérical ou commercial. Or, point de féodalité dans le fait ; point de chevalerie dans la fiction.

Quant à cette mythologie allégorique dont s’amusa la France du Nord, qui a produit de si longs et, il faut le dire, de si ennuyeux poëmes, l’Italie ne parut pas s’en aviser. Je ne sais si l’esprit vif des Italiens dédaigna ces inventions pénibles et détournées ; mais ce qui domine dans les premiers essais de la poésie italienne, c’est la scolastique et l’amour. Ce fut l’inspiration du Dante. Ce grand homme, à le bien considérer, était tout à fait de son temps ; et c’est dans le travail d’imagination, qui portait à leur plus haute puissance des croyances alors générales, que se trouvent le caractère et la sublimité de son génie.

Les événements de sa vie furent-ils pour quelque chose dans ce génie ? et la biographie, stérile quand il s’agit d’un écrivain vulgaire, d’un de ces écrivains anonymes sous leur nom, ne serait-elle pas ici vraiment instructive ? Elle se rattache au second grand intérêt du moyen âge. Les croisades furent le premier ; le second fut la querelle du sacerdoce et de l’Empire ; toujours la religion ; la religion agissant au loin contre l’Asie mahométane ; la religion agissant au sein de l’Europe contre le pouvoir civil.

Le Dante, si supérieur à ses contemporains, qu’on les a tous oubliés devant sa gloire, avait été précédé de tant de poëtes, que dans le nombre il s’en trouvait déjà du même nom que lui. Oui, ce grand nom du Dante, que l’esprit harassé des landes du moyen âge attend avec impatience, vous le rencontrez une première fois ; et vous êtes trompé. Il s’agit d’un Dante, né aussi dans la Toscane, fameux à la fin du treizième siècle, et dont les sonnets éveillèrent, dit-on, le génie d’une jeune Sicilienne, la première femme poëte qui soit nommée dans la littérature d’Italie. Elle prenait plaisir à s’appeler la Nina du Dante, Nina di Dante.

Mais ce faux Dante va disparaître. Le grand poëte est né au milieu de toutes les passions de guerre et de vengeance qui divisaient les Guelfes et les Gibelins. Il sortait d’une famille remplie de ces passions, la famille Alighieri, attachée au parti guelfe, à ce parti qui, soulevé contre l’empereur d’Allemagne, cherchait dans la défense des papes la liberté de l’Italie. Tout jeune, il porta les armes pour cette cause ; il était à la bataille de Campaldino, où les Guelfes de Florence furent vainqueurs des Gibelins. Le crédit de sa famille, son génie naissant, tout l’appelait à ces honneurs civiques qui, dans l’Italie du moyen âge, renouvelaient les périls et les grandes ambitions de la Grèce et de Rome. Il fut successivement officier, ambassadeur et prieur ; c’est-à-dire un des six magistrats suprêmes de Florence. Il y avait dans la constitution de cette ville de quoi nous expliquer le développement précoce du génie italien ; elle était fondée sur la liberté, les sciences et les métiers. Florence avait d’abord été, comme l’ancienne Rome ; sous le joug de sa noblesse ; mais elle s’en affranchit ; et la ville entière forma une fédération où n’entraient que les professions savantes et les métiers utiles. Ces idées, qui sembleraient hardies, même de nos jours, étaient nées dans le treizième siècle, de la situation des cités d’Italie. Le Dante était inscrit sur les registres de Florence dans la sixième classe, sous le titre de physicien, c’est-à-dire médecin. C’est de là qu’il fut bientôt élevé à la dignité de prieur ; et c’est alors que commencèrent tous ses malheurs.

Le parti guelfe vainqueur s’était partagé entre deux familles puissantes, les Cerchi et les Donati. Tout parti qui se divise envoie des recrues à ses ennemis. La minorité invoque ceux qu’elle combattait autrefois, contre ceux qui l’oppriment aujourd’hui.

Un accident, commun alors dans les villes d’Italie, vint aider aux troubles de Florence. Les Guelfes de Pistoie s’étaient également divisés en deux partis ennemis. Après des luttes longues et sanglantes, voulant, dit Machiavel, finir leurs dissensions, ou les accroître en les faisant partager à d’autres, les principaux de ces deux factions vinrent s’établir à Florence. Ils y trouvèrent des alliances toutes prêtes dans les haines des Cerchi et des Donati ; il rajeunirent et enflammèrent ces haines, donnant leurs noms de blancs et de noirs aux deux partis, et chaque jour les mettant aux prises. Aux promenades publiques et dans les cérémonies des funérailles, dans tous les lieux où l’on se rencontrait, le sang coulait. Le Dante était favorable aux blancs. Cependant, magistrat de Florence, il voulut rétablir la paix, et il fit bannir les chefs des deux partis. Mais les blancs furent bientôt rappelés ; et les noirs conspirèrent. Ils eurent pour eux le petit pape, le peuple et Charles de Valois, prince français, appelé pour rétablir l’ordre dans Florence. Désigné comme blanc, par les noirs, le Dante eut sa maison pillée, et fut condamné au bannissement et au feu, s’il était pris. Nous ne reviserons pas ce procès. Le Dante avait aimé passionnément son pays ; on le voit par les malédictions mêmes qu’il lui jette, du milieu de son exil. Il ne pouvait oublier cette Florence qu’il avait défendue de son épée, servie dans les conseils, et qu’il devait tant illustrer de son génie. Mais c’était une âme de feu, généreuse, implacable. Guelfe, proscrit par les Guelfes, il se fit Gibelin. Je ne sais pas s’il a bien fait ; mais ces esprits ardents, élevés, vont toujours d’un extrême à l’autre. Leur inconstance même vient de leur énergie. Ne leur demandez pas les vertus modérées, et la résignation à l’injure. Voilà le Dante Gibelin. Mais quoique ce parti fût celui de l’Empereur, il offrait peu de chances à l’ambition. Banni de sa ville, le Dante se réunit aux Gibelins, dans une entreprise inutile contre Florence, puis il erra dans l’Italie, s’arrêtant tour à tour chez le seigneur de Goubio, chez les Scaligers princes de Vérone, à Ravenne, à Mantoue.

Ce fut ainsi, errant, malheureux., qu’il acheva son sublime ouvrage. Ce travail n’était pas seulement une préoccupation poétique ; c’était sa vengeance, c’était son arme. Maître de l’enfer, du purgatoire et du paradis, les possédant par droit de génie, il pouvait là donner des places à ses ennemis et à ses amis. Cet exilé, ce banni que vous aviez chassé de Florence, dont vous aviez rédigé la sentence de mort, il avait à peine un asile, il était obligé, comme il le dit, de monter et de redescendre l’escalier d’autrui, et de sentir combien est amer le pain de l’étranger. Cependant il était bien plus puissant que vous. Du milieu de sa fuite, de son exil, il pensait, il écrivait, il punissait ses ennemis. Il y avait trois hommes qui s’étaient montrés ses persécuteurs ; il ne les tuait pas, il les laissait à Florence ; mais il dirait dans ses vers que ces trois hommes étaient morts, qu’il les avait vus dans l’enfer, que leurs corps n’avaient plus qu’une apparence de vie animée par les démons. Ces récits terribles faisaient fuir les Florentins à l’approche des trois damnés vivants, qui eux-mêmes peut-être n’étaient pas sûrs d’être en vie et ne savaient s’ils n’étaient pas en effet des démons, et si le poëte n’avait pas raison.

Voilà la terrible puissance que le génie de cet homme exerçait sur ses contemporains. Voilà ce qui vous expliquera sans peine pourquoi ses chants étaient répétés partout, pourquoi il avait mille occasions de s’impatienter, en rencontrant un forgeron ou un ânier qui estropiait quelques-uns de ses vers. Cette gloire populaire était mêlée de je ne sais quelle terreur mystique qui s’attachait au nom, à la présence du poëte.

Vous savez cette joie de Démosthènes le jour où il entendit une femme du peuple, disant : « Vois-tu cet homme, c’est Démosthènes. » Le Dante recueillait souvent de ces témoignages naïfs d’admiration populaire. À Vérone, passant près d’une porte où plusieurs femmes étaient assises, il entendit une d’elles dire à voix basse : « Voyez-vous cet homme ; c’est lui qui va en enfer, quand il veut, et qui en revient, et qui rapporte des nouvelles de ceux qui sont là-bas » ; et une autre répondre : « Ce que tu dis doit être vrai ; ne vois-tu pas comme il a la barbe crépue, et le teint noirci ? C’est le feu et la fumée de l’enfer. » Il sourit en continuant son chemin13, et De fut pas fâché de cette crédule terreur qui donnait plus de foi à ses vers.

Ainsi votre pensée se figure cet homme de génie mêlé à ses contemporains, et solitaire parmi eux, profondément ulcéré, Guelfe par patriotisme, Gibelin par vengeance, mais ne flattant pas plus les empereurs qu’il n’épargne les papes, entassant à son gré toutes les puissances de la terre dans ces fournaises qu’il allume. Inquiet et fier, il change incessamment d’asile ; il est pour les savants un grand théologien :

Theologus Dantes, nullius dogmatis expers.

C’est le premier vers de l’épitaphe inscrite à Ravenne sur son tombeau. Pour le peuple, il est une sorte d’être intermédiaire entre l’homme et le démon ; il sait les choses de l’enfer ; il connaît les noms des damnés. Ce n’est pas un poëte de cabinet ; il y a quelque chose en lui du vates de l’antiquité ; quelque chose même de plus grand ; car ses prédictions ne se bornent pas aux événements de cette vie terrestre : il prophétise au-delà du temps et du monde. Cependant ce banni tournait toujours ses yeux vers Florence. Un trait manquerait à son caractère, s’il eût moins regretté son pays. Mais, quand de Florence on lui offrit un rappel indigne de lui, il faut voir avec quelle force il le refuse, et comme il se défend contre le pardon injurieux qu’on veut lui infliger. Sa réponse est adressée à un religieux de cette ville, qui s’était vivement intéressé pour lui.

« Par votre lettre, que j’ai reçue dans les sentiments de respect et d’affection qui vous sont dus, j’ai compris avec reconnaissance combien mon rappel dans ma patrie vous tenait au cœur. Votre bienfait me lie d’autant plus étroitement, qu’il est plus rare aux exilés de trouver des amis. Maintenant je vais répondre au contenu de cette lettre ; et si ma réponse n’est pas telle que le souhaiterait peut-être la pusillanimité de quelques hommes, je la remets affectueusement à l’examen de votre prudence, avant une décision dernière. Voici ce qui m’a été annoncé par les lettres de votre neveu, du mien et de plusieurs amis. D’après une ordonnance récemment faite à Florence, touchant les bannis, si je voulais payer une certaine somme d’argent, et me soumettre à offrir cette humiliante rançon, je pourrais être absous et rentrer aussitôt ; en quoi je trouve deux choses risibles et mal assorties. Je le dis, mon père, pour ceux qui ont exprimé de telles conditions ; car votre lettre, écrite avec plus de discrétion et de sagesse, ne contenait rien de semblable.

« Est-ce là ce rappel glorieux qui ramène Dante Alighieri dans sa patrie après quinze ans d’absence ? Est-ce bien ce qu’a mérité son innocence, manifeste à tout le monde ? Est-ce le prix de ses sueurs et de sa persévérance dans l’étude ? Loin de moi, loin d’un homme serviteur de la philosophie cette bassesse de cœur toute charnelle, qui me ferait, à la manière d’un certain demi-savant et de quelques autres infâmes, m’offrir moi-même à la honte ?

« Loin d’un homme qui prêche la justice une telle faiblesse, qu’ayant subi l’injustice, il donne de l’argent à ceux qui l’ont faite, comme à des bienfaiteurs !

« Ce n’est pas là mon chemin pour rentrer dans la patrie, mon père, mais si par vous ou par les autres, il peut se trouver quelque autre voie qui ne soit pas contraire à la renommée du Dante, à son honneur, je la prendrai sans hésiter. S’il n’en est point de semblable pour entrer à Florence, jamais je n’entrerai à Florence. Eh quoi ! ne verrai-je point partout la lumière du soleil et des astres ? Ne pourrai-je point partout contempler sous le ciel les plus ravissantes vérités, à moins que je ne sois auparavant redevenu sans gloire, ou plutôt avec ignominie, citoyen de France ? Et puis, le pain ne me manquera pas. »

Voilà quelle était cette âme d’homme. Il fallait la montrer, avant d’étudier le génie du poëte.

Le Dante avait d’abord voulu composer son grand ouvrage en langue latine ; on cite même quelques vers de ce premier essai :

Ultima regna canam, fluido contermina mundi
Spiritibus quæ lata patent…

Mais le progrès de la poésie italienne, les hommages qu’il recevait dans les villes où il promenait son malheur, montrant, comme il le dit lui-même, les blessures que lui avait faites la fortune ; tout le jetait dans l’idiome vulgaire. C’est au peuple qu’il veut parler.

Les contemporains s’étonnèrent d’abord que de si hautes pensées fussent abaissées à la langue commune. Dans un ingénieux morceau de critique sur le Dante, on a cité une anecdote curieuse qui marque parfaitement cette disposition des esprits, au moyen âge : Un jour un pèlerin était entré dans le monastère de Corvo, et se tenait en silence, devant les religieux. Un d’eux lui demanda ce qu’il voulait, et ce qu’il était venu chercher ; l’étranger, sans répondre, contemplait les arcades et les colonnes du cloître. Le religieux lui demanda de nouveau ce qu’il cherchait ; alors il tourna lentement la tête, et regardant le religieux et ses frères, il répondit : La paix. Frappé de ce langage, le religieux le prit à l’écart, et comprit, à quelques mots, que c’était le Dante ; et comme il en était tout ému, le Dante, tirant un livre de son sein, le lui donna gracieusement et dit : Frère, voici une partie de mon ouvrage que peut être vous ne connaissez pas ; je vous laisse ce souvenir.

« Je pris ce livre14, ajoute le religieux, et après l’avoir serré contre mon cœur, j’y attachai mes regards en sa présence, avec un grand amour. Mais en reconnaissant le langage vulgaire, je ne pus cacher un étonnement, dont il me demanda la cause. Je répondis que j’étais surpris qu’il eût chanté dans cette langue, parce qu’il me paraissait chose difficile, ou plutôt incroyable, que de si profondes pensées pussent être reproduites à l’aide des mots dont le vulgaire fait usage, et qu’il ne me paraissait pas convenir à une science si haute et si digne d’être ainsi vêtue à la mode du petit peuple. Et lui : “Vous avez raison ; et moi-même j’ai partagé votre façon de penser. Et alors que les semences de cet ouvrage, peut-être jetées par le ciel, commencèrent à germer dans mon sein, je choisis le plus noble langage ; et j’y fis même quelques essais. Mais quand je considérai la condition du siècle présent ; que je vis les chants des illustres poëtes du temps presque tenus pour rien, et les nobles personnages, pour le service desquels on écrivait ces choses dans ce bon temps, abandonnant (ô douleur !) la culture des arts libéraux aux plébéiens, je jetai alors cette faible lyre dont je m’étais d’abord chargé, et j’en accordai une autre plus appropriée à l’oreille des modernes ; car le pain qui est dur convient mal à la bouche des nouveau-nés.” Cela dit, il ajouta beaucoup de choses pleines d’une passion sublime. »

Ainsi, caractère fort et passionné, caractère qui sert au génie et lui donne sa forme ; vie agitée, errante, malheureuse, comme l’imagination et la théorie cherchent de nos jours à la rêver pour le poëte, et comme les vicissitudes du moyen âge la faisaient sans peine ; voilà ce que d’abord nous offre le Dante.

Je n’essayerai pas aujourd’hui de parler de son ouvrage. J’ai à peine esquissé confusément quelques traits de lui-même, je les laisse dans votre imagination, pour qu’elle les achève.

Onzième leçon

Essence du poëme épique ; il doit renfermer toute la science d’un temps. — Caractère de la Bible et des poëmes homériques ; impossibilité de cette épopée encyclopédique dans les temps modernes. — Parallèle entre les âges successifs de l’antiquité et ceux des temps modernes ; âge divin, âge héroïque. — Fausse analogie entre l’âge héroïque de l’antiquité et le moyen âge. — Science du moyen âge contraire à la naïveté primitive. — Éléments poétiques de cette même époque. — Imagination du Dante. — Sa Vita nuova. — Considérations sur la Divina Commedia.

Messieurs,

Nous avons esquissé la vie du Dante. Voyons maintenant son grand ouvrage. Depuis cinq siècles, ce poëme est l’orgueil et l’étude d’une nation spirituelle, et singulièrement née pour les arts. Il est resté comme un monument original qui n’a point servi de modèle. On imite Shakspeare, on fait des tragédies d’après Shakspeare, et Schiller semble parfois atteindre jusqu’à lui. Je ne sache pas qu’on ait imité le Dante, que ce prophète de poésie ait laissé son manteau à personne, et que des génies semblables soient nés de son inspiration.

Quelle est donc cette forme de génie, haute et inaccessible, qui n’a été vue qu’une fois ? Quel est cet ouvrage du Dante ? Faut-il le nommer poëme épique ? Y a-t-il plusieurs ordres de poëmes épiques ? Peuvent-ils appartenir à tous les âges d’une nation ? ou sont-ils exclusivement dévolus à une première époque de jeunesse et de candeur, à une puberté de l’imagination dans les peuples, qui, une fois passée, ne se retrouve ni ne se remplace ?

A ces questions spéculatives que réveille le nom du Dante viennent se joindre plusieurs points de vue littéraires, sur l’art, sur la fiction, sur le naturel et la poésie du style. Mais d’abord la Comédie du Dante est-elle un poëme épique ? Qu’est-ce qu’un poëme épique ? Quels en sont les éléments et les caractères ? Montesquieu, qui aimait à décider les questions par des plaisanteries, se moque des gens qui croient qu’on n’a jamais fait que deux poëmes épiques, et qu’on n’en peut plus faire. Ces gens-là peut être n’ont pas tort. Un poëme épique, est-ce autre chose que le monument le plus complet de l’imagination et des croyances d’un peuple ? Sous ce rapport, le poëme épique ne convient qu’aux temps où l’on sait peu de choses, où l’on imagine, où l’on sent beaucoup. Un tel ouvrage doit être l’encyclopédie d’un siècle et d’une nation. Vous figurez-vous un poëme épique naissant de nos jours, parmi les innombrables classifications de la science et les travaux variés des esprits, dans notre société si laborieuse et si compliquée ? Comment créer une fiction qui soit une croyance ? Comment résumer tant de faits et d’idées ? Il serait impossible de renfermer, dans le plus long poëme, une partie des pensées, des inventions, des sciences qui préoccupent les contemporains. Comment répondre à cette grande curiosité que le poëte doit satisfaire ? Le poëme épique, vaste comme le monde, lorsque le monde est très borné, c’est l’Iliade et l’Odyssée ; soit qu’on y reconnaisse l’œuvre d’un génie unique, selon la croyance d’Aristote et de toute l’antiquité ; soit que l’on prétende y démêler la production fortuite et artificielle des travaux poétiques de tout un siècle, comme l’a supposé Vico. Quoi qu’il en soit, tout ce qui existait d’idées pour les Grecs, depuis leur théogonie la plus haute, jusqu’aux arts industriels dont ils avaient l’usage, depuis la morale sublime qui respire dans la belle allégorie des Prières, jusqu’à l’industrie de l’ouvrier qui, sur une enclume portative, battait les feuilles d’or, pour en revêtir les cornes du taureau consacré, tout ce que sentait, tout ce que savait, tout ce qu’inventait la Grèce, du temps d’Homère, est dans l’Iliade. Les livres saints des Hébreux offrent ce même caractère de l’épopée antique. Tout ce qui occupait ce peuple, depuis les rites durs et minutieux auxquels son humeur indocile était asservie, jusqu’à l’enthousiasme religieux et poétique dont il était saisi ; tout ce qu’il connaissait, depuis les pratiques de l’agriculture et de la vie pastorale, jusqu’aux métiers qu’il apprit de son commerce avec Ophir, jusqu’à l’art difficile de graver en pierres fines15 ; tout ce qu’il faisait enfin se trouve dans J’épopée biblique.

Mais tout ce que savaient les Romains est-il dans l’Énéide ? Au siècle d’Auguste, l’Énéide pouvait-elle être le résumé des croyances et des pensées du peuple romain, tel que l’avaient laissé tant d’années de guerre civile et de corruption ? Est-elle l’image de cette société ambitieuse, politique et savante, qui, vaincue par ses vices, se soumettait à un despote ? N’était-elle pas plutôt une distraction studieuse, un travail tout littéraire ? Dans le soin que prend Virgile pour corriger, pour épurer les formes rudes de la mythologie homérique, et les rapprocher de l’urbanité romaine, qui n’y croyait pas, n’aperçoit-on pas que le siècle du poëte n’est plus épique ? Que dire des poëmes nés dans la décadence de la littérature latine ? Tous furent également des œuvres d’imitation, et non des monuments de génie. Ce qui, pendant une longue suite de siècles, ne s’était pas reproduit, le poëte épique, qui sait tout ce que savent ses contemporains, et élève tout ce qu’ils pensent à la plus haute puissance d’imagination et de génie ; cet homme, qui avait manqué au monde depuis Homère, a-t-il pu, a-t-il dû se retrouver dans le moyen âge ? Est-il né à cette époque, ou ne doit-il jamais naître ? car nous ne pouvons l’espérer de nos jours. Ici se présente cette histoire psychologique de l’espèce humaine où se complaît la littérature allemande. Pénétrante et mystique, elle a pris plaisir, non seulement à décomposer la pensée dans l’individu, mais dans les races, et dans les divers âges du monde. Ramenée à la théologie par l’abstraction philosophique, elle s’est dit qu’au commencement des nations il y avait une époque d’inspiration religieuse et d’autorité sacerdotale ; elle l’a nommée l’âge divin. Lorsqu’au règne de la foi se mêle celui de la force, lorsque les guerriers entrent en partage avec les prêtres, que toute inspiration ne sort plus du sanctuaire, mais que les hommes, rudes encore, ont en eux quelque chose de hardi qui les porte aux grandes entreprises, alors commence l’âge héroïque. Puis vient l’âge humain, où nous sommes, et qui se prolongera.

Messieurs, dans ce système, dans cette espèce d’inventaire abstrait des procédés de l’espèce humaine, la poésie épique appartient à l’âge divin ; ou plutôt elle se trouve sur les confins de l’âge divin et de l’âge héroïque. Homère marque le moment où les anciennes hymnes, la voix sacerdotale qui sortait du temple, ne parlaient plus seules au peuple. On célébrait les exploits des héros, en même temps que les traditions mystérieuses des dieux. Cette alliance éclate dans l’Iliade.

En rappelant cet exemple, les critiques allemands affirment que le monde moderne, à dater du moyen âge, a précisément offert le même spectacle. Il leur a semblé que le moyen âge avait exactement renouvelé ces diverses époques de l’antiquité. Dans la domination des prêtres chrétiens sur les ruines de l’Empire, dans la croyance aux légendes et aux miracles, ils ont vu l’âge divin. La féodalité et les ordres chevaleresques leur ont offert l’âge héroïque.

Disons-le cependant, messieurs, sans méconnaître quelques analogies apparentes, l’esprit humain est plus libre et plus varié que ne le veulent ceux qui essayent de le renfermer ainsi dans le compas d’un système. Il ne reprend pas inévitablement la même route ; il ne refait pas, à des siècles de distance, un travail tout à fait semblable. Sa progression une fois commencée ne s’arrête pas ; les secousses rétrogrades qu’il éprouve laissent subsister quelque chose de l’esprit qui avait précédé ; et en ce sens, on peut dire que jamais la même époque ne saurait se reproduire deux fois, avec des caractères absolument identiques. Ainsi, les premiers siècles du moyen âge offraient, dans la suprématie sacerdotale, dans la mythologie populaire des légendes, dans les mœurs guerrières des seigneurs, une ressemblance extérieure avec l’âge divin ou l’âge héroïque de la Grèce : à la bonne heure ; mais il s’y mêlait une différence profonde, c’était cette tradition, ce débris de civilisation romaine qu’avaient reçus les premiers temps modernes. Remarquez-le, notre âge divin et notre âge héroïque auraient hérité de l’âge analytique des Grecs et des Latins. De là ces formes savantes, ces habitudes subtiles de raisonnement qui se montraient au milieu de l’enthousiasme et de la rudesse d’une société naissante. Le moyen âge ne pouvait pas abolir la trace de cette antiquité savante et raisonneuse qui avait existé avant lui ; il ne pouvait pas empêcher que, de toutes parts, des rayons de cette lumière n’arrivassent à lui. Il dénaturait les idées qu’il en recevait. De la philosophie ancienne il faisait la scolastique ; à la morale de Platon, ce dernier degré de la sagesse humaine, divinisé par l’Évangile, il mêlait des coutumes féroces ; mais cette alliance même donnait une physionomie nouvelle au moyen âge, et interdit la comparaison entre cette époque et toute autre. Le moyen âge est un chaos d’éléments disparates, un amas confus, où les débris de la civilisation romaine, comme autant de fossiles d’un monde antédiluvien, avaient survécu à l’inondation de la barbarie, et se conservaient entiers et reconnaissables, au milieu des créations nouvelles. C’étaient deux sociétés réunies. L’une était là morte et gisante ; mais sa langue, ses lois, ses livres demeuraient à l’usage d’une partie de la société vivante, et lui communiquaient, toute jeune qu’elle était, quelque chose des souvenirs et des expériences d’une vieille civilisation.

Aussi, dans les écrivains du huitième siècle même, vous retrouvez telle réminiscence de la philosophie antique, qui semble une anticipation de notre humanité moderne. Éginhard pense et s’exprime comme l’homme le plus vertueux d’un siècle éclairé. C’est que, par l’étude et le souvenir, il appartenait à d’autres temps que le sien. Par les monuments de la belle civilisation romaine, il avait deviné la nôtre. Voilà ce qui fut donné au moyen âge, et ce qui n’avait pas existé, dans l’âge héroïque de la Grèce, Il en résulte que ce caractère de candeur primitive, d’originalité féconde, mais bornée, d’imagination épuisant tout un monde contemporain, et ne sachant rien au-delà, ne pouvait appartenir à la jeunesse de nos temps modernes, comme il avait appartenu à la première époque de l’antiquité. S’il y a eu un Homère dans le moyen âge, il n’a pas dû être seulement le témoin, l’interprète de la société féodale ; il n’a pas dû seulement sceller dans ses vers l’alliance de l’âge divin et de l’âge héroïque : il a fallu qu’il se souvînt de ce vieil empire romain, qui avait préexisté, et que son imagination fût remplie de César, d’Auguste, de Constantin, de Cicéron, de Virgile. Il a été savant de la science du passé ; et dès lors il devait être peintre moins naïf de son temps. Quelle que fût la liberté de son génie, la nouveauté de son langage, il n’a pas été libre du joug de toute imitation. Il n’a pas échappé à cette forme érudite qui est imprimée à toute la littérature moderne ; il naissait dans un siècle qui déjà pliait sous le poids des souvenirs.

Cependant, si la simplicité de l’âge héroïque ne se retrouvait pas dans le moyen âge, si elle ne pouvait renaître, beaucoup de choses se réunissaient pour favoriser l’inspiration poétique. Cette idée d’un homme qui chante pour les autres hommes un long récit de faits merveilleux, cette idée, si elle n’est qu’un procédé de l’art, doit manquer de puissance. Mais au moyen âge, malgré ce mélange des deux civilisations, et cette tradition romaine qui nuisait à la naïveté, il y avait dans les âmes beaucoup d’ardeur et de foi. Tout ce qu’elles savaient des temps passés prenait à leurs yeux la forme de leur temps. Alexandre, nous l’avons vu, était le premier des chevaliers ; Virgile, dont les vers n’avaient jamais cessé d’être cités dans les chroniques les plus barbares, n’était pas seulement un poëte ; c’était un prophète et même un enchanteur. Cette illusion date du troisième siècle du christianisme, où Constantin, prêchant, le jour de Pâques, dans la principale église de sa ville nouvelle, interprétait, comme une prédiction de la naissance du Messie, l’églogue

Ultima cumæi venit jam carminis ætas.

Cette illusion superstitieuse, attachée au génie d’un grand poëte, s’était conservée dans tout le moyen âge. Virgile avait eu sa légende. On racontait l’histoire d’un miroir magique où il voyait, dit-on, l’avenir.

Ainsi, à nos yeux, différence et ressemblance du moyen âge avec les temps héroïques de l’antiquité. Il n’avait pas comme eux cette naïveté, cette ignorance que ne surcharge aucun souvenir ; il était obsédé par une civilisation antérieure ; mais, comme eux, il était plein d’enthousiasme et de crédulité poétique.

Maintenant que cet enthousiasme, tout en se mêlant aux souvenirs de l’antiquité, s’attache au plus grand intérêt des temps nouveaux, une œuvre originale, quoique savante, a dû naître. Cet intérêt, cette préoccupation du moyen âge, c’était la vie à venir. On rapportait toutes les actions à ce but. La trace en est partout. Les seigneurs donnaient à leurs serfs la liberté, ou dotaient les couvents, propter proximum Dei judicium. La fin du monde, la résurrection, étaient les idées les plus familières à l’imagination des hommes. Il paraît que, par la fausse interprétation d’un passage célèbre de l’Évangile, le monde chrétien resta longtemps sous la terreur imminente d’une destruction universelle. Comment vivait-on ? Comme dans un pays désolé par une révolution sanguinaire, ou par quelque contagion. Une crainte perpétuelle s’affaiblissant à la longue, on s’occupait des plaisirs et des intérêts de la vie, puis on revenait à cette idée prédominante et terrible, la fin du monde, le purgatoire, l’enfer.

Un passage que j’ai cité au commencement de ce cours indique combien l’éloquence chrétienne et la politique pontificale abusaient de ces terreurs populaires pour fonder leur pouvoir. Sans cesse les prédications du onzième et du douzième siècle remettent cette image du dernier jugement devant les yeux des hommes. Un poëte de génie connaissant à peu près tout ce qu’on savait de son temps, devait être naturellement porté à saisir un pareil sujet. Puis, s’il y avait dans la disposition de son âme une sorte de mélancolie ardente, ce choix s’expliquera mieux encore. Ici je ne suivrai pas les critiques italiens qui, sans amour-propre national, ont cherché les traces des inventions du Dante dans le roman provençal de Guérin le malheureux, et dans quelques fabliaux. Je n’examinerai pas non plus ce qu’il doit à son ancien maître Brunetto Latini. Dans un poëme allégorique, celui-ci raconte qu’ayant appris l’exil des Guelfes, ses amis, troublé par la douleur, il s’égara dans une forêt, et parvint au pied de hautes montagnes couvertes d’une foule d’hommes et d’animaux qui mouraient et se reproduisaient à la voix d’une femme, dont la tête touchait au ciel. Cette femme, qui était la nature, lui expliqua les mystères de la création et finit par lui enseigner son chemin pour sortir de la forêt, et trouver la philosophie et l’amour. Le poëte obéit, et rencontre Ovide qui lui sert de guide. Je ne chercherai pas si cette fiction, assez froide, a pu inspirer le Dante. Je me demanderai plutôt si, en étudiant les autres écrits du Dante lui-même, ceux qui ont échappé à sa première jeunesse, on n’aperçoit pas les traces de l’imagination faite pour tracer cette œuvre infernale et céleste, dont tout son siècle lui donnait l’idée. Quand on veut savoir ce qui a inspiré Milton, on lit tous ses ouvrages ; et dans le Tetrachordon, sous l’amas barbare de la scolastique, on aperçoit, comme une illumination soudaine, la brillante esquisse du Paradis perdu. Le poëte se révèle. Vous voyez que cet homme, au milieu de la guerre civile et de la théologie du long parlement, est obsédé de la création sublime qu’il porte en lui. De même, je demande à tous les écrits du Dante le secret et la trace de son inspiration. Il est un premier écrit du Dante, œuvre originale, où vous pouvez reconnaître et prédire l’homme qui fera le Paradis, le Purgatoire et l’Enfer ; cet ouvrage est la Vita nuova. C’est un récit d’amour ; c’est la confession d’un poëte, et non seulement d’un poëte plein d’âme et de tendresse, mais d’un poëte habile et savant. Sous ce rapport, il offre un singulier contraste d’enthousiasme et de pédanterie qui marque l’homme et le siècle.

Il s’agit pour le Dante d’encadrer quatorze sonnets qu’il a faits, à différentes époques, pour Béatrix. Chaque sonnet a sa notice, pour ainsi dire. On peut y retrouver la vie de Florence à la fin du treizième siècle, vers 1295. Déchirée par les factions des Gibelins et des Guelfes, Florence n’en était pas moins une ville de galanteries et de fêtes. Les réunions de plaisir, les promenades, les danses, les rencontres à l’église (déjà l’église, en Italie, était un rendez-vous), semblent les principaux incidents de cette vie occupée par l’amour. De touchants usages., pareils à ceux de la Grèce moderne, se mêlaient aux cérémonies des funérailles. C’étaient autant d’inspirations qui développaient le talent poétique et l’émotion mélancolique du Dante. Car le génie de ce grand poëte n’est pas italien, mais rêveur, triste, exalté. S’il était moins naturel, je le dirais germanique.

Voici, par exemple, le sujet de l’un de ses sonnets :

Ce fut le bon plaisir du Seigneur des anges d’appeler à sa gloire une jeune dame, d’une très grande beauté, et qui était fort aimée dans la ville. Je vis son corps étendu dans le cercueil, au milieu de beaucoup de dames qui pleuraient d’une façon touchante. Alors me rappelant que je l’avais vue faire compagnie à la plus belle de toutes, je ne pus retenir mes larmes, et en gémissant, je me proposais de dire quelques paroles sur sa mort, en mémoire de ce que je l’avais vue avec ma dame.

Mais ce qui dans la Vita nuova fait surtout connaître l’âme agitée du Dante, ce qui le montre sous le joug de la fantaisie poétique, c’est un long récit dont je ne veux rien retrancher : tant les expressions en sont originales et suffisent pour expliquer tout son génie ! Cela vous semblera-t-il un songe, une vision, une extase ? n’importe. Si vous y trouvez quelque chose de bien extraordinaire, de bien étranger aux procédés habituels de la raison, pensez que ce n’est pas avec un sens calme et rassis que l’on ose ces créations sublimes de la divina commedia ; et souvenez-vous du mot de Sénèque : Nullum est magnum ingenium sine mixturâ dementiæ.

Une imagination puissante, une sensibilité vive, ces deux âmes de la grande poésie, ne peuvent être portées à l’excès, sans toucher quelquefois au délire. Il faut vous faire connaître cet homme de génie, dussiez-vous croire un moment que cet homme de génie était fou :

Peu de jours après, il arriva que j’éprouvai dans quelque partie du corps une douloureuse infirmité. J’en souffris sans relâche, pendant beaucoup de jours, un mal très cruel, qui me réduisit à une telle faiblesse, qu’il me fallut rester là, comme ceux qui ne peuvent se mouvoir. Le neuvième jour, me sentant une douleur presque intolérable, il me vint un penser sur la dame que j’aimais. Quand j’eus songé quelque temps à elle, je me remis à penser à ma vie affaiblie ; et voyant combien son cours était incertain, quand même je serais en santé, je commençai à gémir au-dedans de moi sur une telle misère. De là, soupirant avec force, je me disais : « De toute nécessité il faut que la belle Béatrix une fois se meure. » Et alors un si fort égarement me saisit, que je fermai les yeux et commençai à travailler, comme une personne frénétique, et à imaginer mille choses. Dans le commencement de l’illusion où s’égarait ma fantaisie, il m’apparut des figures de femmes échevelées qui me disaient : « Toi aussi tu mourras. » Et puis, après ces femmes, il m’apparut d’autres figures de femmes diverses et horribles à voir, qui me disaient : « Tu es mort. » Mon imagination ayant commencé à errer, j’en vins à ce point de ne pas savoir où j’étais ; et il me semblait voir marcher des femmes échevelées, gémissantes et merveilleusement tristes ; et il me semblait voir le soleil s’obscurcir, et les étoiles devenir d’une telle couleur que je les croyais en deuil, et la terre trembler.

M’émerveillant de cette vision, et tout épouvanté, j’imaginai qu’un ami venait me dire : « Ne sais-tu pas ? ton admirable dame est partie de ce monde. » Alors je commençai à pleurer d’une façon déchirante ; et non seulement je pleurais en imagination ; mais je pleurais de mes yeux, et je les mouillais de véritables larmes. Je crus regarder vers le ciel, et il me semblait voir une multitude d’anges qui retournaient en haut, et avaient devant eux une nuée très blanche ; et il me parut que ces anges chantaient un hymne glorieux ; et il me semblait entendre les paroles de leur chant, hosanna in excelsis, et je ne crus pas entendre autre chose. Alors il me parut que mon cœur, où était renfermé tant d’amour, me disait : « Cela est vrai : elle est morte notre dame bien-aimée. » Et il me parut que j’allai pour voir le corps où avait habité cette âme noble et bienheureuse ; et cette imagination trompée, qui me montrait ma dame morte, fut si forte que je crus voir des dames qui couvraient sa tête d’un voile blanc ; et il me semblait que son visage avait un tel air d’humilité, que je croyais l’entendre dire : « Je vois le principe de la souveraine paix. » Dans cette imagination, j’appelais la mort, en lui disant : « Mort chère, viens à moi, ne me sois pas cruelle ; viens à moi, qui te désire beaucoup, et qui déjà, tu le vois, porte tes couleurs. » Et quand j’eus vu remplir tous les douloureux offices que l’on rend aux corps inanimés, il me parut que je retournais dans ma chambre ; et là, il me parut que je regardais vers le ciel ; et mon illusion était si grande que je commençai à dire à haute voix : « Ô belle âme ! que bienheureux est celui qui te voit ! »

Pendant que je disais ces paroles avec un douloureux gémissement et que j’appelais la mort, une jeune dame qui était assise loin de mon lit, croyant que mes pleurs et mes paroles étaient causés seulement par les souffrances de ma maladie, se mit à pleurer de crainte. Les autres dames qui étaient dans la chambre firent retirer cette jeune femme qui était ma parente très proche ; et elles vinrent vers moi pour me réveiller, croyant que je rêvais, et elles me disaient : « Ne dors plus, et ne te décourage pas. » Et comme elles me parlaient ainsi, mon illusion était au point où je voulais dire : « Ô Béatrix ! sois bénie. » Et j’avais déjà dit, ô Béatrix ! et me retournant, j’ouvris les yeux, et je vis que j’étais dans l’erreur ; et quoique j’eusse prononcé ce nom, ma voix était tellement brisée par les sanglots et les pleurs, que ces dames ne purent m’entendre, à ce que je crois.

Cette pieuse extase, cette vision mystique, ces anges mêlés au souvenir de Béatrix, tout cela ne nous révèle-t-il pas la véritable inspiration de la Divine Comédie ? Faut-il la chercher ailleurs, et la croire empruntée de quelques fabliaux ? N’est-il pas manifeste que le Dante la portait en lui, jusque dans sa fièvre et dans ses rêves ?

Maintenant que vous connaissez les songes mystiques, les pieuses hallucinations qui devaient servir à la pensée du poëte, il faut chercher en lui ce que le moyen âge ne pouvait rejeter, l’élément technique, la science, et, pour ainsi dire, la scolastique de la poésie, comme on la concevait alors.

Nous nous trompons souvent, lorsque nous supposons au moyen âge moins une étude qu’un instinct, une création immédiate et spontanée de sentiments et de pensées nouvelles. Tout à l’heure je rappelais les différences qui le séparent de la vieille antiquité grecque ; elles éclatent partout. Ce père de la poésie moderne, ce Dante, qui avait tant d’invention dans les extases fébriles de sa jeunesse, veut-il écrire ? quelle que soit la native et indomptable originalité de son génie, il écrit d’après des règles et des modèles. Il est disciple de la Bible et d’Aristote, de Virgile et des scolastiques. Sa passion et ses rêves lui ont donné cette première idée d’une femme bénie, apparaissant au milieu du chœur des anges ; sa science orthodoxe fera plus tard de cette femme le symbole de la théologie ; et il sera guidé par elle dans son céleste voyage. Puis il consultera la poétique des anciens, pour disposer de ces inventions si nouvelles. Il raisonne, d’après leur autorité, sur la forme et le titre de son poëme. Ce n’est pas au hasard qu’il a pris ce nom de Comédie ; il en donne l’explication et le motif dans une lettre qui peut servir de préface à son ouvrage.

« La comédie, dit-il, est un genre de composition poétique qui diffère de tous les autres. Il diffère de la tragédie, en ce que la tragédie est belle et paisible dans le début, horrible à la fin. La comédie, au contraire, s’annonce par de graves embarras, mais aboutit à quelque chose d’heureux, comme on peut le voir dans les pièces de Térence. De là quelques poëtes ont coutume de souhaiter, par forme de salut amical, un commencement tragique et un dénoûment comique. Ces deux genres diffèrent également par le langage. Celui de la tragédie est élevé, sublime, celui de la comédie est détendu et simple, comme le veut Horace dans sa poétique. C’est par là que le présent ouvrage s’appelle Comédie. Si vous regardez le sujet, il est d’abord horrible et hideux, c’est l’enfer ; et il est à la fin heureux, désirable, gracieux, le paradis. Si vous regardez le langage, c’est un style détendu et simple, puisque c’est la langue vulgaire dans laquelle conversent les femmes. »

Cette manière de raisonner semblera peut-être bien subtile dans sa naïveté : il est singulier que le paradis soit comparé à un dénoûment de comédie. Mais dans ces bizarres mélanges d’idées, vous ne reconnaissez que mieux avec quelle force l’antiquité régnait sur tous les esprits cultivés du moyen âge. On ne lui échappait qu’en étant simple troubadour, faisant quelques vers pour sa dame, sans souci de tout le reste du monde. Mais sitôt qu’on essayait quelque sujet plus grand, on retombait sous la puissance de l’antiquité. C’est merveille de voir comment le Dante, à l’appui de ses conceptions fantastiques, a soin de citer Horace, et comment il examine dans son poëme le sujet, l’agent, la forme, le but, le titre, et la leçon philosophique. L’abbé le Bossu ne ferait pas mieux ; et c’est ainsi qu’il procédait dans l’analyse de l’Iliade. Mais croyez-vous qu’Homère se soit avisé, de son temps, d’un travail d’esprit aussi scolastique ? Et ne veut-on pas là, sous des traits bien visibles, la différence entre l’originalité antique, toute pure et naïve, et celle du moyen âge, souvent complexe et laborieuse ?

Mais toutes ces distinctions une fois marquées, reste l’œuvre elle-même, ce monument d’un génie créateur, encore plus original par son âme et sa mélancolie que par ses inventions, ayant la plus vive sensibilité de haine et d’amour, et là toute une source de poésie ; reste enfin cette expression complète de la science et des passions d’un temps : la théologie et la guerre civile.

C’est avec cette double disposition, l’une instinctive et passionnée, et l’autre studieuse et scolastique, que le Dante a fait tout son ouvrage. C’est la cause et des beautés sublimes, et des détails étranges ou fastidieux pour l’avenir qui remplissent ses chants.

Il fallait des imaginations bien occupées de l’enfer, pour qu’on leur en offrît de si longues descriptions. Mais le génie du poëte, a triomphé de cette difficulté. L’écueil du sujet se montre davantage dans la suite. L’imagination humaine est moins puissante à peindre la félicité que la souffrance. Le paradis donne moins que l’enfer au poëte ; son invention s’épuise : et il se rejette sur une scolastique savante, qu’il expose avec un rare talent d’expression, mais qui répand pour nous, sur la fin du poëme, la froideur et l’ennui. Je dis pour nous, messieurs ; car c’est une critique opposée par notre siècle au siècle du Dante : ces subtilités mystiques, ces raisonnements de saint Bonaventure et de saint Thomas avaient, pour les contemporains, un grand intérêt didactique ; s’ils déplaisent aujourd’hui, nous n’en devons pas moins admirer la grande et simple machine du poëte, et la majestueuse unité de sa Trilogie.

Souvenirs de l’antiquité, science théologique, imagination, passion : voilà les caractères du Dante, et les éléments de son poëme. Ils se mêlent et se corrigent l’un l’autre, avec une singulière naïveté. Adorateur de Virgile, Dante ne conçoit rien de mieux que de prendre ce poëte païen pour guide et pour patron dans le monde surnaturel des chrétiens. Mais au-dessus de Virgile, au-dessus de la poésie même, il place la théologie, la science sacrée. Comment lui apparaît-elle ? sous les traits de cette Béatrix de la Vita nuova. Les allégories sont froides d’ordinaire ; le Dante seul en fait une toute passionnée, apothéose de foi et d’amour. Ce souvenir, cette grande puissance d’un ancien amour, a tant de force, que l’image de Béatrix est partout dans le poëme. D’abord invisible aux yeux du Dante, elle l’a protégé de loin, lui envoyant Virgile ; mais elle se manifeste elle-même aux abords du paradis ; et cette claire vision semble la première des joies célestes que le poëte va décrire. Béatrix, éblouissante de lumière, a les yeux fixés sur le soleil ; Dante regarde Béatrix ; et il monte, attiré par cette invincible puissance. Fiction mystique et sublime, ornée d’une ravissante poésie !

Pour égaler par la parole ces créations si neuves de la pensée, pour rendre tout cet idéal sensible et naturel, il fallait, ce qui est la vie des ouvrages, la beauté et la vérité du style ; et c’est là peut-être le plus grand caractère du Dante. Il est surtout immortel par la perfection de ce langage, qui semblait né d’hier, et était déjà si fécond et si riche, qu’il devient la source inépuisable où se retrempe et se fortifie l’idiome italien. Mais comment interpréter et reproduire, dans une langue étrangère, cette perfection si vivement goûtée par les nationaux ? Nous ferons quelque essai de traduction littérale. La langue italienne du Dante avait de grandes affinités avec le provençal. Ce sont souvent les mêmes tours, la même vivacité simple. Ainsi se lient et se rapprochent nos études diverses sur le moyen âge. Le style du Dante, c’est la langue du génie, parmi ces idiomes contemporains que nous avons réunis dans nos recherches. Mais cette supériorité n’empêche pas des ressemblances que nous aurons soin de conserver. L’italien du Dante est souvent du vieux français, avec ce je ne sais quoi de court, de vif, de passionné, que regrettait Fénélon, et que nous essayons de contrefaire.

Choisissons un exemple dès le début de l’ouvrage. Le Dante raconte que, dans le milieu du chemin de la vie, il se trouvait errant par une forêt obscure, et exposé à des bêtes féroces, lorsque, devant ses yeux, s’offrit quelqu’un qui, par un long silence, semblait avoir perdu l’usage de la voix :

« Quand je le vis dans ce grand désert : “Prends pitié, lui criai-je, qui que tu sois, ombre ou homme véritable.” Il me répondit : “Je ne suis plus homme ; je le fus. Mes parents furent Lombards, et tous deux de Mantoue. Je naquis sous Jules, assez tard ; et je vécus dans Rome sous le bon Auguste, au temps des dieux faux et menteurs. J’ai été poëte ; et j’ai chanté le pieux fils d’Anchise, qui vint de Troie, après que la superbe Ilion fut brûlée. Mais toi, pourquoi retournes-tu à cette forêt fatale ? Pourquoi ne pas franchir ce mont délicieux qui est le commencement et la cause de toute joie ? — Es-tu ce Virgile, cette source qui répand un si large fleuve d’éloquence ? lui ai-je répondu, le front rougissant. Ô gloire et lumière des autres poëtes ! que j’aie pour moi la longue étude et le grand amour qui m’ont fait chercher ton livre. Tu es mon maître et mon modèle ; tu es le seul dont j’ai pris le beau style qui m’a fait honneur.” »

Virgile lui promet de le guider dans le royaume éternel ; et ils se mettent en route, « comme le jour s’en allait, et que l’air obscurci délivrait de leurs fatigues les animaux qui sont sur la terre ». Virgile alors raconte quel motif l’a conduit vers le Dante.

« J’étais, dit-il, parmi ceux dont le sort demeure suspendu, lorsqu’une dame bienheureuse et belle m’appela. Je la priai de me commander. Ses yeux brillaient plus que les étoiles. Elle commença de me dire ces douces paroles, d’une voix angélique, dans son langage : “Âme généreuse de Mantoue, dont la gloire dure encore dans le monde, et doit durer autant que le mouvement, mon ami, et non celui de la fortune, est arrêté dans son chemin sur la plage déserte, et rejeté en arrière par la crainte. Je tremble qu’il ne soit déjà fort égaré, que je ne me sois levée trop tard pour le secourir, d’après ce que j’ai entendu de lui dans le ciel. Maintenant va, et, avec ta parole ornée, et avec tout ce qui a puissance pour le sauver, aide-le tellement que je sois consolée. Je suis Béatrix, moi qui te fais aller. Je viens d’un lieu où je désire retourner. L’amour m’a conduite et me fait parler. Quand je serai devant mon seigneur, je me louerai souvent de toi à lui.” Alors elle se tut. »

Virgile achève ce récit, où figurent encore deux femmes mystérieuses, une qui n’est pas nommée, et une autre qui, sous le nom de Lucie, représente, dit-on, la grâce divine. Ce sont elles qui ont averti Béatrix des périls de son ami.

Voilà les gracieux auspices sous lesquels s’avance le poëte toscan ; et son guide, en les rappelant, lui dit : « Pourquoi n’as-tu pas hardiesse et confiance, lorsque trois femmes bénies prennent soin de toi dans la cour du ciel ? » Quel charme ineffable dans ces paroles, et quel contraste elles vont offrir ! À cette touchante protection de trois femmes célestes, veillant sur un poëte, à cette douce voix de Virgile, qui répète leurs paroles et sert de guide à leur ami, succède tout à coup la voix de l’Enfer lui-même :

« Per me si va nella città dolente. »

« Par moi on va dans la cité des larmes ; par moi on va dans l’éternelle douleur ; par moi on va chez la race damnée. La justice anima mon grand créateur, je suis l’ouvrage de la divine puissance, de la suprême sagesse et du premier amour. Avant moi rien n’exista de créé que les choses éternelles ; et moi je dure éternellement. Laissez toute espérance, vous qui entrez. »

C’est ainsi que le poëte nous agite incessamment par les images les plus opposées, et fait naître une admirable variété dans la monotonie même de son terrible sujet. Ne croyez pas, comme l’a dit légèrement Voltaire, que l’ouvrage du Dante soit un poëme bizarre, où l’on remarque seulement deux ou trois morceaux d’un style naïf. Sans doute le génie, surtout à la naissance des arts, a ses hauts et ses bas, ses élans et ses chutes ; mais le Dante se soutient par l’éclat de l’expression, et languit rarement. En laissant à part ces épisodes, tant de fois admirés, ces extrêmes opposés de la grâce et de l’horreur, Françoise de Rimini, Ugolin, le poëme du Dante est à chaque page rempli d’admirables beautés. Quelque chose de l’art antique s’y mêle, dans le style, aux formes simples d’un style nouveau. Aussi le Dante ne craint pas de s’associer à ces grands hommes, dont il est le disciple. Rien de plus ingénieux et de plus aimable que son initiation au milieu d’eux, dans une sorte de vestibule de l’enfer, où sont retenues quelques grandes âmes du paganisme.

Au moment où Virgile reparaît au milieu d’elles :

« J’entendis, poursuit le Dante, une voix s’écrier : “Honorez le grand poëte ; son ombre absente est de retour.” Quand la voix eut cessé, je vis quatre grandes ombres venir à nous. Elles n’avaient dans leur aspect ni joie ni tristesse. Mon maître me dit : “Regarde celui qui, avec une épée dans la main, précède les autres comme leur roi ; c’est Homère, poëte souverain. L’autre est Horace le satirique. Ovide est le troisième, et Lucain est le dernier.” Ainsi je vis se réunir cette belle école du maître de la grande poésie qui plane, comme un aigle, sur la tête des autres poëtes. Quand ils eurent parlé quelque temps ensemble, ils se tournèrent vers moi, avec un salut amical. Mon maître sourit d’autant ; et ils me firent alors encore plus d’honneur ; car ils me reçurent dans leur troupe, et je fus le sixième parmi ces grands génies. »

C’est dans cette école antique que le théologien scolastique, que le chef de parti courageux, que le banni vindicatif avait appris l’art des vers. C’est du mélange de cette étude et de son génie qu’est sorti le prodige de son style, tantôt simple et sublime, comme celui d’Homère, tantôt plus satirique que celui d’Horace, plus riche et plus varié que celui d’Ovide, plus mâle et plus fier que celui de Lucain.

Mais le temps nous presse ; nous reviendrons sur cet ouvrage, chef-d’œuvre et symbole du moyen âge, où le profane et le sacré, l’antiquité, les mœurs modernes, tant de choses, bouillonnent confondues. Pour en parler moins longuement, nous avons besoin de l’étudier encore.

Douzième leçon

Unité de la Divina Commedia. — Sous quelques rapports, elle offre le caractère des grands poëmes anciens. — Elle renferme toute l’histoire, toute la science, toute la poésie du temps. — Situation de l’Italie. — Dessein patriotique du poëte. — Caractère de sa théologie. — Sublimité et variété de sa poésie. — Résumé sur le génie et l’influence du Dante.

Messieurs,

Je n’essayerai pas de morceler, par des analyses successives, les trois grands actes de la Divine Comédie. Le premier caractère de cette œuvre étonnante, c’est l’unité : non que l’intérêt soit égal dans toutes les parties du poëme ; mais une même pensée originale les anime ; et c’est d’une seule vue qu’il faut les embrasser, en ne séparant pas le théologique et l’abstrait, du poétique et du sublime.

Malgré la prodigieuse différence des temps, le poëme du Dante reproduit le caractère des grands poëmes primitifs de l’antiquité ; il est encyclopédique ; il enferme dans son vaste sein l’histoire, la science, la poésie tout entière d’un siècle.

Je m’attache d’abord à l’histoire.

La grande question, la grande lutte du moyen âge, le sacerdoce et l’Empire, le pape et l’Empereur, sont là mieux exprimés que dans aucun autre monument. Dans ce combat, la passion avait attaché le Dante à une cause ; mais son génie les conçoit toutes deux. Guelfe d’origine, Gibelin par vengeance, il s’élève par son génie au-dessus des Guelfes et des Gibelins, et embrasse toute la société chrétienne.

Depuis que l’empire romain était tombé, et que la barbarie avait séjourné sur ce monde, autrefois civilisé, depuis qu’une horrible confusion avait couvert l’Italie, que les monuments du génie antique étaient détruits ou dégradée, que les lois, les arts avaient péri, que les races avaient changé, et que, suivant l’expression amèrement dédaigneuse de Machiavel, les hommes avaient quitté les noms de César et de Pompée, pour ceux de Pierre, de Jean et de Matthieu, aux yeux du petit nombre qui étudiait encore, les peuples semblaient profondément déchus. Nulle part cette impression n’était plus vive qu’en Italie. La magnificence des ruines, les traces partout subsistantes de la grandeur romaine, y faisaient ressortir le malheur des nouveaux temps. Les guerres implacables entre les villes, les tyrannies, les proscriptions faisaient de cette belle contrée la terre la plus opprimée et la plus anarchique de l’Europe. À cette vue, il est à croire que le génie du Dante, aidé dans ses systèmes par ses passions, comme il arrive toujours, voulant à la fois l’humiliation de ses persécuteurs et la paix de son pays, cherchait dans le joug impérial cette puissante unité que l’Italie a perdue depuis tant de siècles, et que Machiavel lui souhaitait, même au prix et par la main d’un Borgia. Selon toute apparence, trois siècles plus tôt le Dante eut la même idée. En voyant l’Italie sanglante et déchirée, il leva les yeux vers Rome et le pape ; mais alors les papes, par leur simonie et par leurs vices, soutenaient mal les desseins du plus grand de leurs prédécesseurs. Il regarda plus loin, et il souhaita pour l’Italie même un César d’Allemagne, qui rendit à cette terre désolée la puissance des lois et la paix. Comment expliquer autrement que cet homme inflexible et si fier, qui n’avait pu supporter la liberté d’une république, ait invoqué un maître étranger ? C’est que la fiction de l’empire romain, l’ombre de l’ancienne Italie, lui apparaissait encore. Il veut un empereur qui soumette ces villes inutilement républicaines, puisqu’elles sont injustes.

Cette pensée du Dante, elle sera partout dans son poëme ; c’est pour elle en partie qu’il a été composé ; il ne la perd pas de vue dans ses plus fantasques imaginations. Lorsque, voyageant, avec Virgile, dans ce pays inconnu de l’enfer, il emploie les inventions les plus bizarres pour passer d’un cercle à l’autre, et une invention plus bizarre encore pour sortir de l’abîme ; lorsqu’il fait de Lucifer lui-même et de sa taille immense une échelle sur laquelle il gravit et remonte vers la lumière, regardez bien cette merveilleuse apparition : Lucifer a trois têtes, trois gueules dévorantes, occupées chacune à mâcher incessamment un damné ; dans l’une est Judas Iscariote, qui représente le parjure, le révolté contre Dieu ; dans les deux autres, Brutus et Cassius ; Brutus, que le poëte punit, mais qu’il n’avilit pas ; Brutus, qui se tord sous les dents de Lucifer et ne dit mot, stoïque et inflexible, même au milieu de ce bizarre supplice ; Cassius, que le poëte appelle le membru, je ne sais par quel motif. Mais cette incertitude que je fais porter sur l’épithète, un savant littérateur l’applique à la pensée même de cette fiction. « Il ne voit pas, dit-il, le rapport de Brutus et de Cassius avec Judas Iscariote. » Oubliez-vous donc la grande préoccupation du poëte ? Près du rebelle à Dieu, il met les rebelles à l’Empire, personnifiés par les deux meurtriers du premier César ; et malgré l’attrait naturel que son âme devait avoir pour Brutus, il le choisit, afin d’immoler au pouvoir impérial la plus grande victime.

Voilà donc la pensée politique du poëte gravée dans la dernière fiction de son enfer. Quel sera le type le plus éclatant du paradis ? Encore un symbole de l’empire, un aigle immense, mystérieux, dont le corps est une mosaïque de saints, et dont l’œil est formé de cinq rois et d’un juste du paganisme, de ce Riphée dont parle Virgile :

……………… Justissimus unus
Qui fuit in Teucris.

Il ne s’agit pas de s’arrêter à ce caprice, qui mêle ainsi tous les souvenirs du poëte ; ce qui nous importe, c’est la pensée principale de ce symbole, et cette consécration de l’aigle impérial.

Quel était le raisonnement qui répondait en théorie à la fiction du poëte ? Là nous remarquerons, je crois, ce défaut d’équilibre qui se trouvait, au moyen âge, dans les plus hautes intelligences. La raison y paraissait bien moins développée que les autres puissances de l’esprit ; elle s’enveloppait des formes d’une scolastique minutieuse et barbare. Naissante, elle se défiait, pour ainsi dire, d’elle-même, et n’osait marcher qu’avec des entraves, qu’elle prenait pour des appuis.

Le principe de l’empire, exprimé dans ses vers par un si bizarre et si poétique symbole, le Dante le soutenait dans ses écrits en prose, avec une argumentation d’école, que vous n’attendriez guère d’un tel génie. Je n’en citerai qu’un échantillon, pour marquer la pensée dominante qu’il a portée dans son poëme. C’est un passage du livre de Monarchiâ :

« Le pape et l’empereur, étant ce qu’ils sont par certaines relations, peuvent être ramenés à l’unité, en tant qu’hommes ; mais ils diffèrent, en tant que pape et empereur. Que l’autorité de l’Église ne soit pas la cause efficiente de l’autorité impériale ; on le prouve ainsi : ce, sans quoi une chose a toute sa vertu, n’est pas la cause de cette vertu. Or, l’Église n’existant pas, l’empire eut toute sa vertu. Donc l’Église n’est pas la cause de la vertu de l’empire, ni par conséquent de son autorité, sa vertu et son autorité étant identiques. Soit l’Église A, l’empire B, l’autorité C. Si A n’existant pas, C était déjà dans B, A n’était pas cause que C fût dans B. Bien plus, si l’Église avait la vertu d’autoriser l’empereur de Rome, elle la tiendrait ou de Dieu, ou d’elle-même, ou de quelque empereur, ou du suffrage de tous les mortels, ou du suffrage des plus puissants parmi eux. Il n’est pas une autre voie d’où cette vertu puisse lui venir. Elle ne l’a reçue d’aucun de ces côtés : donc elle ne l’a pas. »

Il y a bien certainement justesse et vérité sous ces formes barbares ; mais figurez-vous maintenant quelle vertu poétique devait animer un homme, pour que, d’une telle éducation donnée à son esprit, et de ces habitudes scolastiques, il s’élevât jusqu’aux merveilleuses fictions de la Divine Comédie.

En même temps que le génie du Dante voulait l’affranchissement et l’unité du pouvoir civil, il reconnaissait l’autorité religieuse du pontificat ; il voulait qu’elle fût le type de la vérité morale, que, sans droit pour couronner ni pour dépouiller l’empereur, elle eût le droit de l’avertir, et qu’ainsi le monde vît luire deux soleils.

Il y avait là, comme vous le voyez, au milieu du moyen âge, plus de sagesse et de vérité que dans l’écrivain célèbre qui, de nos jours, faisant l’utopie du passé, rêvait une suprématie pontificale, dont l’action toujours présente disposerait des couronnes, et préviendrait à la fois les tyrannies et les révolutions.

Peut-être seulement l’erreur du Dante était de croire à l’union de deux pouvoirs égaux. Mais il éprouvait au milieu des républiques de l’Italie, ce que les philosophes de l’antiquité avaient senti dans les troubles de Corinthe ou d’Athènes. Ces sages avaient souhaité la paix et le bonheur par des moyens contraires à ce qui se produisait sous leurs yeux. La justice et la liberté, qu’ils ne trouvaient pas dans la démocratie, ils l’attendaient d’un roi vertueux. Ils rêvaient, comme dit Platon, un bon tyran, aidé d’un bon législateur . Au quatorzième siècle, le Dante, mécontent aussi des caprices populaires, mettait son utopie dans un pouvoir suprême, mais non pas unique, voulait un empereur tout-puissant et un pape vertueux, qui maintiendraient, l’un, la justice dans le gouvernement, l’autre, la pureté dans les mœurs.

Telle est la pensée principale de ce poëme en cent chants, où se confondent et se succèdent les allusions satiriques et les vérités dogmatiques, les faits de l’histoire et les symboles, où saint Bonaventure explique longuement les plus subtiles difficultés de la théologie. C’est qu’en effet toutes ces choses avaient une importance égale dans l’esprit du moyen âge ; et c’est sous ce point de vue que le livre du Dante offre un si curieux monument de mœurs et d’histoire. Ces longs détails, ces interminables expositions de doctrines, qui jettent aujourd’hui tant de langueur sur une partie de la Divina Commedia, semblaient aux contemporains une source inépuisable d’instruction. Sans doute c’est un grand désavantage pour le poëte dans la postérité ; mais si l’on peut, par l’illusion de l’étude, se séparer de son temps, et concevoir cette époque où la théologie était la lumière des esprits, la seule vérité, on croira sans peine que toutes les parties du poëme du Dante devaient avoir, pour les contemporains, le même intérêt et la même puissance, et servir également sa pensée principale. Mais pour approcher de ce but, pour relever l’Empire, pour faire que ce César d’Allemagne parût aux Italiens digne de les gouverner, le poëte s’est emporté souvent à une liberté, qui dément toutes les idées ordinaires sur le moyen âge.

L’imagination de quelques publicistes modernes, en regrettant la suprématie pontificale, en fait un beau idéal de pouvoir absolu, et l’environne, dans le passé, d’un culte d’obéissance fort exagéré. La Divina Commedia nous en donne la preuve. Le Dante ne traite pas mieux les papes que les plus obscurs citoyens de Florence ; il place leur punition en enfer, et leur censure en paradis. Dans l’enfer, il ouvre une fosse ardente où il entasse pape sur pape, tous également simoniaques, le dernier mort attendant son successeur, par lequel il doit être poussé et enfoncé plus avant dans la flamme. Dans le paradis, cet aigle mystique, tout composé de saints, ce symbole déifié de l’Empire, profère une longue invective contre les vices des papes, le luxe, la vénalité de l’Église romaine et le scandale de ses indulgences ; c’est Luther anticipé de trois siècles. À cet égard, le génie du Dante est un événement historique. Plus ses vers étaient populaires et saisis par la foule, plus la puissance pontificale devait faiblir en Italie, dès le quatorzième siècle.

La captivité de Boniface VIII dans Anagni, et sa joue meurtrie par le gantelet d’un chevalier de Philippe le Bel, l’abandon de Rome et le séjour des papes dans Avignon, voilà, sans doute, une grande et ancienne dégradation de cette puissance, qu’une théorie mystique se plaît à se figurer si paisible, au milieu du moyen âge ; mais la hardiesse seule du Dante, les amers sarcasmes, les dures vérités qu’il jette à la cour de Rome, n’annoncent pas avec moins de force cet affaiblissement, et doivent être comptés parmi les signes précurseurs du grand schisme qui souleva contre les papes la moitié de l’Europe.

Ainsi, le poëme du Dante, à cette variété qui embrassait toutes les connaissances du temps, réunit ces germes de passions et d’idées nouvelles que fit éclore l’avenir. On peut croire à la puissance d’un génie, dont les expressions deviennent la langue d’un pays.

Nous n’insisterons pas davantage sur le caractère historique de l’ouvrage du Dante. Ce qui intéresse surtout l’avenir, c’est l’œuvre poétique. On explique le reste, on en tire une induction ; la poésie plaît et vit par elle-même.

commencerait une longue étude. Sans doute la poésie du Dante ne sert qu’à sa pensée, ne sert qu’à son dessein. Que, dans une fiction éblouissante, le poëte retrace un char ailé, traîné par un griffon merveilleux, précédé de vingt-quatre vieillards, de candélabres d’or, et de toutes les pompes décrites par Ézéchiel ; que ce char s’arrête, au milieu du cantique des anges, à l’apparition de Béatrix ; qu’un aigle se précipite sur le char, et y laisse une partie de ses plumes ; qu’un renard s’y glisse, qu’un dragon s’y attache, qu’une prostituée s’y vienne asseoir, qu’un géant la saisisse, et que le char entraîné disparaisse avec elle dans la forêt, tandis que Béatrix demeure au pied de l’arbre de la science ; l’imagination des contemporains aimait à travailler sur ces allégories faciles à comprendre. Ce char était l’Église ; ce griffon J.-C. et sa double nature ; ce renard, l’hérésie trompeuse ; cette prostituée, les mauvais papes ; ce géant, Philippe le Bel.

Ainsi, les allégories du Dante rendaient populaires, et pour ainsi dire visibles, ces idées d’indépendance civile que le génie des grands papes du onzième siècle avait voulu tout à fait détruire, qui, dès le siècle suivant, paraissaient, avec plus ou moins de hardiesse, dans les écrits des théologiens mêmes. Proclamées avec audace par Arnaud de Brescia ; on les retrouve exprimées avec réserve dans les écrits de Jean Gerson et de quelques docteurs de l’université de Paris. La France, au quatorzième siècle, suivait le mouvement hardi de l’indépendance italienne ; on écrivait de petits ouvrages, de Auferibilitale papæ ; c’était le Port-Royal du temps. C’est ainsi qu’au dix-septième siècle, tandis que l’Allemagne bouillonnait encore du schisme de Luther, quelques théologiens français luttaient respectueusement contre Rome, au nom de saint Augustin.

Plus je prolonge, messieurs, ces développements historiques, plus nous nous apercevons à quel point l’épopée du Dante devait s’éloigner de celle d’Homère. Poëte du moyen âge ; il est obligé de porter le poids de ces souvenirs incomplets, désordonnés, mais si nombreux, que lui donne l’antiquité ; il est contraint de recueillir tous les traits de cette société confuse et complexe, où le pape, l’empereur, les rois, les vassaux, les tyrans, les villes libres se mêlaient dans une lutte perpétuelle. C’est du milieu de cet amas de souvenirs et de faits que le poëte s’élance pur et nouveau. Quand il soulève cette robe doctorale du moyen âge, son imagination invente, comme on inventait aux premiers jours du monde ; il a les goûts naïfs ; il a la voix jeune et argentine du poëte grec ; comme lui, il aime toutes les images simples de la nature, des champs, de la vie domestique ; elles reviennent sans cesse dans ses vers. C’est là ce qui jette un admirable contraste entre les éléments divers de son génie ; c’est le trait le plus marqué, peut-être, dans sa physionomie de grand poëte primitif. Entre tous les poëtes de l’Europe moderne, il n’y a que Milton qui, du milieu du chaos politique de son temps et de la sublimité idéale de son sujet, remonte vers la nature ; mais, toujours savant, il la décrit d’après la Bible et d’après Homère, plus qu’il ne la voit et ne la sent lui-même.

Le Dante, plus subtil dans ses fictions, est plus simple et plus vrai dans ses peintures. C’est lui surtout qui, dans les intervalles, dans les repos de ses rêves fantastiques, vous rend cette première et vive impression des objets naturels, cette aimable simplicité du monde naissant , comme disait Fénélon.

Depuis Homère, peintre si admirable des champs et de la vie domestique, il n’y a eu que le Dante qui fût à la fois si créateur et si vrai. Jamais on n’a rendu tous les objets de la vie champêtre avec ces expressions que l’on appellerait basses dans une littérature artificielle, et qui ont le mérite d’être nécessaires. Et (singularité précieuse de son ouvrage !) cette simplicité parfaite, cette copie exacte de la vie, au milieu de quoi est-elle jetée ? parmi les rêves les plus hardis de l’imagination poétique. Dans les poëtes qui ont voulu peindre la nature, vous ne la trouvez pas ; et chez le Dante, qui peint le surnaturel, vous la trouverez partout. Ces hommes qui restent sur la terre, qui vous promettent l’image fidèle de la vie, ne la connaissent pas, ou la déguisent par leur langage ; et cet homme qui habite dans le ciel, quand il est sorti de l’enfer, ou du moins du purgatoire ; qui est entouré de ces anges emportés d’un vol insensible sur leurs blanches ailes ; ce poëte mystique et tout idéal, qui monte d’étoile en étoile par la force attractive de la foi et de l’amour, vous parlera de ce qui fait la vie du laboureur ou du pâtre italien avec une naïveté qui sera comprise et reconnue par eux. Veut-il montrer les âmes attentives au doux chant du musicien Casella, et se dispersant à la voix sévère de Caton, il les compare à des colombes qui, réunies pour la pâture, occupées à becqueter le blé ou l’orge, s’il apparaît quelque chose dont elles aient peur, fuient tout à coup. Un chemin du purgatoire, mystérieux et difficile, où il faut voler avec effort sur les ailes du désir, lui rappelle ces petits chemins des collines d’Italie, ces sentiers étroits, dont le paysan cache l’entrée avec un fagot d’épines, quand le raisin commence à mûrir. Les ombres du purgatoire s’avançant l’une après l’autre sur le passage du poëte, réveillent dans sa pensée une image non moins naïve de la vie champêtre : « Telles on voit les brebis sortir du bercail, une première d’abord, puis une seconde, puis une troisième, et les autres, plus timides, attendent, la tête et les yeux baissés vers la terre. Ce que la première fait, elles le font de même ; si elle s’arrête, les autres s’arrêtent comme elle ; et, simples et paisibles, elles ne savent pourquoi. »

Voilà cet art d’être intéressant, nouveau, poétique dans les plus simples détails. Boileau dit quelque part, avec admiration, que les critiques de l’antiquité n’ont jamais relevé dans Homère l’emploi d’un seul mot bas, quoiqu’il ait fait deux grands poëmes. Je suis assez disposé à croire que, du temps d’Homère, il n’y avait guère de mots bas, sans doute par l’excellente raison qu’il n’y avait pas de mots nobles. Homère compare Ajax, combattant avec obstination, à un âne que les coups des villageois ne peuvent arracher d’un champ de chardons. Le Dante compare les âmes glorieuses du paradis qui se pressent vers lui, à la foule des poissons que l’on voit, dans un vivier clair et tranquille, s’élancer vers le pain qu’on leur jette. Pour l’un et l’autre poëte, il n’est rien dans la nature qui ne puisse fournir des tableaux et des couleurs.

Ainsi, malgré cette différence nécessaire entre un poëte du moyen âge et un poëte de l’antiquité primitive, malgré cet amas scientifique qui pesait sur un homme du treizième siècle, le Dante, et c’est la merveille de son génie, a retrouvé, dans une foule de détails, la simplicité charmante de la poésie grecque.

Ces images naïves se multiplient surtout dans les chants du paradis. C’est là que le poëte a le plus besoin d’appeler toute la nature à son aide. On conçoit une série d’épreuves par lesquelles l’âme s’épure ; mais comment établir des degrés dans la béatitude ? À peine Virgile a-t-il donné vingt vers à la peinture de l’Élysée.

« Ils arrivèrent à ces demeures de joie, à la riante verdure des bois fortunés, au séjour bienheureux. Là, un air plus libre revêt les champs d’une lumière de pourpre ; ils ont leur soleil et leurs astres. Les uns s’exercent sur un cirque de gazon, combattent en se jouant, et luttent sur le sable. Les autres marquent du pied la cadence des chœurs, et récitent des vers. »

Devenère locos lætos, et amœna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.
Largior hìc campos æther et lumine vestit
Purpureo ; solemque suum, sua sidera nôrunt.
Pars in gramineis exercent membra palæstris,
Contendunt ludo, et fulvâ luctantur arenâ :
Pars pedibus plaudunt choreas, et carmina dicunt.

Voilà tout le paradis de Virgile. Quelques âmes choisies, celles des héros qui sont morts pour leur patrie, ou des inventeurs qui ont enrichi la vie de découvertes utiles :

Inventas aut qui vitam excoluêre per artes.

Ces âmes privilégiées font de petits repas sur le gazon :

Conspicit ecce alios dextrâ lævâque per herbam
Vescentes.

Un si grand poëte n’a rien trouvé de mieux pour peindre les béatitudes célestes, qu’une espèce de répétition assez insipide des occupations de cette vie.

On ne saurait assez admirer la fécondité du Dante, qui, de ce même sujet, a tiré tout un poëme. Mais comment faire sentir la grâce de cette expression, tantôt familière, terrestre, et tantôt idéale ? Le talent a pu l’essayer dans des vers français ; mais toute traduction en vers est une autre création que l’original. Pour en donner quelque idée, il vaut mieux en calquer les formes dans une prose naturelle. Il en est de la prose, pour traduire exactement-un poëte, comme de ces figures de cire qui n’ont aucun mérite d’art, et qui peuvent avoir un grand mérite de fidélité, et, par une imitation matérielle et complète, reproduire toutes les formes et les teintes mêmes de la physionomie J’essaye ainsi de traduire encore quelques passages du Dante, sans rien ajouter à son style. Je tâche de rendre les expressions de sa langue forte et jeune, emportée vers les plus grandes hardiesses par la sublimité des choses qu’elle exprime, souvent simple, populaire, mais sans calcul, non pour faire un contraste, mais pour être entendu de tout le monde.

Pour cet essai, je suis incertain seulement sur le choix ; car je pense un peu comme les commentateurs de Dante ; je le trouve partout admirable pour le génie de l’expression. Ses fautes, ses inégalités, ne semblent pas altérer l’originalité puissante et continue de son style. Ce sont des fautes qui sont nées pour nous du changement de la perspective. Mais il écrivit toujours avec la même inspiration de verve et d’amour. Comme les controverses théologiques le passionnaient autant que la vision céleste, son langage est toujours également animé. Tâchons cependant de saisir quelques beautés plus éminentes que les autres, semblables à ces lumières, à ces gloires du paradis qui éclatent plus rayonnantes, au milieu même de la splendeur céleste.

Tel nous paraîtra ce magnifique et gracieux début des chants du purgatoire. Lucifer transporte les deux poëtes hors de l’abîme. Vous avez encore l’imagination tout effrayée du tableau de l’enfer, et de cette sortie aussi terrible que le séjour. Tout à coup le poëte fait entendre ces mots, auxquels je vous prie d’ajouter mentalement le charme du mètre et de l’harmonie :

« Pour voguer sur une onde meilleure, la nacelle de mon génie maintenant déploie ses voiles, laissant au Loin cette mer si cruelle ; et je vais chanter le second royaume, où l’âme humaine s’épure et devient digne de monter vers les cieux. Mais ici que la poésie morte renaisse, ô muses saintes ! puisque je suis à vous… La douce couleur du saphir oriental qui brillait dans la sérénité de l’horizon jusqu’au premier cercle des cieux, rendit le bonheur à mes yeux, sitôt que je fus sorti de cette vapeur morte qui avait contristé mes yeux et mon cœur. La belle planète qui encourage à aimer faisait rire tout l’orient. Je me tournai à main droite, et je vis quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la race première. Le ciel semblait se réjouir de leurs flammes. Ô septentrion, veuf, puisque tu es privé de contempler ces étoiles !… Comme j’avais cessé de les regarder, me détournant un peu vers l’autre pôle, là où le char avait déjà disparu, je vis près de moi un vieillard seul, digne par son aspect de tant de vénération, que nul fils n’en doit davantage à son père. »

Ce vieillard est Caton, qui, dans la pensée du poëte, étant l’homme le plus vertueux du paganisme, semble digne de présider à la garde de ce lieu d’épuration et d’épreuve. Mais cette image si sévère est tout à coup adoucie par la plus riante des fictions :

« Un air doux et toujours égal me frappait au front, pas plus fort que le zéphir. Les feuilles tremblantes et inclinées se ployaient toutes vers le côté où la sainte montagne projette son ombre. Elles n’étaient pas tellement agitées que, sur les cimes, les oiseaux eussent cessé leurs concerts ; mais dans une joie vive ils accueillaient les premières heures du jour, en chantant sous le feuillage, dont le frémissement répondait, à leurs voix.

« Déjà d’un pas lent, je m’étais avancé dans l’antique forêt, si loin que je ne pouvais reconnaître par où j’étais entré. Voilà qu’un ruisseau m’arrête, coulant à gauche-et courbant de ses flots légers l’herbe qui croissait sur ses rives. Toutes les eaux, même les plus pures, paraîtraient altérées par quelque mélange, au prix de celle-ci, qui ne cache rien, bien qu’elle s’écoule sous une ombre perpétuelle, qui n’y laisse tomber jamais les rayons du soleil ou de la lune. Je retins mes pas, et de mes yeux, je franchis au-delà du ruisseau, pour contempler la verdure fleurissante. Et là, comme il apparaît parfois subitement une chose dont la merveille éloigne l’esprit de toute autre pensée, il m’apparut une femme seule, qui s’en allait chantant et cueillant, les fleurs dont toute sa route était parsemée. Ah ! belle femme, qui t’animes aux rayons de l’amour céleste, si je veux croire les traits qui sont le témoignage du cœur, je souhaite, lui dis-je, que tu viennes plus avant vers ce ruisseau, assez pour que je puisse entendre ce que tu chantes. Tu me fais souvenir quelle était Proserpine, dans le temps où sa mère la perdit, et où elle perdit le printemps.

« Comme dans le bal une jeune fille s’avance et resserre ses pas près de la terre, et met à peine un pied devant l’autre, elle marche vers moi sur les fleurs vermeilles et azurées, semblable à la vierge qui baisse des yeux pleins de pudeur ; et elle rendit mes vœux satisfaits en s’approchant, au point que le doux son de ses paroles venait à moi. Aussitôt qu’elle fut sur le bord où l’herbe est baignée par les ondes du ruisseau, elle me fit le don de lever ses yeux sur moi. Je ne crois pas que tant de lumière brilla sous les cils de Vénus, blessée par son fils. Elle souriait de la rive droite du ruisseau, debout, cueillant de ses mains les fleurs que, sans culture, la terre jette de son sein. »

Cette gracieuse vision, le poëte l’appelle Mathilde ; et sous ce nom de l’héroïque amie de Grégoire VII, les commentateurs ont reconnu la vive affection pour l’Église. Mais, comment accorder l’apothéose de la comtesse Mathilde, avec la partialité du Dante pour l’Empire ? C’est que le poëte l’emporte en lui sur le Gibelin.

Une des plus grandes beautés de la Divina Commedia, c’est la présence du poëte dans toutes les parties de son ouvrage. L’écueil du talent, dans la composition fantastique, serait de faire disparaître l’homme du milieu de ces tableaux. Des images trop idéales, bien que sublimes, lassent à la longue notre faiblesse humaine. Quel intérêt n’éprouvez-vous pas lorsque dans l’enfer et le ciel, tracés par Milton, vous voyez reparaître l’homme lui-même, le poëte qui vous entretient de ses maux. Cette image d’un homme tel que nous au milieu de tout le merveilleux poétique, nous touche et nous attire, comme ferait l’accent d’une voix humaine, au milieu de la plus belle nature dépeuplée d’hommes.

Cette heureuse impression revient sans cesse dans le poëme du Dante ; contemplateur des choses divines, il en varie l’expression par ses souvenirs d’homme. Au milieu d’un autre monde, il vous parle de sa gloire, de ses espérances. L’amour-propre poétique, certes, ne s’est jamais donné de joie plus douce que celle du Dante, lorsqu’à l’entrée du purgatoire, dans ce passage où déjà l’on aperçoit les riantes couleurs de la vie heureuse, il rencontre un musicien, son ami, qui, prié de charmer les âmes par sa voix mélodieuse, chante tout à coup une canzone du Dante. Riez-vous d’un poëte qui se fait réciter ses vers, même dans l’autre monde ? Ailleurs, cette préoccupation que le Dante a de sa gloire, est mêlée d’une modestie philosophique et sublime. C’est un des beaux épisodes de ce poëme tout en épisodes. C’est une admirable allusion au progrès des arts et à la vanité de la gloire. Le poëte s’y montre avec le pressentiment de sa renommée. S’adressant à une âme qu’il croit reconnaître :

« Ah ! n’es-tu pas Odérigi, l’honneur de Goubio, et l’honneur de cet art qui est nommé enluminure à Paris ? — Frère, répondit-il, les toiles que peignait Franco de Bologne ont plus d’éclat. La gloire est toute à lui maintenant, et je n’en ai qu’une part. Je n’aurais pas été si courtois, tant que j’ai vécu, par le grand désir d’exceller dans l’art où j’avais mis mon cœur. Je paye ici la rançon de mon orgueil ; et encore je ne serais pas dans ce séjour, n’était que, pouvant pécher, je me tournai vers Dieu. Ô vaine gloire des faibles humains ! combien dure peu cette verte cime, si elle n’est pas suivie d’un siècle grossier ! Cimabué crut dans la peinture être maître du champ, et maintenant Giotto a pour lui la gloire, il obscurcit la renommée-de celui-ci. C’est ainsi qu’un Guido a enlevé à l’autre la gloire de l’éloquence ; et peut-être il est né celui qui les chassera l’un et l’autre du nid.

« Le bruit du monde n’est qu’un souffle du vent, qui tantôt vient d’ici, tantôt vient de là, et change de nom, parce qu’il change de côté. Avant que mille ans soient passés, quelle renommée auras-tu de plus si ta chair vieillie se sépare de toi, que si tu étais mort avant d’avoir quitté le bégayement de l’enfance ? L’espace est plus court devant l’éternité, qu’un mouvement de sourcil comparé au cercle le plus lent des cieux. Celui qui chemine si lentement devant nous, remplit de son nom toute la Toscane ; et maintenant à peine on parle de lui dans Sienne, où il était maître, lorsque fut brisée la rage de Florence, orgueilleuse dans ce temps, comme elle est aujourd’hui prostituée. Votre renommée ressemble à l’herbe qui croit et disparaît, et que fane le même soleil qui l’a fait sortir de terre fraîche et nouvelle. » (Purgatoire, chant xi.)

Ce poëte qui chassera Guido de son nid, vous le devinez sans peine.

Le Dante vit en effet se vérifier cette prédiction. Les copies de son poëme répandues dans l’Italie étaient accueillies avec admiration. Un an après son exil, une nouvelle sentence rendue par les magistrats de Florence l’avait condamné an feu ( Igne cumburatur sic quod moriatur ), Mais ses concitoyens, avertis de sa gloire, n’avaient pas tardé à se repentir de cette rigueur ; et nous avons vu qu’il aurait pu rentrer dans son pays, s’il avait consenti à la satisfaction qu’on lui demandait. À lire quelques poésies d’amour qui lui échappaient encore, on croirait qu’il était retenu loin de Florence par d’autres motifs que sa juste fierté.

« Ô ma chanson de montagne, dit-il, tu pars ! Peut-être tu verras Florence, ma terre natale, qui, vide d’amour et dépouillée de pitié, m’a banni loin d’elle. S’il t’est permis d’entrer, dis : “Mon maître désormais ne peut plus faire la guerre. Là d’où je viens, une chaîne le retient, telle que, si votre cruauté se laisse fléchir, il n’a pas la liberté de revenir ici.” »

Cependant, jamais la passion de la patrie n’éclata dans de plus beaux vers que ceux où il décrit l’antique pureté de Florence. C’est un des admirables passages du poëme. Le Dante en plaçant ce récit dans la bouche d’un bienheureux, le premier de ses ancêtres, accable de reproches ses contemporains avilis. Savez-vous cependant quel était son dernier vœu, sa dernière pensée, le prix qu’il espérait de sa gloire ? Le voici :

« S’il arrive jamais que le poëme sacré auquel a mis la main le ciel et la terre, et qui m’a fait maigrir pendant bien des années, surmonte la cruauté qui me relient hors du beau bercail où je dormais, agneau ennemi des loups qui lui font la guerre, avec une autre voix, avec une autre chevelure, je reviendrai poëte ; et sur les fonts de mon baptême je prendrai la couronne. » (Chant xxv, Paradis.)

Je m’arrête à ces vers, parce qu’ils sont comme le testament de cette âme poétique. Dans le hardi mythologue du christianisme, dans cette imagination qui a créé tout un monde d’anges, vous voyez le chrétien naïf, le simple fidèle. Il est enfant soumis de l’Église, quoiqu’il ait flétri les papes avec tant de hardiesse. Cette couronne qu’il espérait de l’avenir, il voudrait la recevoir sur le baptistaire de Saint-Jean. C’est ce contraste d’une audace de génie qui semble devancer la réforme, et d’une foi respectueuse et vive, d’une imagination qui invente au-delà du christianisme, et d’une docilité de laïque, qui règne partout dans les magnifiques inventions du Dante, et forme la réunion si extraordinaire de la naïveté, et de l’idéal mystique. C’est dans ce mélange de sentiments si divers, d’inspirations si opposées, que s’est formé le plus grand poëte du moyen âge, ce poëte dont les vers sublimes et naturels ne s’oublieront jamais, tant que la langue italienne sera conservée, tant que la poésie sera chérie dans le monde.

Tome VII

Treizième leçon

Limites de ces études sur la littérature italienne. — Réponse à une objection. — Fra Jacopone. — Princes protecteurs des lettres en Italie. — Rôle important des orateurs et des poëtes. — Renaissance de la littérature latine. — Pétrarque ; son couronnement au Capitole. — Rienzi. — Travaux et influence de Pétrarque. — Ses poésies en langue vulgaire.

Messieurs,

Dans nos recherches de littérature étrangère, nous ne devons nous attacher qu’aux noms célèbres et aux esprits originaux, dont l’influence s’est exercée sur l’Europe et sur la France. Nous nous sommes arrêtés devant le génie créateur du Dante. Mais je n’irai pas, plagiaire du savant historien de la littérature italienne, analyser, ou même nommer tous les ouvrages qu’elle produisit au quatorzième siècle. Je ne dois montrer de cette langue et de cette poésie, que leur affinité avec le roman méridional, leur développement précoce et leur éclatante primauté.

Mais, tout en bornant ainsi mon sujet, il faut que je réponde à une objection qui m’a été faite, ou plutôt que je profite d’un avis qui m’a été donné par un des auditeurs de ce cours.

On me reproche, dans une lettre, d’avoir négligé la source principale où puisa le génie du Dante, et gardé le silence sur les poésies de Fra Jacopone. Je l’avoue, messieurs, je n’en ai pas parlé, faute de les connaître. Cette omission n’a pas été un jugement, mais une ignorance, comme il arrive parfois aux personnes qui veulent instruire les autres. Depuis notre dernière séance, j’ai cherché les œuvres de Fra Jacopone, et je me suis mis à les lire. Je suis demeuré bien convaincu que le Dante les avait ignorées comme moi, ou du moins que son génie n’avait rien emprunté aux inventions du frère. Cependant ce personnage est, parmi les poëtes contemporains du Dante, une des physionomies originales qui valent la peine d’être retracées. On sent chez lui cette mystique ferveur qui tourmentait alors les imaginations vives, et qui pouvait aisément devenir du génie poétique. Fra Jacopone, issu d’une famille noble, fut élevé avec soin ; dans sa jeunesse, il annonça beaucoup d’ardeur pour l’étude, et une éloquence naturelle. Il suivit à Rome la profession d’avocat. Il était marié, riche, célèbre : un événement funeste l’éloigna tout à coup du monde.

Dans une fête où il assistait, un plafond qui s’écroula fit périr sa jeune épouse. En la retrouvant morte au milieu des ruines, il s’aperçut qu’elle cachait un cilice sous ses robes de bal. Sa douleur, sa piété s’exaltent à cette vue. Il renonce à tout ; il devient fou et moine.

Ce rapprochement involontaire n’a rien d’ironique. Jacopone, après son malheur, avait erré, comme un insensé, couvert de haillons, mendiant, et parfois mêlant à sa folie apparente ou réelle d’amers sarcasmes, et de hardis apologues contre les puissants du monde.

Reçu dans l’ordre des frères mineurs, il garda la même hardiesse, et n’épargna pas surtout les vices ecclésiastiques. Il les attaquait sans cesse dans des rimes en langue vulgaire, d’un style assez grossier. C’était une espèce de censeur privilégié qui couvrait sa témérité sous son capuchon et sous sa folie. C’était, si vous le voulez, le bouffon du genre, dont le Dante était le poëte.

Errant et proscrit, le Dante flétrissait avec énergie les vices des papes et des princes, en mêlant cette âpre satire aux plus sublimes fictions de la poésie, aux plus graves enseignements de la religion. Fra Jacopone, du fond de son couvent, attaquait le pape et les cardinaux en vers mystiques et bouffons. Protégé par son génie, et même par son malheur, le Dante acheva impunément son poëme. Il n’en fut pas de même de Fra Jacopone. Le pape Boniface VIII le fit jeter dans un cachot, dont le pauvre moine a laissé la description la plus hideuse. Fra Jacopone y composa de nouvelles poésies, toujours animé d’un pieux enthousiasme. J’ai trouvé dans ses œuvres non la pièce qu’il avait composée contre le pape Boniface VIII, mais celle où il lui demande grâce.

« Ô pape Boniface ! je subis ta sentence, et la malédiction, et l’excommunication. Je garde la blessure que tu m’as faite avec ta langue fourchue ; touche-la de même avec ta langue, et guéris-la. Cette blessure ne peut être guérie sans absolution. Je te demande par grâce que tu me dises absolvo te, et que tu me laisses mes autres peines, jusqu’à ce que j’aie quitté ce monde. »

Ailleurs, il se compare au « Lazare enterré, cadavre infect de quatre jours », et il supplie le pape de dire comme Notre Seigneur : « Lève-toi et sors. »

Cette résignation ne toucha point le pontife ; et Jacopone, comme il l’avait prédit au pape, ne fut délivré qu’à l’époque même de la captivité de Boniface VIII. Il continua ses prédications morales ou satiriques en rimes populaires. Mais ce recueil, que j’ai lu, que j’ai tâché d’entendre, n’a rien de commun avec le génie du Dante. Ce sont les bizarreries d’une verve grossière ; mais nulle trace de cette vivacité d’imagination, de cette hauteur de génie, de ces fictions plus poétiques encore que mystiques.

Ce qui a fait supposer l’analogie, l’imitation, c’est que plusieurs cantiques de ce Fra Jacopone ont la forme de visions. Par exemple, c’est un défunt qui ressuscite, s’entretient avec ses héritiers et leur reproche de ne pas payer les aumônes qu’ils ont promises pour le repos de son âme. Les parents lui répondent avec dureté. Il y a sans doute çà et là quelque force dans la peinture des misères humaines ; mais rien qui ait mérité d’inspirer le Dante. Vous le voyez seulement, cet exemple atteste que la poésie circulait partout dans l’Italie. Elle était accueillie dans les cours des princes ; elle enchantait les cercles des femmes ; elle sortait du cachot d’un couvent, elle était mystique et populaire.

Un semblable mouvement ne pouvait être isolé. Les grammairiens, les scolastiques, les philosophes, les jurisconsultes, s’élèvent de toutes parts en Italie. C’est alors aussi que les hommes puissants commencent à ménager les lettrés. L’Italie républicaine avait tourné vite au despotisme. Beaucoup de ces petites villes qui d’abord avaient un sénat, une assemblée populaire, étaient asservies, dès la fin du treizième siècle. Il y avait à Vérone, à Padoue, à Ravenne, à Milan, des hommes qui, chefs militaires d’abord, nobles de naissance, ou aventuriers parvenus, avaient saisi le pouvoir. Ces hommes cherchaient à gagner les gens d’Église et les poëtes. Il y avait encore une autre classe de savants, dont le crédit paraissait chaque jour s’établir : c’étaient les jurisconsultes, les hommes qui avaient retrouvé et savaient interpréter quelques lambeaux des lois romaines. Ils étaient Gibelins, attachés à César, et opposés au droit canonique. Plusieurs d’entre eux cultivaient la poésie : tel fut Cino de Pistoïa, célèbre professeur de droit romain, et auteur de sonnets amoureux.

Prêtres, poëtes et jurisconsultes, ces trois puissances étaient fort respectées. Dans les divisions de l’Italie les lettres naissantes trouvaient partout de zélés protecteurs. Au premier rang était la maison de Naples. Il n’y avait pas cinquante ans qu’un prince farouche, quoique frère de saint Louis, avait envahi le trône des Deux-Siciles. C’était une invasion du Nord, pour ainsi dire, que ces Français arrivés à Naples. Les vengeances de Charles d’Anjou avaient été cruelles ; son gouvernement avare et dur. À la troisième génération, vous trouvez sur ce trône de Naples un roi Robert, savant, poli, généreux. Jamais on n’a imaginé une attention plus ingénieuse et une admiration plus naïve pour tout ce qui tient aux lettres. Il s’était occupé d’abord d’un tombeau de Virgile que l’on dit près de Naples, sur le mont Pausilippe ; puis il favorisait tous les poëtes du temps et les comblait d’honneurs. Son palais, construit avec élégance, renfermait de nombreux appartements destinés aux hommes célèbres par leur savoir. La bienveillance du roi avait voulu établir un rapport entre la décoration de ces appartements et les études des hommes qu’il y recevait. L’appartement des prédicateurs et des théologiens était orné de peintures du paradis ; les poëtes avaient dans leurs chambres des tableaux qui représentaient Apollon, le Pinde et le Permesse, etc., etc.

À l’autre extrémité de l’Italie, sans doute dominaient des hommes qui ressemblaient peu au roi Robert ; c’était un Barnabé Visconti, guerrier féroce, qui partageait le pouvoir avec son frère Galéas, plus habile et non moins despote. Mais, voyez quelle était alors la puissance des lettres ! les Visconti veulent-ils avoir la paix avec les Vénitiens, ils cherchent l’homme le plus savant, qui parle la langue latine avec le plus d’élégance, et l’envoient au sénat de Venise. Dans l’éblouissement où la renaissance des lettres jetait tout à coup l’Italie moderne, il semble que les orateurs, les poëtes étaient des messagers de paix, des médiateurs naturels, au milieu des nations divisées, au milieu de ces villes qui se disputaient le pouvoir ; c’est un état singulier du monde, qui ne ressemble en rien à ce qui se passait en France, où la théologie avait plus de crédit que les lettres, où la force matérielle était domptée par la puissance ecclésiastique, non pas comme savante, mais comme autorisée de Dieu. En Italie, indépendamment de la pieuse illusion que faisait l’Église, vous voyez le talent de penser, l’art de la parole exercer par lui-même un grand empire.

Mais dans ce tableau général, il faut s’attacher, comme nous l’avons dit, à quelques-uns de ces noms célèbres qui sortent d’un pays, et appartiennent à tous les autres. Étudiant surtout les littératures étrangères dans leurs rapports avec la France, nous devons rappeler le nom moderne qui, dans le quinzième et le seizième siècle, a exercé le plus d’empire sur le goût poétique de notre nation : c’est Pétrarque.

Mais comment parler encore de Pétrarque ? Comment reproduire l’impression indéfinissable qui tient au charme de ses vers ? Comment traduire la mélodie ? Comment faire sentir une forme d’imagination si étrangère à notre temps, à nos mœurs, et peut-être trop délicate pour nous, quoiqu’elle date du moyen âge ? Évitons d’abord cette difficulté, au risque de paraître sévère et technique, en parlant d’un poëte si gracieux. Que Pétrarque nous rappelle un savant, un érudit profond, un chercheur d’antiquités, et en même temps une sorte de puissance politique soutenue par les lettres : vous n’ignorez pas que c’est sous ce point de vue qu’il parut aux yeux de ses contemporains. S’il a été couronné au Capitole, ne croyez pas que ce soit pour avoir fait des vers à Laure, ou, ce qui serait plus vraisemblable, pour avoir mêlé aux émotions de son amour ces magnifiques canzoni, pleines de patriotisme et de grandeur. Non ; c’était pour avoir entrepris son Africa, si peu lue par la postérité, et où manque la moitié d’un livre, sans qu’on s’en soit jamais aperçu. Tâchons aujourd’hui, messieurs, de nous représenter Pétrarque tel que l’ont vu ses contemporains, tel qu’il parut au roi Jean, lorsqu’il vint en ambassade à la cour de France. Orateur, philosophe, moraliste, par ses écrits latins, par sa vaste correspondance avec tous les hommes instruits, par sa faveur auprès des princes, Pétrarque a presque été, dans son temps, ce que Voltaire fut dans le dix-huitième siècle ; il avait autant de renommée, et nul rival. Comme Voltaire, il entretenait son crédit auprès des hommes puissants, par quelques complaisances ; mais il leur donnait en général des conseils de justice et d’humanité.

Pétrarque était né Gibelin ; son père avait été chassé de Florence, quelque temps après les troubles qui en avaient banni le Dante. Alors s’était accompli un des plus singuliers événements du moyen âge, la translation de la cour pontificale dans le comtat d’Avignon. Notre imagination, qui toujours reporte sur le passé les systèmes de notre temps, et s’efforce de le voir, comme la théorie prendrait plaisir à le faire, attache au pontificat, dans le moyen âge, la toute-puissance et l’inviolabilité. Cependant, à cette époque, la papauté est tout à coup enlevée de Rome, telle qu’une tente déployée pour une nuit, selon la comparaison de l’Écriture ; et elle est retenue soixante ans sur une terre étrangère. Avignon étant devenu par la présence de Clément V, qu’on appela le pape gascon, le séjour de l’Église romaine, le père de Pétrarque y vint chercher asile. Fils d’un proscrit Gibelin réfugié près de la cour d’un pape, le jeune Pétrarque ne pouvait se distinguer que par l’étude. Il étudia d’abord la grammaire à Carpentras, puis le droit à l’université de Montpellier. Mais la passion des lettres antiques le préoccupait seul. Son père, qui, suivant l’usage des pères, contrariait cette vocation peu lucrative du talent, vint un jour le surprendre à Montpellier, et jeta au feu ses livres chéris, qui le détournaient des Pandectes. Le jeune homme sauva du feu Virgile et quelques traités de Cicéron. Envoyé par son père à Bologne, où florissaient les études de droit, il y connut Cino de Pistoie, jurisconsulte célèbre, dont les sonnets pleins de grâce et de douceur sont une innovation heureuse dans la langue italienne, que le Dante avait laissée si âpre et si fière. Sous ce maître, Pétrarque apprit plus de poésie que de jurisprudence. « La science des lois, dit-il, ne lui déplaisait pas ; mais il méprisait l’application frauduleuse et intéressée qu’en faisaient les hommes de son temps. » À vingt-deux ans, il revint dans Avignon, à cette cour ecclésiastique et galante, dont il a tracé dans ses ouvrages de si libres peintures, et qu’il tant de fois nommée la Babylone d’Occident. Son érudition et les agréments de son esprit lui valurent de puissantes protections, et surtout l’amitié des Colonne. Il devint à la fois poëte en titre de la célèbre Laure, et prêtre de l’Église romaine. Cela pouvait s’accorder dans les mœurs naïves du temps. Nous avons raison de dire que toutes les parties du moyen âge se tiennent et s’expliquent. Il arrivait alors, dans le monde même ecclésiastique, ce que l’on voit dans les romans de chevalerie. Pétrarque prit une dame de poésie, comme les chevaliers avaient une dame de leurs pensées. Mais je passe rapidement ; et je continue la vie de Pétrarque.

Le voilà prêtre et poëte ; le voilà tour à tour consulté par les cardinaux graves ou profanes d’Avignon, et faisant des vers en langue vulgaire sur les incidents de sa passion idéale. Mais cette curiosité savante qui l’obsédait ne le laissa pas longtemps dans la mollesse d’Avignon. Il parcourut l’Allemagne et la France ; il y cherchait des manuscrits et des hommes qui valussent des livres. De là, il visita Rome. Revenu dans Avignon, et las du spectacle de la cour pontificale, il se retira près de Vaucluse, dans une agréable retraite ; il y composa un Traité sur la vie solitaire, et commença son poëme de l’Afrique, à l’imitation de Virgile, qu’il contrefaisait en latin, et qu’il égalait, sans le savoir, en langue vulgaire. La réputation de son éloquence était dès lors si grande qu’il put espérer la couronne de laurier, que, disait-on, Virgile avait reçue jadis au Capitole. Il avait plusieurs raisons pour le désirer : d’abord une grande analogie entre le mot laurier et le nom de Laure, puis la gloire d’un tel triomphe.

Il est à croire que cet honneur fut longtemps sollicité par les amis de Pétrarque. Enfin, un jour, il reçut une lettre du sénateur de Rome qui l’invitait à venir au Capitole recevoir la couronne du poëte ; le même jour il était appelé par le chef de l’université de Paris. Dans une de ses lettres, il peint son embarras entre ces deux triomphes qui l’attendent.

Je suis fort incertain entre deux routes à prendre. L’histoire est courte et merveilleuse. Aujourd’hui, vers six heures du matin, on m’a remis des lettres du sénat, qui m’invitent avec beaucoup d’instances à venir à Rome prendre le laurier poétique. Ce même jour, vers dix heures, il m’est arrivé avec des offres semblables, un message de Robert, chancelier de l’université de Paris, mon concitoyen et mon ami zélé. Il me presse, par les meilleurs raisonnements, d’aller à Paris. Comme la chose est presque incroyable, je t’envoie les deux lettres, avec les cachets. L’une m’appelle à l’orient, l’autre à l’occident. Tu verras quelle est la force des raisons de part et d’autre. Je sais qu’il n’y a presque rien de solide en ce monde. Dans la plus grande partie de nos souhaits et de nos efforts, nous sommes trompés par les autres. Cependant comme l’esprit de la jeunesse est plus ambitieux de gloire que de vertu, ne pourrais-je trouver cette concurrence aussi glorieuse pour moi, que le fut pour Syphax, roi puissant de l’Afrique, l’empressement des deux plus grandes villes du monde à rechercher son amitié ? Cet honneur s’adressait à son trône et à ses richesses ; celui-ci ne s’adresse qu’à moi. Ses solliciteurs le trouvèrent au milieu de l’or et des pierreries, entouré de gardes. Les miens m’ont trouvé, promeneur solitaire, errant le malin dans la forêt, le soir dans les prés, sur les bords de ma fontaine.

Il n’hésita pas cependant. Rome à cette époque valait mieux que Paris. Il partit pour Rome, en passant par la cour de Naples. Là il fut reçu avec de grands honneurs, par le roi Robert, qui entendit la lecture de son poëme de l’Afrique, et lui donna audience solennelle pour une autre épreuve. C’était un examen que le roi fit subir au poëte, pendant trois jours, en présence de toute sa cour. Le bon roi, émerveillé, voulait lui décerner, à Naples, le laurier poétique. Mais Pétrarque ne pouvait renoncer à son laurier du Capitole. Il reçut seulement des lettres du roi pour le sénat romain, et un diplôme qui lui conférait le droit d’enseigner, discuter, haranguer en tout lieu, et de porter une robe de poëte. C’était un vêtement particulier, qui empêchait de se méprendre, comme on le peut aujourd’hui. L’examen terminé, au milieu des applaudissements d’un immense auditoire, le bon roi Robert se levant de son trône, ôta sa robe de pourpre et en fit don à Pétrarque, pour qu’il s’en revêtît le jour de son triomphe.

Pétrarque se hâta d’arriver à la ville impériale, à la ville éternelle, à la ville pontificale, comme il le répétait dans ses lettres ; car jamais la langue latine ne lui donne d’expressions assez emphatiques pour rendre l’idée attachée à cette ombre de Rome. Le voilà dans Rome. Voulez-vous connaître la cérémonie de son couronnement ? Nous avons le récit d’un contemporain, habitant de la ville.

Au temps que Étienne Colonne fut légat du pape, le cardinal Orsini vint couronner messire François Pétrarque, poëte illustre et savant. Cela fut fait au Capitole de cette manière. Douze jeunes gens de quinze ans se vêtirent de rouge ; tous fils de gentilshommes et citoyens de Rome, un de la maison de Fornoue, un de la maison Tencia, un de la maison Capizucchi, un de la maison Cafarelli, un de la maison Cancielleri, un de la maison Coccini, un de la maison Lossi, un de la maison Papazucchi, un de la maison Paparese, un de la maison Altieri, un de la maison Lénie, un de la maison Astalli ; et puis ces jeunes gens dirent beaucoup de vers faits en l’honneur du peuple par ce Pétrarque. Puis venaient six principaux citoyens, vêtus de drap vert ; ce furent un Savelli, un Conti., un Orsini, un Annibali, un Paparese, un Montanaro ; ils portaient une couronne de diverses fleurs ; puis paraissait le sénateur, au milieu de beaucoup de citoyens ; et il portait une couronne de laurier, et il s’assit sur le siège d’honneur ; et le susdit messire François Pétrarque fut appelé à son de trompes ; et il se présenta vêtu d’une robe longue, et il dit trois fois : « Vive le peuple romain ! vivent les sénateurs ! et que Dieu les maintienne avec la liberté. » Puis il s’agenouilla devant le sénateur, lequel dit : « Je couronne la première vertu. » Et il ôta sa guirlande, et la posa sur la tête de messire François ; et celui-ci dit un beau sonnet à l’honneur des anciens Romains. Et cela finit avec beaucoup de gloire pour le poëte ; car tout le peuple criait : « Vivent le Capitole et le poëte.  » (Murat., t. xii, p. 540.)

Déjà les Italiens de Rome avaient transporté le mot virtus de l’idée de force à celle de talent, ce qui les a conduits à dire un virtuose.

Ce procès-verbal de la cérémonie ne rend pas sans doute l’enthousiasme dont furent saisis les spectateurs. C’est un des phénomènes curieux de l’histoire des nations, que ces réminiscences toutes littéraires qui les font quelquefois remonter vers un passé qui ne peut renaître, et les trompent sur leur faiblesse présente.

Nous avons vu près de nous un exemple de ces illusions, malgré tout ce qui s’y mêlait de véritable courage. De nos jours, la Grèce crut retrouver sa grandeur antique ; et dans cette espérance si vivement saisie et poursuivie à travers tant de maux, il entrait une sorte d’enthousiasme studieux, que partageait même le peuple ignorant. Vous avez peut-être lu cette anecdote rapportée par un Anglais qui voyageait en Grèce, plusieurs années avant l’insurrection. Comme il était monté, près de Salamine, dans la barque d’un pauvre pêcheur, cet homme, tout en ramant, lui dit d’un air d’orgueil : « C’est pourtant là qu’était notre flotte, du temps de Xercès. » Par un reste de tradition nationale, par la curiosité des étrangers, par le reflet des études de quelques jeunes Grecs modernes, il s’entretenait ainsi dans le pauvre peuple de l’Attique ou de la Morée un souvenir de l’ancienne Grèce, un héroïsme d’imagination, quelquefois puéril, mais qui servit à la liberté.

De même, dans l’Italie du quatorzième siècle, tandis que les lettrés cherchaient les vieux manuscrits, vantaient le génie des anciens Romains, répétaient les noms de Cicéron et de Brutus, quelque chose de cet enthousiasme arrivait au peuple. Il rêvait de retrouver la puissance de ses ancêtres, et d’égaler leurs grandes actions. Ce mouvement d’imitation était surtout naturel à Rome, où les ruines étaient si éloquentes, et en disaient encore plus que les savants. Mais il en était de ce plagiat d’héroïsme, comme des plagiats de style que faisaient les écrivains du temps, qui tâchaient d’imiter Tite-Live ou Cicéron. La forme était copiée, et le génie manquait. Il aurait fallu, au lieu de ressusciter les anciens souvenirs du tribunat, créer sur place un nouveau patriotisme qui convînt aux Italiens de Rome. Il n’en fut pas ainsi.

À peine Pétrarque, avec sa robe triomphale et sa couronne de laurier, avait-il quitté le Capitole, qu’il fermenta dans Rome un esprit singulier de liberté savante. On vit s’élever un chef nouveau, que l’on pourrait nommer un tribun antiquaire.

Rienzi, d’une obscure naissance, fils d’un aubergiste de Rome, avait longtemps étudié la grammaire et la rhétorique avec cette ferveur qui passionnait alors quelques esprits. Il se fit connaître du peuple par son amour des vieux monuments ; il errait dans Rome, lisant les inscriptions, les commentant à sa manière. Tite-Live, Cicéron, César, étaient ses auteurs favoris ; leurs paroles étaient sans cesse dans sa bouche ; souvent il s’écriait : « Ô quels hommes que ces Romains ! que j’aurais voulu vivre de leur temps ! »

Cet enthousiasme était resté d’abord stérile ; mais la longue absence des papes, les désordres et l’oppression que les grandes familles exerçaient dans Rome, favorisaient l’ambition de Rienzi. Il en cacha le but ; il proposa même une ambassade, pour supplier le pape de revenir à Rome ; il fut choisi pour cette mission, ainsi que Pétrarque. Arrivés à Avignon, ils adressèrent au pape de magnifiques harangues, pour le presser de rendre à Rome sa sainte présence et la liberté. Mais le pape hésitait beaucoup à quitter la tranquille paix d’Avignon ; et les cardinaux, disent les auteurs contemporains, ne voulaient pas renoncer aux bons vins de France.

Excusez mon exactitude. Rome en fut donc pour ses frais d’ambassade et d’éloquence ; mais Rienzi revint avec le titre de notaire apostolique, qui lui fut accordé par le crédit de Pétrarque. Cette dignité, tout obscure qu’elle était, lui permit de tenter plus facilement, au milieu du peuple de Rome, ce rôle de tribun qu’il avait lu dans l’histoire romaine, et qui lui paraissait si beau.

L’occasion était favorable : il n’y avait pas plus à Rome de pouvoir impérial que de pape. L’Empire n’était pas alors ce que l’imagination le suppose aujourd’hui. Retenus par les divisions de l’Allemagne, les empereurs ne pouvaient rien sur l’Italie ; leur faiblesse contrastait avec la magnificence de leur titre. L’empereur Charles IV, sortant de la ville de Worms, était arrêté par le boucher qui avait défrayé sa table, et n’obtenait libre passage que sur la caution de l’évêque. Ce saint empire romain, qui n’était qu’une parodie de l’empire des Césars, était représenté à Rome par un magistrat sans pouvoir. Figurez-vous, dans cette anarchie, les plus puissantes familles se faisant la guerre au milieu de la ville ; puis le peuple ; puis Rienzi.

Rienzi était sans cesse au milieu du peuple, lui parlant de Brutus et d’Horatius Coclès, lui montrant des ruines, inventant l’histoire, quand il ne la savait pas. Quelques-unes de ses plus inspirantes allusions portaient sur des erreurs des latinistes. Il se conservait dans l’église de Saint-Jean de Latran une table d’airain immense, ou était inscrit un décret par lequel le sénat reconnaissait à Vespasien différents privilèges, et, entre autres, le droit d’étendre le pomœrium. Rienzi interprétait ce mot comme celui de pomarium, verger ; et il en concluait que l’Italie tout entière, jardin de Rome, devait lui être soumise. Il agitait avec ce contre-sens le peuple savant et déguenillé de de Rome.

Il est nommé tribun par acclamation, et s’établit au Capitole. Alors il s’occupa de remettre l’ordre dans la ville ; il réprima les brigandages des barons romains ; il en exila plusieurs, et fit de bonnes lois sévèrement exécutées. Quelque chose de fastueux et de théâtral se mêlait à ces actes utiles ; il prit les titres d’ami du genre humain, de défenseur de la liberté, de zélateur de l’Italie, de tribun auguste.

Mais ce Rienzi, quel rapport a-t-il avec Pétrarque, érudit et poëte ? Pétrarque était la puissance morale qui soutenait cette entreprise ; il écrivait à Rienzi et au peuple de grandes lettres latines, pour les féliciter de leur courage ; il nommait Rienzi un homme envoyé du ciel, et évoquait à son aide tous les souvenirs de l’antiquité classique.

Cette révolution de collège, étant devenue sanglante, ne se prolongea point. Rienzi, par la folie qui se mêlait à son audace, tomba du pouvoir. Pétrarque le protège, l’arrache à la vengeance même du pape. Rienzi le tribun a été livré au pape ; il est dans les prisons d’Avignon. Pétrarque le déclare poëte. Rienzi, délivré, repart pour l’Italie ; et il ne tarde pas à rentrer dans Rome, comme tribun. Dans ces événements du moyen âge, particuliers à l’Italie, on ne peut méconnaître le prestige que l’enthousiasme de l’antiquité littéraire exerçait sur les esprits.

Tandis que le tribun Rienzi essayait de ressusciter la république romaine, Pétrarque, en partageant son illusion, s’occupait surtout de ranimer le goût des lettres antiques, et d’en retrouver les monuments. Nous avons indiqué déjà ses efforts pour la découverte des manuscrits ; mais il faut l’écouter lui-même. C’est là qu’on aperçoit pour la première fois l’influence de cette espèce de république littéraire qui se forma vers la fin du moyen âge, pouvoir distinct de l’Église et de l’État, et dont la trace se retrouve plus tard dans les immortels écrits du président de Thou. Le lien d’unité de l’Europe avait d’abord été seulement théologique ; c’était la religion parlant latin : il devint, au quatorzième siècle, philosophique et littéraire. D’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, de France, on se communiquait, on s’entendait pour la recherche des manuscrits. Ce fut une première confédération des esprits éclairés, au milieu de cette Europe asservie de tous côtés par la puissance ecclésiastique et la domination féodale. Donnons d’abord quelque idée des recherches de Pétrarque, et de la manière dont l’antiquité se révélait alors aux hommes studieux. Il écrivait à son frère :

« Les Académiques de Cicéron m’ont fait connaître et aimer Varron. J’ai trouvé, dans les Offices, pour la première fois, le nom d’Ennius. J’ai pris goût à Térence par la lecture des Tusculanes, J’ai connu, par le traité de la Vieillesse, les Origines de Caton et l’Économique de Xénophon. Augustin m’a donné avis de rechercher le livre de Sénèque contre les superstitions. Servius m’a fait connaître les Argonautiques d’Apollonius. Lactance, parmi beaucoup d’autres, m’a fait désirer les livres de Cicéron sur la République. Si je te suis cher, impose à quelques hommes fidèles et lettrés le soin de parcourir la Toscane, de fouiller les armoires des religieux et des autres hommes instruits,-dans l’espoir qu’il en sortira quelque chose pour calmer ou irriter ma soif. Bien que tu n’ignores pas que c’est là depuis longtemps ma pêche et ma chasse, j’ai voulu te le dire particulièrement dans cette lettre, pour que tu redoubles de zèle. J’adresse la même prière à mes amis en Bretagne, en Gaule, en Espagne. Tâche de ne le céder à personne en zèle et en persévérance. »

Ce zèle actif était mêlé de cruels mécomptes, et de grandes douleurs. Quelquefois ces manuscrits, rassemblés avec tant de peine, se perdaient. Pétrarque avait le traité de Cicéron, de Gloriâ. Il le confia à un de ses anciens maîtres. Celui-ci, pauvre et peu fidèle, mit le manuscrit en gage, et négligea de le retirer. Pétrarque déplora longtemps ce malheur, qui ne fut pas réparé. Cicéron était le premier sujet de son culte. Il avait transcrit toutes les lettres de ce grand homme, et il s’occupait sans cesse de recueillir ses autres ouvrages.

« Au départ de mes amis, dit-il quelque part, et quand ils me demandaient, selon l’usage, si je voulais quelque chose de chez eux, je leur répondais : Rien que des ouvrages de Cicéron. Je donnais des notes à ce sujet ; je sollicitais de vive voix et par lettres ; et que de fois, vous pouvez le croire, j’ai envoyé des demandes et de l’argent, non seulement en Italie, où j’étais le plus connu, mais dans les Gaules et en Germanie, mais jusqu’en Espagne et en Angleterre ! J’en envoyai même en Grèce, et d’où j’attendais Cicéron, je reçus Homère qui par mes soins a été traduit en latin. »

Cette étude perpétuelle des anciens l’avait presque rendu leur contemporain. Dans le recueil de ses écrits on trouve des lettres adressées à Cicéron, à Sénèque, à Tite-Live ; et cette forme singulière n’est pas un jeu d’école. Il semble leur correspondant naturel ; tant il les connaît, tant il les aime, tant il est pénétré de leur esprit !

On dirait, messieurs, que je vous raconte la vie d’un érudit d’Allemagne. Je ne parle que de manuscrits d’auteurs latins retrouvés ; et il s’agit du plus élégant et du plus tendre des élégiaques modernes. C’est la singularité du siècle et de la renommée de Pétrarque. Il devait à son éloquence latine une gloire plus populaire que celle même du Dante ; et il en tirait un crédit politique accordé rarement aux lettres.

Milan était gouvernée par un archevêque, Jean Visconti. Cet archevêque, souverain ecclésiastique et civil, avait excité par cette double puissance la jalousie de l’empereur et du pape. On avait envoyé d’Avignon un légat, pour prescrire à l’archevêque d’opter entre le spirituel et le temporel. Visconti reçut ce message à une messe solennelle dans la cathédrale de Milan ; et la cérémonie achevée, s’étant approché du légat, la croix dans une main et dans l’autre une épée : « Voilà, lui avait-il dit, mon spirituel ; et voici mon temporel ; avec l’un je défendrai l’autre. » Je regrette que Pétrarque se soit fait le conseiller de cet archevêque, rebelle à son église et oppresseur de ses peuples. Nous le voyons là comme Platon à la cour de Denys le Tyran ; mais, il faut le dire, mieux traité que Platon. À la mort de Visconti, son pouvoir se partagea entre ses trois neveux. Pétrarque garda près d’eux toute sa faveur, et remplit plusieurs ambassades en leur nom. Mais il ne restait pas attaché uniquement à ces princes ; il allait promenant, non sa servilité, mais sa puissance littéraire, au milieu de toutes les cours. Venise même, la fière Venise, qui résiste à la fois au pape et à l’empereur, l’appelle. Il s’agissait d’obtenir qu’un général célèbre de Lombardie consentît à porter les armes pour les Vénitiens, et à les aider dans la conquête de l’île de Chypre. Pétrarque le détermine par son éloquence. Le général soumet l’île de Chypre, et revient à Venise, où il présida les jeux équestres, donnés en l’honneur de sa victoire. On aurait cru voir un triomphe antique. Pétrarque assistait à ces fêtes dans une place d’honneur, à côté du doge.

Eh bien ! tous ces titres de célébrité, cette influence politique, tout cela n’aurait rien fait pour le gloire de Pétrarque. Ces événements ne sont aujourd’hui qu’une anecdote peu connue, curieuse seulement parce qu’elle indique le développement d’une puissance nouvelle dans le moyen âge, l’action du talent littéraire.

Mais c’est ailleurs que sa gloire est durable. C’est l’accident le plus frivole de sa vie qui en est devenu le grand événement. Cet homme qui écrivait sans cesse en latin, ce curieux investigateur de tous les monuments de l’antiquité, avait lu aussi des poëtes provençaux ; pendant son séjour à la cour d’Avignon, le 6 avril de l’an 1327, il avait aperçu dans l’église de Sainte-Claire d’Avignon, la femme à laquelle il doit son immortalité. Depuis ce jour, au milieu de ses recherches d’érudition, dans les intervalles de ses ambassades, de ses voyages, une pensée poétique l’occupa sans cesse ; et par elle, il polit la langue italienne. Le Dante avait beaucoup fait pour cette belle langue ; mais il lui restait à gagner en perfection. Pour cela une émotion vive et un long travail sont également nécessaires. La vérité des impressions ne suffirait pas, si quelque chose de trop rapide, de trop précipité égarait le talent du poëte. Ainsi, messieurs, ce que le goût reproche à Pétrarque l’a servi, cette forme régulière, étroite du sonnet. Boileau a dit :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poëme.

On rit maintenant de cette prétention ; mais pour une littérature naissante, le sonnet avait l’avantage inestimable de forcer le talent à beaucoup de soins et de pureté. Pétrarque a dit quelque part : « Si j’avais su que mes vers en langue vulgaire seraient tellement chéris du peuple, je ne les aurais pas laissés si négligés ; j’aurais serré mon mètre, et rendu mon style plus rare. » Hypocrisie de poëte ! messieurs ; sans cesse il retouchait le style de ses sonnets. La religion des Italiens pour la gloire de Pétrarque a retrouvé de nombreux manuscrits, dans lesquels tel sonnet où il n’est question que des yeux de Laure, a peut-être été retravaillé vingt fois, pour arriver au dernier degré de l’élégance poétique.

C’est par là que Pétrarque, avec bien moins de génie que le Dante, fut comme lui un des créateurs de la langue italienne. Si vous cherchiez les causes qui ont pu rendre le développement de la langue latine si précoce et si brillant à la fois, peut-être les trouveriez-vous dans cette analogie heureuse de deux génies : l’un fécond, hardi, osant tout, forçant et créant à la fois tous les ressorts de sa langue, et dans un vaste poëme, qui admet tous les tons, réunissant tout ce que l’imagination peut offrir de plus hardi, de plus singulier et de plus sublime ; l’autre, aussi modeste, aussi pur dans son art, que son rival est illimité dans son audace, et s’attachant à de petites compositions, inspirées d’enthousiasme, et retouchées sans cesse. Aucune des autres littératures de l’Europe n’éprouva cette rencontre, cette jonction de deux planètes poétiques si heureusement opposées l’une à l’autre.

Cependant cet événement littéraire devait avoir une haute importance. L’histoire de la langue est tellement liée à la pensée de tout un peuple ; cette pensée dans les choses littéraires est tellement liée à toute son histoire, que vous ne pouvez supposer, dès le quatorzième siècle, un si grand progrès d’art et de poésie, sans admettre toute une civilisation hâtive au milieu de l’Italie.

Mais comment apprécier et sentir, comment rattacher à notre idiome ces beautés particulières de Pétrarque ? Faut-il se moquer d’une admiration nationale, et juger Pétrarque avec sévérité, comme l’a fait un homme de talent, M. de Sismondi ? Non, messieurs ; rien n’est plus vrai, plus juste que la gloire de Pétrarque. C’est un poëte admirable ; il n’a qu’un seul défaut, qui tient à son génie, c’est de ne pouvoir être tout à fait compris que par sa nation. Il est tellement Italien qu’on ne peut le dépayser sans le détruire. Lisez-le dans sa langue ; si vous essayez de toucher une expression, de l’enlever, de la traduire, vous la fanez. Quelque chose de cette grâce idéale, de ce charme délicat et voilé qu’il avait pris pour objet de sa poésie, s’est communiqué à tous ses vers. Dans la langue originale, lors même que la mélodie des sons n’est pas parfaitement saisie par une oreille étrangère, le charme des tours ne peut échapper à l’attention ; c’est un plaisir musical qui ravit l’âme, et rappelle les plus douces émotions qu’aient données Virgile ou Racine. Mais si vous prenez quelques mots français pour les mettre à la place de ces mots italiens ; si, avec des mains toujours un peu lourdes, des mains de traducteurs, vous voulez saisir ces grâces fugitives, vous ne les retrouvez plus ; et à l’instant où vous voulez communiquer votre enthousiasme, l’objet en a disparu.

Faut-il essayer cependant ? On dit que notre siècle est redevenu poétique ; alors on doit savoir que la poésie est une chose sans nom, que souvent elle n’a pas de traits distincts, qu’elle est un caprice de l’âme, et qu’avec elle l’impuissance de l’analyse est le triomphe du goût. Oui, par exemple, que je traduise ces vers de Pétrarque :

Voi ch’ ascoltate in rime sparse il suono.

« Vous qui écoutez dans ces rimes éparses le son des soupirs dont je nourrissais mon cœur dans ma première et jeune erreur, lorsque j’étais un homme tout autre de ce que je suis, etc., etc. » Cela ne vous offre qu’un écho lointain et faux de la plus délicieuse mélodie. Mais écoutez dans la langue originale les accents qui sont la musique de ces pensées, et vous connaîtrez le charme de la poésie.

Vous vous expliquez alors comment, depuis cinq siècles, toutes les fois que sous ce ciel d’Italie, dans cette vie oisive et musicale, parmi ces imaginations si naturellement vives, quelques vers de Pétrarque sont récités par une voix harmonieuse et passionnée, un frémissement d’enthousiasme circule dans l’auditoire, et Pétrarque semble le premier des poëtes.

La poésie serait quelque chose de moins admirable, si l’on pouvait la prendre sur le fait, en dresser procès-verbal, la traduire dans une autre langue, et vous dire : La voilà. Pétrarque est le plus indigène des poëtes de sa nation. Rien n’a vieilli dans son langage. Ses vers ont tellement saisi l’imagination, que les mots qui les composent n’ont pu s’oublier, et que la langue a été fixée par l’admiration pour le poëte. Il y a dans les idiomes humains un point de vérité et de perfection que le génie peut deviner et hâter. Par la vivacité de l’émotion, par le soin curieux de l’harmonie, Pétrarque a trouvé l’expression nécessaire du sentiment, l’expression qui ne peut périr, que lorsque la langue se détruira tout entière.

Après cela, Pétrarque était-il grand poëte dans toute l’étendue de l’expression ? Son imagination embrassait-elle fortement autre chose que ce qui faisait sa passion ? Je ne le crois pas. À cela même tient sa supériorité dans le genre où il a enfermé sa gloire. S’il avait voulu, à l’imitation du Dante, écrire en langue vulgaire un grand poëme, il est à croire qu’il n’eût pas été plus heureux que dans l’Africa.

Ce n’est pas que la force lui manque. Décrire une promenade, un incident de fête, célébrer la fontaine de Vaucluse, tout cela n’exige que grâce et douceur. Mais son âme est capable d’énergie. De ces fêtes pontificales d’Avignon et de ces douces retraites qui n’entretenaient sa pensée que de la présence ou du souvenir de Laure, il sort quelquefois pour flétrir les vices de l’Église, pour féliciter de généreux défenseurs des droits de l’Italie, pour réveiller le courage dans le cœur des Italiens, pour exciter les rois à la croisade.

Pétrarque imite souvent les poésies des Provençaux ; il célèbre Arnaud Daniel et quelques autres. Il leur emprunte des formes et des images. Mais ce mélange de passion et de pureté, ce désintéressement délicat du cœur, il n’en trouvait nulle part le modèle. C’est une alliance de la philosophie de Platon avec les chants des troubadours. C’est la piété chrétienne portée dans l’amour avec son ardeur mystique et presque son humilité.

Personne ne reproduit avec autant de naturel et de force, en langue vulgaire, le double patriotisme d’un Italien lettré pour l’Italie antique et moderne. Voyez à quel point nous sommes dominés par le langage. Lorsque Pétrarque retombe dans ce vieil idiome des Romains qu’il sait classiquement, la vérité même de ses sentiments est altérée ; l’instrument trompe la main qui s’en sert ; son enthousiasme latin pour Rome est vague et déclamatoire. Lorsqu’au contraire il parle italien, le fond même de ses impressions se corrige. Ce n’est plus par de vaines hyperboles, mais par des cris de l’âme qu’il exprime les malheurs de l’Italie. C’est ce qui frappe dans une canzone à Rienzi, dont il espérait faire un grand homme et un libérateur public ; c’est ce qui rend sublimes quelques-uns de ses sonnets satiriques, mêlés à tant de chants d’amour ; c’est ce qui éclate surtout dans une ode à l’Italie, dont je ne pourrai rendre, mais dont je raconterai l’effet prodigieux et durable.

« Italie, ma chère Italie, quoique la parole ne puisse rien pour guérir les mortelles blessures que je vois si pressées sur ton beau corps, je veux que mes soupirs soient tels que les espèrent le Tibre, l’Arno et le Pô, dont j’habite les rives, douloureux et pensif. Roi du ciel, je demande que la pitié qui t’a conduit sur la terre te fasse prendre en gré ce beau pays. Vois, Dieu bienfaisant, quelle légère occasion et quelle guerre cruelle ! Ces cœurs qu’endurcit l’impitoyable Mars, ouvre-les et attendris-les. Fais que ta vérité s’entende par ma bouche : vous à qui la fortune a mis en main les rênes de cette belle contrée, dont il semble que vous ne prenez nulle pitié, que font ici tant d’épées étrangères ? Pourquoi la verte plaine se teint-elle d’un sang barbare ? Une vaine erreur vous trompe ; vous voyez mal et vous croyez bien voir, vous qui cherchez dans un cœur vénal l’amour ou la foi. Celui qui a le plus de troupes, est entouré de plus d’ennemis. Oh ! dans quel désert étranger s’est amassé ce déluge pour inonder nos douces campagnes ? Qui nous défendra si la résistance ne vient pas de nos propres mains ?

« La nature avait bien pourvu à notre empire, quand elle mit la barrière des Alpes entre nous et la race tudesque ; mais l’aveugle désir, obstiné contre son propre bien, s’est si fort trompé lui-même qu’il a mis dans un corps sain une maladie, etc., etc. N’est-ce pas ici cette terre que je touchai d’abord ? N’est-ce pas le nid où je fus nourri si doucement ? N’est-ce pas cette patrie à laquelle je me confie, mère indulgente qui recouvre dans son sein ceux qui m’ont donné le jour ? Au nom de Dieu, que cela vous touche l’âme, et regardez en pitié les larmes d’un peuple douloureux, qui attend de vous seul son repos, après Dieu. Pour peu que vous donniez quelque signe de pitié, le courage prendra des armes contre la fureur, et le combat sera court ; car l’antique valeur dans les cœurs italiens n’est pas encore morte.

« Seigneurs, voyez comme le temps vole, et comme la vie s’enfuit, et comme la mort arrive sur nous. Vous êtes ici maintenant ; songez au départ ; il faut que l’âme arrive une et seule à ce terrible passage. Pour franchir cette vallée, qu’il vous plaise de laisser ici la haine et la colère, vents impétueux qui troubleraient cette vie tranquille. »

Voulez-vous juger de la puissance de cette poésie ? Écoutez un fait, dont vous ne parlerez pas.

À Milan, où réside une puissance formidable, dont l’envahissement est garanti par les traités, à Milan, où campe une garnison autrichienne, où, sur la place principale de la ville, sont braqués des canons, la mèche prête, et la bouche tournée vers les rues les plus populeuses, comme pour avertir la nation que les étrangers sont là, une fois cette pièce de vers fut chantée par une voix jeune et mélodieuse, dans la plus brillante réunion de la ville. L’enthousiasme fut inexprimable, et alarma les vainqueurs. Le lendemain la prison avait fait taire la chanteuse.

Ainsi, ce poëte de tendresse et de mélodie a été, en même temps, le premier lyrique de l’Europe moderne. Le premier, il a trouvé des sons qui, pour les contemporains, avaient toute la force du plus généreux patriotisme ; et, je le répète, lorsque tant de siècles ont passé, cette poésie est tellement naturelle aux Italiens, a gardé tant de sympathie avec leurs âmes, que la conquête et le pouvoir craignent encore de l’entendre, et ne la laissent pas réciter impunément. C’est une réponse au reproche vulgaire de fadeur et de mollesse.

Quatorzième leçon

Prose italienne du quatorzième siècle. — Historiens habiles de Florence ; Jean Villani ; comment il diffère de Froissart. — Boccace à la cour de Naples. — Jeanne de Naples ; ses vicissitudes. — Travaux érudits de Boccace. — Ses écrits en langue vulgaire.

Messieurs,

Nous avons vu la poésie italienne s’élever au plus haut degré de force originale et de perfection. Nous l’avons vue saisir la primauté sur tous les idiomes de l’Europe latine. L’influence de cette supériorité se prolongera jusqu’au dix-septième siècle dans les littératures espagnole, française, anglaise. Nous devions marquer avec soin ce réveil matinal du génie italien.

Mais l’état précoce de l’imagination et du goût suppose tout un ordre de civilisation en même temps développé. Dire que l’Italie fut, au commencement du quatorzième siècle, de beaucoup la plus poétique des nations de l’Europe, c’est dire qu’elle les surpassait en tout, qu’elle avait plus de savoir, plus de grandeur, plus de politesse sociale.

Malheureusement, les Italiens, par je ne sais quelle fatalité qui ne leur permit pas, lors même qu’ils étaient libres, de ressembler aux Romains, ont souvent rabaissé leur génie par l’usage qu’ils en faisaient. Habitués à regarder Bossuet, Pascal, Montesquieu comme les hommes éloquents de notre langue, nous sommes tout étonnés d’apprendre qu’en Italie, dans ce pays d’évêques, où la religion aurait dû, ce semble, avoir autant de génie qu’elle exerce de puissance, le modèle de l’éloquence nationale, c’est un faiseur de contes, Boccace.

Cependant gardons-nous de croire que le génie sérieux de l’Italie se soit borné aux hardiesses philosophiques cachées sous la licence des contes de Boccace. Essayons, au contraire, de rechercher si, dans une époque où l’Europe était encore grossière, et n’avait d’esprit que pour la scolastique et les fabliaux, il n’y avait pas en Italie quelque chose de plus intelligent et de plus élevé.

L’Italie était républicaine, non pas avec audace, avec génie, comme l’avait été Rome et la Grèce, non pas avec cette éloquence de la tribune antique ; elle l’était surtout par le commerce et l’industrie. À cet égard, elle avait devancé l’esprit de l’Europe actuelle. Les États libres de l’Italie étaient des cités marchandes, où la pratique soit d’un art, soit d’un métier, le travail et le gain donnaient l’indépendance et la noblesse. Ainsi se formait un esprit actif et souple, plein d’inventions, mais dénué, je le crois, de grandeur et d’enthousiasme. Cet esprit ne créait pas d’orateurs, mais seulement des hommes habiles, qui dirigeaient les affaires d’un petit État, comme celles de leur maison de commerce, et cultivaient les arts pour servir à leur industrie lucrative, ou pour s’en délasser. Ils étudiaient la géographie, la navigation ; le droit civil, et avaient de très bonne heure des idées d’économie politique, alors étrangères à toute l’Europe. Puis, dans leur loisir, au lieu de la dure gymnastique des anciens, ils s’occupaient de vers et de chansons ou lisaient des contes frivoles. Rien, même dans Florence, qui puisse se comparer à la place publique et aux études philosophiques d’Athènes ; ou du moins, si ce rapprochement est possible, c’est plus tard, lorsque Florence ne sera plus république : c’est le joug des Médicis qui lui donnera quelque ressemblance avec Athènes libre.

Mais nous ne sommes qu’au quatorzième siècle, au temps où la France et l’Angleterre étaient encore amusées par de longs romans, et n’avaient fait aucune œuvre de génie. L’Italie était plus heureuse. Tandis que la haute et gracieuse poésie était née sur cette terre, tandis que l’érudition y sortait, pour ainsi dire, du sol ; avec tant de monuments antiques, l’histoire y prenait un caractère qu’elle n’avait encore nulle part. Dès le dixième siècle, l’Italie avait eu, comme les autres pays de l’Europe, grand nombre de chroniques latines. Plusieurs, écrites en vers latins demi-barbares, sont curieuses par les faits : tels les poëmes de Guillaume de Pouille sur Guiscard, et du chapelain Donizon sur la comtesse Mathilde. Mais, là comme ailleurs, la langue latine ôte à ces monuments quelque chose de la vérité locale. Vous ne sentez pas où vous êtes ; vous n’entendez pas l’accent des voix populaires : tout cela disparaît dans l’idiome étranger et antique, dont se sert l’historien. Il faut attendre encore, pour trouver l’expression originale des physionomies italiennes ; elle paraît avec les premiers récits en langue vulgaire ; elle y est vive et complète.

Nos chroniques de Saint-Denis sont sèches et grossières. Joinville est admirable de candeur et presque de génie ; mais les qualités diverses de l’historien, l’attention impartiale, le savoir, l’exactitude, tout ce qui n’est pas impression personnelle, ne les lui demandez pas. Ne les demandez même pas à Froissart, qui a tant de supériorité et de charme dans ses récits. Au contraire, dès que vous avez des historiens en Italie, vous avez des narrateurs judicieux, instruits, qui n’oublient rien. Pourquoi cela ? Presque tous appartiennent à cette même classe d’hommes qui, dans les autres pays de l’Europe, étaient ou méprisés ou presque inconnus ; ils s’occupent de commerce. Ville-Hardouin était un chef de bande ; Joinville, un chevalier ; Froissart, un troubadour ; les moines de Saint-Denis étaient des moines ; tous hommes renfermés dans leur profession guerrière ou cléricale, s’inquiétant peu de la vie du peuple. Au contraire, un historien d’Italie, au quatorzième siècle, c’est un marchand qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu, qui connaît, par son négoce, comment vivent les peuples, leurs besoins, leurs occupations, leurs richesses ; souvent, c’est un homme qui a de nombreux vaisseaux en mer, qui communique partout, qui s’enquiert à propos, et s’est accoutumé à bien savoir les nouvelles, ne fût-ce que pour en tirer de l’argent ; c’est un homme qui fait déjà la banque, et qui prête à des rois étrangers ; car, sur ce point, certains usages de l’Europe contemporaine étaient connus dès le treizième siècle. Un tel historien n’aura pas toujours cette candeur et cette imagination qui vous plaisent dans Froissart ; il ne sera pas narrateur si minutieux, peintre si brillant des combats, des tournois et des fêtes ; il s’en inquiète surtout, pour savoir le prix des étoffes et des armes. Mais tout ce qui tient à la richesse, à l’accroissement des villes, à la population, aux denrées, enfin mille détails qui semblent n’intéresser que l’esprit statistique de notre froide et calculante Europe, déjà vous les trouvez dans ces premiers narrateurs italiens : il y en a des traces dans Riccordano Malaspina. Avec la rude simplicité de ces phrases où le même mot est dix fois répété, vous arrivez toujours à quelques détails précis. Encore quelques années, vous trouvez l’historien exact et complet, Villani. Cet homme est le contemporain de Froissart ; il parle une langue à peu près aussi simple ; et cependant sa manière d’écrire l’histoire est tout opposée. Villani était un riche marchand de Florence ; il avait toute l’expérience et le sérieux de cette profession. Tout ce que Froissart néglige et dédaigne, occupe Villani. De plus, il avait étudié les anciens, que Froissart ne connaissait pas, et il prend chez eux une gravité de style qui se mêle à sa science des affaires et de la vie.

Villani était venu jeune à Rome pour un devoir de piété, au jubilé de Boniface VIII. L’aspect de Rome lui donna l’idée d’écrire l’histoire de Florence, sa patrie ; il commence aussitôt. Toute sa vie n’en est pas moins occupée d’affaires : il est directeur de la monnaie à Florence ; il est trois fois prieur, ou premier magistrat ; il est envoyé en ambassade dans la plupart des villes d’Italie ; il ne cesse pas ses opérations de commerce. Elles tournent mal à la fin : il était associé dans une compagnie de banque qui avait avancé de grandes sommes au roi d’Angleterre. Les troubles de l’Angleterre et l’embarras de son roi, un autre prêt au roi de Sicile, tout cela compromit la banque de Florence ; et avec une rigueur que les habitudes commerciales avaient dès lors établie, Villani et ses associés sont jetés en prison. Voyez toutes les vicissitudes de cet historien. Pèlerin, commerçant, magistrat, banqueroutier, il passe par tous les états. Cela suffit pour marquer le contraste entre les habitudes d’un historien d’Italie, et celles de nos historiens de France, écuyers ou troubadours. Le seul caractère qui les rapproche, c’est cette candeur de piété, cette bonne foi crédule qui leur fait raconter miracles, prédictions, pronostics singuliers. L’expérience de la vie pratique ne corrige pas Villani de cette prévention universelle ; et l’on est tout surpris de voir ce même homme, si judicieux, qui vous explique si bien les séditions par des causes matérielles, et marque si juste le prix du blé, vous dire ensuite comment tout avait été prophétisé par un saint ermite du voisinage. Voilà le trait de ressemblance. Du reste, tout diffère dans l’intention et la marche des deux historiens. Je vais, par de courtes citations, faire ressortir ce contraste.

Voici pourquoi Villani a écrit son livre :

« Une grande partie des chrétiens qui vivaient alors firent ce pèlerinage, les femmes comme les hommes, de divers pays, de loin et de près ; et ce fut la chose la plus étonnante que l’on vit jamais, que, pendant toute l’année, il y eut à Rome, outre le peuple romain, deux cent mille pèlerins, sans compter ceux qui étaient sur les routes, pour aller ou pour revenir ; et des vivres étaient fournis à tous, aux chevaux comme aux personnes, avec une grande patience, sans bruit et sans désordre ; et j’en puis témoigner, car je fus présent là, et j’ai vu. Des offrandes faites par les pèlerins il y eut un grand trésor pour l’Église ; et les Romains par le commerce devinrent tous riches. Me trouvant à ce bienheureux pèlerinage dans la sainte ville de Rome, voyant les grandes et antiques choses qu’elle renferme, et lisant les histoires des grandes actions des Romains, écrites par Virgile et par Salluste, Lucain, Tite-Live, Valérius, Paul Orose et autres maîtres de l’histoire, qui décrivent les petites choses comme les grandes, pour donner mémoire et exemple aux siècles à venir, je leur ai emprunté le style et la forme, quoique je ne fusse pas un disciple digne de faire œuvre si grande. Mais considérant que notre cité de Florence, fille et créature de Rome, était en train de monter et de s’élever aux grandes choses, de même que Rome était sur son déclin, il me parut à propos de rapporter dans ce volume et dans cette nouvelle chronique tous les faits et les commencements de la ville, autant que je le pourrais, de rechercher, de découvrir et de suivre le récit des événements passés, présents et futurs. Et ainsi, avec la grâce du Christ, dans l’année 1300, revenu de Rome, je commençai à compiler ce livre, à la gloire de Dieu et du bienheureux saint Jean, et pour célébrer notre ville de Florence. »

Vous voyez que l’Italien, avec ce commencement d’études classiques confuses qui lui arrivent par la découverte des manuscrits, regarde Virgile comme un historien, et met Paul Orose à côté de Tite-Live. Voyons maintenant comment débute Froissart. Il n’a rien lu des anciens ; on dirait qu’il ne sait même pas s’il a existé des Romains ; il ne sait que ce qu’il a vu ou entendu ; il croit que les événements ont commencé avec lui, et ne s’inquiète pas au-delà :

« J’ai commencé jeune de l’âge de vingt ans, et suis venu au monde en même temps que les faits et aventures ; et si y ai toujours pris grand’plaisance plus qu’à autres choses ; et si Dieu m’a donné la grâce que j’ai été bien de toutes parties, et des hôtels des rois, et par espécial du roi Édouard, et de la noble reine sa femme, madame Philippe de Hainaut, à laquelle en ma jeunesse je fus clerc, et la desservais de beaux dits et traités amoureux ; pour l’amour du service de la noble dame à qui j’étais, tous autres grands seigneurs, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, m’aimaient et me voyaient volontiers. Ainsi au titre de la bonne dame et à ses côtés, et aux côtés des hauts seigneurs, en mon temps, j’ai recherché la plus grande partie de la chrétienté. Partout où je venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient été dans les faits d’armes, et qui proprement en savaient parler ; et aussi aux anciens hérauts d’armes pour vérifier et justifier les matières. Ainsi ai-je rassemblé la noble et haute histoire ; et tant que je vivrai, par la grâce de Dieu je la continuerai ; car plus j’y suis et plus y labeure, plus me plaît. Car ainsi comme le gentil chevalier ou écuyer qui aime les armes, en persévérant et continuant, se nourrit et perfectionne ; ainsi en labourant et ouvrant, je m’habilite et me délecte. »

Il y a grande différence, comme vous voyez, entre le sérieux, la candeur grave et pieuse de l’un des historiens, et la gaieté, l’enjouement, l’indifférence de l’autre, qui s’occupe surtout de s’amuser.

Ainsi, messieurs, au commencement du quatorzième siècle, l’Italie n’était pas seulement plus inventive, plus puissante en imagination que les autres pays de l’Europe ; elle était plus sérieuse, plus savante, plus capable d’écrire l’histoire, et de raisonner gravement sur les intérêts des peuples. C’est là, sans doute, le grand mérite de Villani ; car, du reste, il n’a rien de cette vivacité qui nous plaît dans Froissart. Chez celui-ci souvent les faits sont altérés, confondus ; il n’y a de parfaitement vrai que l’impression de l’historien pour les choses qu’il aime, fêtes, tournois, parures. Les détails qui ne seraient pas des peintures, l’ennuient. Au contraire, Villani ne néglige rien de ce qui sert à la vérité. Il a, par avance, plusieurs caractères des historiens modernes ; il explique les faits ; il rend compte des causes et des moyens. Ce n’est pas qu’il ne s’anime parfois, et ne décrive avec force ce qu’il a vu. Mais alors même, il conserve son exactitude et sa précision d’homme d’État. La naïveté, la candeur de diction qui se mêlent à cette fermeté de bon sens, lui donnent, sans génie, une sorte d’originalité. Sous ce rapport, il a quelque ressemblance avec Comines. Les mots dont il se sert sont simples et naïfs, la pensée est forte et pénétrante. Dans une guerre, dans une sédition, il racontera simplement les faits ; mais, en même temps, il vous fera bien connaître les ressources de commerce et d’impôt, et toute la situation de chaque peuple et de chaque parti.

Il est malaisé de traduire Villani ; sa pureté de langage, vantée par l’académie de la Crusca, nous échappe ; et son style nous paraît un peu nu. Tâchons cependant de saisir le caractère de ses récits : choisissons un événement remarquable, l’oppression où fut réduite Florence, lorsque le duc d’Athènes, envoyé sous prétexte de pacifier la ville, de calmer les haines entre les Guelfes et les Gibelins, s’empara du pouvoir absolu. Vous ne trouverez pas dans ce récit l’indignation républicaine des écrivains antiques ; point d’enthousiasme, point de colère. Le début est simple et sans passion, et, s’il est permis de le dire, tout à fait bourgeois.

« Il y a parmi nous autres Florentins un vieux proverbe

« Florence n’est pas remuante,
« Si elle n’est toute souffrante. »

« Bien que ce proverbe soit grossier de style et de rime, il se trouve par expérience qu’il est de fort bon sens, et qu’il s’applique à notre sujet. En effet, ce duc n’eut pas régné trois mois, qu’il déplut à la plupart des citoyens par ses iniques procédés, comme nous l’avons dit. Les grands et les puissants qui avaient d’abord gouverné le pays, se voyant réduits à rien, le haïssaient à mort. Aux hommes de condition moyenne et aux artisans sa souveraineté déplaisait parle mauvais état de la contrée et par le poids insupportable des impôts et des gabelles. Et tandis que les citoyens avaient d’abord espéré que sous son gouvernement les dépenses diminueraient, il fit le contraire. Et par les mauvaises récoltes, le blé monta à plus de vingt sous le setier, ce qui mécontenta le petit peuple. »

Villani continue ce récit des griefs de Florence contre son nouveau maître ; puis il montre trois complots qui se forment, et qui manquent parce qu’ils ne sont que des entreprises particulières pour l’intérêt ou la vengeance de quelques grandes familles, puis une dernière tentative irrésistible, parce qu’elle est générale et populaire. Cette exposition est digne de Thucydide.

« La ville de Florence était ainsi agitée, suspecte et odieuse au duc ; celui-ci avait découvert les conjurations faites par tant de citoyens et manqué son projet pour réunir et surprendre les nobles ; d’autre part, les principaux citoyens se sentant coupables de complots, sachant la mauvaise intention du duc, et voyant qu’il avait plus de deux cent cavaliers de sa suite, et que chaque jour il arrivait à son secours des gens du seigneur de Bologne et que d’autres hommes de la Romagne avaient déjà passé les monts, ils craignirent que le retard ne leur vint à péril, se souvenant du vers de Lucain :

« Tolle moras, semper nocuit differre paratis. »

« Les Adhémar, les Médicis et les Donati, le jour de Sainte-Anne de l’année 1343, ordonnèrent que dans le Marché-Vieux et à la porte de Saint-Pierre, quelques pauvres gens allassent se déguiser et criassent ensemble : Aux armes ! aux armes ! Et ils firent ainsi. La ville était troublée et dans la terreur. À l’instant, comme il était ordonné, tous les citoyens furent armés, à cheval ou à pied, chacun dans son quartier portant les bannières de l’armée du peuple et de la commune, et criant : “Meure le duc et ses suivants, et vive le peuple et la commune de Florence, et la liberté !” Et sur-le-champ la ville fut barricadée et fermée à l’entrée de chaque rue et de chaque quartier. Ceux d’au-delà de l’Arno, grands et peuples, se conjurèrent ensemble et se baisèrent sur la bouche, et barrèrent les têtes des ponts, résolus, si le pays de l’autre côté de l’eau se perdait, de tenir bravement sur cette rive. »

Ce récit, où une citation de Lucain succède à un proverbe populaire, n’est pas éloquent, mais il peint au naturel ; il dit ce qui s’est fait : voilà le génie du chroniqueur italien.

Villani eut pour continuateurs son frère et son neveu ; tous deux, avec moins de talent, ont la même candeur et la même exactitude. Cette école, ou plutôt cette famille d’historiens atteste, par sa manière d’écrire, les singuliers progrès de l’Italie au quatorzième siècle. On y voit que cette nation devançait alors les autres, précisément par cet esprit sérieux, positif, cette activité, cette science des affaires, qu’elle a depuis négligés, et qui ont fait passer le sceptre à d’autres nations. Il y a dans les Villani quelque chose du sens et de la liberté d’un historien anglais. C’était l’œuvre de l’esprit républicain ; mais cette influence n’était pas unique.

Le caractère de l’Italie, à cette époque, était multiple et varié, comme les formes des souverainetés qui la partageaient. Ici, des démocraties actives, turbulentes, pleines d’émulation, où le travail et le talent conduisaient aux premiers honneurs ; là, des aristocraties, royautés à cent têtes, qui tenaient tout un peuple en haleine, et le faisaient travailler incessamment à leur grandeur ; là, de petites dominations toutes guerrières, et s’appuyant sur la force ; là, de petites cours élégantes, voluptueuses, hospices ouverts aux savants, aux poëtes.

Dans les républiques, dans la portion sérieuse et agitée de l’Italie, on écrivait moins qu’à Naples, sous la protection de ce bon roi Robert, qui n’avait souci que des lettres et des plaisirs. Cependant Florence eut le privilège de produire tous les hommes de génie de cette époque ; mais ce n’est pas à Florence qu’ils passèrent leur vie. Le Dante était banni ; Pétrarque, fils d’un banni ; Boccace, Florentin par son père, était né à Paris, et n’habita que peu de temps sa patrie, bien qu’il y ait rempli les dignités civiles, auxquelles nul homme célèbre n’échappait dans ces petites républiques. Boccace est à nos yeux un écrivain du royaume de Naples, où il passa ses plus belles années ; il exprime par la mollesse de ses écrits cette civilisation voluptueuse des cours d’Italie.

Là, nous rencontrons une des physionomies les plus originales du moyen âge ; elle se trouve incidemment mêlée à nos récits : c’est Jeanne de Naples. Vous croyez peut-être, après avoir lu l’histoire et le roman, que le personnage de Marie Stuart est unique dans le monde ; que cette beauté, cet esprit, ces malheurs, cette facilité d’être coupable, ce don d’être séduisante, ce mélange de coquetterie et de raison, de frivolité et de force d’âme, tout cela, dans un tel degré, ne s’est vu qu’une fois, et qu’il n’y a qu’une Marie Stuart. Eh bien ! il y en a deux. Dès le quatorzième siècle, non pas dans la sauvage Écosse, mais sous le ciel de Naples, il était né une femme qui, comme Marie Stuart, fut reine, charmante, coupable et malheureuse, qui, folle de plaisirs et de fêtes, se jouait avec grâce au milieu des factions, et qui, suspecte d’avoir fait mourir un époux indigne d’elle, périt elle-même par la main qui lui disputait le trône. Jamais deux médailles n’ont mérité d’être autant rapprochées ; jamais deux figures originales ne furent plus semblables.

Nous avons parlé de ce bon roi Robert, qui faisait lui-même des Examens littéraires, et se montrait protecteur si généreux de tous les hommes célèbres de l’Italie. Jeanne de Naples était sa petite-fille ; elle était née de son fils, qui mourut jeune et ne monta jamais sur le trône. Le roi Robert vieillissant, inquiet sur l’avenir de sa couronne, voulut à tout prix assurer l’héritage de sa petite-fille ; il la maria presque enfant à André de Hongrie, qui, descendant de la maison d’Anjou, avait des droits au royaume de Naples. Cet étranger, avec ses habitudes du Nord et le cortège d’une chevalerie barbare, arrivant au milieu des fêtes ingénieuses de la cour napolitaine, fut mal accueilli. Bientôt il devint odieux à la jeune princesse, qui passait son temps à faire des lectures, à écouter, à chanter des vers, et s’entourait de poëtes, inconnus aujourd’hui, parmi lesquels était un homme d’immortelle renommée, Boccace. Il composait des romans pour cette cour ; il y faisait librement figurer la famille du roi, surtout une fille naturelle de ce prince, dont il était aimé, et qu’il a célébrée sous le nom de Fiammetta.

Après la mort du roi Robert, le mariage de Jeanne fut troublé plus violemment par des jalousies et des haines. André mourut assassiné, presque sous les yeux de la jeune reine, et sans doute de son aveu. André, quoique haï, fut vengé. Naples se souleva contre les meurtriers. Jeanne en livra quelques-uns pour victimes ; et l’année suivante elle épousa le plus coupable, Louis de Tarente, son cousin. Mais bientôt la vengeance vint du Nord. André de Hongrie avait un frère, vaillant capitaine qui saisit avidement cette occasion de ravager l’Italie. On vit paraître aux portes de Naples les lances hongroises, précédées d’un grand étendard noir, sur lequel était peint fort grossièrement le meurtre d’André. La reine s’enfuit par mer, et passa dans ses États de Provence. Perdu dans ce désastre de la cour galante de Naples, Boccace fit une églogue latine sur les maux du peuple vaincu et l’exil de la reine. La peste vint aider les Napolitains ; et cette armée d’hommes du Nord, sans combattre, dépérissait sous le ciel d’Italie. André s’éloigna chargé de dépouilles. La jeune reine reparut avec sa cour. À peine eut-elle rétabli le luxe et les fêtes, que le terrible vengeur revient de Hongrie avec dix mille cavaliers. Nouvelle fuite de la reine de Naples et de ses poëtes ; nouvelle églogue de Boccace.

Jeanne, pendant son premier exil, avait cédé au pape le territoire d’Avignon, où résidait la cour pontificale. Elle se soumit alors à sa sentence, et offrit de répondre devant lui, sur la mort de son époux. Voilà sans doute un exemple éclatant de cette haute juridiction religieuse du moyen âge, tant regrettée par quelques publicistes modernes. Ce spectacle est grand : une reine, accusée du meurtre de son mari, arrête la guerre déchaînée contre ses peuples, en se rendant au tribunal du pape. Elle est jugée, non pas comme le sera Marie Stuart, par des ennemis, au gré d’une Élisabeth, plus occupée de se défaire d’une rivale que de punir une coupable : libre et reine, elle se présente, dans Avignon, aux commissaires du pape. Une longue instruction commence ; Jeanne de Naples parla plusieurs fois devant ses juges ; Pétrarque écrivit pour sa défense. La jeune reine avouait qu’elle avait eu pour son époux une insurmontable aversion ; mais elle attribuait ce sentiment, qui avait encouragé les meurtriers, à quelque maléfice jeté sur elle. Les cardinaux trouvèrent l’excuse suffisante ; Jeanne fut acquittée.

Le frère et le vengeur du roi mort, ayant appris la sentence pontificale, sans objection, sans plainte, retira ses troupes, et refusa même une riche amende que les juges avaient imposée à la reine. Cette fois, par l’autorité du pape, une sentence fut mise à la place d’une guerre ; et les peuples durent bénir la puissance protectrice qui terminait leurs maux, et jugeait les différends des rois.

Avec l’absolution pontificale, Jeanne remonta paisiblement sur son trône. Je ne voulais que faire connaître cette cour voluptueuse et sanglante, où s’était formé le génie de Boccace. Je ne suivrai pas davantage la vie de cette reine, qui perdant l’époux qu’elle s’était donné par un crime, en choisit un troisième, guerrier aventureux, dont l’ambition remuante harassa les faibles Napolitains. Délivrée de ce maître impérieux, elle s’unit à un quatrième époux ; et enfin, comme la Providence est plus sévère que le pape, elle périt, belle encore et puissante de séductions, par l’impitoyable barbarie de Charles de Durazzo, l’héritier de son choix, qui la fit étrangler en prison.

J’ai dit, messieurs, que cette cour de Naples fut l’école où se forma Boccace. Son père, adonné au commerce, avait voulu l’élever pour sa profession ; mais l’esprit de Boccace, libre, insouciant, ami des plaisirs, ne pouvait s’y plier : il fut cependant quelques années à Paris, dans la boutique d’un marchand. Je ne sais s’il y lut nos vieux fabliaux, qu’on l’accuse d’avoir beaucoup imités. Nul doute au moins qu’il n’ait parfaitement su la langue des trouvères, et qu’il n’ait pu, dans la suite, facilement les étudier. Ils furent pour lui ce que les troubadours avaient été pour Pétrarque, des modèles infiniment surpassés. Boccace garda toujours souvenir de Paris ; et il y fait de fréquentes allusions dans ses récits. Mais Paris, sale, mal bâti, ne pouvait l’inspirer, comme cette cour de Naples, dont il a retracé les délices dans ses romans, du reste assez médiocres, de Filocopo et de Fiammetta, et même dans son poëme de la Théséide.

C’est à la cour de Naples qu’il faut imputer la liberté excessive du Décaméron. C’est aussi là qu’on doit trouver l’explication d’une chose qui m’a toujours choqué dans ce livre original, le plus ancien chef-d’œuvre de la prose moderne. Je veux parler de ce bizarre contraste entre le prologue et le sujet, ou plutôt de cette insouciance immorale qui place tant d’histoires frivoles et licencieuses, au milieu du tableau d’une peste. Thucydide, retraçant un fléau semblable, est partout austère et triste, et ne badine pas avec les vices et la corruption des mœurs, qu’il montre gravement comme une des suites de ce fléau. Mais Boccace, à côté de cette horrible contagion qu’il décrit avec tant de force, place une petite société, qui, dans la plus charmante retraite, s’égaye à des récits d’amour.

Je reconnais là cette vie de Naples. Boccace est insouciant, comme les maîtres qu’il avait servis. Il avait vu cette cour de Jeanne, où les crimes se mêlaient aux fêtes, ces spectacles de sang et de supplices qui n’interrompaient pas les danses du palais ; il avait vu cette reine intrépidement frivole à l’approche d’une invasion de barbares, abandonnant ses États à leur vengeance, et ramenant bientôt sa cour brillante dans Naples saccagée, fuyant et revenant encore. Cette persévérance dans les plaisirs, au milieu des périls et des malheurs d’un peuple, lui servit de modèle : c’est l’inspiration qui a dicté le singulier plan du Décaméron.

Un savant littérateur a nié le défaut que j’accuse ; il dit que les récits du Décaméron ne forment pas toujours un si étrange contraste avec le terrible début de l’ouvrage ; qu’il y a des histoires tragiques, des histoires touchantes et pures, comme celle de Grisélidis. N’importe : la licence occupe tant de place dans ce livre, que l’excuse me paraît faible. Seulement Jeanne de Naples et sa cour m’expliquent ce désordre et cet égoïsme de gaieté, au milieu de la peste.

Mais cela ne fit pas la perfection originale du Décaméron. Boccace est de l’école du Dante et de Pétrarque ; école qui nous rappelle ce que nous oublions trop, combien l’étude de l’antiquité a été salutaire, combien elle le sera toujours. On semble croire que les anciens retrouvés ont pu nuire au génie moderne ; qu’ils nous ont embarrassés de leur présence, et nous ont empêchés d’être aussi originaux que nous l’aurions été sans eux, et qu’en les mettant aujourd’hui de côté, on reprendrait cette originalité qu’on a manquée longtemps, par leur faute. Rien de plus douteux. Je vois dans le moyen âge des génies qui se développent sans les anciens, et d’autres qui ont reçu leur secours : la grandeur originale appartient à ces derniers. Quel troubadour ou quel trouvère peut se comparer au Dante et à Pétrarque ? C’est qu’en effet cette contemplation inspirante de la littérature antique ne pouvait pas détruire l’originalité native. Elle était ce que l’éducation est, à toutes les époques pour les esprits vigoureux, une force et un moyen, bien plus qu’un obstacle ; elle ne les submergeait pas dans de vieux souvenirs, toujours moins puissants sur l’imagination que les choses présentes ; mais elle préparait leur esprit et leur âme à sentir plus vivement, à rendre avec plus de force ce qu’ils voyaient autour d’eux.

Cette heureuse influence se montrait surtout lorsqu’ils parlaient en langue vulgaire, et sur des sujets modernes. Pétrarque n’égale Virgile que dans les sonnets italiens. Boccace n’a point de génie quand il écrit, même en langue vulgaire, son poëme grec de la Théséide. Son érudition latine, sa demi-connaissance du grec, son savant traité De la généalogie des Dieux, tout cela, fort admiré de son temps, serait ignoré du nôtre. Mais Boccace n’avait pas impunément étudié Cicéron, Virgile, Horace, Térence et presque tous les grands écrivains de l’antiquité, qu’il recherchait, transcrivait avec un soin merveilleux. Il puisa dans cette étude un goût exquis d’élégance et de naturel, un art fin et délicat ; et, cet art se mêlant aux premières et vives allures d’un idiome naissant, que l’auteur n’avait pas besoin de forcer, pour le rendre original, de là vint le style le plus savant, le plus naïf, le plus gracieux que l’on eût encore vu dans nos langues modernes. Savez-vous qu’il y a du Cicéron dans Boccace ? — Quoi ! le style du grand orateur dans les pages d’un faiseur de contes ? — Oui ; ces formes périodiques, ces phrases si habilement prolongées, cet art de réunir et de grouper une foule d’idées accessoires, ces liaisons savantes du style, cette élégance, cette harmonie se retrouvent dans les descriptions et les récits de Boccace. C’est son langage naturel, toutes les fois qu’il n’est pas licencieux ou comique. Les vengeances de l’amour, les combats de l’amitié, la résignation de la vertu lui ont inspiré cette éloquence. Je ne puis pas parler du reste.

Au quatorzième siècle, les contes manuscrits de Boccace étaient lus en Italie de tous ceux qui savaient lire. Pétrarque, grave, sévère, religieux, même dans ses faiblesses, traita le Décaméron avec indulgence. Après l’avoir loué sur le commencement et sur la fin, la description de la peste et la touchante histoire de Grisélidis : « Si j’ai rencontré, écrivait-il à son ami, quelque trace de licence, vous étiez excusé par votre âge, à l’époque où vous avez écrit cet ouvrage, par le style et la langue, par la frivolité des sujets et des lecteurs1. » Singulière excuse, il faut l’avouer, que donne ce bon Pétrarque ! Dans un écrit dangereux pour les mœurs, il semble que l’emploi de la langue vulgaire n’était qu’un tort de plus.

Aussi, quand l’imprimerie commença, et que les éditions de Boccace se multiplièrent, on devint plus rigoureux. La cour de Rome, en particulier, fut très blessée du livre ; elle y blâmait surtout la liberté de certains traits contre le clergé. Choisissons un exemple.

Boccace raconte qu’il y avait à Paris un marchand juif, fort honnête homme, quoique juif, et qui avait un ami fort bon chrétien. Le chrétien voulait toujours convertir le juif ; celui-ci se défendit longtemps ; mais enfin, il annonce à son ami le dessein d’aller à Rome. « Rome est le siège de la chrétienté, la source de la religion elle-même ; si je ne me convertis pas à Rome, où me convertirai-je ? » L’ami s’effraye de ce projet : aller à Rome, et y voir ce qui s’y passe, lui paraît un grand moyen de ne pas se convertir. Le juif part, observe tout dans Rome, et revient. Le chrétien ami, fort inquiet, vient savoir le succès de son voyage. Le juif lui dit : « J’ai vu qu’il n’y avait à Rome aucune pitié, aucune dévotion, aucune bonne œuvre dans aucun prêtre ; que l’avarice, la gourmandise, la fraude, l’envie, la débauche, l’orgueil et des choses pires encore, s’il se peut, étaient toutes en faveur, et que c’était plutôt l’officine du diable que le temple de Dieu. Il m’a semblé que le souverain pasteur et ceux qui l’entouraient faisaient tout pour détruire le christianisme. Cependant je vois que le christianisme prospère et s’agrandit ; qu’il s’élève chaque jour. J’en ai conclu que votre religion était vraie, puisque la cour de Rome et les cardinaux ne pouvaient pas la détruire. J’en ai conclu qu’à défaut de ces hommes qui devraient en être les appuis, et qui en sont les fléaux, il faut que ce soit l’Esprit saint lui-même, la main de Dieu qui soutienne le christianisme. Ainsi, allons à l’église, et là, selon les usages de votre sainte foi, faites-moi vite baptiser. »

Quelle profondeur de malice dans cette histoire.

Ce qui avait librement circulé, avant la découverte de l’imprimerie, excita les graves et tardives inquiétudes de la cour de Rome au seizième siècle. Le livre fut censuré, prohibé, frappé d’anathème. Alors une grande négociation s’établit entre un Médicis, souverain de France, et la cour de Rome. On envoya quatre ambassadeurs florentins, citoyens considérables ; et le pape nomma de son côté plusieurs commissaires. On passa deux ans à discuter le Décaméron, à retrancher des passages, à supprimer des histoires, à remplacer des mots, à couper la moitié d’un récit. Il en résulta une édition solennellement publiée, qu’on appela l’Édition des députés, en mémoire des grands travaux et des immortelles conférences qui avaient présidé à cette œuvre. Aussitôt que cette édition officielle fut publiée, tout le monde acheta des contrefaçons, où l’ouvrage original était complet.

Pour nous, messieurs, nous n’aurions pas même parlé de ce livre s’il n’avait pas fallu achever la comparaison entre les diverses littératures de l’Europe, au moment où elles commençaient à se caractériser. De plus, l’extrême popularité du Décaméron, l’influence qu’il eut dans le quinzième et le seizième siècle, est un trait de mœurs qui fait partie de l’histoire. Si l’on songe que plus tard des récits semblables se sont trouvés sous la plume et sous le nom d’une reine ; si l’on se souvient de la vie de cour que retrace Brantôme, et que laisse deviner Marguerite de Valois, on avouera que Boccace est le peintre le plus curieux et le plus vrai des mœurs que la rude corruption du moyen âge avait léguées au seizième siècle.

Sous un autre rapport, on est surpris que, tant d’années avant le grand schisme de Luther, un Italien ait écrit si librement sur les saints et les miracles. C’est un supplément populaire à la hardiesse plus sérieuse du Dante ; c’est le second signe de la grande révolution qui déjà se préparait. Chez Boccace, cette audace est couverte par la licence des mœurs ; singularité commune dans le moyen âge. La liberté philosophique toute seule aurait fait brûler l’auteur ; elle prit pour manteau la licence des mœurs ; elle a passé sous cette sauvegarde. La morale n’admet point une telle excuse ; mais, à part ce qu’elle blâme dans Boccace, il reste une admirable peinture sociale. Quand on cherche les hommes qui ont eu du génie avant Molière, à la manière de Molière, il faut nommer Boccace. Quand on veut trouver des traits de comédie aussi bons que ceux du Tartufe, il faut les chercher dans Boccace ; il faut relire l’histoire de cet hypocrite, qui, après une vie désordonnée, s’avise de vouloir mourir saint homme, trompe un prêtre par une confession de novice, s’accuse presque d’avoir tué une puce avec trop de colère, ment jusqu’à l’agonie, est canonisé après sa mort, et fait, dit Boccace, tout autant de miracles qu’un autre saint.

Voilà comment Boccace est devenu l’écrivain le plus populaire de l’Italie ; voilà pourquoi nous n’essayerons pas de le traduire. Pour nous en détourner, le scrupule littéraire suffirait, même à défaut d’un autre ; car on ne saurait atteindre à ce style habile et moqueur, à cet art facile de conter. Naïf comme le vieux français, ce style a bien plus d’élégance ; la forme en est correcte, pure, classique ; malheureusement le fond ne l’est pas du tout. C’est un motif pour nous d’abréger. Cependant, si l’on s’étonnait de m’entendre ici parler de Boccace, je rappellerais qu’un respectable prélat italien, monsignor Bottari, a lu devant l’académie de la Crusca plusieurs dissertations où il établit que les intentions de Boccace avaient été toujours parfaitement innocentes ; que ni la morale ni la religion ne pouvaient se plaindre de lui ; qu’il était de tout point irréprochable. Je ne pense pas comme le prélat ; aussi, je ne cite pas Boccace. Mais si l’on me reprochait d’avoir nommé Boccace, même sans le citer, je citerais monsignor Bottari.

Quinzième leçon

Romanzo espagnol, comment dérivé du latin. — Longue influence de la langue latine en Espagne. — Vieux monuments de la poésie castillane. — Vers d’Alphonse le Sage. — Fragment d’un poëme du Cid. — Romances du Cid.

Messieurs,

Nous avons vu, des ruines fécondes de la civilisation romaine, sortir de nouveaux idiomes, de nouvelles littératures. Nous avons suivi cette grande révolution dans les Gaules du Nord et du Midi. Nous l’avons retrouvée dans l’Italie, dans ce chef-lieu de l’ancien monde, où les invasions barbares, tant de fois renouvelées, étaient aux prises avec tous les monuments et tous les souvenirs du génie romain, et où dès lors une langue nouvelle avait dû commencer plus tard, et se perfectionner plus vite que partout ailleurs. Pour achever ce tableau, et marquer l’espèce de synchronisme moral que nous avons annoncé, il faut nous occuper aussi d’un pays dont la langue n’est pas moins immédiatement dérivée du latin, qui, voisin de la France méridionale, en adopta longtemps l’idiome poétique, qui plus tard imita les Italiens, et qui cependant conserve un génie propre et une physionomie puissamment originale. Ce pays, c’est l’Espagne.

Rien, messieurs, n’est arbitraire dans le cercle d’études que nous avons tracé. Partout se montre l’étroite parenté des langues de l’Europe méridionale ; et mille rapprochements de mœurs et de génie se mêlent à cette première affinité, d’autant plus sensible qu’on la cherche dans un temps plus reculé.

Et d’abord, messieurs, rappelons que, dans l’Espagne, comme dans les Gaules, Rome avait mis la main partout ; que ses usages militaires et civils, ses lois, ses mœurs, sa langue avaient pris, à la longue, possession du pays. De retour en Espagne, après trente-cinq ans d’absence, Martial trouvait dans sa petite ville de Bilbilis des puristes envieux qui censuraient ses épigrammes latines, et à Cordoue un poëte qui les récitait sous son nom2. Sénèque, Lucain, Florus, toute une école d’écrivains, attestent avec quelle distinction les natifs ou les colons d’Espagne cultivèrent les lettres romaines. Là, comme ailleurs, la prédication chrétienne fortifia l’œuvre de la conquête ; et l’on compte beaucoup d’Espagnols parmi les écrivains de l’Église latine. Il semble cependant que le site de l’Espagne avait dû permettre qu’il se conservât quelques traces d’anciennes mœurs, à l’abri des montagnes et des rochers. Quoique la puissance romaine eût tout fait pour bannir d’Espagne le nom carthaginois, il était resté dans plusieurs cantons une tradition de l’idiome punique. Mais dans les villes, la langue latine avait prévalu.

Ainsi, messieurs, aux derniers temps de l’empire, vers le sixième siècle, la langue et la civilisation romaines dominaient exclusivement sur la Péninsule. Là, comme dans la Gaule, se reproduisait cette double prise de possession, exercée par le pouvoir civil et par l’Église. Or, vous le savez, quand on cherche pourquoi le génie romain pénétra si profondément toutes les nations qui furent touchées par lui, on n’en trouve pas d’autre cause que ces deux envahissements successifs des légions et de l’Église. Au quatrième et au cinquième siècle, vous voyez l’Espagne chrétienne jeter un grand éclat. Elle eut de nombreux docteurs, des poëtes, des hérétiques. Elle fut le siège de plusieurs célèbres conciles. Ses évêques étaient renommés pour leur foi, et souvent loués par saint Augustin. Cette influence religieuse et savante que l’Espagne avait d’abord reçue de l’Italie, elle la recevait aussi de l’Afrique, dont les côtes septentrionales étaient alors un des pays les plus civilisés de la terre. Vous savez la gloire des Églises d’Afrique, à cette époque, leurs débats, leurs cinq cents évêques, la splendeur de Carthage, ses temples, ses écoles, ses théâtres, où l’on représentait d’anciennes tragédies latines, et des comédies de Plaute. De nos jours, un conquérant, pour injurier l’Espagne qu’il n’avait pu soumettre, disait d’elle : « N’y pensons plus, l’Espagne est en Afrique. » Par une singulière vicissitude, au cinquième siècle, ce voisinage de l’Afrique entretenait en Espagne la civilisation et la science. Cet état se prolongea jusqu’au temps des invasions, qui, de toutes parts, entamèrent l’empire romain. Les plus humains, et pour ainsi dire, les plus dociles des barbares, échurent pour conquérants à l’Espagne ; ce furent les Visigoths. Ils adoptèrent le christianisme, et prirent en même temps des principes de législation civile inconnus aux autres peuples. Aussi, dès le sixième siècle, vous voyez tout un système de justice sociale s’élever en Espagne et succéder à l’administration romaine, abolie par la défaite. L’Espagne vécut plusieurs siècles sous ces maîtres nouveaux, qui reçurent sa religion.

Est-ce à l’époque de cet établissement des Goths qu’il faut reporter l’origine de la langue espagnole ? Doit-on supposer, avec un savant célèbre, que cette langue dérive d’une langue romane, uniformément parlée dans l’Europe du Midi ? Ou ne faut-il pas croire plutôt qu’elle naquit de la lutte et du mélange de la langue latine, anciennement naturalisée en Espagne, avec quelques restes d’anciens idiomes, et la langue des nouveaux envahisseurs ? Cette seconde hypothèse est, je crois, la seule vraisemblable, du moins pour les parties de l’Espagne qui ne touchent pas au midi de la France. Il est visible que, les éléments barbares qui se mêlaient à la langue romaine étant divers, l’altération ne devait pas être uniforme. Une cause particulière voulait, je crois, qu’en Espagne le type romain se défendît longtemps, et laissât de très fortes empreintes dans la langue nouvelle. Encore aujourd’hui, en espagnol, comme en italien, on peut écrire plusieurs lignes qui seraient à la fois latines et modernes. Si la langue espagnole a conservé fréquemment les mots et les désinences sonores du latin, il ne faut pas s’en étonner ; quelque chose a dû rendre le latin plus puissant et plus durable en Espagne que partout ailleurs : c’est le pouvoir et l’action législative des évêques.

Dès le sixième siècle, vous voyez régulièrement établies en Espagne des assemblées épiscopales, où se discutaient les lois civiles. Ces conciles politiques parlaient latin, beaucoup mieux sans doute que les barons et les grands vassaux de Charlemagne : le latin était la langue unique de l’Église. Or, plus l’homme qui parlait latin avait d’influence, plus les formes du latin se perpétuaient dans la nation. Ainsi je n’hésite pas à dire que ces nombreuses assemblées d’évêques, qui remplissent toute l’histoire d’Espagne, depuis le cinquième jusqu’au huitième siècle, furent une cause permanente de domination pour le latin, et qu’enfin, lorsque cette langue s’altéra, ses types durent laisser une trace profonde dans la langue nouvelle. Un monument remarquable de cette intervention épiscopale, c’est le recueil de lois promulgué dans le seizième concile de Tolède, vers la fin du septième siècle. Écrit en latin, sous le titre de Forum judicum, ce recueil ne fut traduit en castillan que dans le milieu du treizième siècle. Jusque-là, sans doute, il était, sous la forme latine, suffisamment intelligible pour les juges et le plus grand nombre des habitants. La conquête arabe même ne paraît pas avoir détruit cet état de choses. En refoulant les peuples vaincus autour de leurs églises et de leurs prêtres, elle dut même les rattacher, dans quelques provinces, à la langue latine, comme à une langue sacrée, dans laquelle les vaincus pouvaient plus librement invoquer leur Dieu, et maudire leurs ennemis. Il est certain du moins que les rois mores d’Espagne, au huitième siècle, empruntèrent souvent la langue latine, dans les ordonnances et les actes publics qui s’adressaient à leurs sujets chrétiens.

Ce que Bossuet a dit de la France, avec une espèce de joie, qu’elle était une monarchie fondée par des évêques, serait bien plus vrai de l’Espagne. Mais, chose singulière, cette influence prédominante du corps épiscopal y fondait, non pas la monarchie absolue, comme le voulait Bossuet, mais une monarchie libre et tempérée. C’est le caractère qui règne dans le Forum judicum. Cette loi est très supérieure aux autres lois des peuples barbares, presque toujours fondées sur le droit du plus fort, entre le maître et l’esclave, et sur le droit de représailles entre les égaux. Au contraire, la vieille loi espagnole suppose une justice antérieure et générale, qui seule peut rendre le pouvoir légitime. Les évêques élisaient les rois, et les rois devaient gouverner selon les lois. Tel fut le régime sous lequel vécut l’Espagne jusqu’à l’invasion des Mores, au commencement du huitième siècle.

Cette côte d’Afrique, où étaient nés tant d’hommes célèbres dont l’éloquence avait agité les Églises chrétiennes, envoyait maintenant à l’Europe un peuple nouveau, armé tout à la fois du fanatisme et de la science, les Arabes, déjà maîtres de l’Asie. Alors plusieurs civilisations, ou, si vous voulez, plusieurs barbaries, tantôt luttant, tantôt confondues, couvrirent à la fois le sol de l’Espagne. Quelle langue prédominait dans ce chaos ? Un auteur du dixième siècle, Liutprand nous dit que, « vers l’année 728, il y avait dix langues en Espagne : 1o le vieil espagnol ; 2o le cantabre ; 3o le grec ; 4o le latin ; 5o l’arabe ; 6o le chaldéen ; 7o l’hébreu ; 8o le celtibérien ; 9o le valencien ; et 10o le catalan ». On ne conçoit pas bien dans cette nomenclature quelle pouvait être la place du grec en Espagne. L’usage du chaldéen et de l’hébreu s’explique par la présence d’un grand nombre de Juifs. Le vieil espagnol, le cantabre, le celtibérien désignent d’anciens idiomes qui avaient survécu à la conquête romaine, et qui, sans doute, en se mêlant avec le latin, donnèrent naissance à un romanzo vulgaire, devenu le castillan. Quant à la langue arabe, il paraît que d’abord elle envahit une grande partie du territoire. Un écrivain du quatrième siècle, Alvaro de Cordoue, se plaint que les chrétiens de son temps écrivaient, recueillaient, publiaient les livres arabes. « Ils estiment moins, dit-il, les ruisseaux abondants de l’Église, qui coulent du paradis. Hélas ! Ô douleur ! les chrétiens ne savent plus leur loi3. » Enfin les langues valencienne et catalane étaient évidemment identiques avec notre langue provençale.

Mais que cette langue ait été commune à toutes les parties de l’Espagne, au neuvième siècle, voilà ce que nous ne pouvons croire, malgré l’autorité d’un savant célèbre. Seulement, tous les dialectes romans de cette époque, étant fort voisins de la souche primitive, se touchaient, se confondaient en beaucoup de points.

Ainsi vous trouvez dans le vieil espagnol des lignes entières qui sont provençales ; par exemple, dans un poëme d’Alexandre au douzième siècle, vous lisez :

Era esta Corinta una nobla cuzidad,
Sobre todas las ostras avia grant bontat…

Et ailleurs :

Udieron una voz de grand tribulacion,
Fo perturbada toda la procession.

Tout cela, vous le voyez, n’est que du latin plus ou moins altéré.

Aussi, M. Raynouard, dans un admirable travail philosophique, dans sa Grammaire comparée des langues du Midi, a ramené sous un petit nombre de règles faciles et claires les diverses altérations de la langue latine dans les différents idiomes. C’est une clef pour ouvrir ces belles littératures du Midi, trop négligées de nos jours. Avec cette ingénieuse méthode, une étude de quelques mois suffit à donner l’intelligence de ces langues, dans leurs monuments les plus anciens.

La langue catalane ou provençale était parlée dans la Catalogne, dans la Navarre, et dans l’île Majorque. Un autre roman, devenu le fond de l’espagnol moderne, était usité dans la Castille. La Galice et le Portugal avaient un dialecte particulier, comme ils l’ont encore aujourd’hui.

Quand vit-on enfin l’idiome castillan sortir de la corruption du latin, et pousser, comme un jeune rameau, sur cette souche antique ? Quand cette nouvelle langue eut-elle une poésie distincte de celle des Catalans, qui se confond elle-même avec le provençal ? Certes, si la grandeur romanesque des événements, l’ardeur patriotique et religieuse, les guerres étrangères et civiles, doivent agiter, enhardir l’imagination, rien de tout cela ne manquait à la Castille. Cependant le premier réveil de la poésie populaire y paraît assez tardif. Non seulement la poétique Provence, mais notre Picardie, notre Normandie, semblent avoir produit des romans et des poëtes avant cette Espagne, où le climat devait éveiller le génie. On peut croire que l’influence arabe, dominant à la fois par les armes et par le savoir, arrêta, dans une grande partie de l’Espagne, l’originalité native des esprits. On s’étudiait à parler et à écrire la langue des vainqueurs. Encore aujourd’hui, la bibliothèque de l’Escurial renferme beaucoup de livres arabes, composés dans le douzième siècle, par des Espagnols chrétiens. Ces hommes qui ne s’étaient pas convertis au Coran, se convertissaient, pour ainsi dire, à la science et à la poésie orientale. Ils avaient pour la langue arabe cet attrait curieux qu’inspire la supériorité des connaissances. Il paraît même que l’arabe était la belle langue à la cour de plusieurs de ces petits rois de Castille, qui, tour à tour, luttaient contre les Mores, et s’unissaient à eux. Le castillan ne se conservait plus que chez les chrétiens des montagnes.

Ainsi l’invasion arabe avait accompli un des plus grands effets de la conquête : elle avait, en partie, arraché au peuple vaincu son idiome national. Si la conversion religieuse avait suivi, l’Espagne devenait entièrement arabe ; car voici la règle historique : tout peuple conquérant qui impose sa religion, impose aussi sa langue, et absorbe dans son unité la nation qu’il a soumise ; mais si le peuple conquérant n’impose que sa langue, tôt ou tard le peuple vaincu reparaîtra.

Quoi qu’il en soit, l’époque où l’idiome national, qui semblait submergé sous la conquête arabe, prit un caractère, ne remonte pas au-delà du onzième siècle. C’est alors que vous voyez les souverainetés chrétiennes se dégager du milieu des Mores, grandir, se fortifier ; c’est alors que paraît ce grand Cid, dont le nom remplit toute l’histoire d’Espagne, et en fait longtemps tout le merveilleux et toute la poésie : cependant il ne semble pas qu’il se soit conservé de monuments, en langue vulgaire, tout à fait contemporains du Cid. Le poëme du Cid, qui, par la simplicité du récit et par la barbarie gothique du langage, paraît plus ancien que toutes les romances espagnoles, n’est peut-être que du treizième siècle. C’est vers ce temps que la monarchie castillane s’affermit. Alphonse le Sage, qui monta sur le trône en 1252, protège et cultive les sciences, au milieu d’un règne agité.

Ce prince est un des hommes extraordinaires du moyen âge ; il eut plus d’une fois à combattre ses sujets et ses enfants ; lié souvent par des traités avec les rois mores d’Espagne, il passa pour un impie. Le premier des princes espagnols, il se fit nommer empereur d’Allemagne. Pour acheter cette dignité, il appauvrit, il épuisa ses sujets par des impôts, tout en se vantant d’avoir trouvé par sa science la pierre philosophale. Cette découverte eût été bien belle pour un roi, et aurait facilité son gouvernement ! il aurait fait tout seul son budget, sans consulter les cortès ! Mais il paraît que cette ressource prétendue était vaine ; car les peuples mécontents se soulevèrent contre Alphonse, qu’ils accusèrent d’avoir falsifié les monnaies : c’était là sans doute tout son secret pour faire de l’or. Quoi qu’il en soit, le roi, pour se justifier, a consigné dans un poëme sa mystérieuse science. Il y raconte qu’ayant appris qu’il vivait en la terre d’Égypte un sage versé dans la connaissance de l’avenir, il l’a consulté par ses messagers ; qu’il lui a même envoyé jusqu’au port d’Alexandrie le meilleur de ses vaisseaux, que le sage astronome s’y est embarqué, et est venu avec empressement à sa cour, « Il savait faire, ajoute-t-il., la pierre qu’on nomme philosophale, et il m’a enseigné cet art. Nous l’avons faite ensemble ; depuis, je l’ai faite seul ; et bien souvent mon trésor s’en est accru. » Alphonse se compare, sous ce rapport, au roi Midas ; et il ajoute qu’il veut faire jouir de cette découverte sa patrie et sa famille. « Je veux, dit-il, vous donner un avis qui n’est pas de médiocre importance ; si vous devenez possesseur de ce trésor, vous le devez tout entier à celui qui vous le révèle. » Malheureusement il exprime cette merveilleuse recette par des hiéroglyphes et des lignes que personne n’a jamais su déchiffrer.

Quoi qu’il en soit, c’est de ce prince et de son règne que datent les progrès de la langue espagnole vulgaire, du roman espagnol ; car remarquez-le bien, cette expression de roman qui n’indique pas l’unité de formes, mais l’unité d’origine, s’applique à toutes les langues du Midi. En 1220, Jacques Ier, prince de Catalogne, avait défendu à ses sujets la lecture des livres saints en langue romane : « Ne quis libros veteris vel novi testamenti in romancio habeat. »

Alphonse le Sage, au contraire, fit traduire la Bible en langue romane, c’est-à-dire en castillan ; car le même mot indique ici deux dialectes fort différents. Du reste, si ce travail prouve une langue régulière, il ne paraît pas que cette langue eût encore de véritable poésie. Le Romancero, cette espèce d’Iliade populaire que le goût de notre siècle admire avec raison, appartient à une époque plus récente, au moins dans sa forme actuelle ; les pièces éparses qui le composent ont été retouchées et refaites, peut-être dans le quinzième siècle. On y trouve des allusions mythologiques peu conformes à la simplicité chevaleresque et chrétienne des premiers temps. Mais il n’est pas moins vrai de dire que ces chants populaires sont un des monuments les plus originaux du génie moderne, dans le moyen âge. Difficilement, on trouverait une poésie qui, sous la négligence du mètre et du langage, eût plus de vivacité ; et malgré quelques traces d’affectation, et quelques jeux de mots dont nous ignorons la date, nulle part la simplicité des mœurs primitives, ce mélange de générosité et de férocité, n’est plus remarquable et plus intéressant par le contraste.

Ces romances, nous l’avons dit, sont loin d’être le plus ancien témoignage qui nous reste du Cid. Peut-être ne sont-elles en grande partie que des fragments altérés de quelque grand poëme perdu. Les exploits du Cid avaient été racontés par les Mores, comme par les chrétiens. On dit même que ce héros, qui, dans les vicissitudes de sa vie, tira plus d’une fois l’épée pour les ennemis de sa foi, avait près de lui deux écuyers musulmans qui furent les premiers historiens de sa vie. Ces récits furent répétés et traduits. Telle est l’origine vraisemblable d’un fragment sur le Cid, fort antérieur aux romances, si l’on en juge par la rudesse de la versification et du langage. Un savant littérateur a déjà fait connaître quelques passages de ce poëme, qui n’embrasse qu’une époque de la vieillesse du Cid. Nous essayerons de revenir après lui sur ce sujet, en choisissant de préférence ce qu’il a négligé de traduire. Il ne s’agit pas là du premier coup d’épée de don Rodrigue. Ce n’est pas le Cid de Corneille, le jeune amant de Chimène, avec son duel et son amour. Le chroniqueur espagnol raconte le dernier exil du Cid, qui, à l’âge de soixante-quatre ans, est banni par le roi Alphonse VI, et se sépare de sa femme et de ses fils.

« Pleurant de ses yeux, malgré sa force d’âme, il tournait la tête et regardait sa demeure. Il vit les portes ouvertes et sans cadenas ; les perches de la fauconnerie vides, sans toiles et sans faucons et sans autours apprivoisés. Mon Cid soupira ; car il eut de très grands soucis. Mon Cid parla bien, et d’une voix très calme : “Merci à toi, Seigneur père, qui es dans les cieux. Mes ennemis méchants m’ont enlevé cela.” Alors il se hâta de partir, et lâcha les rênes. À la sortie de Bivar, ils eurent la corneille à droite ; et à l’entrée de Burgos, ils l’eurent à gauche. Mon Cid conduisait les hommes et levait la tête. Mon Cid Ruy Diaz entra dans Burgos. Il avait à sa suite soixante lances ornées de bannières. Pour le voir, les hommes et les femmes s’étaient mis aux fenêtres, pleurant de leurs yeux : tant ils avaient de douleur ! et ils disaient de leur bouche, pour toute parole : “Dieux, quel bon vassal, s’il avait eu un bon seigneur !” Mais personne n’osait l’inviter : tant le roi Alphonse avait une grande puissance ! Car, avant la nuit, son ordre, écrit et scellé, était venu à Burgos avec un grand message annonçant que personne ne donnât logement à mon Cid, et que tout homme qui lui dirait une simple parole perdrait les oreilles et les yeux de la tête, et de plus, le corps et l’âme. Le peuple chrétien avait un grand tourment ; car il n’osait rien dire de mon Cid. Le Cid alla droit à son logement ; il trouva la porte bien verrouillée par la terreur du roi Alphonse qui le voulait ainsi ; en sorte que si on ne les brisait par force, nulle ne s’ouvrait. Les gens de mon Cid appelaient à haute voix. Les gens de la maison ne voulaient pas répondre une parole. Mon Cid s’approcha, tira son pied de l’étrier, et frappa un coup. La porte ne s’ouvrit pas ; car elle était bien fermée. Une petite fille de neuf ans se tenait l’œil au guet. “Cid, une autre fois, vous avez ceint l’épée dans un bon moment. Maintenant le roi a défendu de vous recevoir. À la nuit, son ordre est venu avec un grand message, et fortement scellé. Nous n’oserions vous ouvrir, ni vous recueillir pour rien. Sinon nous perdrions notre avoir et nos maisons, et de plus, les yeux de la tête. Cid, vous ne gagneriez aucune chose à notre mal. Mais que le Créateur vous favorise de toutes ses bénédictions.” La petite fille dit cela, et tourna vers sa maison. Le Cid alors vit qu’il n’avait pas la bonne grâce du roi. S’étant retiré de la sorte, il traversa Burgos. »

Tout cela ne ressemble guère sans doute à nos idées romanesques sur la gloire du Cid ; mais je ne sais s’il est possible de mieux exprimer le délaissement de ce grand capitaine. Cette ville inhospitalière, ces maisons fermées, cette petite fille de neuf ans qui seule ose parler au proscrit, l’obéissance résignée du Cid qui s’éloigne, tout cela forme, dans la rude négligence du chroniqueur, une peinture parfaitement originale.

Le Cid emprunte cinq cents marcs d’argent à un juif, rassemble quelques centaines de cavaliers, et va combattre les Mores. Après de grands exploits, dont il fait hommage à l’injuste Alphonse, le Cid s’empare de Valence, où il fait venir sa femme et ses filles. Assiégé dans sa conquête par l’empereur de Maroc, il remporte une grande victoire ; il se promet d’y trouver le trousseau de ses filles, que, pour plaire au roi Alphonse, il donne en mariage aux infants de Carion. Je ne reproduirai pas la partie de cet épisode habilement rendue par M. de Sismondi ; les filles du Cid, livrées à leurs indignes époux, sont maltraitées par eux, et laissées pour mortes dans le bois de Corpès. Ramenées à leur père, leur vue excite sa vengeance ; il réclame justice auprès du roi Alphonse. Les cortès sont assemblées à Tolède ; on y voit, dit le chroniqueur, les hommes les plus sages et les meilleurs de toute la Castille.

« Le cinquième jour, arriva mon Cid le Batailleur. Il envoya devant Alvar Fanez, pour baiser les mains du roi, son seigneur, bien qu’il sût qu’il arriverait le même soir. Quand le roi l’apprit, il fut touché. Il monta à cheval avec des grands, et alla recevoir celui qui était né dans une heure prospère. Le Cid vint à la hâte, avec les siens, compagnies vaillantes qui ont un seigneur semblable à elles. Quand le bon roi Alphonse le vit, le Cid le Batailleur se jeta à terre. Il voulait s’abaisser, et honorer son seigneur. Quand le roi l’entendit, il ne tarda pas un moment : “Par Isidore, en vérité, cela ne sera pas aujourd’hui. À cheval, Cid ; sinon, je ne serais pas content. Nous vous saluons d’âme et de cœur ; mon cœur est affligé de ce qui vous pèse. Dieu veut que votre présence honore aujourd’hui la cour”. — Amen, dit mon Cid le Batailleur. Il baisa la main du roi, et il salua : “Grâces soient le rendues à Dieu, quand je vous vois ! Je me soumets à vous et au comte don Henrique, et à tous ceux qui sont ici. Dieu sauve nos amis, et vous surtout, seigneur ! Mon épouse dona Ximena est une dame d’honneur ; elle vous baise les mains, parce que ce qui nous afflige vous pèse, seigneur.” — Le roi répondit : “Qu’il se fasse ainsi.”

« Le roi retourna vers Tolède. “Cette nuit, dit mon Cid, je ne veux pas aller plus loin. Grâces soient rendues au roi, et que le Créateur vous favorise ! Rentrez dans la ville, seigneur. Moi, avec les miens, je m’arrêterai à Saint-Servan. Mes compagnies resteront là cette nuit ; je ferai la veille dans ce saint lieu. Demain matin, j’entrerai dans la ville, et j’irai à la cour, avant de déjeuner.” — Le roi dit : “Il me plaît.” Et il entra dans Tolède. Mon Cid Ruy Diaz était demeuré à Saint-Servan. Il ordonna d’allumer des cierges et de les poser sur l’autel. Il eut le désir de veiller dans le sanctuaire même, en priant le Créateur, ils dirent les matines au point du jour ; la messe fut achevée avant le lever du soleil ; l’offrande du Cid fut bonne et complète. »

Le poëte chroniqueur continue son récit avec la même exactitude minutieuse :

« Mon Cid partit de Saint-Servan pour la cour. À la porte du dehors, il descendit de cheval, à son gré. Il entre prudemment avec tous les siens. Il marche entouré d’eux, au nombre de cent. Quand on vit entrer celui qui était né dans une heure prospère, le roi don Alphonse, le comte don Henrique et le comte don Raymond, se levèrent, et après eux, tous les autres ; et ils reçurent le Cid avec grand honneur. Le roi dit au Cid : “Çà, venez, sire Batailleur, sur ce siège que je vous dois, bien qu’il déplaise à quelques-uns, vous serez assis mieux que nous.” Alors celui qui avait conquis Valence fit beaucoup de remerciments : “Siégez sur votre banc, dit-il, comme roi et seigneur. Je m’assoirai là avec les miens.”

« Le roi approuva du cœur ce que disait le Cid ; et mon Cid se plaça sur un banc. Les cent hommes qui le gardaient se mirent à l’entour. Tout ce qu’il y a de gens à la cour regardaient mon Cid et sa barbe longue et liée par un cordon. Dans ses mouvements, il semblait bien un homme. Les infants de Carion, accablés de honte, ne pouvaient le regarder. Alors se lève debout le roi don Alphonse : “Écoutez, hommes d’armes, et que le Créateur vous favorise. Depuis que je suis roi, je n’ai pas fait plus de deux assemblées de cortès : la première fut à Burgos, et l’autre à Carion. Je tiens cette troisième à Tolède aujourd’hui, pour l’amour de mon Cid, né dans une heure prospère, afin qu’il ait justice des infants de Carion. Ils lui ont fait un grand tort, nous le savons tous. Soient juges le comte don Henrique, le comte don Raymond, et vous autres comtes qui n’êtes d’aucun parti, avec sagesse et prudence, parce que vous êtes examinateurs, pour choisir la justice. De part et d’autre, soyons en paix aujourd’hui. Je jure par saint Isidore, celui qui engagera mes cortès à me quitter perdra mon affection. Maintenant, mon Cid, fais ta demande ; nous saurons ce que répondent les infants de Carion,”

« Mon Cid baisa la main du roi, et se levant : “Je vous remercie beaucoup, comme roi et seigneur, de ce que vous tenez cette assemblée par amour de moi. Voici ce que je demande aux infants de Carion. Pour mes filles qu’ils ont délaissées, je ne sens pas de déshonneur ; car vous les aviez mariées, roi. Mais quand ils emmenèrent mes filles de Valence la grande, bien que je les aimasse d’âme et de cœur, je leur donnai deux épées, Colada et Tison. Je les avais gagnées à la manière d’un baron, pour me faire honneur avec elles et vous servir. Quand ils abandonnèrent mes filles dans le bois de Corpez, ils ne voulurent plus avoir rien de commun avec moi ; et ils perdirent mon affection. Qu’ils me donnent mes épées, puisqu’ils ne sont plus mes gendres. »

« Les jugent dirent : “C’est raison.” Le comte de Garcia dit : “Nous discuterons cela.” Alors les infants de Carion se retirèrent à part avec tous leurs parents et le parti qu’ils ont là. Ils traitèrent vite la chose, et l’accordèrent. “Le Cid Batailleur nous fait grande amitié de ne nous rien demander aujourd’hui pour l’honneur de ses filles : nous aurions traité avec le roi don Alphonse. Donnons-lui ces épées, puisque telle est sa demande ; et quand il les aura reçues, la cour peut se séparer : le Cid le Batailleur n’aura plus d’autre justice de nous.”

« Ayant ainsi parlé, ils revinrent à la cour : “Merci, roi don Alphonse ; vous êtes notre seigneur. Nous ne le pouvons nier, il nous a donné deux épées ; puisqu’il les demande, et qu’il en a envie, nous voulons les rendre, devant vous.” Ils découvrirent les épées, Colada et Tison, et les posèrent dans la main du roi leur seigneur. Il tira les épées, et illumina toute l’assemblée. Les poignées et les garnitures sont tout en or. Tous les vaillants hommes de la cour en furent émerveillés.

« Le Cid reçut les épées, baisa les mains du roi, et retourna au banc d’où il s’était levé ; il les tient dans ses mains, et les regarde de plus en plus. On n’avait pu les changer ; car le Cid les connaît bien. Il tressaillait de joie dans tout son corps, et sourit. Il leva la main et se prit la barbe. “Par cette barbe que personne n’a arrachée, qu’elles aillent venger dona Elvire et dona Sol !” Et il appelle son cousin, tend vers lui le bras, et lui donne Tison. “Prends-la, cousin ; elle devient meilleure par son maître.” Il tend le bras à Martin Antolinez de Burgos, et lui donne Colada. “Martin Antolinez, preux vassal, prenez Colada ; je l’ai gagnée sur un bon seigneur, le comte don Raymond Bérenger de Barcelonne ; je vous la donne pour que vous en ayez grand soin. S’il vous arrive de combattre avec elle, vous gagnerez grand prix et grande estime.” Antolinez lui baisa la main, il prit et reçut l’épée. Aussitôt mon Cid le Batailleur se lève : “Grâces soient rendues au Créateur et à vous, roi seigneur ! Je suis ci payé maintenant de mes épées, Colada et Tison. J’ai autre chose à redemander aux infants de Carion. Quand ils emmenèrent de Valence mes deux filles, je leur donnai en or et en argent trois mille marcs d’argent. Moi faisant cela, ils ont agi comme vous le savez : qu’ils me donnent mon avoir, puisqu’ils ne sont plus mes gendres. »

Les infants accablés cèdent encore à cette juste demande, qu’ils croient la dernière. Alors le Cid éclate en reproches plus violents ; il réclame, non plus des restitutions, mais la vengeance de l’outrage de ses filles ; et il presse la cour de lui accorder le combat contre ces traîtres. Tout cela sans doute, malgré la rude négligence du langage, nous paraît éclatant et poétique. Cette ruse du Cid, pour reprendre d’abord à ses ennemis ses propres bienfaits, ces deux épées remises aux deux champions que le Cid se destine, et qu’il charge tout à coup de venger sa cause, voilà un grand spectacle d’imagination ou d’histoire. Nous croirions le fait historique ; tant le chroniqueur paraît peu capable d’inventer avec génie ; mais peut-être n’a-t-il fait que copier une tradition populaire.

Après un débat sur la dernière demande du Cid, les infants sont assignés à paraître en champ clos, dans un délai de trois semaines. Le roi don Alphonse et toute sa cour viennent assister à ce combat, où les infants de Carion tombent vaincus par les champions du Cid. Enfin, pour achever la vengeance et la gloire du héros, ses deux filles outragées sont demandées en mariage par les infants de Navarre et d’Aragon.

Roman de chevalerie, pour ainsi dire historique, ce poëme du Cid est un des monuments les plus curieux du moyen âge. La langue dans laquelle il est écrit, facilement intelligible, touche encore, de toutes parts, au latin. Les mots d’origine arabe y sont fort rares. On n’y trouve pas, comme dans les romances, quelques-uns de ces traits laborieux et recherchés qui décèlent une époque plus récente. Tout y est simple et grossier ; mais il y règne une véritable originalité de mœurs et de langage.

D’une antiquité moins authentique, le recueil des Romances du Cid doit exciter cependant un vif intérêt. Il abonde en traits poétiques. Souvent on y retrouve aussi les traces de cette nature inculte qui éclate dans le poëme du Cid, et qu’a défigurée plus tard la galanterie chevaleresque. Je le dirai cependant, ce romancero, formé de chants accidentels, recueillis et remaniés à diverses époques, me paraît un des arguments que l’on peut opposer à ceux qui donnent à l’Iliade une origine semblable, et en font l’œuvre collective et populaire d’un siècle. Vous ne trouverez dans le romancero du Cid rien de cette belle ordonnance, de cette unité, de cet intérêt progressif qu’on admire dans l’épopée homérique. On a beau dire, le hasard ne peut pas simuler le génie.

Mais, si quelques-unes de ces romances sont froides et communes, on trouve dans les autres des scènes d’une admirable naïveté, une vive expression de mœurs, des mots sortis du cœur. Le caractère de don Diègue, tel que l’a tracé Corneille, aurait pu s’emprunter à ces romances. Ce désespoir de l’honneur outragé, cette douleur de la vieillesse qui ne peut se venger, cet honneur espagnol enfin, sont rendus avec une force admirable dans les premières romances. Corneille ne paraît en avoir connu que deux, et même sous une forme très inexacte. Son génie a deviné et remplacé le reste. Cependant, ne nous y trompons pas, si Corneille emprunte à ces romances la tradition si poétique des amours de Chimène, il l’a bien embellie par son langage.

Nous parlerons avec détail de ce recueil, messieurs. On l’a souvent défiguré, même en l’admirant. L’écrivain étranger qui, par ses éloges et ses traductions, a jeté le plus d’éclat sur ces romances, Herder, en détruit tout à fait la simplicité par son faux coloris germanique. On a plus d’une fois loué ces romances d’après sa version, qui ne leur ressemble pas. Ainsi, dans la première, il supprime l’épreuve toute matérielle que don Diègue essaye sur les poignets et les bras de ses fils, pour chercher un vengeur. À cette torture, Corneille avait substitué un admirable dialogue : Herder est moins heureux. Voici la traduction fidèle de l’original espagnol :

« Diego Lainez songeait avec souci à la tache de sa maison, fidèle, riche et antique, plus que celle d’Inigo et d’Abarca : et voyant que les forces lui manquent pour la vengeance, et que ses longs jours ne lui permettent pas de la prendre par lui-même, il ne peut plus dormir de nuit, ni goûter des aliments, ni lever de terre ses yeux ; il n’ose sortir de sa demeure, ni causer avec ses amis : il craint que le souffle de sa honte ne les offense. Étant à lutter avec ces nobles dégoûts, pour user d’une épreuve qui ne tournât point à mal, il fit appeler ses fils, et, sans leur dire une parole, il alla leur prenant, l’un après l’autre, leurs jeunes mains fidèles, non pour y chercher les lignes de la chiromancie ; car cette mauvaise pratique n’était pas encore née en Espagne ; mais, malgré l’âge et ses cheveux blancs, l’honneur donnant des forces à son sang glacé, à ses veines, à ses nerfs et à ses froides artères, il serra leurs mains de telle sorte, que les jeunes hommes dirent : “Seigneur, c’est assez ; qu’essayes-tu ? que veux-tu ? Lâche-nous, car tu nous fais mourir.” Mais, quand il en vint à Rodrigue, l’espérance du secours qu’il cherchait étant comme morte, puisqu’il ne se trouve pas dans les deux premiers, celui-ci, les yeux rouges de sang, comme une tigresse d’Hircanie, avec beaucoup de fureur et d’audace, lui dit ces mots : “Lâche-les, mon père ; ou malheur à toi ! Lâche-les ; car il ne te suffirait pas d’être mon père ; ni de me faire satisfaction en parole. Mais, avec ma main même, je t’arracherai les entrailles, mon doigt se faisant passage en place de dague ou de poignard.” Le vieillard, pleurant de joie, dit : “Fils de mon âme, ton courroux me soulage, et ton indignation me plaît. Ces bras, mon Rodrigue, montre-les pour la vengeance de mon honneur, qui était perdu, s’il n’est reconquis et gagné par toi.” Il lui conta son injure, et lui donna sa bénédiction, et l’épée, avec laquelle Rodrigue donna la mort au comte, et commencement à ses exploits. »

Je ne prolongerai pas aujourd’hui cet examen du romancero. J’ai mieux aimé traduire que raisonner. Je reviendrai sur ce sujet ; et je tâcherai de faire connaître quelques fragments curieux de cette vieille littérature espagnole, où l’on trouve de si belles choses anonymes, et tant de poésie, sans un grand poëte.

Seizième leçon

Caractère surtout historique de la vieille poésie castillane. — Romance du roi Rodrigue. — Nouvelles observations sur le romancero du Cid. — Poésies morales. — Don Santo Rabby. — L’esprit religieux de l’Espagne au moyen âge ; moins intolérant que dans la suite. — Légendes versifiées. — Prose castillane. — Don Juan Manoël. — Le chroniqueur Ayala.

Messieurs,

Je réunirai, dans cette séance, des souvenirs fort divers, toujours sur un même sujet, la vieille littérature castillane.

Lorsque la critique est moins une leçon de goût, qu’une recherche d’érudition, lorsque, au lieu d’analyser les chefs-d’œuvre, elle s’attache à découvrir quelques singularités inédites, quelques rares échantillons d’une barbarie plus ou moins originale, l’intérêt doit quelquefois languir. Si pourtant cela nous arrive, messieurs, la faute semble en être à moi. Est-il, au premier abord, une étude plus faite pour exciter l’intérêt et ranimer l’imagination, que cette histoire toute poétique de l’Espagne, ce mélange de religion, de guerre, d’amour, comme dans le reste du moyen âge, mais avec des nuances orientales et plus fortes ? D’où vient cependant que les monuments de cette époque ne répondront pas à toute l’attente éveillée dans l’imagination par le nom de cette époque même ? C’est que, pour les contemporains, la réalité n’avait pas tout le charme de grandeur et de poésie que nous y supposons vaguement. Aujourd’hui, paisibles rêveurs, évoquez, dans les palais de Grenade, dans les tours de l’Alhambra, les souvenirs de l’amour et de l’honneur, vous croirez, au loin, entrevoir mille fantômes poétiques. Il vous semblera que l’Espagne était, au moyen âge, un pays d’enthousiasme et de génie. Mais il n’en va pas ainsi. La Castille est moins féconde, moins variée dans ses vieux monuments littéraires, que ne le fut la Picardie, par exemple. Oui, feuilletez les romans des trouvères au treizième siècle, une foule d’inventions heureuses, une abondance inépuisable d’imagination caractérisent ces provinces, dont le nom, à force d’être national, est devenu bourgeois et vulgaire à nos yeux. Au contraire, l’esprit tout échauffé d’une vague admiration, cherchez-vous ce que la longue lutte de deux religions, le génie des Mores et celui des chrétiens ont dû produire de neuf et de hardi dans les arts, hormis les belles romances du Cid, la moisson ne sera pas abondante.

Cependant, quelques traits distinctifs marqueront la poésie espagnole à sa naissance. Le premier, c’est un amour de la patrie, plus animé que chez les autres peuples du même temps. Ce besoin qu’avait l’Espagnol de regagner pied à pied sa terre natale, cette présence assidue de l’ennemi, cette croisade permanente pendant cinq siècles, c’étaient là des aiguillons qui devaient exciter l’amour du pays jusqu’au fanatisme.

Aussi, dans cette littérature plus riche de l’Italie, de l’Angleterre, de la France, au moyen âge, vous ne trouverez pas, comme en Espagne, une suite de chants tout à fait nationaux ; vous n’y trouverez pas, sur chaque événement, sur chaque grand homme du pays, une romance populaire. C’est donc là le premier caractère de cette littérature du moyen âge en Espagne ; moins variée, plus pauvre que celle des autres pays de l’Europe, elle est plus indigène, plus locale, plus historique.

L’imagination poétique de ce peuple semble avoir été, pendant plusieurs siècles, absorbée par cet unique soin de lui-même. Vous trouverez chez les Espagnols, beaucoup moins que chez les autres nations romanes, les longs poëmes, les longs récits chevaleresques et les fabliaux. Ce n’est qu’au sortir du moyen âge, quand l’Espagne eut échangé son patriotisme, multiple, divisé comme son territoire, contre la grande monarchie de Charles-Quint, que sa littérature devient si féconde et si puissante à la fois.

Cependant, après avoir fait prédominer, dans les origines de la littérature castillane, cette forme historique de la romance populaire, nous rappellerons quelques essais d’un autre genre, quelques imitations de nos romans de chevalerie, et surtout quelques poëmes mystiques naturels au génie espagnol, mais qui, sans doute, inspirés dans la monotonie du cloître, n’ont rien de la verve poétique des romances. Enfin, pour compléter cette revue de toutes les formes que la pensée recevait, à la même époque, dans les diverses contrées de l’Europe latine, nous opposerons à Villani et à Froissart les premiers essais des chroniqueurs espagnols en langue vulgaire.

Le plus ancien monument de cette poésie espagnole, que j’appelle une suite d’annales, retenues par l’imagination populaire, c’est la Romance du roi Rodrigue. Je la traduis avec une rigoureuse exactitude ; je tâche d’en conserver les expressions ; et, dans quelques idiotismes, vous reconnaîtrez plus d’une trace de la première et étroite affinité entre les dialectes romans.

« Les armées de don Rodrigue perdaient courage et fuyaient, tandis que, dans un huitième combat, ses ennemis étaient vainqueurs.

« Rodrigue s’éloigne de son pays et de son camp royal. Il va seul, le malheureux ; nul compagnon ne lui restait.

« Épuisé de fatigues, il ne pouvait plus conduire son cheval, qui chemine au hasard, comme il lui plaît ; car il ne dirige plus sa route.

« Le roi marche si accablé, qu’il ne sent plus ; il est mort de soif et de faim, tellement que c’était pitié de le voir. Il est si couvert de sang, qu’il paraissait rouge comme la flamme.

« Il portait toutes faussées ses armes qui étaient garnies de riches pierreries ; il portait une épée dentelée comme une scie par les coups qu’elle a reçus. Son casque bosselé s’enfonçait sur sa tête : son visage était gonflé par la souffrance.

« Il monte sur la cime d’un coteau, le plus élevé qu’il aperçoit. De là, il regarde son armée, comme elle est vaincue. Il regarde ses bannières et les étendards qu’il avait, comme ils sont tous foulés aux pieds et couverts de poudre.

« Il cherche des yeux ses capitaines ; et aucun ne paraissait. Il regarde la plaine teinte d’un sang qui coule en ruisseaux ; et triste de ce spectacle, il sentait en lui une grande pitié.

« Pleurant de ses yeux, il parlait ainsi :

« “Hier, j’étais roi d’Espagne ; aujourd’hui je ne le suis pas d’un seul village.

« “Hier, j’avais des villes et des châteaux ; aujourd’hui je n’ai rien.

« “Hier, j’avais des créatures et un peuple qui me servait ; aujourd’hui je n’ai pas un créneau, que je puisse dire à moi.

« “Malheureuse fut l’heure, malheureux fut le jour où je naquis, et où j’héritai d’une si grande seigneurie, puisque j’avais à la perdre tout entière en un seul jour !

« “Ô mort, que ne viens-tu ! Que ne m’enlèves-tu mon âme de ce corps misérable, puisqu’on t’en rendrait grâces !” »

La monarchie des Goths est tombée. Voilà le génie espagnol qui commence sous la servitude et qui va grandir dans ce pénible apprentissage. Une résistance et un progrès continués pendant six siècles, jusqu’au moment où les bannières espagnoles viendront assiéger Grenade, et où l’on chantera les Adieux du roi Boabdil, cette lente éducation d’un peuple, commencée par la défaite, achevée par la victoire, tout cela est marqué par autant de poésies, dont la simplicité fait la grandeur, où le poëte n’est rien, où l’événement est tout.

Parmi les héros divers de ces chants, il en est un qui éclate par-dessus tous les autres, le Cid ; son histoire est à la fois authentique et romanesque. Ailleurs, dans la France si guerrière, la chronique et le roman sont deux choses distinctes. À l’exception de Charlemagne et de sa cour, dont l’histoire se perdait dans un passé déjà lointain, nos héros véritables ne servaient pas au récit de nos trouvères. Les personnages de tous ces romans, dont s’est amusé si longtemps l’esprit de l’Europe, et qui n’ont pu être tués que par l’imagination plus forte et la raison moqueuse de Cervantes, ces personnages, Cléomadès, Tristan de Léonois, etc., sont étrangers au monde réel. Mais le Cid est un héros intermédiaire entre la fable et l’histoire. Ses grands exploits, ses conquêtes, sa fière indépendance de la suzeraineté de Castille, tout cela est historique ; et en même temps le romancero fait d’un grand capitaine un chevalier errant qui sauve l’honneur des femmes et punit la déloyauté. La grandeur historique et l’idéal du roman chevaleresque, voilà le Cid dans le romancero.

Un jeune écrivain de talent et de goût prépare une traduction complète de ce recueil. Je désire beaucoup que son élégant travail soit bientôt publié. Mais je n’essayerai pas de détacher quelque chose des cahiers qu’il a bien voulu me confier : voulant toujours lier quelques idées aux exemples que je rapporte, il faut bien que je traduise moi-même ces exemples, de peur que, sous une autre main, ils ne contredisent mes idées. Je vais donc vous citer encore les romances du Cid dans ma traduction, choisissant ce qui peut faire ressortir les diverses nuances de grandeur historique et de beauté poétique. Je ne discute pas la question d’ancienneté. Nul doute, je le répète, que ces poésies longtemps traditionnelles n’aient subi bien des variantes, par lesquelles chaque génération s’appropriait cette œuvre nationale. Cela même prouve combien elles sont indigènes. Elles se sont perpétuées en se modifiant, toujours sous l’empreinte du caractère espagnol.

Oui, sans esprit de système, sans admiration paradoxale, il est impossible de ne pas goûter vivement ces chants. Je regrette que notre grand Corneille les ait à peine connus, et que, hormis deux romances mutilées et confuses, il n’ait eu qu’un reflet de cette poésie primitive à travers des tragédies espagnoles du seizième siècle. Plus on admire la passion, la poésie, qui éclatent dans le Cid de Corneille, cet amour de Chimène, si pur et si abandonné, ces caractères de don Diègue et de Rodrigue, plus on sentira vivement les romances espagnoles.

Les romances esquissent rapidement ce que le poëte français développe selon le génie de notre théâtre. Tout y est plus simple et plus rude. Je ne rappelle pas les vers de Corneille ; mais que chacun se les récite à soi-même. Prenons le moment où le père envoie son fils à la vengeance, et où le fils hésite entre son amour et son bonheur. Voici maintenant la romance.

« Le Cid restait pensif, se voyant jeune d’âge pour venger son père, en tuant le comte de Lozano. Il regardait la bande redoutable du puissant ennemi, qui avait, dans les montagnes, mille Asturiens, ses partisans ; il considérait comment, dans les cortès du roi de Léon Fernand, le vote du comte était le premier, et son bras le meilleur dans les guerres. Tout cela lui paraissait peu devant une telle injure, la première qui se fût faite au sang de Lain le Chauve. Au ciel, il demandait justice ; à la terre, il demandait du champ ; à son vieux père, liberté de combattre ; à l’honneur, du courage et un bras. Il ne s’inquiète pas de sa jeunesse, parce qu’en naissant le vaillant hidalgo est accoutumé à mourir pour les occasions d’honneur. Il découvrit une vieille épée de Mudarra le Castillan, qui restait là vieille et rouillée, par la mort de son maître ; et songeant qu’elle seule suffisait pour la décharge de son devoir, avant de la ceindre, il lui parla ainsi, tout agité : “Tiens compte, vaillante épée, que mon bras est celui de Mudarra, et qu’il va combattre lui-même avec ce bras parce que l’offense est sienne. Je sais bien que tu auras honte de te voir ainsi dans ma main ; mais tu ne pourras avoir la honte de reculer d’un pas : tu me verras, sur le champ de bataille, aussi brave que tu es de bonne trempe. Tu as recouvré un second maître, aussi bon que le premier.

« “Allons, allons au champ, parce que c’est l’heure de donner au comte Lozano le châtiment que méritent sa langue si infâme et sa main.” Déterminé, le Cid va ; et il va si déterminé, que, dans l’espace d’une heure, il demanda vengeance au comte. »

Le défi de Rodrigue au comte, la douleur et la joie du vieux don Diègue, tout cela n’est pas moins énergiquement rendu que dans Corneille. Rodrigue apporte à son père la tête sanglante du comte, puis commence ce drame de Chimène poursuivant la mort de Rodrigue. Mais la Chimène des romances espagnoles n’est pas combattue par l’amour. Un mot seul du roi donne l’idée que cet amour pourra naître. L’art du moyen âge n’avait pas imaginé ces contrastes passionnés, où triomphe la tragédie moderne. Écoutez le romancier espagnol :

« Le seigneur roi était assis dans son fauteuil à dos, jugeant les discordes de sa nation mal réglée : libéral et justicier, il récompense le bon, et punit le méchant, parce que les châtiments et les récompenses font la sécurité des vassaux. Traînant de longs manteaux de deuil, entrèrent trente hidalgos, écuyers de Chimène, fille du comte Lozano. Elle demanda aux huissiers envoyés vers elle la suspension des jugements. En ce moment, le roi envoya à la chambre de dona Uraca un message ; et. Chimène commença ainsi ses plaintes à genoux sur l’estrade : “Seigneur, il y a, six mois que mon père est mort sous les mains d’un jeune homme, que les tiennes ont élevé pour être meurtrier. Quatre fois je suis venue à tes pieds ; et quatre fois ma poursuite a obtenu des promesses, et justice, jamais. Don Rodrigue de Bivar, jeune homme orgueilleux et vain, profane tes justes lois ; et tu favorises ce profanateur : tu le caches, tu le couvres, puis, l’ayant mis en sûreté, tu gourmandes tes juges, parce qu’ils ne peuvent le prendre. Si les bons rois représentent l’image et de Dieu et son office sur la terre envers les humbles humains, il ne doit pas être roi bien craint et bien-aimé, celui qui manque en la justice, et encourage les méchants. Tu vois cela, tu en juges mal ; pardonne, si je te parle mal ; l’injustice change, dans une femme, le respect en colère. — Gentille donzelle, répondit le roi Fernand, il n’est pas que vos plaintes ne puissent adoucir un cœur d’acier et de marbre. Si je garde don Rodrigue, pour votre bien je le garde : un jour viendra que par lui tu changeras en joie tes pleurs.” »

Cette prédiction est le nœud du poëme. Bientôt Chimène, qui réclamait la punition de Rodrigue, voyant sa valeur et sa gloire, le demande pour mari.

Grande était la renommée de Rodrigue de Bivar ; il avait vaincu cinq rois mores du pays des Mores. Il les délivra de la prison où il les avait mis ; ils se rendirent ses vassaux ; leurs pairs promirent pour eux. Le roi, qui s’appelait Fernand, était à Burgos : Chimène Gomèz parut devant le bon roi. Elle se tenait humble devant lui, et exposa ses raisons. « Je suis fille de don Gomèz, comte de Gormaz ; don Rodrigue de Bivar l’a tué avec valeur. Je viens demander que vous me fassiez une grâce en ce jour ; et ce que je vous demande, c’est Rodrigue pour mari. Je me tiendrai pour bien mariée, moi son honorable ennemie, parce que je suis certaine que ses exploits iront en croissant, et qu’il sera le plus grand, pour le rang, qu’il y ait dans votre terre. Vous m’accorderez un grand bienfait de lui faire grâce de bon cœur, parce que c’est le service de Dieu ; moi-même je lui pardonnerai la mort qu’il a donnée à mon père, s’il consent à cela. » Le roi trouva bien ce que Chimène demandait ; il écrivit au Cid ses lettres, lui disant qu’il vînt à Valencia, où il était, pour une chose qui le comblerait de joie. Rodrigue, qui vit les lettres que le roi Fernand lui envoyait, monta sur Babieça. »

C’est partout la même naïveté, la même rudesse de mœurs. Les principaux incidents de la glorieuse vie du Cid sont ainsi consignés dans une suite de chants populaires. Sa fidélité pour le roi don Sanche ; la mort de ce roi, assassiné sous les murs de Zamora ; l’avènement du frère de don Sanche, don Alphonse ; le refus altier du Cid de lui prêter serment, tant que ce roi n’aura pas déclaré qu’il est étranger à la mort du frère dont il prend la couronne ; la docilité du roi, obligé d’obéir à un sujet si puissant, et de jurer peut-être un mensonge, pour obtenir en revanche le serment du Cid ; les persécutions suscitées à ce héros ; son exil, ses victoires ; sa retraite chez les Mores ; son mariage avec une seconde Chimène ; ses nouveaux exploits ; le mariage et l’affront de ses filles ; sa vengeance ; la gloire de sa vieillesse ; les rois de l’Orient qui lui envoient des ambassadeurs et des présents ; sa mort ; son corps placé tout armé sur son fameux cheval Babieça, et ce corps inanimé qui gagne une dernière victoire et met en fuite les ennemis ; voilà l’épopée du Cid.

Je regrette que le célèbre Herder, dans sa traduction traduite par M. de Sismondi, ait constamment altéré la simplicité rude de ces chants. Sans doute, il ne faut pas, dans notre littérature savante, habile, toujours un peu systématique, contrefaire la simplicité gothique ; il ne faut pas, dans une composition moderne, écrire en moyen âge ; mais une plus grande faute, c’est, quand on a traduit, de substituer notre siècle au temps passé.

Vieillir nos inventions, en les fardant d’une fausse simplicité ; rajeunir les vieilles et rudes inventions du moyen âge, en les animant d’un coloris sentimental, à la moderne ; double mensonge que le goût doit également repousser ! Traduisez le moyen âge, et ne l’inventez pas.

Mais Herder a tout à fait détruit le caractère des romances du Cid. Il a mêlé une élégance germanique du dix-huitième siècle, un tour factice d’imagination, à la rudesse de ces chants, à leurs répétitions, à leur négligence parfois prosaïque ; car, dans l’original, jamais l’expression n’a coûté d’efforts ; quand elle arrive toute poétique, l’auteur s’y plaît et la redit souvent ; et quand elle manque, les faits parlent.

Lisez-vous, par exemple, dans la traduction de Herder, la romance où le Cid est représenté dans sa vieillesse, entouré de ses filles, et recevant un message et des présents du roi de Perse, Herder a tout changé, tout embelli, tout gâté. Il représente le Cid endormi dans son fauteuil, et Chimène du doigt faisant signe à ses filles de ne pas troubler le doux sommeil de leur père. Voilà bien les petits soins de sensibilité bourgeoise que les poëtes allemands aiment à retracer. Mais cela ne va point à l’ardente activité du Cid. Ce grand capitaine ne dormait pas de jour. Rien de pareil dans l’original espagnol. Voici la vraie romance toute simple :

« La renommée du Cid arriva jusqu’aux frontières de la Perse ; car elle allait par tout le monde, disant ce qu’il était. Et comme le soudan l’apprit, et qu’il sut bien la vérité des actions du vaillant Cid, il lui prépara un présent. Il chargea plusieurs chariots de grenades, de pourpre et de soie, d’or, d’encens et de myrrhe, et de beaucoup d’autres richesses. Et avec un de ses parents, de sa maison et de sa table, il envoya ce présent au Cid, en ajoutant ces mots : “Tu diras à Ruy Dias le Cid que le soudan se recommande à lui, parce que j’ai grand désir d’apprendre de ses nouvelles. Et par la vie de Mahomet, et par ma tête royale, je lui donnerais ma couronne, seulement pour le voir dans mon pays. Qu’il reçoive de ma grandeur ces faibles dons, en signe que je suis son ami, et le serai jusqu’à sa mort.”

« L’Arabe se mit en route, et en peu parvint jusqu’à Valence, où il demanda permission au Cid de lui parler en face. Le Cid sortit pour le recevoir ; et quand le More le vit, il trembla d’être en sa présence. Et comme il hésitait dans son trouble à faire son message, le Cid lui prit la main, et dit :

« “Tu es bien venu, More, tu es bien venu dans ma ville de Valence. Si ton roi était chrétien, j’irais pour le voir dans son pays.”

« Avec ces discours et d’autres semblables, ils allèrent tous deux à la ville, où les habitants firent une grande fête. Le Cid lui montra sa maison, ses filles et Chimène. De quoi le More était ébloui, voyant une si grande richesse. Le More y resta quelques jours à se reposer, jusqu’à ce qu’il voulut s’en aller, et qu’il demanda permission de partir. Et en retour du présent qu’il recevait du soudan, Rodrigue lui renvoya d’autres choses qu’il n’avait pas. Le More congédié, Rodrigue, avec sa Chimène et ses deux filles, rendit de grandes grâces à Dieu. »

Ce n’est pas là le Cid assis dans un fauteuil, sans pouvoir remuer. Il montre sa femme et ses filles, comme un meuble : c’est la rudesse du moyen âge.

Je ne veux pas multiplier sans fin ces citations. Qu’il me suffise d’avoir caractérisé la vraie simplicité de ces œuvres primitives, simplicité admirable et historique, qu’on doit fidèlement traduire, mais qu’il ne faut pas simuler dans une œuvre moderne ; car alors elle perdrait son premier mérite, la vérité.

Tandis que dans les Asturies, dans la Castille, dans le royaume de Valence, l’imagination populaire chantait les exploits du Cid, et que des poëtes sans nom faisaient ces immortelles romances, une poésie plus savante et moins durable florissait dans la Catalogne et l’Aragon. C’est un fait curieux que les efforts, les libéralités, la protection politique employés à cet usage. Rien ne prouvera mieux d’ailleurs à quel point la poésie provençale était devenue classique, pour une partie de l’Europe. Voici comment s’exprime Zurita, dans ses annales d’Aragon, sous la date de 1398 :

« Aux armes et aux exercices de guerre, qui étaient les passe-temps ordinaires des anciens princes, succédèrent les inventions de la poésie vulgaire, et cet art qu’on appelle la gaye science. On commença d’en établir des écoles publiques. Et ce qui, dans les temps passés, avait été un honnête exercice et un délassement des travaux de la guerre, par lequel s’étaient signalés, en langue limousine, beaucoup de nobles esprits de la Catalogne et du Roussillon, s’avilit tellement que tous semblaient des jongleurs. Pour attester ce fait, il suffira de rappeler ce que dit le fameux cavalier don Henrique de Villena : “Que pour fonder dans le royaume une grande école de la gaye science, à l’imitation des Provençaux, et pour attirer les plus excellents maîtres de cet art, une ambassade solennelle fut envoyée au roi de France.” »

Ainsi voilà, dans le quatorzième siècle, en Espagne, au milieu des guerres civiles, le goût de la poésie poussé jusqu’à la science et à l’abus. L’imitation de la Provence était complète, à la cour des princes d’Aragon, des comtes de Barcelone. Cette influence avait commencé au règne d’Alphonse II, roi d’Aragon, vers la fin du douzième siècle : elle se soutint longtemps ; elle survécut à la décadence même de la poésie provençale sur son propre territoire. Mais les troubadours catalans se perdent, pour ainsi dire, dans le grand nombre des troubadours, et ne font pas une gloire particulière pour l’Espagne. La poésie catalane s’est effacée devant l’idiome et la poésie castillane, cultivés d’abord avec moins d’étude et d’éclat, et qui, plus tard, ont exclusivement prévalu.

Pendant ce règne de la poésie provençale au-delà des Pyrénées, la Castille, la Galice et le Portugal avaient toujours gardé leurs dialectes particuliers, immédiatement issus du latin. C’est dans le castillan du treizième et du quatorzième siècles que sont écrites les romances du Cid. C’est dans cet idiome que nous trouverons encore quelques compositions étrangères au reste de l’Europe, ou du moins plus spécialement marquées du caractère mystique de l’Espagne. Ce ne sont pas des fabliaux pieux et moqueurs, comme ceux qu’on faisait à Paris à la même époque. Ce ne sont pas des légendes insipidement fabuleuses, comme quelques-unes d’Italie ; ce sont des légendes mélancoliques et passionnées ; quelquefois même ce sont des espèces de drames. Peut-être, sous ce rapport, l’Espagne a-t-elle devancé les autres nations. Il est un de ces drames dont je dois dire quelques mots.

L’auteur, d’abord, est un personnage singulier du quatorzième siècle. Il était Juif, nourri dans la science des Arabes. Cependant, au milieu de cette Espagne, renommée pour l’intolérance, il parvint aux emplois, aux honneurs ; il fut protégé par plusieurs rois ; il excita la jalousie des évêques, et se soutint par son talent. Il s’appelait don Santo Rabby. La singularité de sa fortune est expliquée par ces noms. Il était un noble pour les Espagnols, et un saint pour les Juifs.

Quoi qu’il en soit, don Santo Rabby fut poëte en langue vulgaire. On cite des fragments d’une allégorie morale et dramatique, qu’il a composée sous ce titre : La danse générale. Elle est écrite dans un vieux castillan, rapproché du latin, et facilement intelligible. Qu’est-ce que cette danse ? direz-vous. — Un drame, dont les personnages sont : la Mort, un prédicateur, et des personnes de toute condition, hommes, femmes, jeunes filles.

La Mort ouvrait la scène :

« Je suis, disait-elle, la Mort inévitable pour toutes les créatures qui sont et seront dans le monde. J’appelle chacun et je dis : “Hélas ! pourquoi t’inquiètes-tu de cette vie si courte, qui passe en un moment, puisqu’il n’est pas de géant si fort qui puisse se préserver de cet arc ? Il convient que tu meures, quand je te frapperai de ma flèche cruelle.” »

À ce protagoniste succède un prédicateur, qui, dans un long sermon, conseille de faire de bonnes œuvres, et de se tenir prêt pour la danse générale de la Mort.

Après lui, la Mort reprend, et dit :

« Tout ce qui naît dans ce monde, en quelque condition que ce soit, vient à la danse mortelle. Celui qui ne voudra pas, je suis prête à l’y faire venir, de force ou de gré. Puisque le frère vous a prêché que vous ayez tous à faire pénitence, quiconque ne voudra pas y mettre ses soins est désormais désespéré. »

La ronde va commencer. La Mort, promenant ses regards sur toute cette foule, s’écrie :

« J’appelle d’abord à ma danse ces deux jeunes filles que tu vois là si belles : elles sont venues à mauvaise intention, pour entendre mes chansons qui sont tristes. Mais ni les fleurs, ni les roses, ni les parures qu’elles ont coutume de porter ne les défendent. Si elles le pouvaient, elles voudraient bien se séparer de moi ; mais cela ne se peut ; car elles sont mes fiancées. »

Il y a, je crois, dans le poëte anglais Young, une imagination semblable, la Mort qui, parée de diamants, vient au bal. Ce qui me frappe, c’est de trouver ces raffinements mélancoliques dans un poëte du moyen âge. Cela tient sans doute à la gravité naturelle, à la tristesse religieuse du caractère espagnol. L’identité nationale de chaque peuple se marque surtout dans sa littérature. Dès l’origine et dans la rudesse de notre vieille langue, vous trouvez déjà le badinage, le tour léger, l’enjouement de l’esprit français. L’idiome italien est élégant et gracieux, dès la fin du treizième siècle. La sévérité mélancolique du génie espagnol est déjà tout empreinte dans les poésies castillanes de la même époque.

S’il en est ainsi, ce que doit surtout nous offrir la vieille littérature espagnole, ce sont des poésies pieuses. N’est-ce pas l’Espagne, en effet, qui reste la dernière sous le poids de ces habitudes monacales du moyen âge, renversées, dans l’Europe, par le schisme du seizième siècle et la philosophie du dix-huitième, et affaiblies, même en Italie, par l’élégance sociale et l’esprit littéraire ? Rien de tout cela n’a pénétré l’Espagne, malgré la double invasion des doctrines et des armes de la France. Les idées nouvelles y ont agité quelques esprits ; mais elles n’ont pas remué ces masses profondes, qui restent dans l’admiration et l’obéissance pour les moines. On doit donc croire que c’est de bien loin que date un pareil pouvoir. On se tromperait.

Dans les treizième et quatorzième siècles, il y avait une sorte de liberté d’esprit chez les Espagnols. C’était leur bon temps ; c’était leur siècle d’indépendance religieuse. Malgré l’esprit austère et passionné du peuple, cette présence d’un si grand nombre de Musulmans au milieu des chrétiens, ce long partage du même territoire, ce commerce habituel, cette richesse, ce génie industrieux des Mores, tout cela avait adouci l’âpreté de la haine religieuse. De là, dans les rois chrétiens d’Espagne, au moyen âge, une disposition à l’indépendance civile contre la cour de Rome. De là, chez le peuple espagnol, plus de liberté en matière religieuse que dans tout autre pays de l’Europe. C’est ainsi que l’Espagne chrétienne défendit les Albigeois, et qu’elle ne laissa point déposer ses rois par les excommunications du Vatican.

Les évêques d’Espagne, au treizième et au quatorzième siècles, interviennent dans les affaires civiles, en hommes d’État. Ce privilège qu’ils avaient eu avant la conquête arabe, de concourir à l’élection des rois, les avertit de respecter un titre qu’ils peuvent donner eux-mêmes. On ne les voit point lutter par des anathèmes contre la puissance civile : ils aiment mieux la soutenir et la partager. Que leur nation soit victorieuse, ou vaincue, on les voit, par politique, favoriser les traités, qui, dans une ville, assurent aux chrétiens des églises et aux Mores des mosquées. On les voit admettre même des distinctions tolérantes entre les chrétiens qui ont été quelque temps sujets des Mores, et les chrétiens qui n’ont jamais subi ce joug : ils exigent moins des premiers. Voilà le spectacle qu’offrait, au quatorzième siècle, un grand nombre de villes d’Espagne, reprises par les Castillans sur les Mores.

Ainsi, à cette époque, rien de ce que vous voyez au seizième siècle, lorsque le farouche, l’impitoyable Philippe II brise les libertés de la nation espagnole, et abat le courage, la hardiesse d’esprit, par l’établissement de l’inquisition. Au quatorzième siècle, rien de ces hymnes barbares, de ces exhortations au meurtre pour la foi, qui remplissent les pièces de Lope de Vega et de Calderon. La vieille poésie espagnole n’est pas impitoyable dans sa superstition. Parlant de quelques guerriers ennemis, elle dit qu’ils sont « Hidalgos, quoique Mores ». Certes, pour l’orgueilleuse et nobiliaire Espagne, n’était-ce pas une grande marque de tolérance, d’admettre qu’un mécréant, qu’un More fût gentilhomme ?

Les légendes chrétiennes n’en étaient pas moins fort populaires. Après les romances historiques, la poésie mystique est ce qu’il y a de mieux dans la vieille Espagne. La piété était en Espagne indigène comme la valeur. On compte parmi les monuments de la langue castillane, au treizième et au quatorzième siècle, beaucoup de légendes versifiées. C’était le romancero de l’église. Il se compose de vie de saints, ou de gloses poétiques de l’Évangile. Ce sont des vers rudes, sans éclat dans le style, mais avec une sorte d’invention dans les faits, un tour d’esprit hardi : nulle trace de cette pompe, de ce faste de langage qui remonte à Lucain et à Sénèque ; l’hyperbole est dans la fable, et non dans le langage grossier, mais naturel. Le cadre de ces légendes est parfois très poétique. Je ne sais si notre critique moderne, subtile par satiété, n’a pas une admiration trop complaisante pour quelques vieux monuments du moyen âge, qui n’ont d’autre mérite qu’une extrême différence avec tout ce que nous voyons. Ce qui était commun dans le moyen âge, nous paraissant singulier dans le nôtre, finit même par nous sembler original. Je ne sais si je tombe dans ce défaut ; mais voici le début d’un poëme mystique espagnol qui m’a frappé. L’auteur veut raconter les douleurs de Marie, pendant la Passion.

« Au nom précieux de la sainte reine, de qui est né salut et soulagement pour le monde, si elle me guide par la grâce divine, je voudrais composer un poëme sur ses douleurs, les douleurs qu’elle souffrit pour son divin fils, en qui le péché n’eut jamais entrée, qui ne fit aucun mal, et fut très mal jugé. Saint Bernard, un bon moine, fort ami de Dieu, voulut savoir l’excès de la douleur que je vous raconte. Mais il ne put trouver une autre voie que de s’adresser à celle à qui Gabriel dit : “Dieu soit avec vous !” Plusieurs fois, l’homme pieux versant de vives larmes de son cœur affermi, fit à la glorieuse Vierge la demande qu’elle lui envoyât cette consolation. L’homme de bien disait de toute son âme : “Reine des cieux, avec qui le Messie a partagé tout son pouvoir, ne perds pas l’apanage de ta pitié. Toute la sainte Église y gagnera beaucoup ; et aura plus de gloire devant toi. On saura de plus grandes nouvelles à ta louange que n’en publient tous les docteurs de France.” Le moine appuya si bien ses raisons, que sa voix monta jusqu’aux cieux. La sainte Marie dit : “Songeons à nous rendre là ; ce moine ne veut pas nous laisser de loisir.” La Vierge glorieuse descendit, vint à la demeure où le moine priait, le capuchon baissé. “Dieu te sauve, lui dit-elle. Mon âme déchirée me porte à te donner secours et consolation. — Dame, dit le moine, si tu es Marie, qui de tes mamelles as nourri le Messie, je voulais savoir de toi ce que tu as souffert. Je m’occupais de cela ; car en toi est toute mon espérance. — Frère, dit la dame, ne doute pas de la chose ; je suis dame Marie, épouse de Joseph. Ce que tu me demandes me rend curieuse et pensive. Je veux que moi et toi nous composions un récit. — Signora, dit le moine, je sais bien que la tristesse ni la douleur ne te peuvent toucher ; car tu es dans la gloire de Dieu notre Seigneur. Mais je cherche conseil ; fais-moi cette grâce, je te prie, de me dire d’abord : Quand le Christ fut saisi, étais-tu avec lui ? Comment l’observais-tu ? Avec qui l’écoutais-tu ? Je te prie de m’en parler quelques moments. — Frère, dit la dame, c’est chose pesante de renouveler mes afflictions ; car je suis glorifiée.” »

La Vierge alors commence son récit : c’est la Passion racontée, non plus par un disciple, mais par une mère. Le poëme est terminé par une apparition de Jésus-Christ, qui descend près de sa mère, dans la cellule du saint homme. Cela est bien supérieur aux représentations à demi bouffonnes du quinzième siècle. Tout est grave et pathétique dans la légende espagnole, avec une extrême simplicité de langage.

Vous remarquez par le choix que le poëte a fait de saint Bernard, à quel point les grands noms de France étaient alors célèbres. Il est visible qu’à cette époque c’était de la France que les idées religieuses, poétiques, se répandaient dans l’Europe. Plus tard, ce fut l’Italie que l’on imita ; puis l’Espagne, au seizième siècle, quand elle eut l’Amérique et Charles-Quint.

Aujourd’hui, nous n’en sommes qu’à l’époque où l’Espagne, dans sa littérature encore peu féconde, inventait surtout de pieuses légendes et des romances populaires. S’il existe en effet, en langue castillane, de plus longs poëmes, écrits au quatorzième siècle, ce sont des traductions de nos romans versifiés du treizième, du Roman d’Alexandre, du Vœu du paon, et de quelques autres. L’Amadis seul vient du Portugal. On trouve dans ces ouvrages la même ignorance, le même anachronisme de mœurs, qui caractérise nos romans, et nulle poésie véritable. Les beaux romans de chevalerie espagnols sont du siècle suivant. Mais ce qui appartient à l’Espagne du quatorzième siècle, ce qui commence à marquer le progrès de la langue et des esprits, ce sont quelques écrits solides et sérieux en prose castillane. On y reconnaît l’influence arabe ; car les conquérants de l’Espagne étaient ses instituteurs.

Un de ces écrits se compose de leçons allégoriques et de sentences, comme les aime l’imagination d’Orient. C’est, avec d’autres circonstances, la même forme que le Dolopathos, une suite de récits divers, pour éclairer l’esprit d’un prince. C’est un ministre qui joue là le rôle de sage, et n’emploie d’autre intrigue, à chaque occasion difficile, que de conter une histoire. Ce recueil, intitulé le Comte Lucanor, est l’ouvrage du prince don Juan Manoël, qui, allié à la famille royale de Castille, occupa de grands emplois et servit avec gloire contre les Mores, dans le milieu du quatorzième siècle. Son livre est un monument curieux de la gravité espagnole, et de l’esprit allégorique des Arabes.

Mais un monument plus important de la prose castillane, une antiquité bien autrement nationale, c’est la chronique d’Ayala. Un peuple n’a fait un grand progrès de civilisation, que lorsqu’il possède sa propre histoire dans sa langue vulgaire. Joinville et Froissart ont marqué cette époque pour la France ; les Villani, pour l’Italie. Ayala nous montre combien, sous l’apparente uniformité de ses vieilles mœurs chrétiennes et chevaleresques, l’Espagne avait changé, pour être parvenue de ses traditions chantées à des récits graves, impartiaux, politiques. Les temps qu’il décrit ont d’ailleurs toute la grandeur de l’histoire. C’est l’époque de Pierre le Cruel, roi de Castille, et de son homonyme le roi d’Aragon, auquel les peuples avaient donné le même surnom de Cruel. La Castille, que se disputaient Pierre le Cruel et Henri de Transtamare, est un champ de bataille où se rencontrent le prince Noir et Bertrand Duguesclin. La politique étrangère se mêle aux guerres civiles.

Le sujet ainsi était ce qui convient le mieux à l’histoire, vaste dans son unité. Tout préparait Ayala pour la tâche d’historien ; il avait été officier général, gouverneur de provinces frontières, chancelier du roi. Ainsi que Comines, avec lequel il a plus d’un rapport, il avait abandonné le prince qu’il servait, pour passer à la cour d’un plus heureux et d’un plus habile. Mais ce double rôle, cette sorte de trahison, lui donnaient de grandes lumières sur les événements. Rien de plus satisfaisant par la clarté, rien de plus net et de plus ferme que ses récits. On peut les opposer aux chroniques de Villani, et à la partie la plus sérieuse des chroniques de Froissart, incomparable comme historien amusant. Ayala est un narrateur correct, expressif, nourri de faits et de détails ; chez lui, la beauté du récit consiste dans une simplicité qui ne permet aucun ornement ni aucune altération.

Êtes-vous curieux de savoir quelles étaient, au quatorzième siècle, les cortès de Castille ? Sans réflexions, une anecdote contée par Ayala nous dit comment le roi savait éluder déjà et réduire à un cérémonial le droit des députés des villes.

« Un jour, le roi don Pèdre était assis dans les cortès qu’il tenait à Valladolid ; et les députés du royaume avaient à lui répondre ; et il y eut un grand débat entre les députés de Tolède et ceux de Burgos, pour savoir qui d’eux répondraient les premiers à ce que le roi avait dit. Don Juan Lunez de Larra, seigneur de Biscaye, soutenait le parti de Burgos, parce qu’elle est capitale de la Castille ; et don Juan, fils de l’infant don Manuel, le parti de Tolède, disant qu’elle avait été capitale de l’Espagne : et par cette raison, tous les grands qui étaient là se divisèrent en deux partis. Le roi dit alors ces paroles que son père avait dites, dans une semblable occasion, aux cortès d’Alcala : “Ceux de Tolède feront tout ce que j’ai recommandé, et ainsi j’ai parlé pour elle ; par conséquent c’est à Burgos à répondre.” Et il se fit ainsi ; et les deux partis se tinrent pour satisfaits. »

Mais ce qui frappe surtout dans Ayala, c’est l’impassible fermeté avec laquelle il retrace les cruautés et les souffrances de ses personnages. Nulle part, la férocité du moyen âge n’est plus fortement rendue. L’historien fait comprendre par lui-même ses héros : sa pitié les accuserait trop et les ferait croire des monstres, tandis qu’ils n’étaient que des hommes passionnés, dans un temps encore barbare. Cette insensibilité du récit tient à ces fibres grossières du moyen âge, qui n’étaient pas plus remuées dans celui qui racontait les crimes que dans celui qui les avait faits. Cependant le récit même d’Ayala, sans exprimer l’émotion de l’écrivain, montre, avec une admirable force, le progrès de la cruauté, le goût croissant du meurtre dans ce don Pèdre, qui tue ses cinq frères, sa femme, ses ennemis, ses courtisans, et meurt poignardé.

On le devine tout entier dans les détails de sa première cruauté, la mort de Garci Laso, ennemi du gouverneur de don Pèdre.

« Ce4 même jour, aussitôt, le samedi soir, après que le roi était à Burgos, la reine dona Maria, sa mère, envoya un écuyer à Garci Laso, qui lui dit qu’elle l’envoyait lui dire que, pour rien au monde, il ne vint au palais le lendemain dimanche : et Garci Laso ne le voulut pas croire. Mais le lendemain dimanche, de grand matin, il fut au palais ; et les portes étaient bien gardées ; et Garci Laso entra ; et avec lui Rui Gonzales de Castaneda, et Pero Ruiz Carillo, ses beaux-frères, mariés à ses sœurs, et Gomez Carillo, fils de Pero Ruiz Carillo, et d’autres chevaliers et écuyers. Et dès qu’ils furent entrés où était le roi, la reine s’en fut dans une autre chambre ; et avec elle était don Vasco, évêque de Palencia, son grand chancelier. Et aussitôt que la reine fut partie de là, on prit trois hommes de la cité de Burgos, qui s’appelaient, l’un Pero Ferrandèz de Medina, l’autre Alfonso Ferrandèz, greffier, et l’autre Alfonso Garcia de Camargo, et par surnom le Gaucher. Et après que ces hommes de la cité eurent été pris et tirés à part, don Juan Alfonso de Albuquerque dit à un alcade royal qui était là, et que l’on nommait Domingo Juan de Salamanca : “Alcade, savez-vous ce que vous avez à faire ?” Et l’alcade alors alla vers le roi, et lui dit tout bas, D. Juan Alfonso l’entendant : “Seigneur, vous ordonnez cela ; car je n’ose dire ce que c’est.” Et alors le roi dit très bas, parce que ceux qui étaient là l’écoutaient : “Huissiers, saisissez Garci Laso.” Et don Juan Alfonso avait là, ce même jour, trois écuyers, ses créatures, auxquels il se fiait, avec d’autres hommes à lui, qui étaient debout, prêts et armés, et tenaient des épées et des poignards ; et on les nommait Alfonso Ferrandèz de Vargas, Rui Ferrandèz de Escobar, et Ferrand Garcia Medina. Et quand le roi eut donné cet ordre de prendre Garci Laso, ces trois écuyers de D. Juan Alfonso aussitôt saisirent Garci Laso très hardiment ; et alors Garci Laso dit au roi : “Seigneur, que ce soit votre mercy de me faire donner un prêtre, pour me confesser.” Et il dit à Rui Ferrandèz de Escobar : “Rui Ferrandèz, mon ami, je vous prie d’aller à D. Léonore, ma femme, et de m’apporter un billet d’absolution du pape, qu’elle a.” Et Rui Ferrandèz s’en excusa, disant qu’il ne le pouvait faire ; et alors ils lui donnèrent un prêtre, qu’ils trouvèrent par aventure. Et Garci Laso se retira vers un petit portail, qui était, dans la maison, sur la rue, et là commença à parler avec lui de pénitence. Et le prêtre disait depuis, qu’à l’instant où Garci Laso commençait à parler de pénitence, il l’observait pour voir s’il avait quelque couteau, et qu’il ne lui en trouva pas. À cette heure que Garci Laso fut pris, Rui Gonzalèz de Castaneda, et Pero Ruiz Carrillo, et Gomez Carrillo, son fils, et ceux qui tenaient le parti de Garci Laso, se retirèrent dans un endroit du palais, et restèrent tous ensemble. Et D. Juan Alfonso de Albuquerque dit au roi : “Seigneur, ordonnez ce qu’il y a à faire.” Et alors le roi chargea Vasco Alfonso de Portugal, et Alvar Gonzalèz Moran, deux cavaliers de la garde d’Albuquerque, de dire aux huissiers qui tenaient Garci Laso de le tuer. Et ils furent au portail où était Garci Laso, et ils ordonnèrent cela aux huissiers. Et ceux-ci n’osaient le faire. Et ces huissiers s’appelaient, l’un Juan Ferrandèz Chamorro, un autre Rodrigo Alfonso de Salamanca, un autre Juan Ruiz de Ona ; et ce Juan Ruiz courut au roi, et dit : “Seigneur, qu’ordonnez-vous de faire de Garci Laso ?” Et le roi dit : “Je vous ordonne de le tuer.” Et alors l’huissier revint, et lui donna d’une massue sur la tête, et Juan Ferrandèz Chamorro lui donna d’un poignard5. Et ils le frappèrent de beaucoup de blessures, jusqu’à ce qu’il mourût. Et le roi ordonna qu’ils le jetassent dans la rue ; et cela se fit. Et ce même jour de dimanche, pour ce que le roi venait d’entrer dans la cité de Burgos, il y avait une course de taureaux sur la place, devant le palais de l’évêque, au lieu où gisait Garci Laso. Et on ne l’enleva point de là ; et le roi vit comme le corps de Garci Laso était couché par terre, et comme les taureaux passaient sur lui. Et il ordonna de le mettre sur un banc ; et ainsi tout ce jour il resta là6. »

Le seul remords de don Pèdre, son seul acte d’humanité est de faire ôter un cadavre de dessous les pieds des taureaux. Du reste, comme ce court récit est complet dans son horreur ! Cette absolution du pape gardée en portefeuille, ce meurtre dans un palais, le combat de taureaux : en une page, vous avez toute l’Espagne, sa politique, sa religion, ses crimes et ses fêtes.

D’autres faits caractéristiques sortent du récit d’Ayala. Ainsi vous disserteriez beaucoup pour savoir quelle était la civilisation des Arabes, comparée à celle des Espagnols, de quel côté était la supériorité. Un fait va vous le dire.

Cet abominable Pierre le Cruel est vainqueur, avec l’assistance du prince Noir. Il a tué impunément ses cinq frères et repoussé Duguesclin. Que fait-il alors ? Il écrit à un sage docteur arabe, pour lui demander des avis. Il semble qu’il veuille devenir honnête homme, autant qu’il le peut. Le docteur arabe lui répond une lettre empreinte de l’imagination et de la gravité orientale, pleine, au fond, de la philosophie la plus humaine et la plus sage. Il examine ce qu’a fait don Pèdre. Il lui dit : « Vous avez été tenté » ; et sur chaque crime, il lui donne un conseil.

Après ce récit, l’historien continue à raconter toutes les cruautés de don Pèdre. Il dit seulement que cette lettre l’avait touché, mais qu’il n’en tint compte. Ainsi, il semble que, dans cette épopée historique, si simplement racontée, vous avez une vision de sagesse, qui s’est montrée à Pierre le Cruel, l’a averti vainement et se retire.

C’est un guerrier généreux, c’est Duguesclin qui est l’instrument à demi volontaire de la trahison par laquelle tant de crimes sont vengés. La guerre a recommencé. Duguesclin délivré a réduit aux abois le parti de don Pèdre. Il tient ce roi assiégé dans le château de Montiel. Don Pèdre, sans espoir, et trompé par de faux serments, vient, une nuit, à la tente de Duguesclin, et se met en son pouvoir.

Il7 s’aventura une nuit : et s’en vint à la demeure de messire Bertrand, et se mit en son pouvoir, armé d’une épée et sur son cheval. Et comme il était là, descendu du cheval, sur lequel il était venu à la demeure de messire Bertrand, il dit à Bertrand : « Monte à cheval. Il est temps que nous allions. » Personne ne lui répondit, parce qu’ils avaient fait savoir au roi Henrique comment le roi don Pèdre était dans la demeure de messire Bertrand. Quand le roi don Pèdre vit cela, il pensa que la chose allait mal, et voulut monter sur le cheval sur lequel il était venu ; et un de ceux qui étaient avec messire Bertrand se mit à la traverse, et dit : « Attendez un peu » ; et lui montra qu’il ne le laissait point partir. Et cette même nuit vinrent avec le roi don Fernando de Castro, et Diego Gonzalèz d’Oviedo, fils du maître d’Alcantara, et Rodriguèz de Senabria, et d’autres. Et lorsque le roi don Pèdre fut venu là, et lorsqu’il fut entré dans la demeure de messire Bertrand, comme nous l’avons dit, le roi don Henrique le sut, parce qu’il était déjà là, averti et armé de toutes ses armes, et le bassinet en tête, attendant ce fait. Et il vint là armé, et il entra dans la demeure de messire Bertrand. Et comme le roi don Henrique vint, il se mit à la traverse du roi don Pèdre ; et il ne le connaissait pas, car il y avait un long temps qu’il ne l’avait vu. Et on raconte qu’un cavalier de ceux de messire Bertrand dit : « Prenez garde, voici votre ennemi » ; et le roi don Henrique doutait encore si c’était lui. Et on raconte que le roi don Pèdre dit deux fois : « Je le suis, je le suis. » Et alors le roi don Henrique le reconnut, et le frappa avec une dague au visage ; et on dit que le roi don Pèdre et le roi don Henrique tombèrent à terre, et que le roi don Henrique le frappa, étant à terre, d’autres blessures.

Quelle était l’émotion de l’historien dans ce récit terrible ? Il continue par ces mots : « Et là mourut le roi don Pèdre, le 23 mars de ladite année » ; et il fait tranquillement un portrait de sa personne. Seulement un mot échappe et révèle le sentiment de l’historien. « Il avait, dit-il, tué beaucoup d’hommes dans son royaume, par quoi lui arriva tout ce malheur. »

Voilà toute la morale de cette terrible histoire, et le génie du moyen âge.

Dix-septième leçon

Situation de la France au quatorzième siècle. — Progrès politique des esprits ; importance nouvelle du tiers état. — Poésie satirique ; le Roman de la Rose. — Influence des événements sur le talent historique. — Froissart ; ses premières occupations ; sa vie errante ; détails tirés de ses poésies. — Composition de ses chroniques. — En quoi plus vrai que les historiens de l’antiquité. — Sa manière de peindre.

Messieurs,

Le talent historique, en langue vulgaire, qui signale au quatorzième siècle l’Italie et l’Espagne, se retrouve sous la même date en France, avec non moins de bon sens et plus de charme. Ce synchronisme entre les littératures romanes serait complet, si nous pouvions y comprendre une province d’Espagne qui eut sa couronne et son idiome à part, le Portugal ; mais le Portugal, qui devança l’Espagne dans la carrière des découvertes aventureuses, eut plus tard qu’elle des chroniqueurs et des historiens. Ce n’est qu’au milieu du quinzième siècle que la langue et l’esprit de la nation sont assez fixés pour que l’histoire soit écrite avec une supériorité digne des événements.

Il est, à cette époque, un chroniqueur portugais qui eut à raconter cette tragédie si touchante d’Inès de Castro, et à peindre cet implacable amour de don Pèdre. C’est Bertram Lopes, gardien des archives de Portugal déposées dans la Tour du Tombeau, historiographe, et pourtant narrateur sincère et pathétique. Mais fidèle à la chronologie, non moins importante pour les idées que pour les faits, nous ne voulons pas antidater un examen des éloquentes chroniques de Lopes. Nous en parlerons ailleurs. Aujourd’hui, nous sommes au quatorzième siècle et en France.

Combien l’Italie était déjà brillante et cultivée ! Quel beau réveil de l’esprit humain que cette poésie sublime, cette élévation métaphysique, cet art délicat et passionné ! Pourquoi la France en était-elle si loin, elle dont la langue, dont la poésie semblaient d’abord plus hâtives que la langue et la poésie italiennes ? Nous retrouvons ici la nécessaire alliance de l’histoire et de la littérature ; nous sommes obligés de demander aux événements la cause de cette inégalité dans le progrès des nations vers les arts.

La France, au quatorzième siècle, fut livrée à l’anarchie, à la guerre civile, aux invasions étrangères. Quand on voit les règnes malheureux de Philippe de Valois et de Jean, cette captivité du roi, cette prise de possession de la France par les Anglais, la folie de Charles VI et les crimes d’Isabeau de Bavière, on explique comment deux siècles ont séparé l’époque littéraire de la France et celle de l’Italie.

Gardons-nous de penser toutefois que, dans cette infériorité où elle était retenue par ses malheurs, la France n’ait pas montré plusieurs signes de progrès social. Un premier fait l’atteste ; je parle de l’assemblée des états, sous le roi Jean. Jusqu’à présent, nous nous sommes avancés dans l’histoire littéraire du moyen âge, sans trouver encore ce grand symptôme du développement d’un peuple, la puissance politique de la parole, le talent appliqué à autre chose que la distraction des esprits, et servant à gouverner les peuples.

Les silencieuses cortès de Castille ne nous ont rien offert : un court passage d’Ayala a pu faire présumer que leur liberté était presque un cérémonial. Nul monument d’éloquence républicaine dans les républiques d’Italie. L’Angleterre, nommée ici par anticipation, l’Angleterre, dans les luttes de ses barons contre Jean-sans-Terre, agit beaucoup plus qu’elle ne parla ; ou du moins, s’il est vraisemblable que, dès cette époque, la forme du gouvernement y produisit l’éloquence, des documents mutilés ne permettent pas de juger quels furent alors chez les Anglais le caractère et l’effet de cette puissance nouvelle.

Il semble qu’en France, au milieu du quatorzième siècle, de plus grands périls, de plus grandes épreuves pour le patriotisme devaient animer les assemblées alors si fréquentes. Jean II, menacé d’une nouvelle guerre contre les Anglais, convoque les états en 1355. Le§ députés de la noblesse, du clergé et des bonnes villes sont réunis dans les salles du parlement de Paris. Le chancelier ouvre les états par un discours, où il déclare, entre autres promesses, que le roi n’altérera point les monnaies : c’était alors la ressource la plus habituelle des rois, et l’abus qui excitait davantage l’inquiétude et la révolte des esprits. Puis, le chancelier demanda des troupes et de l’argent. Les trois ordres répondirent, chacun par l’organe d’un seul orateur, qu’ils étaient appareillés de vivre et de mourir avec le roi ; mais ils décrétèrent que l’unanimité des trois ordres était nécessaire pour toute proposition.

Ainsi, messieurs, sous l’immobilité apparente de la société française, un grand progrès s’était accompli. Le tiers état, si longtemps inférieur et opprimé, était devenu l’égal des deux autres ordres.

Maintenant (le croiriez-vous ?), dans les historiens du temps, dans le plus ingénieux de tous, cette déclaration si importante est à peine indiquée. Froissart, avec sa légèreté de troubadour, se borne à dire que les états mirent « corps et avoir au service du roi » ; et il calcule le nombre des hommes d’armes, et l’argent de l’impôt. Le grand événement qui se passait dans ces états est comme indifférent à l’imagination de l’historien ; il disparaît, à ses yeux, devant le bruit militaire, l’esprit de chevalerie et la domination royale. Ce n’est pas tout cependant. Le roi déclara, par une ordonnance, que les fonds alloués pour la guerre seraient levés par des commissaires, et surveillés par des intendants que nommeraient les états ; que nulle somme ne serait distraite de cet usage ; et que, si on tentait de le faire, les députés étaient tenus, sous la foi du serment, de résister à cette violence. Il renonça désormais à toutes les vexations qui faisaient le privilège de sa maison et de sa cour, au droit de prendre sur les gens du peuple, blé, vin, vivres, charrettes, chevaux, et soumit ses officiers au payement et à la poursuite, pour les choses qu’on leur aurait fournies. Il s’engagea, pour lui-même et pour toute sa maison, à ne jamais exiger de prêts par force ; il interdit aux créanciers la faculté de transférer leurs droits à des personnes privilégiées. Il promit que nul sujet du royaume ne serait plus enlevé à ses juges ordinaires, etc., etc. Voilà quelques-unes des nombreuses réformes et des garanties de justice que renfermait cette ordonnance, espèce de charte, presque semblable à celle que les barons anglais venaient d’imposer à Jean-sans-Terre.

La captivité du roi de France et la nouvelle convocation des États par le jeune Dauphin accrurent encore cet esprit de liberté. Les débats de cette époque orageuse, s’ils s’étaient fidèlement conservés, offriraient sans doute un curieux monument au génie français ; on y verrait combien le tiers état s’était élevé depuis deux siècles, pour être entré en partage avec les deux ordres qui avaient eu si longtemps le privilège de la guerre et de la science. Nous aurions vu là ce qu’il est difficile de trouver ailleurs, une expression vive de l’esprit du tiers état, une éloquence sérieuse, et pourtant populaire.

Les livres de cette époque, excepté les fabliaux, sont toujours de la littérature ecclésiastique ou chevaleresque ; ce sont toujours des raisonnements théologiques, ou des descriptions de beaux faits d’armes, de tournois et de fêtes seigneuriales. La part du peuple, bien moins grande dans la littérature qu’elle ne dut l’être dans les assemblées des états, se bornait à des vers malins, où l’on satirisait plutôt les vices du clergé que l’insolence et la tyrannie des nobles. Le monument le plus curieux de cette libre poésie, c’est le Roman de la Rose, commencé dans le treizième siècle par Jean de Meung, achevé dans le quatorzième par Guillaume de Lorris. Un défaut du Roman de la Rose, c’est qu’il est difficile de le lire, et peu séant quelquefois d’en parler. C’est un ouvrage singulier, spirituel et docte pour le temps. Il n’appartient plus à cette littérature naïve qui ne se souciait pas de l’antiquité, et qui, dans son style gaulois, dérivait de la langue latine, sans le savoir.

Remarquez-le, messieurs : lorsque, dans nos projets d’innovation, nous accusons les deux derniers siècles d’avoir intercepté la poésie nationale des siècles antérieurs, et d’avoir, en se faisant Grecs et Romains, supprimé cet esprit indigène, ces croyances naïves de notre vieille France, nous nous méprenons sur un fait. Cette littérature née du sol, cette fleur des champs, n’a guère existé : toujours quelque germe étranger était là.

Dès le milieu du treizième siècle, vous voyez l’antiquité surgir de toutes parts et pénétrer en tous sens cette littérature, qu’à sa rudesse on serait tenté de croire instinctive et originale. Le Roman de la Rose par exemple, est surchargé de souvenirs antiques ; c’est la glose de l’Art d’aimer d’Ovide, avec un mélange d’abstractions, d’allégories, de subtilités scolastiques. Dans ce cadre, que l’esprit galant et chevaleresque du siècle avait choisi, le poëte a jeté mille traits malicieux. Il en est quelques-uns qui expliquent comment La Fontaine aimait si fort le Roman de la Rose. La Fontaine le lisait patiemment, curieusement ; ce vieux style le faisait travailler. Il arrivait à quelque traits piquants contre les moines, contre le clergé ; cela soutenait son attention. Un peu à la gêne dans la gravité de son siècle, il était reconnaissant de trouver dans un vieil auteur ce qu’il aurait bien voulu dire, ce qu’il laisse quelquefois deviner dans ses fables, Cela lui inspirait trop de faveur pour cette poésie, dont il aimait les malices bien plus que les négligences. Je suis sûr que le jour où, lisant le Roman de la Rose, il a trouvé ce petit passage :

« Le dieu d’amour, cil qui départ
Amourettes à sa devise,
C’est cil qui les amants attise,
Cil qui abat l’orgueil des braves,
Cil fait les grands seigneurs esclaves,
Et fait servir royne et princesse,
Et repentir none et abesse »,

La Fontaine a été fort satisfait.

Voilà les beautés du Roman de la Rose.

Maintenant essayerai-je une analyse ? Dirai-je que dans ce poëme le principal personnage, en quête pour obtenir le but de ses vœux, est traversé par Male-Bouche et Dangier, et autres acteurs allégoriques ; qu’il est rassuré par Bel-Accueil ; qu’il s’entretient avec des amis, discute avec des dames ; qu’une foule d’histoires sont racontées ; qu’on trouve là, je ne sais pourquoi, les cruautés de Néron, la mort de Sénèque, ailleurs celle de Lucrèce, un morceau sur l’alchimie, des digressions sur Boèce et son livre, des épisodes de chevalerie, un éloge de saint Augustin ? C’est une bibliothèque mal rangée. Il y règne quelque chose de cette singulière variété de souvenirs qui préoccupait le Dante, lorsque, libre, à la faveur de son cadre immense, il mêlait Saladin et Virgile, Tristan et Charlemagne, tout enfin. C’était le caractère du temps. L’homme de génie savait tirer de cette confusion un effet sublime : le conteur agréable, comme Guillaume de Lorris ou Jean de Meung, en profitait pour débiter, à tort et à travers, tout ce qu’il avait appris.

Sur ce point, les deux auteurs du Roman de la Rose n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre. Du reste, ce qui est rare, le continuateur paraît avoir plus de talent que l’inventeur. Jean de Meung écrit avec diffusion, mais beaucoup d’esprit ; ses satires devaient singulièrement amuser les contemporains ; il a quelques traits de cette moquerie, dont Rabelais fut un si grand maître. On raconte de lui, que voulant obtenir les honneurs d’une belle sépulture ecclésiastique, il avait légué au couvent des cordeliers deux coffres pesants et qui semblaient remplis de choses précieuses. Après toutes les cérémonies faites en grande pompe, quand on ouvrit les coffres, on n’y trouva que des ardoises chargées de figures et de signes géométriques. Les moines trompés voulaient reprendre à Jean de Meung ce qu’ils lui avaient donné, la sépulture ; mais un arrêt du parlement, dit-on, prévint ce scandale. Que l’anecdote soit plus ou moins douteuse, Jean de Meung, s’il n’a pas attrapé les moines après sa mort, s’en est du moins fort moqué de son vivant. Nulle part, l’oisiveté, le luxe, l’avarice que l’on reprochait aux gens d’Église, ne sont attaqués plus vivement. Ces épigrammes, fussent-elles injustes parfois, sont historiques. Elles montrent surtout que la lutte contre l’Église était, au moyen âge, beaucoup plus tolérée qu’on ne le croirait ; qu’il y avait même dès lors, ce que l’on vit éclater en Allemagne au seizième siècle, un secret accord entre les princes et les libres esprits ; que les princes, fatigués des menaces et des extorsions de la cour de Rome, ménageaient la hardiesse de quelques trouvères et de quelques savants, comme une arme à opposer à cette puissance. La société moderne a offert, depuis le treizième siècle jusqu’au dix-septième, ces alliances accidentelles du pouvoir avec l’esprit, ces tentatives de libre examen, tacitement protégées.

Mais le Roman de la Rose et la Bible Guyot, cette autre satire grossière et fidèle des mœurs du temps, tout cela ne peut se comparer à l’éclat poétique de l’Italie. Le premier écrivain de la France, alors, ce fut un chroniqueur. On peut le remarquer : tout siècle de révolutions développe le talent historique. Voyez notre époque : ce n’est pas simplement par l’étude, c’est, pour ainsi dire, par le contre-coup des faits, que les esprits sont portés aujourd’hui vers l’histoire.

Dans le dernier siècle, de grands talents écrivirent l’histoire ; mais le spectacle de grands événements leur manquait. La supériorité même de leur esprit, en les rendant juges sévères du passé, satiriques ingénieux, ne les rendait pas peintres expressifs et naturels d’événements qu’ils n’avaient pas vus, et dont rien ne leur donnait l’idée, dans l’élégance sociale et la douce tranquillité de leur temps. Au quatorzième siècle, époque d’ignorance, où les arts se développèrent peu dans la France agitée de révolutions et de guerres, il était naturel, au contraire, que le talent d’écrire l’histoire naquît des événements. Ainsi, tandis que vous voyez les Villani s’élever en Italie, Ayala porter dans les chroniques espagnoles un naturel âpre, une éloquence nue et simple : en France, la vivacité du coloris, l’enjouement de l’imagination anime le récit historique ; Froissart a commencé d’écrire.

Quel était Froissart ? Un homme d’Église, un bon chanoine, qui même avait été quelque temps curé : et cependant son histoire et ses poésies ne sont, comme il le dit, que récits de guerre et d’amour. Il faut prendre le quatorzième siècle comme il a été ; il ne faut pas s’effaroucher de voir un clerc tonsuré faire un volume de poésies galantes, ne rester en place nulle part, être toujours à la suite des fêtes et des noces, mener joyeuse vie, laisser son argent chez les taverniers, par exemple, cinq cents écus chez les taverniers de Lestine, village où il était curé. Tout cela était fort simple. Deux choses manquaient alors, le sentiment de la décence et celui de l’humanité.

Né à Valenciennes dans le Hainaut, vers l’an 1337, Froissart était fils d’un peintre d’armoiries. Il étudia pour devenir prêtre, bien qu’il parût avoir peu de vocation ; car il nous dit lui-même que dès douze ans il n’aimait que

« Veoir danses et carolles,
‘Oïr ménestrels et parolles
« Qui s’apertiennent à déduit. »

Ses goûts allèrent se fortifiant avec l’âge.

« Au boire je prens grant plaisir :
Aussi fai-je en beaus draps vestir.
En viande fresche et nouvelle
Quant à table me voy servir,
Mon esperit se renouvelle.
Violettes en leurs saisons,
Et roses blanches et vermeilles
Voy volentiers ; car c’est raisons ;
Et chambres pleines de candeilles,
Jeux et danses et longues veilles,
Et beaus licts pour li rafreischir,
Et au couchier pour mieulx dormir,
Épices, clairet et rocelle ;
En toutes ces choses véir
Mon esperit se renouvelle. »

Avec ces inclinations, aussitôt qu’il eut pris les ordres sacrés, il s’attacha d’abord à la maison de sire Robert de Namur, seigneur de Montfort. Ce seigneur, qui remarquait en lui une curiosité naturelle, une perpétuelle attention à s’enquérir des faits d’armes, l’engagea, fort jeune encore, à composer la chronique des guerres du temps. Froissart se fit historien : c’est le titre qu’il se donnait lui-même. Je suis un historien, disait-il en se présentant ; et il faisait des questions sur toutes choses. Être un historien à cette époque, n’était pas condition facile. Que raconter ? Le passé ? on l’ignorait faute de livres ; le présent ? mais nulle communication régulière entre les peuples ; du secret autour des princes (car plusieurs étaient absolus déjà) ; peu de liberté ; les troubadours avaient péri, depuis la croisade sanglante des Albigeois. Pour savoir, il fallait courir les aventures, être un historien errant, comme il y avait des chevaliers errants. Il fallait aller de ville en ville, de château en château, et voir sur les lieux, apprendre des personnages mêmes tout ce qu’on voulait dire. Cette ambulante étude convenait à l’humeur libre et hardie de Froissart ; et, s’il voyagea pour écrire l’histoire, je crois qu’il se fit historien pour voyager. Il se mit à l’œuvre dès l’âge de vingt ans ; mais il eut quelques distractions qu’il nous raconte.

Sur l’eure de prime,
S’ésbatoit une damoiselle
A lire un rommant ; moi, vers elle
M’en vins, et li dis doucement
Par son nom : « Ce rommant, comment
L’appellés-vous, ma belle et douce ? »
Elle cloï atant la bouche ;
Sa main dessus le livre adoise.
Lors respondi, comme courtoise,
Et me dit : « De Cléomadés
« Est appelés ; il fut bien fés,
« Et dictés amoureusement.
« Vous l’orés ; si dire comment
« Vous plaira dessus vostre avis. »

Froissart consentit sans peine à dire son avis. La dame à son tour lui demanda des livres.

«  Jeune homs, je vous prie
Qu’un rommant me prestés pour lire.
Bien véés, ne vous le fault dire,
Que je m’y esbas volontiers ;
Car lires est un douls mestiers. »

Froissart, en prêtant ses livres, y joignait des vers ; il allait au bal et dans les compagnies. Tout à coup il apprit que la jeune demoiselle, qui était riche et de noble maison, allait se marier. Il en fut malade de chagrin, trois mois durant, fit des vers bien tristes ; et enfin il lui prit envie d’aller outre-mer, hors du pays pour se remettre un peu en santé. Il partit pour l’Angleterre, où il fut très bien accueilli par les seigneurs, les dames et demoiselles. La reine, Philippe de Hainaut, le protégeait beaucoup. Il faisait des vers ; et, malgré la mélancolie qu’il avait apportée de France, il passait assez bien son temps. Il s’ennuyait toutefois. La reine, qui en devina le motif, lui dit :

« Dorénavant congié vous donne,
Mais je le vœil et si l’ordonne
« Qu’encor vous reveniez vers nous. »

Puis, elle lui fit présent de chevaux, argent et joyaux. Il partit, retrouva en France tous ses chagrins, et résolut de s’éloigner encore. Il revint en Angleterre, auprès de la reine, qui le reçut mieux que jamais, et le fit son clerc. En cette qualité, il faisait des poésies d’amour. Mais il s’occupait toujours de sa grande chronique, et il profitait de la faveur des princes pour voyager et s’instruire. Il alla visiter l’Écosse, alors pays perdu. Il approcha familièrement du prince de Galles, le grand homme de ce siècle. Il suivit à Milan le duc de Clarence qui allait épouser la fille de Galéas II. Des fêtes, voilà ce qu’il fallait à Froissart ! Celles de Milan eurent quelque chose de plus remarquable que les tournois et les parures : c’était la présence des trois esprits les plus agréables du temps, Froissart, Boccace et Chaucer. Il paraît que Froissart se mêla beaucoup des préparatifs du bal, et qu’on y dansa même un virelay, dont il était l’auteur et qui fut très applaudi. En rappelant ces succès et ces plaisirs de cour, Froissart n’oublie pas les florins d’or et les ducats que lui donnèrent gracieusement le comte de Savoie et le roi de Chypre.

Froissart avait bien envie de retourner en Angleterre et d’y retrouver la protection de cette bonne reine Philippe ; mais il apprit sa mort. Désolé, il revint à son pays, et on lui donna la cure de Lestine, dans le diocèse de Cambray. Il la garda peu de temps, et reprit la vie plus agréable des cours. Il alla près de Wenceslas duc de Brabant, prince généreux, et qui faisait de vers. Froissart lui servit de secrétaire et de poëte, retouchait les vers du duc, et y mêlait les siens. Il réunit le tout dans un roman de Méliador, ou du chevalier au soleil d’or. Wenceslas mourut : Froissart chercha une autre cour et un autre maître. Il passa au service du comte de Blois, qui le fit clerc de sa chapelle ; et il composa pour sa cour des pastourelles et des épithalames. De là il eut envie d’aller voir la cour de Gaston Phœbus, comte de Foix. Il se mit en route sur un bon cheval, avec une lettre du comte de Blois, et menant en laisse quatre lévriers. En cet équipage, il arrive à la cour de Béarn et y reçoit le plus gracieux accueil. Il assistait tous les soirs au souper du comte.

« Là, toutes les nuits, je lisoie
Devant lui et le solaçoie
D’un livre de Melyador,
Le chevalier au soleil d’or,
Lequel il ooit volentiers ;
Et me dist : « C’est un beaus mestier,
Beaus maistres, de faire tels choses. »
Dedens ce romane sont encloses
Toutes les chançons que jadis
Faisait le bon duc de Braibanl,
Dont l’âme soit en paradys ! »

Le comte de Foix aimait les vers ; il passait pour le prince le plus vaillant, le plus aimable et le plus généreux de son temps. On vantait sa courtoisie et sa magnificence. Enfin, on ne pouvait lui reprocher qu’une seule action : il avait tué son fils. Il n’y a pas, messieurs, dans ce langage une surprise préméditée, mais une expression des mœurs du temps. Il est vrai, ce crime épouvantable, qui ajoute tant à l’infamie de Philippe II, et qui souille toute la renommée de Pierre le Grand, le comte de Foix l’avait commis ; et telle était encore la barbarie des mœurs, au quatorzième siècle, que l’horreur naturellement attachée à un tel forfait disparaissait presque dans les qualités chevaleresques du prince, et que Froissart vous raconte cela sans indignation, sans effroi. Froissart avait été trois mois de l’hostel du comte ; il avait admiré sa bonne mine, son humeur libérale, sa sagesse, sa piété même ; du reste, nul souci.

En quittant cet excellent prince, Froissart partit à la suite de la comtesse de Boulogne, qui allait épouser le duc de Berry. Il fut encore là de toutes tes fêtes, et fit une pastourelle pour le lendemain des noces.

Il obtint, vers ce temps, le canonicat de Chimay. Puis il se remit à voyager plus que jamais, pour la composition de son histoire. Il allait de la Hollande en Picardie, de Paris à Valenciennes, se trouvait aux conférences de Lollinghen, à l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris, à l’entrevue du pape et de Charles VI dans Avignon, au serment de Gaston de Foix, dans Toulouse, regardant, écoutant, questionnant.

Il lui restait quelque chose à dire sur les guerres d’Espagne ; et il lui manquait pour cela le témoignage des Portugais. On l’avait assuré que plusieurs chevaliers de cette nation se trouvaient à Bruges. Il part pour Bruges ; il apprend là qu’un autre chevalier portugais, vaillant et sage, était en Zélande ; et le voilà qui se met en route, pour aller en Zélande, savoir des nouvelles du Portugal. Il y trouve son homme, gracieux et accointable, et le tient six jours de suite, lui faisant raconter des histoires et anecdotes, qu’il couche par écrit. Après avoir épuisé la mémoire de ce chevalier, il part pour une autre recherche. Il vieillissait ; et son ardeur de savoir et de courir n’en était que plus vive. Il s’embarqua de nouveau pour l’Angleterre. Il a conté lui-même sa réception à la cour, et comment il présenta au roi Richard II son roman de Méliador.

« Si le vis en sa chambre, dit-il, car tout pourvue je l’avoie, et ly mis sur son lict ; et lors l’ouvrit et regarda dedans, et luy plut très-grandement ; et plaire bien luy devoit car il estoit enluminé, escrit et historié, et couvert de vermeil veloux à dix clous d’argent dorez d’or, et rose d’or au milieu à deux gros fermaux dorez, et richement ouvrez, au milieu rosiers d’or. Adonc, demanda le roy de quoy il traitait, et je luy dy : d’amour. De ceste responce fut tout resjouy ; et regarda dedans le livre en plusieurs lieux, et y lisit, car moult bien parloit et lisoit françois ; et puis le fit prendre par un sien chevalier qui se nommoit messire Richard Credon, et porter en sa chambre de retrait, dont il me fit bonne chère. »

N’est-il pas édifiant, messieurs, d’entendre un poëte dire que son livre a dû plaire, à cause de la reliure, et parce qu’il était enluminé et historié. C’est une joie d’auteur bien modeste. Mais à cette époque la beauté du manuscrit avait grande part dans le mérite de l’ouvrage.

C’était au petit lever du roi d’Angleterre que ce livre avait été présenté, et tout le monde entourait Froissart ; un écuyer du roi, imaginant alors que ce poëte était de plus un historien, s’approche, et lui dit : « Messire Jehan, n’avez-vous pas trouvé quelqu’un qui vous ait parlé du voyage que le roi a fait en Irlande ? — Nenny », répond Froissart. Et voilà ce personnage qui lui raconte tout ce qui s’est fait en Irlande ; et Froissart le met dans sa chronique.

Ainsi figurez-vous ce poëte de cour, et ce chroniqueur ambulant, toujours en quête d’événements qu’il recueille tantôt par hasard, tantôt avec beaucoup de peine. Je ne sais s’il portait avec lui des livres, ni où, ni comment il travaillait. Mais, à force de voyages, d’allées et de venues, cette grande chronique se trouva faite au milieu de la vie la plus remuante qui fut jamais. Seulement vous me demanderez ce que devenait, pendant ce temps, son canonicat de Chimay. Ce canonicat, il n’y allait jamais, excepté dans les deux ou trois dernières années de sa vie, quand il ne fut plus homme de fêtes et de plaisirs. Ce fut sans doute dans cette retraite qu’il écrivit la dernière copie de ses chroniques, on ne sait pas vers quelle année.

On a soupçonné Froissart d’avoir fait des variantes dans ses récits. On a dit que, changeant de maître, allant d’une cour à l’autre, il altérait parfois les manuscrits de son histoire, selon les lieux et les temps. Aucuns ont prétendu que lorsqu’il passait le détroit et visitait la cour de Richard, la chronique avait quelques pages de plus, où les Anglais étaient toujours vainqueurs et fort aimés dans les provinces conquises. Puis, de retour en France, il abrégeait, changeait, ajoutait, dit-on. Le reproche nous paraît peu fondé. Froissart travaillait partout à son histoire ; mais ce qu’il lisait à la cour des princes, c’était surtout romans et vers d’amour. Quoi qu’il en soit, la chronique de Froissart, dans l’état où elle nous a été rendue par un habile éditeur, offre une assez grande impartialité. Il y a sans doute peu d’indignation pour les pillages et les cruautés des Anglais ; mais ce n’est point par une traîtresse complaisance pour le plus fort, ce n’est point par une lâche désertion du vaincu : c’est qu’un certain sens moral, une certaine chaleur d’humanité, manquait à l’historien comme à ses personnages. Les faits hideux de vengeance, de perfidie qui nous révoltent, excitaient alors assez peu d’étonnement ; et l’historien serait infidèle à son temps, s’il avait marqué pour son compte plus d’émotion et de colère. Il aime les Anglais, cela est vrai ; mais il aime aussi la bravoure des Français. Il est pour le prince Noir. Il est aussi pour Bertrand Duguesclin ; et quand Duguesclin, avec ses compagnies franches et ses habitudes d’homme de guerre, fait de mauvaises actions, ce qui lui arrive parfois, quand ce rude chevalier laisse assassiner don Pèdre dans sa tente, Froissart jette le manteau là-dessus ; cela ne l’indigne pas ; il est tout aussi indulgent pour Duguesclin, qu’il peut l’être même pour un roi d’Angleterre.

Nous avons indiqué, bien ou mal, comment l’homme a vécu, et comment il a fait son livre ; comment ses distractions furent son travail, son étude ; comment c’est sur les grands chemins et dans les cours, dans les fêtes, qu’il a recueilli les documents de son ouvrage.

Maintenant, ce livre, que nous paraît-il ? Une histoire presque universelle des États de l’Europe, depuis l’année 1322, jusqu’à la fin du quatorzième siècle. Je dis presque universelle ; car, dans la pensée de l’auteur, ce qui prédomine, c’est l’Angleterre et la France : l’Angleterre, avec ses victoires, son invasion ; la France, avec la défaite de son roi Jean, les victoires et la sagesse de Charles V, les malheurs et l’égarement de Charles VI. Autour de ce centre de récit, premier objet de l’historien, venaient se réunir des histoires tout entières, amenées là comme par épisode. Duguesclin et le prince Noir, après s’être heurtés en France, se rencontrent en Espagne. Froissart suit ses héros. L’Espagne le fait penser au Portugal. Ainsi, nulle distribution savante et systématique ; la préoccupation de l’historien devenant la règle de son récit. Quelquefois d’heureux contrastes, d’adroites transitions, l’historien mis en scène, ses aventures mêlées aux faits de l’histoire. Par exemple, dans ce voyage qu’il fit pour conduire quatre lévriers à Gaston de Foix, il rencontra sur la route un chevalier, nommé messire d’Espaing du Lion, homme habile dans les négociations et dans les guerres. Il l’accoste, et tout en chevauchant de concert, il l’interroge. Il rencontre une ville fortifiée, un château fort : il questionne le chevalier, qui raconte à Froissart que cette ville a été emportée d’assaut, que ce château fort a été pris par ruse, enfin, tout ce qui s’est passé. Froissart met cela dans son récit, avec tout le dialogue. Quand on lit Hérodote, on aime qu’il vous parle de son voyage en Égypte, de ses questions aux prêtres des dieux et de leurs réponses. Froissart, qui n’avait pas lu Hérodote, fait comme lui ; il intercale dans ses chroniques son voyage de Blois à Orthez, et tous les récits que lui fait le chevalier.

« En chevauchant le gentilhomme et beau chevalier, dès qu’il avait dit au matin les oraisons, devisait tout le jour avec moi, demandant nouvelle, et aussi quand je lui en demandais, il m’en répondait…

« Après dîner, le chevalier me dit : “Chevauchons ensemble tout souef, nous n’avons que deux lieues de ce pays qui valent bien trois de France jusqu’à notre gîte.” Je répondis : “Je le vueil.” »

Et ailleurs :

« Messire Espaing du Lion me dit : “Messire Jean, allons voir la ville. — Sire, dis-je, je le vueil.” Nous passâmes au long de la ville et vînmes à une porte qui sied devers Palamininch, et passâmes outre, et vînmes sur les fossés. Le chevalier me montra un pan de mur de la ville ; et me dit : “Véez-vous ce mur illec ? — Oil, sire, dis-je, pourquoi le dites-vous ? — Je le dis pourtant, dit le chevalier, vous véez bien qu’il est plus neuf que les autres. — C’est vérité, répondis-je. — Or, dit-il, je le vous conterai, par quelle incidence ce fut, et quelle chose, il y a environ dix ans, il en avint. Autrefois vous avez bien ouï parler…, etc. »

Cette forme est employée tout un demi-volume ; et bien qu’elle soit accidentelle, l’art n’aurait pas mieux imaginé. C’est un passage de la narration générale à une foule de petits détails, qu’il eût été difficile de semer dans cette narration. Les pauvres historiens modernes sont accablés sous le nombre des faits et des circonstances ; ils sont obligés de les exposer dans un récit bien long, ou de les résumer en réflexions abstraites. Froissart ne suspend jamais le récit ; mais il, change de narrateur : tantôt c’est lui, tantôt un personnage. Il se réserve les grands événements, les batailles, les fêtes ; il les raconte comme s’il en avait été spectateur. Puis cette foule de menus faits et d’anecdotes qui gêneraient sa marche, il en charge parfois un interlocuteur ; et la vivacité de l’entretien ajoute une nuance au récit et pique l’attention du lecteur. Conter est tout le génie de Froissart ; mais il conte admirablement.

Nous avons noté dans Villani les recherches instructives, la précision de détails, le soin de la vérité, non seulement dans la peinture, mais dans l’explication des événements. Rien de tel dans Froissart ; il ne s’inquiète pas des causes et des moyens. Son livre en ressemble d’autant plus aux romans de chevalerie, où l’on ne dit jamais les détails prosaïques de la vie. Vous ne trouverez rien d’exact dans Froissart, sur les impôts, le commerce, les provisions de guerre ; mais il décrit parfaitement les drapeaux, les devises, les champs de bataille et les cours, tout ce qui frappait l’imagination et les yeux. Il ne donne pas la statistique du camp, mais il donne le tableau des tournois. Quant à la peinture des hommes, elle est admirable. Édouard III, le prince Noir, le roi Jean, Charles V, le connétable de Clisson, Bertrand Duguesclin, Gaston, toutes ces physionomies sont là : vous entendez les discours de ces hommes, soit que l’historien les répète littéralement, ou qu’il les invente, dans un parfait rapport avec leurs caractères et avec leur temps qui est le sien. Le dirai-je ? À cet égard, il me paraît avoir un avantage sur les anciens. Dans les discours qui parsèment leur histoire, vous reconnaissez l’écrivain plus que le personnage. L’élégance de Tite-Live, la précision ornée et brillante de Tacite ont empreint d’un caractère à peu près semblable tous les discours qu’ils rapportent ; mais les paroles que Froissart met dans la bouche de Charles V, au lit de mort, ont dû être prononcées ; l’auteur n’y est pour rien. S’agit-il de personnages inférieurs, de bourgeois, pour lesquels Froissart n’a pas grand goût, l’historien conserve leur langage avec une parfaite simplicité, malgré sa préférence pour les tournois, et le beau monde de la chevalerie.

Dans le siècle dernier, on a voulu mettre en scène le dévouement des six bourgeois de Calais. On a fait une tragédie qui est la chose du monde la plus fausse, bien qu’elle ait eu grand succès. Tous ces bourgeois sont plus que des chevaliers ; ils paraissent uniformément guindés à un ton d’héroïsme. Lisez Froissart ; tous les personnages y sont vrais. Le gouverneur de Calais aura son courage et sa fierté à lui ; c’est un homme d’un autre ordre que les bourgeois ; il parlera autrement. Les bourgeois, qui ne sont pas des citoyens d’Athènes ou de Rome, n’auront pas cette rage de mourir que leur a donnée Dubelloy : et c’est là le sublime de leur action ; avec un cœur d’homme, un cœur de bourgeois, si vous voulez, avec peu d’envie d’être tués, ils se sont offerts pour leur pays. Ils craignent d’être pendus, et, malgré la peine que cela leur fait, ils vont chercher le roi qui est bien capable de les faire pendre sur place. Quand ils arrivent devant le roi d’Angleterre qui est fort irrité, et veut qu’ils meurent, rien ne les défend, que la pitié de la reine ; elle est là enceinte, et la vue de ces six hommes, la hart au cou, lui fait mal ; elle pleure, et demande si bien leur grâce que le roi l’accorde, tout en grondant.

Il y a un fait que Froissart n’a pas dit : cette bonne reine d’Angleterre, tout en larmes à la vue de ces six hommes qu’on va pendre, quand le roi très clément leur a pardonné et a seulement pris tous leurs biens, elle accepte une part de la confiscation, et garde à son profit la maison d’un de ces malheureux, qu’elle a fait renvoyer la vie sauve.

Toujours ce même défaut de délicatesse morale dans le moyen âge. J’imagine que Froissart a négligé ce fait, parce qu’il n’a pas été blessé du contraste. On mettait les vaincus à rançon ; ils n’étaient pas pendus ; c’était bien assez pour eux : du reste, leurs maisons étaient bonnes à prendre.

Mais écoutons le récit de Froissart, admirable, à cette nuance près.

« … Lors messire Jean de Vienne vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens à la halle. Au son de la cloche, vinrent hommes et femmes ; car moult désiroient à ouïr nouvelles. Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle, hommes et femmes, messire Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que ci-devant sont récitées, et leur dit que autrement ne pouvoit être, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et pleurer, et n’eurent pour l’heure pouvoir de répondre ni de parler, et mêmement messire Jean de Vienne larmoyoit moult tendrement.

« Un espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville que on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi : “Seigneurs, grand’pitié et grand méchef seroit de laisser mourir un tel peuple, que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen. J’ai si grand’espérance d’avoir grâce et pardon envers notre seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je vueil être le premier ; et me mettrai volontiers en ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la merci du roy d’Angleterre.” Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette parole, chacun l’alla adorer de pitié ; et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses pieds, pleurants tendrement ; et étoit grand’pitié de là être ; et eux ouïr, écouter et regarder.

« Secondement, un autre très honnête bourgeois, et de grand’affaire, et qui avoit deux belles demoiselles à filles, se leva et dit tout ainsi qu’il feroit compagnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre : et appeloit-on icelui sire Jean d’Air.

« Après, se leva le tiers, qui s’appeloit sire Jacques de Vissant, qui étoit riche homme de meuble et d’héritage, et dit qu’il feroit à ses deux cousins compagnie.

« Ainsi fit sire Pierre de Vissant, son frère ; et puis le cinquième, et puis le sixième, et se dévêtirent là ces six bourgeois tous nus en leurs brais et leurs chemises, en la ville de Calais, et mirent hart en leur col, ainsi que l’ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du châtel, chacun en tenoit une poignée.

« Si s’en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Manny, qui les amena tout bellement devers le palais du roy…

« Le roy étoit à cette heure en sa chambre, à grand’compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l’arroy qu’il avoit devisé et ordonné ; et se mit hors, et s’en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand’foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils finiroient, et mêmement la reine d’Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roy, son seigneur. Si vint messire Gautier de Manny, et les bourgeois près lui qui le suivoient… Le roy se tint tout coi, et les regarda moult cruellement ; car moult haïssoit les habitants de Calais. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux par devant le roy, et dirent ainsi, en joignant leurs mains : “Gentil sire et gentil roy, véez nous cy six qui avons été d’ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands : si vous apportons les clefs de la ville et du châlel… Si veuillez avoir de nous pitié et mercy par votre très-haute noblesse…” Le roy les regarda très-ireusement : et, quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes.

« Tous les barons et les chevaliers qui là étoient en pleurant prioient si acertes que faire pouvoient au roy qu’il en voulût avoir pitié et mercy ; mais il n’y vouloit entendre. Grinça le roy les dents, et dit : “Qu’on fasse venir le coupe-tête.”

« Adonc fit la noble reine d’Angleterre grand humilité, qui étoit durement enceinte, et pleuroit si tendrement de pitié, que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux par devant le roy, son seigneur, et dit ainsi : “Ah ! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé ; or, vous prie-je humblement et requiers en propre don, que pour le fils de sainte Marie, et pour l’amour de moy, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy.”

« Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame, sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement ; si lui amollit le cœur ; car enuis l’eut courroucée, au point où elle étoit ; si dit : “Ah, dame, j’aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que cy. Vous me priez si acertes que je ne vous ose esconduire ; et combien que je le fasse avec peine, tenez, je les vous donne ; si en faites votre plaisir.” La bonne dame dit : “Monseigneur, très-grand mercy !” Lors se leva la reine, et fit lever les six bourgeois et leur ôter les cordes d’entour leur cou, et les emmena avec li en sa chambre, et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles et les fit conduire hors de l’ost à sauveté. »

Les peintures de la vie féodale tracées par Froissart présentent tous les contrastes de rudesse et de courtoisie chevaleresque, de barbarie et d’humanité. Une infinie variété naît de sa naïve exactitude. Son âme vive et mobile, enjouée plutôt que forte, est un miroir fidèle, où se reflète tout le moyen âge. Vous a-t-il raconté quelque grand événement, a-t-il peint cet héroïsme des bourgeois de Calais, dont il ne paraît pas fort attendri pour son compte, mais qu’il a rendu si touchant par l’émotion des spectateurs, il vous dira d’aussi bonne foi un conte de fées. Oui, un conte de fées ; le mot n’est pas exagéré. Pendant son séjour à Orthez, Froissart était étonné de voir à quel point le comte de Foix était promptement instruit de tout ce qui se passait en pays étranger. Il s’enquiert auprès d’un écuyer du comte, qui se prend à rire, et lui dit : « Voirement faut qu’il le sache par voie de nécromancie. » À ce mot, l’historien ouvre les deux oreilles, et presse l’écuyer de s’expliquer, promettant bien de n’en dire mot, tant qu’il sera en ce pays. L’écuyer le tirant à part, dans un angle de la chapelle du châtel d’Orthez, commence son conte, dont Froissart n’a rien perdu. Il y avait en ce pays un sire de Corasse, qui savait à point nommé tout ce qui se faisait en Angleterre, en Allemagne, en Hongrie, et le rapportait à notre bon seigneur Gaston de Foix. — Comment cela ? — Il avait à ses ordres un esprit malin qui venait lui tout conter ; cet esprit s’appelait Orton. Quand on sait le nom d’un génie, on est bien sûr de son existence.

Mais d’où venait ce génie ? — Le sire de Corasse disputait quelques dîmes de son église à un clerc de Catalogne. Il fut condamné par le pape à Avignon. Le clerc vint avec la sentence pour se mettre en possession ; mais le chevalier n’en tint compte, et renvoya le clerc avec menaces. Quelque temps après, une nuit qu’il dormait, il est réveillé par un bruit affreux dans son château ; et le lendemain ses gens lui dirent que toute sa vaisselle était brisée. Même noise, même désordre la nuit d’après dans la chambre du chevalier. Il ne peut se tenir de crier : « Qu’est-ce ? » Et le tapageur invisible lui répond : « C’est le clerc de Catalogne qui m’envoie : tu lui fais grand tort, car tu lui ôtes les droits de son héritage ; et je ne te lairray en paix que tu lui aies fait bon compte. — Ah ! lui dit le sire de Corasse, le service d’un clerc ne vaut rien, laisse-le en paix et me sers. » Le malin esprit, en effet, change de condition, et se donne au chevalier, qu’il venait visiter toutes les nuits, lui apportant nouvelles de tous les lieux du monde. Le sire de Corasse tenait au courant Gaston, qui approuvait fort l’emploi d’un émissaire aussi prompt, et surtout aussi peu dispendieux. Malheureusement, par le conseil de Gaston, le sire de Corasse voulut connaître la figure de son messager. Nouvel incident conté longuement. Orton se déguise en deux fétus de paille, puis apparaît sous la forme d’une truie maigre. Le sire de Corasse lâche sur elle ses chiens. Le malin esprit, indigné d’un tel procédé, ne revint plus faire de rapport au sire de Corasse, qui mourut l’année suivante. Voilà ce que s’est laissé conter, et ce que redit sérieusement le bon Froissart. Villani aurait su que Gaston de Foix entretenait des espions dans les cours d’Europe, et l’argent que cela lui coûtait. Froissart, endoctriné par le récit de l’écuyer, soupçonne seulement que le comte Gaston, depuis la mort du sire de Corasse, s’est procuré quelque autre messager diabolique.

Heureusement, de ces contes à dormir debout, Froissart passe à des récits de la plus expressive vérité.

J’ai cité la mort de Charles V ; il y a beaucoup d’autres tableaux non moins grands. Le roi Jean, prisonnier dans la tente du prince de Galles, offre une peinture admirable. Vous vous souvenez de l’entrevue de Paul-Émile et de Persée dans Tite-Live. Paul-Émile n’y paraît qu’un vainqueur dur et dédaigneux, auquel l’historien a prêté quelques lieux communs de morale philosophique. Froissart est bien supérieur, en étant plus simple.

« Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna à souper au roy de France et à monseigneur Philippe, son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon, et à la plus grande partie des comtes et des barons de France qui prisonniers étoient. Et assit le prince le roy de Franc et son fils monseigneur Philippe, monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d’Artois, le comte de Tancarville, etc., etc., à une table moult haute et bien couverte ; et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et servait toujours le prince au-devant de la table du roy, et par toutes les autres tables, si humblement comme il pouvoit. Ni oncque ne se voulut seoir à la table du roy, pour prière que le roy lui sçut faire ; ainsi disoit toujours qu’il n’étoit encore mie si suffisant qu’il appartenist de lui seoir à la table d’un si haut prince et de si vaillant homme que le corps de lui étoit, et que montré avoit la journée. »

C’est que le prince de Galles, bien que vainqueur du roi Jean, se souvenait qu’il était son vassal. Ainsi, du milieu de cette féodalité si cruelle, si barbare, sortait une urbanité nouvelle. Le souvenir d’un certain devoir faisait que le vassal victorieux dans une bataille servait à table humblement son seigneur vaincu et prisonnier.

« Et toujours s’agenouilloit par devant le roy, et disoit bien : “Cher sire, ne veuillez mie faire simple chère pour tant si Dieu n’a voulu consentir huy votre vouloir, car certainement monseigneur mon père vous fera toute l’honneur et amitié qu’il pourra, et s’accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujours. Et m’est avis que vous avez grand’raison de vous réjouir, combien que la besogne ne soit tournée à votre gré ; car vous avez aujourd’hui conquis le haut nom de prouesse, et avez passé tous les mieux faisants de votre côté. Je ne le dis mie, cher sire, sachez, pour vous railler ; car tous ceux de notre partie et qui ont vu les uns et les autres, se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chapelet, si vous le voulez porter.”

« A ce point commença chacun à murmurer ; et disoient entr’eux, François et Anglois, que noblement et à point le prince avoit parlé. Si le prisoient durement, et disoient communément que lui avoient et auroient encore gentil seigneur, s’il pouvoit longuement durer et vivre, et en telle fortune persévérer. »

Dans certains récits de bataille, dans le récit de la bataille de Crécy, Froissart est véritablement homérique. On ne saurait décrire avec plus de force le choc de ces deux masses d’hommes d’armes qui se heurtent. Arrivez-vous dans le château de Gaston de Foix, il est impossible de peindre avec plus de grâce la vie oiseuse, les délices, les fêtes de cette cour. Passez-vous en Espagne, la tyrannie de Pierre le Cruel, la hardiesse de Henri de Transtamare, le génie du prince Noir, sont devant vous. Rentrez-vous en France, la sagesse de Charles V, son activité, son administration habile et réparatrice, sont décrites avec un soin et un sérieux, que fait ressortir l’enjouement habituel de Froissart. Grands événements, anecdotes familières, nations diverses, Anglais, Flamands, Français, tout se mêle et se succède sans confusion ; et jamais les couleurs de l’historien ne sont semblables, quoiqu’il soit toujours naïf, naturel, abandonné.

Dix-huitième leçon

Étude nécessairement simultanée de l’Angleterre et de la France, au moyen âge. — Faible influence de la civilisation romaine sur l’Angleterre. — Race teutonique incessamment renouvelée. — Efforts de Guillaume le Conquérant pour faire prévaloir l’idiome français en Angleterre. — Résistance de la langue nationale. — Monuments de cette langue au douzième siècle. — Poésies des ménestrels. — Chants populaires. — Robin Hood. — Imitation de nos romans et de nos fabliaux. — Imitation de l’Italie. — Chaucer ; de lui et de ses ouvrages.

Messieurs,

La France est trop mêlée à l’Angleterre dans le quatorzième siècle, pour que nous puissions bien connaître la littérature de l’un de ces pays, sans étudier celle de l’autre. Avant d’aller plus loin en France, nous sommes pressés de voir quels germes la conquête de Guillaume, c’est-à-dire l’invasion guerrière et politique du génie français, avait laissés en Angleterre, et quelle influence à son tour l’Angleterre, par ses victoires, exerça sur notre patrie.

Cette réciprocité d’invasions entre la France et l’Angleterre, ce contact perpétuel d’alliances ou d’hostilités pendant plusieurs siècles, est un des grands spectacles du moyen âge. De là vint qu’une nation du Nord, une race teutonique reçut de bonne heure une forte empreinte de la civilisation romane ; de là cette singularité qui nous montre les inventions et les formes des troubadours et des trouvères dans l’idiome tout germanique de la vieille Angleterre. Ainsi, se touchent et se réunissent les diverses parties du vaste sujet que nous avons essayé de parcourir.

En effet, messieurs, vit-on jamais deux pays, se détestant davantage, plus intimement unis ? La langue, les lois, les usages, les familles françaises occupent le sol anglais avec Guillaume ; la nation anglo-normande possède à son tour une partie de la France, et voit son roi couronné dans Paris.

Durant ce long intervalle et cette lutte opiniâtre qui change de terrain, les langues indigènes des deux pays se sont mêlées ; le français a d’abord prévalu comme langue du vainqueur, et comme langue savante ; puis le vieil idiome anglais a refleuri sur sa souche teutonique, d’abord tout ébranchée par le glaive des Angevins et des Poitevins qui suivaient Guillaume.

Mais avant de suivre les époques de cette révolution, il faut chercher quel était l’ancien dépôt de civilisation romaine laissé dans la Grande-Bretagne. Les Romains n’avaient jamais conquis et possédé ce pays au même point que les contrées méridionales de l’Europe. Ils y avaient rencontré, dans les provinces du Nord, une invincible résistance, et partout une soumission incertaine et agitée. Ils n’avaient pu y faire dominer leurs mœurs ; les Bretons rejetèrent longtemps l’idiome latin : linguam romanam abnuebant  ; et bien que les nobles du pays eussent fini par l’apprendre, il n’y devint pas d’un usage fréquent et populaire. Aussi à l’époque de l’affranchissement du monde par les barbares, lorsque le joug romain fut levé, nul peuple ne redressa la tête plus promptement que les Bretons. Il faut entendre là-dessus leurs vieilles chroniques. « Les Césariens, disent-elles (car les Romains ne furent jamais pour les Bretons qu’un poste de soldats étrangers), ayant opprimé l’île pendant 400 ans, et extorqué par an 5,000 livres d’argent, repartirent pour la terre de Rome, afin de repousser l’invasion de la horde noire. Ils ne laissèrent, à leur départ, que des femmes et de petits enfants, qui tous devinrent Cambriens. »

Ainsi la vieille race barbare et indigène reparaît en un moment sur le sol breton. Cet événement est accompli dès le cinquième siècle ; et on pourrait supposer que toute trace de la langue et de la civilisation romaine disparut en même temps de la Grande-Bretagne. Mais depuis la première entrée des légions, une autre cause avait agi ; et si elle ne servit pas là comme ailleurs à compléter et à doubler, pour ainsi dire, la prise de possession des Romains, elle devait en maintenir du moins quelques restes.

Avec les proconsuls, les généraux, les soldats, les percepteurs d’impôts, étaient venus, dès le second siècle, les prêtres d’une religion nouvelle. Sous le César Constance, qui commandait l’armée romaine en Bretagne, ils eurent beaucoup de puissance ; et la foi, secrètement protégée, fit de grands progrès. Cependant leur action n’étant pas aidée par une entière soumission du pays aux usages de Rome, elle fut moins complète que dans les Gaules. Les Églises chrétiennes qui se conservèrent dans la Grande-Bretagne, firent des schismes à leur manière, et furent de bonne heure séparées de l’Église de Rome.

Vous le savez, le christianisme, presque à sa naissance, avait vu les hérésies se multiplier en Orient, parce que la culture des lettres, les prétentions orgueilleuses de l’esprit et le talent sophistique y faisaient naître les disputes. L’Occident, au contraire, moins savant, avait été moins divisé. La foi était aidée par l’ignorance des peuples et la difficulté qu’ils avaient à imaginer eux-mêmes une erreur. Ce que le savoir et la métaphysique faisaient en Grèce, l’indépendance d’esprit, la haine du joug et de l’idiome romains, l’attachement aux usages nationaux, le firent en Angleterre.

Ainsi, dès la première conquête, médiocre influence de l’esprit romain sur celui de la Grande-Bretagne, action du christianisme, tardive, inégale, indépendante de l’Église romaine : voilà ce qui doit expliquer comment ce pays, voisin de la Gaule, subjugué comme elle par les Romains, et depuis conquis par elle, a gardé dans sa langue une nationalité si distincte et si fortement marquée.

Cette nationalité ne cessa de se fortifier par les invasions et les mélanges de peuples, qui survinrent, après l’éloignement des Romains. C’étaient comme autant de couches homogènes, malgré quelques variétés apparentes, qui s’amoncelaient sur le même sol. Ainsi, les invasions saxonnes se mêlèrent à la race cambrienne, sans l’altérer. Ainsi, les Danois, qui succédèrent aux Saxons, n’étaient qu’une autre famille de la même race du Nord. Ainsi les Normands, qui vinrent après les Saxons et les Danois, n’étaient eux-mêmes que des Danois adoucis par le ciel de France et recrutés par des Français. À ces révolutions se rattachent trois époques du langage parlé dans la Grande-Bretagne. Dans la première, qui dure trois cent trente ans, depuis l’invasion saxonne, ce langage est appelé british-saxo. Les Danois parurent ensuite : c’était une variante de la première conquête. Là commence la seconde époque de la langue, le danish-saxo, dans lequel furent écrits les ouvrages du roi Alfred. Puis vinrent les Normands transformés en Français, comme des voleurs qui auraient pris les habits de ceux qu’ils avaient tués. À leur suite ils amenaient des hommes de toutes les provinces de France, et se confondaient avec eux par la langue et les usages. De là date une troisième époque dans la langue de la Grande-Bretagne, le normand-saxo, principe de la langue actuelle.

Vous le voyez, l’Angleterre fut sans cesse ramenée à son origine par les causes mêmes qui altèrent celle des autres peuples, par les invasions étrangères. Ces invasions lui amenaient autant de nuances de sa propre nature. Elle se retrouvait toujours, en s’alliant, même par force, à des parents un peu éloignés.

Voilà comment ce fond de nationalité anglaise, sans cesse surchargé par des éléments qui, dans leur hostilité même, avaient quelque chose de sympathique avec lui, a survécu à tout, et à travers quelques influences véritablement étrangères, s’est maintenu toujours. Voilà, pour nous réduire à la question littéraire, comment la langue anglaise est encore aujourd’hui une langue tout à fait teutonique, malgré ce que la conquête normande devait y laisser de formes françaises.

Pendant les luttes des Saxons contre les Danois, l’Angleterre avait eu un grand homme ; et soudain s’était opéré le mouvement que produira toujours un grand homme, dans un siècle barbare. Plus savant que Charlemagne, Alfred avait lui-même cultivé les lettres, et traduit en langue vulgaire Paul Orose et Boèce, les deux auteurs favoris du moyen âge. Mais ces hommes que la nature jette par hasard au milieu d’un siècle qui n’est pas fait pour eux, obtiennent beaucoup de gloire et n’exercent qu’une influence peu durable. Cependant au nom d’Alfred viennent se lier les noms d’Alcuin et du vénérable Bède. Les lettres latines furent cultivées avec soin dans les monastères anglais ; et la théologie servit à ranimer le goût de l’étude. C’est une réponse à l’opinion de ceux qui ont regardé le règne de la théologie dans le moyen âge, comme une époque perdue pour l’intelligence humaine. La théologie a été la forme que prenait alors la pensée. De même que, dans un autre temps, toutes les idées se traduiront en idées politiques, et s’appliqueront aux grands problèmes de la société ; ainsi, dans le moyen âge, les esprits se faisant une occupation à la fois plus subtile et plus désintéressée, toutes les idées, toutes les forces du raisonnement s’appliquaient à la vie future. Mais par cela même que cette occupation toute métaphysique avait quelque chose de vague et d’incertain, elle avait aussi quelque chose de grand, de hardi, de singulièrement favorable à l’élévation et à l’originalité de la pensée, ne vous étonnez donc pas que sous cet amas théologique on trouve parfois une étonnante sagacité, un grand esprit stérilement consumé. Le théologien d’une époque eût été le philosophe d’une autre. Les théologiens anglo-normands du douzième siècle nous offriraient plus d’une marque de cette vérité. Mais ils ont écrit en langue latine ; et c’est surtout dans la langue vulgaire que nous cherchons à constater les travaux et les progrès de l’intelligence. C’est là qu’elle nous paraît indigène et moderne.

La langue vulgaire anglaise, telle que la conquête la trouve et la modifie, voilà notre étude.

Guillaume est arrivé ; il a gagné la grande bataille de Hastings ; tout tombe devant lui ; il fait périr plusieurs des grands d’origine saxonne qui ont échappé au champ de bataille ; il dépouille les couvents, les églises ; il chasse les évêques ; il fait dresser un grand livre noir où sont inscrits les gens suspects, c’est-à-dire les nobles, les riches ; il les dépouille, et met à leur place des Normands, des Français, des gens de la conquête. Tout cela, messieurs, a été supérieurement retracé par un habile écrivain ; et je ne veux pas essayer une contrefaçon de ses vives peintures. Mais ce qu’il n’a pas décrit, ou du moins ce que l’on peut décrire avec plus de détail, c’est la révolution du langage, après cette invasion. C’est là, sans doute, le plus faible, le plus imperceptible des intérêts, dans l’histoire de la conquête. Cependant ce point de vue peut offrir aussi quelque importance historique.

Voulez-vous savoir jusqu’à quel point l’esprit des conquérants a transformé la nation conquise ? Regardez à l’idiome du pays. Dans un mélange de plusieurs peuples, il y a, vous le savez, un singulier rapport entre la prédominance des mots et celle des races. Le sang anglais a prévalu, puisque aujourd’hui la langue anglaise est seule restée maîtresse. La grammaire ici nous apprend l’histoire. D’abord le conquérant, un des plus impérieux dominateurs qui aient jamais pesé sur le monde, en même temps qu’il s’emparait des couvents, des châteaux, des terres, de l’argent, des femmes du peuple vaincu, en même temps qu’il s’ingérait dans tout, réglait tout, forçait ses nouveaux sujets d’éteindre leurs feux à six heures du soir, voulut aussi les dépouiller de leurs souvenirs, et leur prendre leur idiome natal.

On vit là cette naturelle résistance de l’homme aux influences excessives, illimitées, que la force veut exercer sur lui. Malgré tous les efforts du vainqueur pour décréditer la langue anglaise, elle prévalut. Un évêque, savant et pieux, était chassé de son siège parce qu’il ne parlait point français. Des témoins déposaient-ils en anglais devant les tribunaux, c’était merveille si on les écoutait. Il ne s’agissait pas là d’interprètes jurés ; on mentait, quand on ne parlait pas français. Aussi tous ceux qui voulaient avoir quelque faveur ou même quelque repos, les ambitieux, les gens paisibles parlaient français, comme ils pouvaient. Les couvents, ou du moins tous les emplois supérieurs des couvents étaient donnés à des Français qui avaient importé leur langue, et exigeaient qu’on la parlât autour d’eux. Tant que la main de fer de Guillaume fut là, on prononça fort mal le français en Angleterre ; on y mêla beaucoup d’incorrections, mais on le parla. Cela se soutint encore, sous ses premiers successeurs. La vanité même finit par s’accommoder de ce qui d’abord semblait un joug onéreux. Beaucoup d’Anglais indigènes croyaient à ce prix se confondre avec la race des conquérants. « Les hommes de province, dit un chroniqueur, oublient leurs dialectes de Cornouailles, de Galles et de Devonshire, et s’étudient à parler français, pour paraître nobles. » Le chef-lieu de ce français qu’on parlait en Angleterre, était Rouen. C’était de là que venaient incessamment à la cour de Londres des trouvères qui entretenaient le goût de la langue et de la poésie romane.

La conquête de la Normandie sous Philippe-Auguste fut le premier coup porté à cette influence ; la communication des deux pays ne fut plus aussi fréquente ; le français d’Angleterre, séparé de sa souche continentale, fut moins jeune, moins vivant ; il eut bientôt quelque chose d’étrange et de suranné, dont en France on se moquait. Cependant la cour du roi d’Angleterre et la plupart des seigneurs maintenaient toujours l’usage exclusif du français : et dans les écoles publiques, le français seul était enseigné et parlé. Voilà ce qui me paraît prouvé par un passage très curieux d’un auteur anglais du quatorzième siècle.

« Les enfants à l’école, contre l’usage de toutes les autres nations, sont forcés d’abandonner leur propre langue, et de dire leurs leçons, et tout ce qui les occupe, en français : ainsi l’ont établi les Normands, depuis leur première venue en Angleterre. Les enfants de gentilshommes sont instruits à parler français, du jour où on les remue dans leur berceau, et où ils peuvent parler et jouer avec un hochet. Les gens du pays veulent ressembler aux gentilshommes, et se plaisent à parler français, pour être crus tels. Cette mode était fort usitée, depuis le premier temps ; elle commence à s’affaiblir un peu : car John de Cornouailles, un maître de grammaire, a changé la leçon dans son école, et l’étude du français en celle de l’anglais. Richard de Laincry et d’autres ont appris de lui cette manière d’enseigner ; de manière qu’aujourd’hui, l’an de N. S. 1385, et la neuvième année du roi Richard II, dans toutes les écoles d’Angleterre, les enfants abandonnent le français et apprennent l’anglais. »

Ainsi, vous le voyez, c’est seulement trois siècles après la conquête que la loi tyrannique de Guillaume commence à fléchir, et que les enfants des Anglais peuvent apprendre à lire dans leur langue.

Il faut que l’instinct national soit bien fort pour que cette domination si longue d’un idiome étranger n’ait pas laissé dans la langue anglaise des traces plus nombreuses. Il est vrai, la langue nationale, chassée des écoles publiques, avait continué de lutter dans les familles contre l’idiome étranger des vainqueurs. Le maintien obstiné du langage et des mœurs faisait partie de la résistance du peuple. Nul doute que cette portion de l’Angleterre qui répugna si longtemps au pouvoir des Normands ne s’attachât à la vieille langue du pays, comme au symbole même de sa liberté et de sa défense. Il semble que ce puissant intérêt a dû produire quelques poésies, quelques chants populaires où le vieil anglais, le british-saxo se retrouverait d’autant plus pur, et préservé par une haine patriotique de la contagion de l’idiome normand. Toutefois, il subsiste peu de ces monuments originaux, de ces protestations en langue nationale contre l’invasion étrangère ; je n’en connais aucune qui date des premiers jours de la conquête. Les plus anciens essais de poésie anglaise qui nous aient été conservés, offrent un tout autre caractère. En même temps que Guillaume le Conquérant employait la rigueur de ses édits pour proscrire l’idiome national, il faisait servir la langue anglaise même à sa politique. Voici comment.

Travaillait-il à dépouiller les riches monastères saxons, ou à les transférer à des hommes de race normande, il chargeait sans doute quelque ménestrel de faire en langue anglaise des vers moqueurs contre les moines, et préparait ainsi leur spoliation aux yeux du peuple. On est fort tenté d’admettre cette conjecture, lorsqu’en remuant les plus anciens débris de l’idiome anglais, on trouve, au lieu de chants populaires contre l’avarice et la tyrannie des vainqueurs, un conte satirique sur les moines, qui fut chanté dans un festin public, à la cour de Guillaume. Quoi qu’il en soit, la langue de ce conte est le british-saxo, légèrement modifié par la nouvelle conquête ; on y reconnaît tous les types de l’anglais actuel, avec des variantes d’orthographe.

« Au loin sur la mer, près l’Espagne occidentale, est une île de Cocagne : nulle terre sous le ciel n’abonde en autant de biens. Quoique le paradis soit joyeux et brillant, Cocagne est d’un plus bel aspect. Qu’y a-t-il dans le paradis, que verdure et fleurs ? Malgré le plaisir qu’on y trouve, il n’y a pas de viande, mais seulement du fruit ; il n’y a pas de salle à manger, mais beaucoup d’eau pour éteindre la soif. »

Le poëte contait alors que dans cette île de Cocagne, symbole des couvents anglais, et supérieure au paradis, on trouvait de grands châteaux bâtis tout en pâtés de perdrix et en puddings, etc., etc. Voilà les plaisanteries satiriques d’un temps grossier. Elles n’ont d’autre intérêt pour nous que d’avoir servi les projets du conquérant.

Cet idiome anglais et cette poésie populaire, que les vainqueurs employaient contre les vaincus, devaient aussi donner aux vaincus plus d’une arme contre leurs maîtres. Si les Normands plaisantaient les riches abbés du pays, pour les dépouiller, les Anglo-Saxons tâchaient de mettre leurs églises à couvert, en célébrant la gloire et les miracles des saints qu’elles avaient eus. De là, grand nombre de légendes versifiées au douzième siècle. Les saints de ces légendes étaient toujours de race saxonne, de bonne vieille race. L’imagination du pauvre peuple semblait les invoquer contre les Normands.

Aux faits merveilleux qui remplissent ces histoires, il se mêle parfois de touchantes anecdotes. J’aime mieux les pieuses fictions des vaincus que les durs sarcasmes commandés par les vainqueurs. Il est, par exemple, une légende de Thomas Beckett, qui offre un début, sous la rudesse du vieux style anglo-normand, plein de charme et d’intérêt. Vous savez que Thomas Beckett, dont l’histoire a été de nos jours habilement restaurée par la vive imagination de M. Thierry, était un homme de race anglaise, qui devint favori d’un roi normand, archevêque de Cantorbéry, lutta contre ceux qui l’avaient protégé, fut martyr de son courage ou, si l’on veut, de son ambition. La légende raconte la naissance de Thomas Beckett, et rapporte à ce sujet une anecdote gracieusement romanesque.

Le père de Thomas Beckett, Gilbert, Anglais de race et homme assez obscur, était parti pour la croisade, dans l’espérance d’acquérir quelque gloire sous la bannière normande. Il fut fait prisonnier, et retenu dans la maison d’un chef sarrasin. Il intéressa vivement la fille de son maître, et par le secours de cette jeune femme, qui d’abord sacrifia son amour à la liberté de celui qu’elle aimait, il s’échappa. Mais il laissait après lui de trop puissants souvenirs. La jeune fille, ennuyée de son absence, s’enfuit aussi pour le retrouver. Elle ne savait que deux mots d’anglais, London et Gilbert, le nom de son amant et le nom de la ville où il était né. Suivant la légende, elle s’embarque avec ce secours dans un port d’Asie, et répétant toujours London et Gilbert, elle arriva jusqu’à Londres. Perdue dans cette grande ville, et redisant ces deux mots, elle attire la foule autour d’elle. Les uns voulaient l’exorciser ; d’autres cherchèrent Gilbert. Enfin, l’homme qui était appelé de si loin reconnut cette voix.

Les plus grands personnages de l’Église furent consultés sur cet événement, ce voyage extraordinaire, cette persévérance, ils déclarèrent tout d’une voix qu’il fallait baptiser la jeune fille et l’épouser. Et c’est de ce mariage que naquit le grand martyr, Thomas Beckett. Voilà une histoire fort gracieuse, si elle n’est pas véridique. Il y a deux ballades populaires qui la racontent, et une Vie des saints qui la consacre ; ainsi, n’en doutez pas.

Voilà quelques essais de l’imagination du peuple conquis. Longtemps les vainqueurs en firent peu d’estime. À la cour de Guillaume et de ses premiers successeurs, on n’accueillait que la poésie française des trouvères, ou les chants méridionaux des troubadours.

Richard Cœur de Lion faisait, nous l’avons dit, des vers dans les deux dialectes romans. La pièce célèbre qui lui est attribuée se conserve sous les deux formes ; et si Blondel, qui, suivant la chronique, découvrit par ses chants le roi prisonnier, était un trouvère, il est certain que Richard eut souvent à sa cour et dans son camp des troubadours, dont il était le protecteur et le rival, tandis qu’il paraissait au contraire négliger fort la langue et la poésie du peuple anglais. Cependant ce prince, qui dédaignait ses sujets, et qui, dans sa vie aventureuse, habita si peu l’Angleterre, fut l’homme dont les exploits remuèrent le plus fortement l’imagination des Normands et des Anglais. Il força deux peuples, divisés sur tant de choses, à s’accorder en un point, l’admiration pour le roi Richard.

Aussi c’est surtout à dater de son règne, et à l’occasion des souvenirs de sa vie, que se manifestent les premiers signes du talent poétique en langue anglaise. Au commencement du douzième siècle, lorsqu’on écrivait un roman de chevalerie en Angleterre, on l’écrivait en français, parce que ce n’était qu’un homme de race normande, ou un protégé des Normands à qui venait une telle idée. Depuis le roi Richard, je vois le goût de la chevalerie, l’imagination chevaleresque se répandre, s’étendre à toutes les classes du peuple, et les récits d’aventures, les romans, se multiplier dans la langue du pays. Je vois alors un grand nombre de romans français traduits en anglais.

On avait en Angleterre ce roman d’Alexandre le Grand, qui se retrouve dans tous les pays de l’Europe ; on avait des romans d’Hector et d’Achille, de Jason et d’Hercule, de Charlemagne, de Roland, d’Olivier, des douze pairs, des chevaliers de la Table ronde, de l’enchanteur Merlin, de Lancelot du Lac, etc. ; les uns, traditions défigurées de la poésie antique ; d’autres imités de la France ; d’autres nés du sol anglais. Parmi ces derniers, rien n’offre plus d’intérêt et de poésie que le roman historique de Richard Cœur de Lion. C’est un reflet des croisades et de l’Orient. On y voit quelle vive impression le ciel de Syrie avait faite sur les guerriers septentrionaux ; c’était pour eux le pays des merveilles et de la magie. Le roman de Richard est presque contemporain du héros ; et cependant, les faits y sont partout altérés, pour faire place à l’Orient. Richard, vous le savez, était né du second mariage d’Éléonore de Guienne. Nul fait plus connu et plus difficile à oublier que ce mariage qui avait valu de belles provinces aux Anglais, et coûté tant de maux à la France. Le poëte n’en tient compte. Il n’hésite pas à donner pour mère à Richard une princesse de Syrie, que le roi d’Angleterre a fait demander en mariage par ambassadeurs. On voit, au premier livre du roman, la fille du soudan remonter la Tamise, dans toute la pompe de son cortège oriental. Ce sont des fêtes merveilleuses, des trésors extraordinaires, des talismans, des miroirs magiques, toute la féerie des Mille et une Nuits. Cette influence arabe, qui naissait en Espagne de la conquête, les Septentrionaux allaient la chercher eux-mêmes à sa source ; et elle se reproduit dans toute la littérature chrétienne qui suivit les croisades.

Parmi les poëmes chevaleresques, alors si multipliés chez les Anglais, il en est où l’on trouve un caractère de liberté qui appartient au génie particulier de cette nation. Le roi Alfred avait dit, dans son testament, que les Anglais doivent être aussi libres que la pensée. La trace de ce vœu d’un bon roi se retrouve dans les plus anciens monuments de la poésie anglaise, après la conquête. Les Anglais portèrent un esprit d’indépendance politique jusque dans leurs fictions chevaleresques. Ce peuple, qui semble avoir emprunté à l’esprit litigieux des Normands, ses vainqueurs, de nouvelles forces pour défendre ses droits, et qui fit servir la procédure à la liberté, montre ce caractère dès le treizième siècle. Il est indocile, frondeur, peu ébloui de la pompe des cours, et très empressé à relever les fautes des rois et les vices des évêques. Ses fictions les plus frivoles en apparence ont un but moral.

Ses romans de chevalerie ont quelque chose de plus sérieux que les nôtres. L’écrivain ne se borne pas à entasser des aventures merveilleuses ; il tâche d’en faire sortir quelque instruction utile et souvent hardie. Un de ces romans m’a frappé, sous ce rapport. On y raconte les infortunes d’un roi puni de son orgueil par la plus étrange mystification. Le début seul suffira pour indiquer la forme de l’ouvrage.

« En Sicile était un noble roi, beau, fort et vaillant jeune homme. Il avait, dans la grande Rome, un frère, pape de toute la chrétienté, et en Allemagne un autre frère empereur, qui battait les Sarrasins. Ce roi était appelé le roi Robert. Personne ne le vit jamais avoir peur ; on le nommait le Victorieux. En aucun pays, il n’y avait son pareil, roi ou duc, de loin ou de près ; car il était la fleur de la chevalerie. Son frère était empereur ; son autre frère vicaire de Dieu, pape de Rome, comme je l’ai dit auparavant : il se nommait le pape Urbain. Il aimait également Dieu et les hommes. L’empereur s’appelait Valamon. Il n’y avait pas un plus vaillant guerrier après son frère de Sicile, dont je vais parler quelque peu.

« Ce roi pensa qu’il n’avait pas d’égal dans le monde, de loin ni de près, et dans sa pensée, il eut de l’orgueil ; car il n’avait d’égal nulle part. Une nuit de la Saint-Jean, il voulut aller à l’église pour entendre les vêpres ; et il lui sembla qu’il était là trop longtemps : son esprit était plus occupé des honneurs du monde que de Jésus, notre Sauveur. À Magnificat, il entendit un vers qu’il fit répéter au clerc dans sa propre langue ; car il ne savait pas ce qu’on chantait en latin. Le vers était ce que je vous dis :

« Deposuit potentes de sede,
« Et exaltavit humiles. »

« Le clerc dit tout franchement : “Sire, telle est la puissance de Dieu, qu’il peut élever ce qui est bas, et abaisser ce qui est élevé, en un moment. Sans mentir, Dieu peut faire sa volonté en un clin d’œil.” Le roi dit, avec une folle pensée : “Vous lisez et chantez des fables. Qui pourrait me réduire à telle extrémité ? Mon nom est fleur de chevalerie. Je puis détruire mes ennemis ; il n’est pas d’homme sur terre qui puisse tenir contre moi : donc c’est une chanson frivole.” Il pensa follement ainsi, et, dans cette pensée, le sommeil le prit sur son siège, comme raconte le livre.

« Quand les vêpres furent achevées, un roi tout semblable à lui se leva et sortit. Tout le monde le suivit, tandis que le véritable roi était oublié. Le nouveau roi, je vous le dirai, était un ange divin, envoyé pour abattre son orgueil. L’ange mena joyeux déduit dans la salle du palais. Chaque homme était content de lui. Le roi se réveilla. Il crut qu’il était arrivé un malheur à ses gens ; car il était là tout seul ; et une nuit noire tombait sur lui. Il appela ses hommes : il n’y eut personne qui dit oui. Mais le sacristain de l’église, à la fin, vint tout doucement près de lui, et dit : “Que fais-tu ici, mauvais larron ? Tu es ici pour commettre félonie, pour voler Dieu et la sainte église.” Le roi s’enfuit bien vite, comme un homme qui serait égaré ; il s’arrêta devant son palais, et appela le concierge : “Faux traître, ouvre les portes vite.” Le portier dit : “Qui appelle ainsi ?” Il répondit : “Tu verras bien qui nous sommes ; tu sauras bien que je suis ton maître. Tu seras couché bien bas en prison, et pendu comme un traître, au nom de la loi.” Enfin le roi entre et arrive dans la salle, où il trouve sa place occupée par l’ange, qui lui fait mettre un habit de fou ; et il est le fou de la salle. »

Nous ne suivrons pas cette singulière histoire. L’empereur Valamon fait inviter le roi de Sicile à se rendre à Rome auprès de leur frère le pape. L’ange reçoit l’invitation, et fait le voyage en grande pompe avec le pauvre fou à sa suite. L’épreuve est longue et fort diversifiée ; Rome et l’Église ne sont pas épargnées par le malin romancier ; et le roi, transformé en fou, apprend plus de choses dans sa nouvelle profession qu’il n’en avait su pendant tout son règne. Enfin l’ange, trouvant la leçon suffisante, se fait connaître, et remet le roi de Sicile sur son trône.

Voilà, ce me semble, messieurs, dans un roman du treizième siècle, le germe et l’exemple de cette sorte de gaieté maligne et sérieuse que les Anglais s’approprient sous le nom caractéristique d’humour, gaieté qui fait le principal mérite de Swift et de Sterne, et semble naturellement appartenir à un peuple spirituel occupé de ses affaires, et se servant de l’esprit pour aiguiser le bon sens, et non pour s’en passer.

Presque tous les romans de chevalerie qui furent remaniés par les poëtes anglais du treizième et du quatorzième siècle, reçurent quelque chose de cette teinte ironique et hardie.

Il est une autre poésie plus indigène, mais d’un intérêt fort limité, qui naquit alors des suites de la conquête. Elle n’a pas le caractère élevé, la grandeur de patriotisme que l’imagination moderne se plaît à y supposer. C’est tout simplement la poésie des braconniers et des bandits, que la rigueur des lois refoulait dans les forêts de la Grande-Bretagne.

Il y a seulement cette différence que, dans le moyen âge et dans un pays subjugué, un bandit avait quelque chose d’un chevalier et d’un proscrit, deux caractères honorables et poétiques.

On l’a bien compris dans notre temps, parce que l’exemple était sous nos yeux. Nous avons lu les poésies des klephtes, pendant que les klephtes, de voleurs devenus citoyens, se battaient pour leur pays.

La conquête de Guillaume, la domination de ses successeurs, les insolences des seigneurs-normands, avaient créé dans l’Angleterre un grand nombre de fugitifs et de mécontents, hors la loi du pays, dont ils étaient les défenseurs. Cantonnés dans les bois, les marais, les montagnes, ils faisaient la guerre au gibier du roi, et parfois aussi se vengeaient du gouvernement par le pillage des voyageurs. Le peuple, accablé de taxes et de corvées par les Normands, admirait l’audace de ces hardis braconniers, et les aidait, quand il pouvait, à échapper à la tyrannie commune.

Il est un des héros de cette vie aventureuse, dont le nom est resté très célèbre en Angleterre : Robin Hood. C’était, comme vous savez, un braconnier par état, chef de voleurs par accident. Parmi les attributs de la domination normande, un de ceux auxquels les vainqueurs tenaient le plus, c’était la chasse exclusive. Des lois terribles punissaient les infracteurs de ce privilège. Chasseur intrépide, bientôt voleur entreprenant, Robin Hood fut célébré par l’imagination populaire de toute la Grande-Bretagne. Son nom retentissait, comme de nos jours, dans les îles de l’Archipel et dans la Morée, les noms de Nikitas, de Colocotroni, et d’autres chefs, qui avaient acquis beaucoup de gloire, en enlevant des moutons et parfois des pachas.

Les romances du Cid nous retracent l’Espagne héroïque et chrétienne du moyen âge. Les fabliaux de Rudbeuf et des autres trouvères parisiens, nous montrent la sournoiserie moqueuse des mœurs bourgeoises. Les vieilles ballades sur Robin Hood et ses compagnons offrent un caractère d’originalité fort différent, et propre à l’Angleterre. Sous l’extérieur uniforme de la poésie du moyen âge, sous ce coloris identique de barbarie, tâchons de saisir ces nuances diverses, ces variantes de la situation et de l’imagination des personnages. Toute la poésie normande et picarde ne donnerait rien de semblable à tel chant sur les braconniers anglais du treizième siècle. Ce n’est plus ni l’imagination chevaleresque, ni la galanterie provençale, ni la malice bourgeoise, bien paisible dans les rues étroites de la cité, se raillant des prieurs et des moines. C’est la poésie du montagnard ; c’est la libre audace de l’homme des bois qui n’a que son arc et ses flèches, et le sentiment de cette vive et fraîche nature d’Angleterre et d’Écosse.

Marquons soigneusement ces différences dans l’uniformité du moyen âge. Car, il faut l’avouer en passant, messieurs, toute cette littérature des siècles d’ignorance est un peu monotone. Il n’y a que l’art qui sache produire la variété. C’est le charme de ces grandes époques de lumière et de bon goût, que notre satiété moderne se plaît à critiquer.

Voici une vieille ballade qui peut-être a subi quelques corrections de siècle en siècle, et a été plus ou moins refaite par l’imagination qui la chantait, mais dont le fond est bien anglais, bien montagnard.

« Quand le taillis est brillant et le gazon beau, et les feuilles larges et longues, il est doux, en se promenant dans la forêt, d’écouler le chant des petits oiseaux.

« Le merle chantait, perché sur une branche, si fort qu’il réveilla Robin Hood, dans le bois où il était couché.

« Ma foi, dit le gentil Robin, j’ai fait cette nuit un rêve : j’ai songé de deux robustes bourgeois qui pouvaient se battre corps à corps avec moi.

« Il m’a semblé qu’ils me frappaient, et me liaient, et me prenaient mon arc. Si je suis Robin en vie sur cette terre, je me vengerai d’eux.

— Les rêves sont légers, dit Petit-Jean, comme le vent qui souffle sur la colline. Si le vent a été plus fort que jamais cette nuit, demain il peut se tenir coi.

— Levez-vous, tenez-vous prêts, mes braves hommes ; Jean viendra avec moi. Je vais chercher là-bas ces robustes bourgeois, dans la verte forêt où ils sont. »

« Alors ils jetèrent sur eux leurs habits verts, et prirent chacun son arc ; et ils s’avancèrent pour chasser dans la forêt, jusqu’à un bouquet de bois, où ils se plaisaient le plus d’ordinaire.

« Là, ils aperçurent un robuste yeoman qui s’appuyait contre un arbre. Il portait à son côté une épée et une dague, qui avaient tué bien des gens ; et il était enveloppé dans un manteau qui couvrait sa tête et sa taille.

« Tenez-vous là, maître, dit Petit-Jean, sous cet arbre ; et j’irai à ce robuste yeoman là-bas, pour savoir ce qu’il veut. — Ah ! Jean, tu ne tiens pas garnison près de moi ; je trouve cela singulier. Quand donc ai-je envoyé mes hommes en avant, et me suis-je tenu derrière ? N’était la peur de faire éclater mon arc, Jean, je te briserais la tête. »

« Comme souvent les paroles engendrent la haine, Robin et Jean se séparèrent. Et Jean est parti pour Barnesdale. Il connaît tous les chemins. Et quand il vint à Barnesdale, il y eut grande douleur ; car il trouva deux de ses compagnons tués sur une pelouse ; et Scarlett fuyait à pied, à travers les troncs d’arbres et les pierres ; car le fier shérif, avec cent quarante hommes, courait après lui.

« Je vais tirer un coup, dit Jean ; avec la force du Christ, je ferai que ce shérif, qui court si vite, voudra s’arrêter. »

Alors Jean banda son arc, et le prépara pour tirer. L’arc était d’un bois tendre, et tomba à ses pieds. « Malheur à toi, maudit bois, le plus maudit qui soit jamais venu sur un arbre ! tu es ma perte aujourd’hui, quand tu devrais être mon secours. »

Le coup ne fut que faiblement tiré. Cependant la flèche ne partit pas en vain ; car elle rencontra un des hommes du shérif, et William A Trent fut tué.

Il aurait mieux valu pour William A Trent d’avoir été au lit bien triste, que d’être ce jour sur la pelouse verte du bois, pour rencontrer la flèche de Petit-Jean.

Mais, comme on dit, quand les hommes viennent aux mains, cinq valent mieux que trois. Le shérif eut bientôt pris Petit-Jean, et l’attacha contre un arbre.

« Tu seras traîné dans la plaine et pendu haut sur la colline. — Mais tu peux manquer ton dessein, dit Jean, si c’est le vouloir du Christ. »

Ne parlons plus de Petit-Jean, et pensons à Robin Hood comment il est allé vers le robuste yeoman, là où il se tenait sous le feuillage.

« Bonjour bon compagnon, dit Robin. — Bonjour, bon compagnon, dit celui-ci. Il me semble, par cet arc que tu portes dans ta main, que tu dois être un bon archer.

« J’ai perdu mon chemin et ma matinée, dit le yeoman. — Je te conduirai à travers le bois, dit Robin, bon compagnon, je serai ton guide.

— Je cherche un banni, dit l’étranger : on l’appelle Robin Hood ; j’aimerais mieux trouver ce fier banni que quarante bonnes livres sterling.

— Maintenant viens avec moi, vigoureux gentilhomme, et tu verras tôt Robin. Mais d’abord prenons quelque passe-temps sous ces arbres verts ; faisons quelque épreuve au plus fort, dans le bois. Nous avons chance de rencontrer ici Robin Hood, au premier moment. »

Ils coupèrent deux branches d’épines qui poussaient sous un buisson, et ils les placèrent entrelacées, pour faire un but à leurs flèches. « Commence, bon camarade, dit Robin Hood. — Non, par ma foi, bon camarade, dit l’autre ; tu seras mon guide. »

Robin tira le premier, et ne manqua le but que de la largeur du doigt. L’homme était un bon archer ; mais il ne pouvait en faire autant. Le second coup qu’il tira, il mit dans la guirlande ; mais Robin tira beaucoup mieux que lui ; car il perça la branche du milieu. « Bénédiction sur toi, dit l’homme, bon compagnon ! Si ton cerf était aussi bon que ta main, tu vaudrais mieux que Robin Hood. Maintenant, dis-moi ton nom, sous les feuilles du bois.

— Non, ma foi, dit Robin jusqu’à ce que tu m’aies dit le tien. — Je demeure dans la vallée, dit celui-ci, et j’ai juré de prendre Robin ; et quand on m’appelle par mon vrai nom, je suis Guy de Gisborn.

— Ma demeure est dans ce bois, dit Robin ; je suis Robin Hood de Barnesdale, que tu as si longtemps cherché. »

Quiconque ne leur est ni allié, ni parent, aurait eu beau spectacle, de voir ces deux hommes se rencontrer avec leurs sabres flamboyants, de voir comment ils combattirent deux heures d’un jour d’été, etc. »

L’adversaire de Robin Hood est un yeoman, c’est-à-dire un homme de cette riche bourgeoisie qui forme encore aujourd’hui la garde nationale de l’Angleterre, et qui monte à cheval, dans l’occasion, pour repousser les briseurs de métiers. Le yeoman est tué, comme vous le croyez bien. Le héros braconnier, Robin Hood, sort du bois tenant à la main la tête de son ennemi, comme Rodrigue, dans les romances espagnoles, apporte celle du comte de Gormaz. Il tue le shérif, et délivre Petit-Jean qu’on allait pendre. Et vive Robin Hood, vivent les braconniers ! Mort au shérif ! Voilà la morale du poëme.

Ainsi, messieurs, dans cette revue fort incomplète, nous avons déjà noté divers genres de poésie : fabliaux satiriques, dictés par les conquérants, contre les moines du pays ; poésie religieuse, pieuses légendes de saints, destinées à lutter contre l’invasion guerrière, ecclésiastique et civile des Normands ; poésie populaire à la gloire des braconniers hardis, et des chefs de bandes. Nul de ces essais ne marque encore la naissance d’une littérature. Les romans de chevalerie, indigènes ou imités, étaient les seuls ouvrages de quelque importance qu’eût produits la langue anglaise ; mais, la poésie en était fort rude et sans aucun art.

Au treizième siècle, la France, comparée à l’Angleterre, était plus développée pour les lettres et pour le goût, et bien moins avancée dans la pratique de la liberté, et l’art du gouvernement.

Ce n’est qu’au milieu du quatorzième siècle qu’enfin la littérature anglaise possède un écrivain, un poëte, un homme en qui on ne peut méconnaître beaucoup d’esprit, l’art de conter, et ce mélange d’érudition et de naïveté qui rend si piquants plusieurs écrivains du moyen âge. Je parle de Chaucer. C’est de lui que la plupart des critiques anglais datent le premier âge de leur poésie littéraire. Bien plus récent que les troubadours, venu après le Dante, Pétrarque et Boccace, Chaucer, qui fut leur élève, ne saurait leur être comparé. Il a cependant son mérite et son tour original. Mais il est fort difficile à traduire, ou pour la langue ou pour la bienséance. Il a de plus beaucoup écrit ; et j’avoue qu’embarrassé souvent par son vieux style, ses idiotismes, ses allusions, je ne l’ai pas lu tout entier. Tâchons du moins de démêler quelques-uns des caractères de son époque et de son talent.

Né à Londres, en 1328, Chaucer s’éleva par l’esprit de cour et de flatterie. Il fut de bonne heure page d’Édouard III, puis confident du duc de Lancastre, puis envoyé d’Angleterre à Paris, ensuite à Gênes. Il vit, il connut Pétrarque en Italie. C’est de lui qu’il emprunta le sujet de cette touchante histoire de Grisélidis, si bien racontée par Boccace. Il en met à son tour le récit dans la bouche d’un clerc d’Oxford, avec un prologue de quelques vers à la gloire de Pétrarque :

« Je veux vous dire un conte que j’ai appris à Padoue d’un digne clerc, qui a mérité ce titre par ses discours et ses œuvres ; il est maintenant mort et cloué dans sa bière. Je prie Dieu de donner le repos à son âme, François Pétrarque, le poëte lauréat, ce clerc illustre, dont la douce éloquence illumina l’Italie d’un éclat poétique, comme Tite-Live l’avait éclairée par la philosophie, les lois et toute autre science… »

Ainsi c’est un homme du Nord qui vient puiser à la belle civilisation du Midi. Ce n’est-plus l’esprit natif de la vieille Angleterre, plus ou moins mélangé d’esprit normand ; c’est un lettré anglais qui connaît bien les deux Italies, et a devant lui plusieurs modèles. Chaucer savait à fond la langue latine, et l’écrivait avec goût ; il traduisit la Consolation de Boèce. On voit qu’il avait lu tous les ouvrages latins de Pétrarque ; et quand il imite les poëmes italiens, où Boccace avait lui-même imité les Latins, souvent il abandonne la copie, pour s’attacher à l’original, qu’il rend avec plus d’énergie et de fidélité que ne l’avait fait Boccace. Ainsi, dans Arcile et Palémon, épisode emprunté de le Théséide, il reproduit d’après Stace la belle description du temple de Mars, faiblement esquissée par Boccace.

Terrarum exuviæ circùm, et fastigia templi
Captæ insignibant gentes, cœlataque ferro
Fragmina portarum, bellatricesque carinæ.
……………………………………………
………………… Bellorum solus in aris
Sanguis, et incensis qui raptus ab urbibus ignis.

Tous ces traits revivent avec une grande force dans le vieil anglais de Chaucer.

Malgré cette étude et ce goût d’imitation classique, il n’est pas de meilleur peintre que lui du moyen âge ; pas d’écrivain où les mœurs, l’esprit, le langage de ce temps soient mieux conservés. Voilà son originalité. C’est un trouvère anglais ; c’est un conteur de la cité de Londres. Il imite nos fabliaux et les chants amoureux des troubadours. Mais il a son caractère propre de liberté politique et religieuse ; et son imagination savante est nourrie de fables orientales, comme de réminiscences latines.

Aujourd’hui, messieurs, j’effleure à peine cette analyse sur laquelle nous reviendrons. Indiquons seulement quelques points.

C’est Chaucer qui marque le premier développement de la poésie anglaise. Le français n’est plus pour lui la langue de la conquête, mais une langue littéraire. C’est ainsi qu’il a traduit en vers le Roman de la Rose, comme il aurait imité un ouvrage classique des anciens. Dans cette version, il lutte habilement contre le style de ses deux modèles, et semble parfois l’emporter, soit que son anglais paraisse moins vieilli que le français de Jean de Meung, soit qu’il ait ajouté quelques traits de hardiesse. Car, il faut le dire, à ses titres d’homme de cour, de savant, d’ami de Pétrarque, d’imitateur de Boccace, il joignait celui d’hérétique. Il fut un des premiers disciples de Wiclef, dont la secte alors naissante hâta l’émancipation de l’esprit anglais.

Rappelez-vous quelle place la religion occupait dans les esprits au moyen âge, combien elle était plus puissante même que la chevalerie. Or, tandis que dans les pays tout à fait catholiques, l’Église de Rome retenait les vérités chrétiennes sous le voile de la langue latine, et ne permettait pas qu’elles fussent exposées en langue vulgaire, le premier signe, le premier effort de l’hérésie, fut de traduire la Bible pour tout le monde ; et la popularité de la religion accrut ainsi celle de la langue. De même que la traduction de la Bible par Luther servit puissamment à fixer l’allemand, je ne doute pas que les versions de Wiclef et de ses disciples n’aient hâté le perfectionnement et étendu l’action de la langue anglaise. Chaucer se fit le poëte de cette réforme ; c’est-à-dire toutes les pensées hardies qui étaient enveloppées dans la théologie de Wiclef, toutes les inductions, toutes les conséquences que les esprits libres pouvaient tirer de la lecture immédiate de la Bible, Chaucer les exprimait vivement, et les animait, par des satires contre la cour de Rome et les abus de la vie monacale.

La chevalerie même n’est pas épargnée par le bon sens épigrammatique de Chaucer. Les romans de chevalerie régnaient partout ; eh bien, dans Chaucer, vous trouvez, sous une forme ironique, la protestation de la saine raison et du goût contre ce genre d’imagination stérile à force d’être extravagant. Son sir Thopas est le précurseur de Don Quichotte. Cette parodie fait partie des Contes de Cantorbéry, recueil d’historiettes, dans le goût du Décaméron, mais écrites en vers, avec moins de charme et de poésie que n’en offre la prose de Boccace.

Le cadre de ce recueil est du reste ingénieux ; Chaucer ne suppose pas, comme l’a fait Boccace, avec une insouciance immorale, des récits amoureux, au milieu d’une peste ; il rassemble à Southwark, dans une auberge, divers pèlerins, venus pour honorer la châsse de Thomas Beckett. Dans l’inaction de la soirée, ces pèlerins se content des histoires touchantes, ou gaies. Leur réunion seule est assez dramatique. Elle offre tous les états, tous les personnages du moyen âge, un chevalier, un écuyer, un médecin, une abbesse, un moine, un huissier de la cour ecclésiastique, un étudiant, un vendeur d’indulgences, etc., etc. Chaucer, parlant à son tour, commence l’histoire de sir Thopas. Il accumule les enchantements et les prodiges. Mais au milieu du récit, lorsqu’il avait déjà tué grand nombre de-géants, un des auditeurs l’arrête et lui dit : « Plus de ces contes, pour l’amour de Dieu ! vous ne faites que perdre le temps ; ne rimez pas davantage. Dites-nous en prose seulement quelque chose où il y ait un peu de gaieté et d’instruction. » Chaucer laisse là son histoire, et commence une allégorie morale de Mélibée, qui a pour épouse la Prudence, et pour fille la Sagesse.

Toute cette histoire est assez commune, mais elle renferme de sages conseils et une excellente morale pour un faiseur de contes, parfois licencieux, comme Chaucer. C’est un des premiers essais de la prose anglaise. Malheureusement Chaucer est peu piquant, lorsqu’il est moral.

Dix-neuvième leçon

Nouveaux détails sur la poésie anglaise au quatorzième et au quinzième siècle. — Poëtes érudits : Gower. — Ménestrels. — Médiocrité de toute cette poésie. — Imitation moderne du vieux style anglais ; essais pseudonymes de Chatterton. — Caractère de la poésie française au commencement du quinzième siècle. — Charles d’Orléans. — Reproduction artificielle de notre vieille poésie ; Clotilde de Surville,

Messieurs,

Au quatorzième siècle, la langue française, importée par les Normands, se conservait encore en Angleterre, dans tous les actes publics, comme le symbole de la conquête. Ce qui nous frappe en cela, c’est le résultat politique. Si l’on songe, en effet, que, peu d’années après cette époque, l’Angleterre avait à demi subjugué la France, qu’un roi d’Angleterre s’était fait l’héritier présomptif du royaume de France, et que son fils, enfant, fut sacré à Paris, dans l’église de Notre-Dame, on jugera sans peine à quel point l’ancienne naturalisation de la langue française en Angleterre pouvait favoriser l’envahissement de la France, et servir à confondre les deux peuples sous un même joug. Cela peut expliquer aussi comment, jusqu’à la fin du quinzième siècle, les actes du parlement britannique furent rédigés en langue française, et comment, aujourd’hui même, c’est en français que le roi d’Angleterre prononce certains mots caractéristiques, certaines formules sacramentelles de sa prérogative. Ces mots sont là, comme le reste, le débris d’une grande ambition, celle de régner sur la France.

Mais ce français de chancellerie a peu de rapport avec les lettres. La prononciation normande, qui déjà gâtait notre idiome parisien, était encore gâtée par l’accent anglais. Aussi les Anglais de race se moquaient de ce français de conquête, implanté dans leur pays. Chaucer est rempli d’allusions plaisantes à ce sujet. Parle-t-il d’une abbesse, dans le prologue de ses Contes de Cantorbéry, il la représente ainsi :

« La supérieure était une nonne souriant d’un air simple et doux. Elle n’avait pas de plus grand serment que par saint Éloy. Elle parlait français, bel et bien, d’après l’école de Statfort et Bowe ; car elle ne savait pas le français de Paris. »

Quoi qu’il en soit, un progrès de la langue anglaise suivit cette longue influence de la nôtre. Le style de Chaucer est en partie formé sur le modèle du Roman de la Rose et de nos meilleurs fabliaux. Non seulement, il imite avec art plusieurs tournures de notre langue ; souvent, par une bigarrure moins heureuse, il introduit dans son style anglais des mots, des phrases toutes françaises ; par exemple ce refrain, qui coupe une de ses ballades anglaises : « J’ai tout perdu, mon temps et mon labeur. »

Ailleurs il conserve en français les noms de nos personnages allégoriques : Faux-Semblant, Bel-Accueil, etc.

On voit qu’à cette époque les hommes de cour, les magistrats et les savants, en Angleterre, étudiaient et employaient notre langue, presque comme le latin. On lit dans un vieux règlement d’Oxford que les écoliers de cette université n’avaient la permission de causer entre eux qu’en latin ou en français. Enfin tous les poëtes anglais du quatorzième siècle savaient assez bien notre langue, pour l’écrire.

Le principal rival de Chaucer, Gower, avait fait un grand ouvrage en trois parties : Speculum meditantis ; vox clamantis ; confessio amantis. C’est un poëme polyglotte. La première partie était en vers français, la deuxième en latin, la dernière en anglais. Le livre est d’ailleurs fort ennuyeux dans les trois langues. C’est de la poésie scolastique, comme toute la poésie savante du moyen âge, et le génie du Dante n’est pas là. Gower a fait d’autres poésies françaises plus agréables et plus courtes, entre autres un recueil de ballades, qui tomba jadis au pouvoir de Fairfax, général habile, et, de plus, curieux antiquaire, mais pauvre homme d’État, facilement dupé par Cromwell. En tête de ce recueil, on lit quelques vers que je vous citerai :

« A l’université de tout le monde
Johan Gower ceste ballade envoie ;
Et si je n’ai de François la faconde.
Pardonne-moi que je de ce fourvoie.
Je suis Anglois ; si quiez par telle voie
Estre excusé ; mais, quoique mal on die,
L’amour parfait en Dieu se justifie. »

Cependant ce poëte, qui fut fort goûté à la cour, qui réunissait à une facilité naturelle de versifier en anglais, des connaissances assez étendues, qui savait le latin, le grec, l’histoire, la mythologie, la scolastique et l’alchimie, n’a du reste aucun génie. On voit que la littérature anglaise, hormis les heureuses saillies et la verve satirique et déjà hérétique de Chaucer, n’était alors inspirée que par la France et l’Italie. Le goût assez grossier des poëtes anglais distinguait du reste fort peu entre ces différents modèles. De mauvaises compilations latines du douzième siècle, telles que les Gesta Romanorum, étaient consultées avec plus de soin que les élégants écrits de Pétrarque.

Savez-vous comment Gower parle du premier grand poëte moderne ? « Un certain poëte d’Italie, dit-il, qui était appelé le Dante. » Singularité de la gloire ! Comme elle est lente à se former ! Voilà le premier hommage que le Dante ait reçu dans la patrie de Milton ! Boccace était surtout admiré pour son savoir et ses compilations latines. La science était si nouvelle alors, qu’elle semblait du génie, et qu’on vous savait gré d’un souvenir, comme d’une invention. Cela justifie-t-il les objections répétées de nos jours contre l’étude et l’influence des littératures classiques ? Nullement. Sans doute elles semblaient accabler quelques esprits faibles qui, surchargés tout à coup de tant de souvenirs, succombaient sous le poids. Leurs ouvrages, stériles d’inventions, se remplissaient de lieux communs empruntés à l’antiquité ; mais l’ignorance ne les eût pas mieux inspirés.

Il y avait dans le peuple quelques esprits plus vifs, qui, sans culture et sans lettres, étaient poëtes. Nous ne parlerons pas de ces bardes gallois, qu’Édouard persécuta, et dont les vers sont perdus. Mais il y avait des ménestrels, semblables à nos troubadours. Ils étaient inviolables ; ils avaient le droit d’entrer en tous lieux ; on leur devait le vivre et le couvert ; et ils s’acquittaient en chansons. Je trouve à cet égard un édit curieux, daté du quatorzième siècle, et rendu par ce même Édouard, destructeur des bardes du pays de Galles :

« Édouard, par la grâce de Dieu…., aux shérifs, salut. — Attendu que beaucoup de personnes fainéantes, sous couleur de profession de ménestrels, ont été, et sont reçus à boire et à manger dans les maisons des autres, et ne se sont contentés, à moins de présents des maîtres de la maison ; voulant réprimer ces procédés outrageux et cette paresse, avons ordonné que personne ne pourra s’introduire, pour boire et manger, dans les maisons des prélats, comtes et barons, à moins d’être ménestrel, etc., etc., il n’en pourra venir là que trois ou quatre au plus, le même jour. Et quant aux maisons de moindre qualité, nul n’y pourra entrer, à moins d’être demandé ; et ceux qui le seront devront se contenter de boire et de manger, sans faire aucune demande ; et s’ils pèchent contre cette ordonnance, ils perdront le rang de ménestrels. »

Comme la liberté fut hâtive dans la vieille Albion, cette poésie des ménestrels se mêla de bonne heure à des intérêts politiques. Un jour que le roi Édouard II, tenant grande cour plénière, recevait ses prélats, ses barons, et, suivant l’usage agreste du temps, dinait sous la feuillée, une femme, habillée en ménestrel, s’approcha, sur un coursier de bataille, tout auprès du roi, et lui chanta une chanson qui renfermait la plus vive satire de tout son gouvernement. Ensuite, usant du privilège de femme et de ménestrel, elle piqua des deux et se retira, laissant la cour très ébahie et le roi très irrité de cette adresse.

Vous pouvez croire que de bonne heure aussi les puissants s’inquiétèrent d’une pareille liberté ; elle était odieuse à ceux qui gouvernaient, et chère au peuple qui croyait y voir une protection. Plusieurs édits montrent les ménestrels persécutés. L’espèce de proscription qui jadis avait frappé les bardes gallois, au milieu de leurs forêts, suivit ces chantres plus civilisés qui circulaient dans les cités et les villages d’Angleterre. Vous voyez se prolonger jusqu’au règne d’Élisabeth cette lutte des chanteurs contre les hommes puissants. Un des actes qui les frappe date du règne de la despotique Élisabeth. Par cet acte, tout ménestrel errant doit être jugé et puni comme vagabond. On n’excepte que les acteurs d’intermèdes, appartenant à des barons du royaume, ou à quelque personnage d’un rang plus élevé. Ainsi cette poésie hardie et libre des premiers temps était réduite à la domesticité. Au reste, il ne semble pas que, même dans ses jours de liberté, elle ait eu quelque grande inspiration. Je lis attentivement l’histoire de la poésie anglaise de Warton, le recueil de Percy ; je parcours les vieilles chroniques ; je cherche, je compulse ; et, je l’avoue, je ne trouve aucun génie dans les restes de cette vieille poésie anglaise. Le pur, l’académique Addison s’est amusé, dans quelques chapitres du Spectateur, à comparer à Virgile la ballade populaire de Chevy-Chase ; mais son admiration nous semble un peu subtile. Je ne trouve donc, à cette époque, aucun monument de l’originalité anglaise, que l’on puisse comparer à ce que faisait alors la France ou même l’Italie dans les arts : point de chronique comme celle de Froissart ; point de vers comme ceux de Pétrarque. Ce n’est pas que l’on n’écrivit beaucoup en Angleterre. Toutes les inventions de France et d’Italie, au quatorzième siècle, étaient aussitôt traduites en anglais. La communication d’idées entre quatre ou cinq nations de l’Europe était dès lors très fréquente et très rapide. Ce degré de civilisation, qui semble le caractère de notre époque, cette circulation littéraire, qui nous apporte si vite un roman de Walter Scott ou des vers de Byron, est plus ancienne qu’on ne le croit ; elle date du treizième et du quatorzième siècle.

L’Angleterre, alors, empruntait beaucoup plus qu’elle ne créait. Elle traduisait nos romans et nos fabliaux. Mais sa poésie nationale était stérile, et sans grandeur. La fiction est venue depuis aider à la vérité. On a supposé, dans une époque très récente, des compositions anglaises, dont la date se reporte au moyen âge. C’est une ruse et un passe-temps des littératures vieillissantes de contrefaire le passé et d’en imiter les formes et le langage, pour rajeunir le présent. Cette tentative fut faite en Angleterre. Elle doit vous intéresser, parce que le nom du contrefacteur poétique rappelle un esprit original.

Au milieu du dernier siècle, on vit paraître, dans les journaux de Bristol, des poésies données sous le nom de Rowley, prêtre anglais du quinzième siècle, Ces poésies offraient beaucoup d’imagination et une vive sensibilité : les formes, les constructions étaient surannées ; l’orthographe, plus encore. L’Angleterre savante fut fort occupée de cette découverte. On avait vu successivement paraître une description de moines passant sous le vieux pont de Bristol, un fragment prétendu de la tragédie d’Œlla, des chœurs de ménestrels, un chant sur la bataille d’Hastings.

Quel était l’auteur de ces publications ? Un enfant de quinze ans, Chatterton. Il y avait dans l’âge, dans l’inexpérience d’un tel éditeur, quelque chose qui favorisait la fiction. On devait croire qu’il disait vrai ; car comment aurait-il eu l’habileté de mentir ainsi ? Comment ce savant archaïsme pouvait-il appartenir à un enfant ? On admira donc beaucoup ces vieilles poésies, jusqu’au moment où Walpole, esprit fin et curieux antiquaire, découvrit la fraude.

Maintenant, comment cette fraude a-t-elle été faite ? Il faut en dire quelques mots. Nous achèverons l’esquisse de la vieille poésie anglaise, en marquant par quels artifices un homme de talent la simulait au dix-huitième siècle. Chatterton était fils d’un maître d’école. Rêveur et studieux dès l’enfance, il montra une sorte d’attrait et de curiosité instinctive pour les impressions gothiques et les anciennes écritures. Dans la modeste succession de son pauvre père, il se trouvait quelques vieux papiers, tirés d’un coffre autrefois déposé dans la cathédrale de Bristol. Le petit Chatterton s’applique longtemps à les déchiffrer, à les transcrire, à imiter la forme des caractères ; et puis, il annonce d’un air mystérieux, à sa mère, qu’il a découvert un trésor. Peu de temps après il envoie au journal de Bristol la première pièce qui attira l’attention.

Eh bien, ces belles poésies, cet enfant de quinze ans les avait faites. C’était un génie singulier, d’une dissimulation étonnante à cet âge, et jetant une sorte de naïveté dans ces œuvres si complètement factices. Passionné de gloire et de fortune, le pauvre enfant quitte Bristol, et vient à Londres avec ses vieilles poésies, et une vivacité d’imagination qui s’intéresse à toutes les querelles politiques. Il est accueilli par les whigs, engagé à écrire pour l’opposition. Il écrit dans les journaux des morceaux de polémique, qui ne sont pas ennuyeux, après soixante ans, et où l’on remarque une intelligence des querelles du temps, et une finesse de réflexion satirique, merveilleuse dans un petit antiquaire de seize ans, qui n’avait jamais fait autre chose qu’aller à l’école, et copier de vieux manuscrits. Adopté avec cette faveur qui est la protection que donne le public, Chatterton s’imagina qu’il allait tout obtenir. Il répétait même, qu’avant de mourir, il aurait rétabli le peuple anglais dans ses droits. Mais cette faveur publique s’adressait à un jeune homme sans prévoyance ; et elle était elle-même peu prévoyante. On accueillait avec empressement Chatterton ; on le comblait d’éloges ; on admirait sa science, son génie, son courage ; et on ne savait pas s’il avait dîné ; et lui, fier et dissimulé, cachait sa misère, comme il avait déguisé son talent poétique, pour le faire mieux applaudir. On le voyait sans cesse dans les réunions brillantes ; il enchantait tout le monde par la vivacité de sa conversation, par ce mélange de sarcasmes contre les ministres du jour, et de prétendues découvertes sur la poésie du quinzième siècle. Puis, il sortait de là ; il rentrait dans son grenier, et tâchait de dormir, parce qu’il n’avait pas de quoi manger. Ce rôle pénible, ce mélange de misère et de célébrité, de souffrances physiques et de succès d’amour-propre, il le soutint quelque temps avec une singulière énergie. Puis, un jour, ce pauvre enfant, désespéré, s’empoisonna. Aussitôt qu’on apprit sa mort et tous ses malheurs, l’intérêt, l’enthousiasme prirent un caractère plus sérieux. Quand il fut mort, on s’occupa de savoir comment il aurait pu vivre. On fit une souscription. Ces paroles ne voulaient pas provoquer un rire d’ironie. Ce secours tardif ne fut pourtant pas inutile. Chatterton, au milieu de ses bizarreries, aimait tendrement sa mère et sa sœur Lors même qu’il n’avait rien pour lui, il leur envoyait des présents et leur parlait sans cesse de sa fortune et de ses espérances. On recueillit et on publia ses œuvres au profit de sa famille : c’étaient les prétendues poésies de Rowley et des traductions d’originaux qui n’ont point existé ; car Chatterton avait un goût singulier pour ce genre d’imposture littéraire.

Mais cette fiction ne pouvait se soutenir devant des yeux exercés. Rien de plus malaisé que cet effort pour se transporter dans le passé, pour en prendre le costume et le langage. On imite, on emprunte quelques termes de style, quelques locutions surannées ; mais le caractère des idées vous trahit toujours. On sait combien nos grands poëtes mêmes ont manqué la vérité des mœurs grecques et romaines. Shakspeare est plus infidèle encore aux costumes de l’antiquité, quoiqu’il soit plus fidèle au fond même de la nature humaine. La vérité du moyen âge n’est pas moins difficile à saisir pour un moderne. Que serait-ce quand il s’agit, non pas seulement d’imiter le moyen âge, mais d’en être, de faire un ouvrage antidaté du quinzième siècle ? Je laisse de côté les fautes matérielles, les confusions de style, qui décèlent l’artifice ; je ne m’arrête qu’aux idées. Dans un des prétendus Chants de Rowley, sous la vieille orthographe et les vieux mots artistement combinés par Chatterton, je retrouve ce que je vais traduire :

« Ô toi ! que reste-t-il maintenant de toi, Œlla, l’enfant chéri de l’avenir ? Que mon chant soit hardi comme ton courage, et aussi durable pour la postérité ! »

Je reconnais tout de suite la forme de la pensée moderne, bien que Chatterton eût écrit ce texte d’une écriture gothique, et sur du vieux parchemin, qu’il avait soigneusement sali.

Mais laissons là cette fraude trop évidente d’un rare et malheureux jeune homme. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la vraie poésie anglaise du quatorzième et du quinzième siècle n’a produit, à l’exception de Chaucer, rien de puissant et d’original. Les philologues anglais peuvent étudier, pour l’histoire de leur langue, les poëmes de Lygdate, pleins d’imitations italiennes ; la vieille chronique de Hardings. Les règnes de Richard III et de Henri VII comptèrent beaucoup d’obscurs versificateurs, mais aucun qui puisse trouver place dans une revue générale et comparée des littératures. Le grand mouvement du génie anglais n’a daté que de la réforme.

Dans les recherches sur le travail et le développement des esprits, il faut tenir grand compte de l’apparition accidentelle des hommes de génie. On répète que tout homme est l’ouvrage de son temps ; mais il est aussi vrai de dire que tel siècle a été l’ouvrage d’un homme. Sans cet homme le siècle continuait à cheminer dans une ornière tracée : cet homme paraît, et le pousse ailleurs et plus loin. Ce grand accident d’un homme de génie, venu à propos dans les arts, l’Italie l’éprouva dès la fin du treizième siècle : l’Angleterre n’eut quelque chose de semblable qu’au seizième. Jusque-là, et dans le temps qui nous occupe, elle était, pour les lettres et la poésie, inférieure aux autres nations. La longue durée de ses guerres civiles, les agitations de son gouvernement, tout cela détournait les Anglais de ces paisibles études, déjà si florissantes en Italie, et ranimées en France, sous Charles V et dans les dernières années de Charles VII.

Ainsi revenons à notre France. Ce mélange des deux peuples, commencé par la conquête de Guillaume et tristement continué pour nous par l’invasion de Henri V, mît, pendant soixante ans, les deux nations ennemies dans un commerce perpétuel d’usages et d’idées. Si Gower faisait des vers français, nos plus ingénieux poëtes de cette époque savaient parfaitement l’anglais. Quelques-uns d’eux, et le premier de tous, Charles d’Orléans, ont fait des vers en cette langue. Si on avait parlé français à la cour de Guillaume et de ses premiers successeurs, en revanche, à cette cour que le duc de Bedfort, au nom de Henri VI, tenait à Vincennes, les seigneurs français tâchaient de prononcer l’anglais. Cependant la politique des princes anglais, comme rois et comme vainqueurs, était toujours d’affecter l’habitude familière de la langue française.

Du reste, les mêmes événements étaient l’unique préoccupation des deux peuples. Parcourez-vous, dans les deux idiomes à cette époque, tout ce qui n’est pas traduction ou théologie, partout vous trouvez la bataille d’Azincourt : c’est le grand souvenir. Les chroniqueurs racontent qu’au retour de Henri V à Londres, après cette victoire, la salle de Westminster était remplie de musiciens et de poëtes. On chantait :

« Ils virent saint George marcher devant le roi ; ils sonnèrent gaiement de la trompette, pour commencer la grande bataille. Nos archers tiraient de grand cœur, et firent bientôt saigner les Français ; leurs flèches passaient vite ; ils en perçaient nos ennemis, à travers les cuirasses et les heaumes… Sept mille furent tués en rang… Les Français, malgré tout leur orgueil, s’enfuirent. Je me rends ! criaient-ils de toutes parts. Etc., etc. »

Je n’achève pas. Mais rentrez-vous en France, la même image vous poursuit. Si je parcours les poésies d’Alain Chartier, il me parle de quatre dames attachées de cœur à quatre guerriers, qui se trouvaient à cette funeste journée. Chacune d’elles raconte et son amour et sa douleur ; un des guerriers a été tué glorieusement sur le champ de bataille, un autre fait prisonnier et conduit en Angleterre ; on ignore le sort du troisième ; un dernier est bien portant, et s’est enfui. Vous devinez sans peine des quatre dames quelle est la plus malheureuse : celle qui ne pleure que l’honneur de son amant.

Voilà, messieurs, sous la plume du pédantesque Alain Chartier, une marque de ce qui nous intéresse le plus, l’intime union des pensées, des sentiments d’un peuple avec sa littérature. À d’autres époques, ce sont les traductions, les imitations, les systèmes qui défrayent la littérature. Elle est certainement plus puissante, et plus vraie, lorsque ce sont les événements du jour qui en deviennent le sujet et qui en font à la fois la nouveauté et la passion.

Alain Chartier, malgré l’hommage inusité que Marguerite d’Écosse lui rendit pendant qu’il dormait, était un commentateur assez lourd, un traducteur assez plat, un historien assez ennuyeux. Cependant, ce sentiment patriotique, ce regret cruel que les malheurs de la France communiquaient à tout cœur digne de les sentir, arrive jusqu’à lui ; et dans son poëme des Quatre Dames, il y a plus de talent qu’on ne devait en espérer de son nom.

Cette bataille d’Azincourt, dont nous ne faisons plus ici qu’une date littéraire, se lie pour nous au souvenir du plus heureux génie qui soit né en France, au quinzième siècle, d’un poëte véritablement original, que Boileau ne connaissait pas, puisqu’il ne lui a pas accordé la louange réservée pour Villon,

« D’avoir su le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers. »

Ce poëte était un prince, Charles d’Orléans, né d’une princesse italienne, Valentine de Milan. Cette origine et l’éducation qu’elle suppose expliquent le goût si pur de Charles d’Orléans. L’heureux reflet de la civilisation italienne était passé sur lui.

Jetée au milieu de la cour cruelle et corrompue d’Isabeau de Bavière, Valentine de Milan, par sa douceur, ses aimables vertus, était la consolatrice de l’infortuné Charles VI. Mais ses grâces mêmes et la supériorité de son esprit, mal comprises d’un siècle barbare, la faisaient accuser de magie. Vous avez présente à la mémoire l’horreur de ces temps, la misère du peuple, les assassinats de prince à prince dans les rues de Paris. Le roi était fou ; son conseil à peu près. L’époux de Valentine, Charles d’Orléans, et le duc de Bourgogne se disputaient le pouvoir. Le duc de Bourgogne fait tuer son rival ; puis, rentré au conseil, il raconte le crime, en disant que le diable l’a tenté. Le roi n’y peut rien ; Valentine fuit avec ses enfants. On trouve un cordelier, Jean Petit, qui, devant les grands et le peuple assemblés à la place Maubert, prononce un long discours pour justifier et célébrer l’assassinat du duc d’Orléans. Valentine de Milan ne survécut pas à l’année de son deuil.

Élevé sous les yeux d’une telle mère, dans le goût des fêtes et des arts, témoin de ses vertus et de son courage, Charles d’Orléans avait dix-sept ans, lorsqu’il la perdit. Au lit de mort, elle avait chargé ses enfants de poursuivre le meurtrier de leur père. Ainsi, la première pensée de Charles d’Orléans, si fort en contraste avec la gaieté poétique et galante de son caractère, fut la vengeance. Il s’arme, se ligue avec les ducs de Bourbon et de Berry, et fait la guerre à l’assassin de son père. Le duc de Bourgogne meurt assassiné. Réuni alors à la couronne de France, le jeune Charles d’Orléans figure à la bataille d’Azincourt. Fait prisonnier, il est conduit en Angleterre, et il y fut gardé vingt-cinq ans.

Cette captivité nous a valu le volume de poésie le plus original du quinzième siècle, le premier ouvrage où l’imagination soit correcte et naïve, où le style offre une élégance prématurée, où le poëte, par la douce émotion dont il était rempli, trouve de ces expressions qui n’ont point de date, et qui, étant toujours vraies, ne passent pas de la langue et de la mémoire d’un peuple. Sans doute quelques empreintes de rouille se mêlent à ces beautés primitives ; mais il n’est pas d’étude où l’on puisse mieux découvrir ce que l’idiome français, manié par un homme de génie, offrait déjà de créations heureuses. Ce n’est pas que l’éducation poétique de Charles d’Orléans ne paraisse se lier à cette école subtile et allégorique, dont le Roman de la Rose était le code ; sans cesse Faux-Semblant, Bel-Accueil, Dangier, et autres personnages, figurent dans ses vers. Plus d’une fois, il altère ce qu’il sent lui-même par les choses qu’il imagine, ou plutôt par les imaginations toutes faites qu’il emprunte. L’allégorie était devenue une espèce de mythologie, dont les poëtes n’osaient se départir. Mais, sous ce costume nouveau, sa démarche est gracieuse et libre. Et puis, quand il regrette la France et les affections qu’il y conserve, il est poëte de cœur.

Ce n’est pas tout ; il est aussi très spirituel. On doit le remarquer, l’esprit, qui n’est pas la plus précieuse qualité dans les lettres, est celle qui peut-être vient le plus tard. L’esprit est moins naturel, moins spontané que le talent ; il se forme de tout ce qu’il entend ; il suppose une société savante, habile, raffinée. Au moyen âge, ce n’est pas l’esprit qui domine dans les lettres. Il y a telle nation dont les poésies, pleines de grandeur, n’offrent aucune trace d’esprit, dans le sens moderne du mot. Charles d’Orléans a surtout de l’esprit dans l’expression et dans le tour. C’est un esprit, comme celui de La Fontaine, formé d’enjouement, de délicatesse et de malice. Est-il rien de plus gracieux que sa première élégie sur lui-même ?

« Au temps passé, quand nature me fist
En ce monde venir, elle me mist
Premièrement tout en la gouvernance
De une dame que on appeloit Enfance,
En luy faisant estroit coumandement
De moy nourrir et garder tendrement,
Sans poit souffrir soing ou mélancolie
Aucunement me tenir compagnie. »

Jeunesse vient ensuite, et je ne vous dirai pas toute son histoire ; mais elle conduit le poëte à un manoir, où il est fort bien reçu, en disant son nom. Après beaucoup d’instructions, il reçoit là des lettres patentes ainsi conçues :

« Dieu Cupidon et Vénus la déesse,
Ayant pouvoir sur mondaine lyesse,
Salut de cœur par notre grant humblesse
          A tous amants ;

Savoir faisons que le duc d’Orléans,
Nommé Charles, à présent jeune d’ans,
Nous retenons pour l’un de nos servants,
          Par ces présentes ;

Et luy avons assigné sur nos rentes
Sa pension en joyeuses attentes.
Pour en jouir par nos lettres patentes,
          Tant que voldrons ;

En espérant que nous le trouverons
Loyal vers nous, ainsi que fait avons
Ses devanciers, dont contents nous tenons
          Très-grandement, etc., etc. »

N’est-on pas surpris de trouver dans cette langue rude et nouvelle un si facile et si ingénieux emploi des formes qui résistent le plus à la poésie. Cette manière d’assouplir gaiement la langue de la chancellerie, de parodier les édits royaux, semblerait appartenir au style de Voltaire. Et voyez d’ailleurs comme le langage est aisé, coulant, naturel, pour le quinzième siècle.

Vous jugez bien, messieurs, d’après les lettres patentes qui furent délivrées au duc d’Orléans, et dont il a fait grand usage, que je ne puis pas analyser tous ses ouvrages. Je les indique avec le sang-froid d’un antiquaire, comme avait fait M. l’abbé Sallier. Presque toutes ces poésies, le monument le plus gracieux de notre vieille langue, sont très frivoles par le sujet.

Je ne parle pas d’une chanson, non publiée, mais qui se trouve dans le manuscrit original, avec ce refrain :

« Laudes Deo sint atque gloria. »

Je laisse aussi de côté deux chansons anglaises, qui montrent à quel point Charles d’Orléans avait mis à profit sa captivité ; et j’étudie en grammairien ses chansons françaises.

Sous le rapport de l’art, remarquons d’abord qu’il observe rarement le mélange alternatif des rimes masculines et féminines. Cette règle n’était encore suivie que dans les rondeaux et dans quelques pièces en vers d’inégale mesure. Charles d’Orléans y porte une grâce singulière. Ses vers sont entrelacés habilement ; ses refrains amenés avec goût.

Charles d’Orléans n’était pas seulement poëte galant et délicat ; il était guerrier, il était prince. Captif depuis cette malheureuse journée d’Azincourt, sachant les misères de la France, tant ravagée par l’Anglais, il devait exhaler sa douleur dans ses vers. Mais je l’avouerai, ce qu’il regrette surtout, c’est le beau soleil de France, le beau mois de mai, les danses et les belles dames de France. Il a peu de mélancolie sur le reste. Il semble homme d’humeur vive et gaie, qu’un sourire et un rayon de soleil raniment tout à coup. Ses paroles sont charmantes, pour chanter le beau temps et les doux loisirs.

« Les fourriers d’été sont venus
Pour appareiller son logis ;
Ils ont fait tendre ses tapis
De fleurs et perles tissus.

Cœurs, d’ennuy pieça morfondus,
Dieu mercy, sont saints et jolis ;
Allez-vous-en, prenez pays,
Hiver, vous ne demourez plus.

Les fourriers d’été sont venus…
…………………………………

Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s’est vestu de broderye
De soleil riant, cler et beau.

Il n’y a beste, ni oyseau,
Qui en son jargon ne chante et crye ;
Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye.

Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie
Gouttes d’argent d’orfèvrerie :
Chacun s’habille de nouveau.

Le temps a laissié son manteau, etc. »

Bien que Charles d’Orléans nous paraisse souvent trop distrait des maux de la France par les plaisirs qu’il trouva dans l’exil, il s’attendrit parfois, au nom de son pays ; et ses vers ont alors le charme d’un demi-sourire, au milieu des pleurs.

« En regardant vers le pays de France,
Ung jour m’advint adoure sur la mer ;
Qu’il me souvint de la doulce plaisance
Que je soulois audit pays trouver.
Si commençai de cueur à souspirer ;
Combien certes que grant bien me faisoit
De veoir France que mon cœur amer doit.
…………………………………………
Alors chargeai en la nef d’espérance
Tous mes souhaits, en les priant d’aller
Oultre la mer, sans faire demourance,
Et à France de me recommender. »

Ailleurs il plaisante avec grâce sur le bruit de sa mort, répandu dans la France, qu’il n’a pas vu depuis si longtemps, et il se donne à lui-même un certificat de vie, dans une forme poétique et gaie :

« Nouvelles ont couru en France
Par maints lieux que j’estoye mort ;
Dont avoient peu desplaisance
Aulcuns qui me hayent à tort :
Aultres en ont eu desconfort,
Qui m’ayment de loyal vouloir,
Comme mes bons et vrays amis.
Si fais à toutes gens savoir
Qu’encore est vive la souris.
Je n’ay eu ne mal, ne grevance,
Dieu mercy, mais suis sain et fort ;
Et passe temps en espérance,
Que paix, qui trop longuement dort,
S’esveillera, et par accort
A tous fera lyesse avoir.
Pour ce, de Dieu, soient maudis
Ceux qui sont dolents de veoir
Qu’encore est vive la souris. »

On remarquera que l’expression de Charles d’Orléans est ingénue, familière, sans avoir jamais rien de bas. C’est sa grande supériorité sur Villon, qui aurait mieux valu, nous dit Marot, « s’il avait demeuré en la cour des rois et des princes, où les jugements s’amendent et les langages se polissent ». Il y a dans Charles d’Orléans un bon goût d’aristocratie chevaleresque, et cette élégance de tour, cette fine plaisanterie sur soi-même, qui semblent n’appartenir qu’à des époques très cultivées. Il s’y mêle une rêverie aimable, quand le poëte songe à la jeunesse qui fuit, au temps, à la vieillesse. C’est la philosophie badine et le tour gracieux de Voltaire, dans ses stances à madame Du Deffant :

« Je fus en fleur au temps passé d’enfance ;
Et puis après, devins fruit en jeunesse ;
Lors m’abatit de l’arbre de plaisance,
Vert et non mûr, folie ma maîtresse. »

Boileau se vantait d’avoir parlé poétiquement de sa perruque : Charles d’Orléans, tout brillant chevalier qu’il est, parle de ses lunettes :

« Par les fenestres de mes yeulx,
Au temps passé, quant regardoye,
Advis m’estoit, ainsi m’aid Dieu,
Que trop plus belle veoye
Qu’à présent ne fais ; mais j’estoye
Ravy en plaisir et lyesse,
Es mains de madame Jeunesse.

Or maintenant que deviens vieulx,
Quant je lis au livre de joye,
Les lunettes prens pour le mieulx ;
Par quoy la lettre me grossoye,
Et n’y voy ce que je soaloye.
Pas n’avoye cette faiblesse
Es mains de madame Jeunesse.

Jeunes gens vous deviendrez vieulx,
Si vivez, et suivrez ma voye. »

Sans doute il y a dans ces poésies charmantes un reste de négligence et de dureté qui arrête quelque peu le lecteur. C’est pour nous une épreuve, une pierre de touche certaine, pour démêler d’avec les contrefaçons modernes ce qui porte la date véritable du moyen âge. Quel que soit l’heureux génie d’un écrivain de ce vieux temps, il reste toujours quelque chose de gothique et d’étrange.

Ce caractère est plus adouci dans les poésies de Charles d’Orléans, que partout ailleurs, si vous les comparez aux vers d’Alain Chartier, et même aux vers de Christine de Pisan, fille d’un astrologue italien, que le sage roi Charles V avait fait venir à sa cour. Mais il y a dans le style et la pensée de ce temps, un reste de rudesse choquant pour le nôtre. Si donc jamais on vous montre des poésies du quinzième siècle, où le plaisir que vous éprouvez soit sans interruption et sans effort, où le style, chargé seulement, pour mémoire, de quelques mots surannés, coule du reste avec aisance et soit partout précis et clair, dites-vous bien que ce n’est pas du moyen âge ; il y a mensonge plus au moins habile.

C’est par un nouvel exemple de ces fraudes littéraires que je terminerai cette revue comparative et trop abrégée. Nous avons eu, comme les Anglais, une contrefaçon élégante, une spirituelle mystification sur la poésie de notre quinzième siècle. De même que Chatterton leur a forgé le vieux Rowley, nous avons cru quelque temps à Clotilde de Surville. Ses poésies retrouvées ont fait grand bruit en France, il y a vingt ans. Le monument est curieux : c’est une petite construction gothique, élevée à plaisir par un moderne architecte. Mais le goût qui a présidé à cette œuvre factice, la vérité des sentiments qui se cache sous la combinaison du langage, tout cela mérite d’être étudié.

En 1802, on annonça les poésies inédites de Clotilde de Surville, noble dame du quinzième siècle. Ce nom de Surville n’était pas inconnu dans notre histoire, et avait été récemment porté par un marquis de Surville, homme de cœur et d’esprit, qui servit en Amérique, revint en France pour émigrer, y rentra pour combattre, et fut cruellement mis à mort par une commission militaire.

Il paraît que le marquis de Surville, passionné pour la poésie, avait d’abord été poëte moderne, vu qu’il était né dans le dix-huitième siècle. Ses essais se perdirent dans la foule. M  de Surville alors tâcha de vieillir sa muse. Une curiosité féodale qui lui faisait relire avec plaisir les vieux titres de sa famille, le portait à imiter l’ancien style. Ses amis ont prétendu qu’il avait retrouvé les poésies d’une arrière-bisaïeule, qu’il les avait déchiffrées, transcrites (car on n’a jamais montré la copie originale), et que, peu de jours avant de mourir, il avait recommandé par une lettre ce précieux dépôt. A-t-on supposé cette lettre ? ou bien a-t-il voulu lui-même tromper sur une chose aussi frivole, dans un moment si solennel et si triste ? Quoi qu’il en soit, l’authenticité de ces poésies n’en est pas moins invraisemblable. Quand on a lu Charles d’Orléans, on reconnaît dans les poésies de Clotilde une fabrication moderne qui se trahit par la perfection même de l’artifice.

Les objections techniques se présentent d’abord. Clotilde, dans ses poésies, est beaucoup plus savante que son temps. Elle cite des livres qu’on n’avait pas : elle parle des satellites de Saturne qui n’étaient pas encore découverts : elle observe dans sa versification des règles qui n’existaient pas : elle est fidèle à l’entrelacement rigoureux des rimes : elle évite avec scrupule les hiatus de voyelles. Enfin, sous les vieux mots accumulés et sous la vieille orthographe, elle a je ne sais quel tour d’idées modernes, et cette élégance d’un idiome depuis longtemps assoupli. Mais, la fraude une fois prouvée, reste le mérite de la fraude en elle-même. Ces poésies sont charmantes. Admettez-vous que ce soit un raisonnable et bon travail d’écrire en vieux français, comme on écrit en latin ou en grec, il faut goûter beaucoup les poésies de Clotilde de Surville. Je ne dis pas qu’un profond philologue comme M. Raynouard, ne puisse noter, dans cette œuvre en langue morte, des erreurs grammaticales, des anachronismes de mots, des barbarismes, et parfois une correction vraiment fautive pour le-quinzième siècle ; mais les qualités même qui prouvent la supposition de l’ouvrage, augmentent l’attrait de la lecture. C’est un certain degré de précision et de clarté peu connu dans le moyen âge. La justesse, l’ordre, la liaison des idées manquaient alors. Cette netteté de l’esprit, qui a passé des ouvrages les plus sérieux aux plus frivoles, ne se faisait pas sentir dans les idées, hormis en Italie, où la langue avait été subitement perfectionnée par trois hommes de génie.

Quand je lis Clotilde de Surville, tout me montre une main moderne. On a eu beau choisir de vieux mots qu’on a eu soin d’expliquer au bas de la page ; le tour, le mouvement, la phrase sont d’une date récente.

Écoutez ces vers charmants :

« Clotilde au sien amy doulce mande accolade,
      A son espoulx, salut, respect, amour !
Ah ! tandiz qu’esplorée et de cœur si malade,
      Te quier la nuict, te redemande au jour,
Que deviens, où cours-tu ? loing de ta bien-aymée
      Où les destins entraisnent donc tes pas ?
Faut que le dize, hélas ! s’en croy la renommée,
      De bien longtemps ne te revoyrai pas !
Bellone, au front d’arhain, ravage nos provinces ;
      France est en proye aux dents des léoparts :
Banny par ses subjects, le plus noble des princes
      Erre, et proscrit en ses propres remparts
De chastels en chastels et de villes en villes,
      Contrainct de fuyr lieux où devoit régner ;
Pendant qu’hommes félons, clercs et tourbes serviles,
      L’ozent, ô crime ! en jusdment assigner !
Non, non, ne peult durer tant de coupable vertige :
      O peuple franc, reviendraz à ton roy ! »

Cette lecture ne vous a pas laissé un moment d’embarras. C’est le français moderne, par la netteté des constructions. C’est une contrefaçon très élégante, trop élégante peut-être.

Encore une remarque. M. de Surville était un fidèle serviteur de la cause royale. Il s’est plu, je crois, dans la solitude et l’exil, à cacher ses douleurs sous ce vieux langage. Quelques vers de ce morceau, sur les malheurs du règne de Charles VII, sont des allusions visibles aux troubles de la France à la fin du dix-huitième siècle. C’est encore une explication du grand succès de ces poésies. Elles répondaient à de touchants souvenirs ; comme l’ouvrage le plus célèbre du temps, le Génie du Christianisme, elles réveillaient la pitié, flattaient l’opposition.

Vous êtes trop jeunes, messieurs, pour avoir souvenir de cela. On aimait à trouver, sous le puissant empereur, des souvenirs d’opposition dans une femme poëte du quinzième siècle. Ce plaisir est perdu pour nous. Il reste l’œuvre ingénieuse d’un homme de talent, et, chose remarquable ! quelques poésies pleines de naturel et de sensibilité, sous un travail évidemment artificiel. Ce travail même atteste cependant l’impossibilité, pour une époque, d’en contrefaire une autre. La leçon de goût qui sort de là, c’est qu’il ne faut pas tenter sous son propre nom ce que l’on ne peut faire non plus sous un faux nom. Que chaque siècle écrive la langue qu’il parle. Une époque de raffinement ne doit pas simuler la barbarie. Si on la simule sous un nom ancien, la contrefaçon se trahira ; si on essaye de la simuler sous son propre nom, on restera tout à la fois inférieur à son temps et à soi-même.

Vingtième leçon

Suite de la poésie française. — De la chute et de la renaissance de l’art dramatique. — Premiers essais de la religieuse Hroswithe, dès le onzième siècle. — De l’origine des mystères. — Idée de ce genre d’ouvrages. — Soties, moralités. — Le Savetier. — L’Avocat Pathelin.

Messieurs,

Nous avons encore à parler de la poésie française du moyen âge ; mais quelle poésie ! Nulle élégance, nulle douceur harmonieuse ; une simplicité sans charme, une grossièreté sans force. Convenons bien de ce fait : la vraie poésie, naturelle, expressive, brillante de coloris et d’images, en France, elle ne fut jamais contemporaine que du bon goût ; nous n’avons pas eu de poésie à la fois rude et sublime. Il n’y en a pas moins dans ces œuvres, faibles et barbares, de précieux indices d’originalité nationale, et le sujet d’une étude sur le travail de l’esprit humain et ses lents progrès.

C’est là qu’il nous faudra chercher aujourd’hui la renaissance du plus beau des arts, du plus savant, du plus difficile, de celui que l’antiquité grecque avait porté si loin, qui mourut avec l’avènement du christianisme et l’invasion des barbares, qui fut seize siècles avant de reparaître, et qui se montre alors avec tant d’éclat et de diversité, en Espagne, en Angleterre, en France ; l’art dramatique enfin. Ce qui va nous occuper, ce sont quelques études, les unes vulgaires, les autres presque inédites, sur le premier débrouillement du théâtre, dans l’Europe moderne. Je ne vous promets pas un égal intérêt dans tous les détails. Je crains que votre attention ne soit quelquefois trompée, comme l’ont été mes recherches. S’il est cependant une portion de la littérature qui soit intimement liée avec toute l’existence d’un peuple, qui serve à la fois à former ses mœurs et à les constater, c’est le théâtre. Ce que nous savons le mieux de la Grèce, c’est peut-être ce que nous a dit Aristophane, dont le drame était pourtant si allégorique et si fabuleux. Nous avons perdu beaucoup d’anecdotes de la civilisation romaine, parce que chez elle le théâtre, imité du grec, était une œuvre littéraire, plutôt qu’une expression sociale, et que les comédies vraiment romaines, ces pièces obscènes et populaires dont parlent Tertullien, saint Augustin, Arnobe, ont entièrement disparu pour nous.

Le coup mortel porté au théâtre vint du christianisme. Tandis que la philosophie grecque florissait encore et faisait dominer son langage jusque dans le palais des Césars, le théâtre, dès longtemps déchu, faute de génie, était chaque jour avili par ses excès et par la prédication chrétienne. Il méritait cet anathème. Impudique à un degré que notre imagination moderne ne peut concevoir, ce théâtre devait révolter les chastes regards de cette population nouvelle, qui naissait de la fange du vieux peuple. Parcourez les premiers écrivains du christianisme, Athénagoras, Tertullien, Cyprien, et tant d’autres ; vous voyez leur colère s’allumer au seul nom de théâtre : poëtes, acteurs, spectateurs, ils enveloppent tout dans leur âpre censure. Bien plus ; Julien essaye-t-il une restauration du paganisme, un recrépissement de ce vieil édifice, une de ses réformes, c’est d’interdire les théâtres païens aux prêtres païens. « Avertissez-les, écrit-il au grand pontife Arsace, qu’un sacrificateur ne doit pas fréquenter le théâtre, ni boire dans un cabaret, ni exercer quelque métier vil ou honteux. » À dater du règne de Constantin, la législation porte témoignage de la sévérité du christianisme envers le théâtre. On voit, par divers édits, qu’il était défendu aux comédiens convertis de remonter jamais sur la scène, aux comédiennes de porter des pierreries et des étoffes précieuses, aux juges de fréquenter les théâtres, hormis les jours de fête, pour la naissance ou l’avènement de l’empereur.

On rappelle ces faits anciens, parce que c’est là qu’il faut chercher l’origine et l’excuse de l’anathème qui a longtemps pesé sur cette profession de comédien, si honorée dans la Grèce. Ce n’étaient pas des hommes récitant en public de beaux vers et de nobles maximes, qu’avait flétris la prévention chrétienne : c’étaient des mimes, des bateleurs qui figuraient tout ce que l’imagination impure peut rêver de plus déshonnête. Cependant le christianisme déshonora le théâtre, sans le détruire ; et même, ce qu’il y eut jamais de plus infâme dans les scandales de la scène, se vit dans Constantinople chrétienne, et y fut représenté par une femme qui devint impératrice, Théodora.

Ainsi, le christianisme avait frappé d’anathème tous les théâtres, avait confondu presque dans une haine commune la pureté païenne de Sophocle et les souillures des mimes romains ; et cependant, lorsqu’il est vainqueur, corrompu lui-même par les mœurs d’Orient, il souffre, dans la ville bâtie pour être chrétienne, de plus grandes turpitudes que n’en avait vu la Grèce idolâtre. La chaire chrétienne protestait depuis longtemps, et en vain : Constantinople était ivre de la licence du théâtre, comme de la pompe des cérémonies saintes. Telle est l’image qu’offrent souvent les sociétés vieillies, où les éléments les plus contraires subsistent à côté l’un de l’autre, dans une égale impuissance de se supporter ou de se détruire. Ce fut, pendant quatre siècles, le sort du monde romain.

Mais ce qui vint ajouter la ruine à l’anathème, ce qui abolit enfin les théâtres, ce fut l’invasion des barbares. Partout, dans l’Occident, où s’établissent les barbares, les jeux de la scène ont cessé. Dans la douleur des peuples, exprimée par quelques écrivains du temps, le regret des théâtres perdus se place presque à côté de tous les autres regrets de la patrie asservie et malheureuse. Un évêque, je m’en souviens, reproche aux habitants de Trèves, qu’après la désolation de leur ville, le massacre de leurs plus illustres citoyens, l’armée barbare s’étant retirée, leur première pensée, leur première supplique à l’empereur fût pour le rétablissement d’un théâtre.

Mais bientôt tout fut détruit, et le prétoire et le cirque. Le clocher seul de l’église surmonta cet amas de cendres et de décombres, entassé par les barbares. De ces cirques magnifiques, de ces théâtres découverts, qu’on admirait dans les villes de Trèves, de Nîmes, de Lyon, de Marseille, de Poitiers, on en était venu à la rusticité de la cour de Clovis, qui, pour se distraire dans sa vieillesse, avait mandé de Rome un joueur de flûte. C’était là toute la pompe et toute la musique du palais.

Ainsi, messieurs, au septième siècle, mettez à part Constantinople, foyer de civilisation et de vices, égout de la vieille société, où se conservaient sa science et ses arts, comme ces chefs-d’œuvre de l’antiquité qu’on a retrouvés dans la vase du Tibre ou sous les eaux croupissantes des marais Pontins ; mettez à part Constantinople, partout ailleurs les théâtres, les jeux dramatiques étaient détruits.

Mais il semble que l’esprit de l’homme ait incessamment besoin de ces émotions qu’inspire un spectacle tragique et majestueux, ou de cette distraction vive et gaie que donnent la satire et la raillerie comique. À peine le théâtre est-il tombé, bien moins sous les anathèmes du christianisme que sous la hache des barbares, qu’on voit, du milieu même de l’Église, sortir un nouveau théâtre. Oui, ces cérémonies saintes, ces pompes sévères, ces commémorations mystiques de notre foi, pendant lesquelles, d’abord, on proscrivait, comme une impiété, tout spectacle et tout jeu public, deviennent elles-mêmes un spectacle licencieux et profane. Au lieu de célébrer les fêtes, on les représente, on les joue, si je puis parler ainsi. On substitue aux symboles, à la prière, la représentation dramatique et détaillée. S’agit-il de la fête de Noël, on figure dans l’église tout ce que raconte l’Évangile, la crèche, les bergers, l’adoration des mages. Puis, ce besoin de gaieté grossière, que les hommes éprouvent d’autant plus qu’ils souffrent davantage, introduisit bientôt dans ces tragédies toutes faites, que la religion donnait, un mélange de comique. Voici ce que rapporte Cédrène, auteur byzantin du onzième siècle :

« Théophylacte est l’auteur de cette pratique encore subsistante, d’offenser, dans les jours de fêtes, Dieu et la mémoire des saints, par des propos indécents, des rires, des cris, au milieu même des hymnes saints, que nous devons offrir à Dieu avec contrition de cœur, pour notre salut. Il avait rassemblé une multitude d’hommes déshonorés, et avait mis à leur tête un certain Euthyme, qu’il avait donné aussi pour intendant de l’église. Et il les instruisit à mêler à l’office divin des danses sataniques, des cris inconvenants, et des chansons prises dans les rues et les mauvais lieux. »

Ainsi voilà un évêque qui avait attaché un théâtre à son église. Les cérémonies saintes étaient pour lui mêlées d’intermèdes comiques, où figurait une troupe de mimes auxiliaires des prêtres. Et ce n’est pas dans les contrées ignorantes de l’Europe, c’est à Constantinople que cette innovation bizarre s’établit.

De là, sans doute, les abus qui passèrent dans nos églises d’Occident ; cette fête de l’Âne : « Adventavit asinus pulcher et fortissimus » ; cette procession du Renard, et mille autres folies grossières, devenues la petite pièce du culte religieux.

Ces grossières tentatives s’ignoraient elles-mêmes, ne savaient pas qu’elles étaient sur la route de l’art théâtral, et que même elles allaient à cet art sublime par un détour qu’avait suivi le génie grec. En effet, les érudits en conviennent, c’est dans les mystères d’Éleusis qu’il faut chercher la première origine de l’art théâtral. Ces mystères, où l’enseignement religieux, la révélation du dogme, la prière, étaient mêlés à des représentations riantes ou terribles qui servaient d’épreuves aux initiés, ont pu, dit-on, donner l’idée de cette tragédie grecque, dont les premiers essais gardaient encore un caractère symbolique et religieux. Ainsi, nos farces grossières du moyen âge, nos pieuses parodies de l’Évangile, jouées gravement dans les églises, devaient conduire à la tragédie, comme les initiations d’Éleusis conduisaient au Prométhée d’Eschyle et à l’Œdipe de Sophocle : seulement nous nous sommes plus écartés que les Grecs de cette origine de l’art.

Cependant, à côté de ce débrouillement si pénible et si lent des esprits, alors qu’ils repassent par tous les degrés de barbarie, et qu’ils recommencent, sans traditions et sans souvenirs, toutes les tentatives et tous les hasards de la pensée ignorante, il y avait quelques études, quelques essais solitaires qui remontaient directement aux modèles antiques. Ces études, presque toujours inséparables du travail spontané des esprits dans le moyen âge, nous devons en parler ici. Nous avons rarement fait mention des ouvrages de cette époque, écrits en langue latine, parce que le vrai caractère des peuples ne se montre que dans l’emploi de leur langue vulgaire. Leurs impressions, leurs idées sont toujours altérées par l’usage nécessairement artificiel d’une langue morte. On ne peut les bien connaître qu’en les écoutant parler, pour ainsi dire, à travers la distance des siècles.

Cela posé, voyons cependant si cette littérature latine du moyen âge, lieu de communication entre l’antiquité classique et l’esprit moderne, n’offre pas quelques essais qui aient préparé la renaissance de l’art dramatique en langue vulgaire. Nous avons déjà nommé Hroswithe, cette religieuse du monastère de Gandersheim, au onzième siècle. Dans la solitude du cloître, elle avait lu Térence ; et, sur ce modèle, elle eut la pensée d’écrire, dans la même langue, de petits drames, consacrés à des sujets religieux. Elle essaya, la première, ce qu’on a renouvelé dans le seizième siècle, d’enlever aux auteurs profanes leur style. Elle a fait six pièces dans ce goût ; personne n’en a parlé. Ces six pièces sont fort courtes. Je ne sais si elles furent jouées souvent : un passage me le ferait croire.

Ainsi, en Allemagne, dans un monastère qui comptait cinquante religieuses de noble famille, il paraît que, vers 1080, on avait dressé un petit théâtre, comme à Saint-Cyr, sous madame de Maintenon, et que là quelques jeunes sœurs, ayant sans doute obtenu dispense pour s’habiller en hommes, représentèrent une espèce de tragédie, la Conversion de Gallicanus. Voici le sujet de la pièce : Constantin le Grand avait promis de donner la belle Constantia, sa fille, à un jeune Romain de haute naissance et de grand courage, mais encore attaché au culte des faux dieux. Une guerre suspend ce projet : le jeune amant y vole et se couvre de gloire dans un combat, où il est miraculeusement sauvé. Touché de ce secours de la Providence, il se laisse convertir à la foi par deux officiers de l’empereur, Paul et Jean. Dans sa pieuse ferveur, il renonce à la main de la princesse, qui, de son côté, se consacre à la vie religieuse. Voilà le premier acte, où l’unité de temps, comme vous le voyez, n’est pas fort rigoureuse. C’est une pièce libre, qui, en tout, dure vingt-cinq ans. Au second acte, trois empereurs ont déjà passé ; c’est Julien qui règne. Julien, après avoir exilé Gallicanus, le fait tuer en Égypte. Puis sa persécution s’attache avec plus de violence et de haine aux deux officiers du palais qui avaient autrefois accompli l’heureuse conversion de Gallicanus. On ne voit pas le motif de cette colère. Mais l’auteur, dans la prose assez correcte de son drame, fait habilement parler Julien. Il y a là un sentiment vrai de l’histoire ; Julien ne paraît pas un féroce et stupide persécuteur, comme l’auraient imaginé les légendaires du sixième siècle. La religieuse de Gandersheim avait saisi le caractère de Julien : on le voit avec sa modération apparente, son esprit impérieux et ironique. Il ne peut triompher de l’obstination chrétienne des deux officiers de l’empereur ; il les exile, en laissant prévoir leur supplice.

Je traduis cette scène. Ce qui fait l’intérêt de ce morceau, ce n’est pas le degré de talent, c’est la date ; c’est que, dans le onzième siècle, au milieu de la grossièreté féodale et de l’ignorance, lorsque rien ne rappelait le souvenir de ce grand art du théâtre, une femme ait écrit, et que des femmes aient joué cet ouvrage.

JULIEN.

Je n’ignore pas, Jean et Paul, que vous avez été dès l’enfance attachés au service des empereurs.

JEAN.

Nous l’avons été.

JULIEN.

Il convient dès lors que, placés près de moi, vous serviez dans le palais où vous avez été nourris.

PAUL.

Nous ne servirons pas.

JULIEN.

Est-ce moi que vous ne servirez pas ?

JEAN.

Nous l’avons dit.

JULIEN.

Est-ce que je ne vous parais pas un Auguste ?

PAUL.

Un Auguste bien différent de ses prédécesseurs.

JULIEN.

En quoi ?

JEAN.

En religion et en vertu.

JULIEN.

Expliquez-vous.

PAUL.

Les glorieux empereurs Constantin, Constant et Constance, auxquels nous avons obéi, étaient très chrétiens, et se glorifiaient de servir Jésus-Christ.

JULIEN.

Je le sais ; mais je ne veux pas les imiter en cela.

PAUL.

Tu n’imites que le mal. Ils étaient assidus à l’Église ; et, ôtant leurs diadèmes, ils adoraient à genoux Jésus-Christ.

JULIEN.

Vous ne me forcez pas à la même chose, sans doute.

JEAN.

Aussi tu ne leur ressembles pas.

PAUL.

Comme ils offraient leur encens à Dieu, ils relevaient par leur vertu l’éclat du diadème impérial, et réussissaient dans toutes leurs entreprises.

JULIEN.

Et moi aussi.

JEAN.

Ce n’est pas de la même manière ; pour eux, la grâce divine les accompagnait.

JULIEN.

Niaiserie ! Autrefois j’ai suivi sottement ces pratiques ; j’ai été clerc dans l’Église.

JEAN.

Qu’en dis-tu, Paul ? il a été clerc.

PAUL.

Chapelain du diable.

JULIEN.

Mais, lorsque j’ai vu qu’il n’y avait là rien d’utile, je me suis tourné vers le culte des dieux, dont la faveur m’a porté au faite de l’empire.

JEAN.

Tu nous as interrompus, pour ne pas entendre la louange des justes.

JULIEN.

Que me fait-elle ?

PAUL.

Rien ; mais ce que je vais ajouter te regarde. Comme le monde n’était pas digne de les conserver, ces vertueux empereurs ont été reçus parmi les anges ; et la république malheureuse a été abandonnée à ton pouvoir.

JULIEN.

Pourquoi malheureuse ?

JEAN.

Par le caractère de son souverain.

PAUL.

Tu as déserté toute religion, et imité l’idolâtrie. C’est pour cela que nous nous sommes soustraits à ta présence, et à la société des tiens.

JULIEN.

Quoiqu’insulté par vous, je fais grâce encore à votre témérité, et je veux vous élever aux premiers grades du palais.

JEAN.

Ne te fatigue pas ; nous ne céderons ni à tes menaces, ni à tes séductions.

JULIEN.

Je vous donne une trêve de dix jours, pour revenir au bon sens et rentrer en grâce avec nous : sinon, ce qu’il faut faire, je le ferai ; et je ne serai plus votre risée.

PAUL.

Ce que tu dois faire, fais-le dès aujourd’hui. Tu ne pourras nous ramener ni à ton palais, ni à ton service, ni au culte de tes dieux.

JULIEN.

Allez, retirez-vous ; faites ce que je vous conseille.

Voilà, messieurs, ce qui a précédé Corneille de six siècles. Mais ces tentatives obscures, enfermées dans un cloître, bornées à une langue morte, ne pouvaient avoir qu’une faible influence ; et surtout elles ne peuvent servir à nous faire retrouver ce que nous cherchons dans l’étude du théâtre ; le témoignage expressif et vivant des mœurs contemporaines.

Par ce motif, messieurs, je ne m’arrêterai pas sur quelques essais de même nature, tentés avec plus de talent par un poëte d’Italie, qui fut en même temps historien, Mussato. Ce qui distingue une de ses compositions, c’est le choix que le poëte a fait d’un sujet tout récent, les crimes d’Eccellino, un des plus odieux tyrans qui aient pesé sur les villes d’Italie. Mais l’imitation servile du style de Sénèque, la poésie factice des chœurs, une pompe déclamatoire, étrangère à l’esprit du temps, ôtent à cet ouvrage toute force et toute vérité. Il ne paraît pas d’ailleurs que cette pièce, en langue morte, ait été jouée sur un théâtre.

Voulons-nous marquer avec précision quand, pour la première fois, cette représentation d’une pièce en langue vulgaire, cette action matérielle et morale d’un drame joué devant une foule qui comprend et s’émeut, s’est vue en Europe ; la chose est difficile. Fontenelle, plus ingénieux qu’érudit, a fait des bons mots sur les antiquités de notre théâtre. Il admet, au quatorzième siècle, l’existence d’un drame provençal, sous le titre d’Hérésie des prêtres. Mais le restaurateur de la langue et de la poésie romanes, M. Raynouard, a prouvé que les troubadours n’eurent pas de littérature dramatique. Le troubadour était à la fois auteur et acteur ; il chantait ses propres poésies ; il récitait de longs romans. Il employait la forme du dialogue dans les jeux-partis et les tensons. Mais tout cela n’était pas l’art dramatique : c’était une forme d’églogue, à l’usage des cours d’amour. Nous arrivons au milieu du quatorzième siècle, sans trouver aucune trace évidente de compositions dramatiques en langue vulgaire.

À cette époque, cependant, toutes les fois qu’il survenait quelque solennité, un mariage royal, la présence d’un prince étranger, on donnait des spectacles dans les rues. Mais ces représentations étaient fort simples : tout le monde y jouait ; on allait, on venait dans un certain ordre ; on changeait deux ou trois fois de costume. Le peuple était chargé de représenter le peuple ; on le divisait quelquefois en Chrétiens et en Sarrasins, en Romains et en Juifs. C’était une pantomime à laquelle se mêlait le jeu de quelque machine.

On trouve dans une vieille chronique du temps de Philippe le Bel quelques détails sur une de ces représentations. Le jour que Philippe le Bel arma son fils chevalier, il y eut un spectacle où paraissait la personne de Notre-Seigneur, qui mangeait des pommes avec sa mère, et disait des patenôtres.

« On entendit les bienheureux chanter dans le paradis, en la compagnie d’environ quatre-vingt-dix anges ; on entendit les damnés gémir dans un enfer noir, au milieu de cent diables, qui riaient de leurs supplices. On vit aussi un renard habillé en clerc… »

Voilà, messieurs, selon toute apparence, la plus ancienne analyse d’un drame moderne en langue vulgaire.

Ces représentations allèrent se perfectionnant et se diversifiant. La comédie bouffonne naquit au milieu du drame religieux. Mais ce n’est que vers 1402, dans les premières années du quinzième siècle, que le théâtre prit, en France, une sorte de consistance. Quelques pèlerins, dit-on, qui depuis longtemps jouaient des mystères à Paris et dans la banlieue, étaient menacés d’interdiction par le prévôt de Paris ; le roi Charles VI, mélancolique et fort ennuyé, vint, pour juger l’affaire, voir une de leurs représentations. Il fut amusé, et, par reconnaissance, il autorisa par un édit la confrérie dramatique.

Voilà le monument le plus ancien d’une sorte de constitution régulière donnée au théâtre, dans la prévôté et vicomté de Paris.

Faut-il maintenant rire de pitié au souvenir assez confus de ces mystères, joués au quinzième siècle, par privilège du roi ? Oui, sans doute ; les anachronismes monstrueux, les parodies involontaires, les absurdités font de ce théâtre une œuvre barbare et ridicule. On ne peut même en rien lire ; ce qui était alors grossier ou naïf, aujourd’hui semblerait une indécence, une bouffonnerie sacrilège.

Cependant il est fâcheux qu’à cette époque la langue n’ait pas été mieux faite, et qu’il ne se soit pas trouvé, par hasard, quelque homme de génie, parmi les confrères de la Passion. Au fond, la matière était admirable. Concevez un théâtre qui serait, dans la foi des peuples, le supplément du culte même ; concevez la religion mise en scène, avec la sublimité de ses dogmes, devant des spectateurs convaincus ; puis un poëte d’une forte imagination, pouvant user librement de toutes ces grandes choses, non pas réduit à nous dérober quelques pleurs sur de feintes aventures, mais frappant nos âmes avec l’autorité d’un apôtre et la magie passionnée d’un artiste, s’adressant à ce que nous croyons, à ce que nous sentons, et nous faisant verser de vraies larmes sur des sujets qui nous paraissent non seulement vrais, mais divins : certes, rien n’aurait été plus grand que cette poésie. Au lieu de cette curiosité à demi indifférente, qui, dans notre siècle, conduit au théâtre des spectateurs distraits par mille soins, supposez une assemblée attentive, ardente, pieusement émue par le sujet seul, indépendamment des inventions du poëte ; mettez ces hommes en présence des plus grands souvenirs qui aient formé leur croyance ; ayez un poëte surtout, un poëte

………………… Cui mens divinior atque os
Magna sonaturum…

faites-lui réciter, décrire, dialoguer ce drame sublime et tout fait de la Passion ; qu’il vous montre la persécution et les douleurs du Fils de Dieu, la trahison du faux disciple, les hésitations de Pilate, ce juge qui se lave les mains du crime qu’il laisse commettre ; ces prêtres et ce peuple égaré qui se saisissent du crime qu’on leur abandonne, et l’achèvent ; toutes les tristesses de la Passion, le reniement de saint Pierre, les douleurs de la mère au pied de la croix : pouvait-il exister jamais tragédie plus déchirante ? Mais le poëte a manqué, et le sujet de la Passion, traité et remanié sans cesse, n’a produit que de froides et stériles absurdités, où la licence de tout dire n’a jamais inspiré quelque chose qui valût la peine d’être dit. Il y a grand nombre de manuscrits divers sur ce thème de la Passion ; vous pouvez les feuilleter, vous n’y trouverez pas, je crois, une scène, une intention, une beauté durable.

Quant à la forme de ces représentations, elle offre plus d’une remarque curieuse. Le nombre des personnages était fort grand, l’action presque illimitée ; elle se partage en journées. On représentait successivement toute l’histoire évangélique. Quel est le plus ancien de ces drames ? On l’indiquerait difficilement. Quintilien nous apprend que, dans les jeux dramatiques de la Grèce, on était admis à présenter au concours des pièces d’anciens auteurs, habilement retouchées, et que plus d’une remporta le prix sous cette forme nouvelle. Il n’y avait pas ces belles solennités pour les poëtes de France, au quinzième siècle ; mais il paraît qu’on retouchait fréquemment et qu’on remettait sur la scène, avec des additions et des variantes, les drames de la Passion. La langue changeait souvent, précisément parce qu’elle était défectueuse, et qu’il y a, dans les idiomes, un point de maturité véritable qu’ils doivent atteindre, avant de se fixer.

Mais, me dira-t-on, est-il possible que nul éclair de génie ne brille dans ce chaos ? Ces sujets, qui vous paraissent si pathétiques, et sur lesquels vous rêviez tout à l’heure fort vaguement une espèce d’utopie théâtrale, n’auraient-ils, dans tout le moyen âge, avec une application si constante des esprits, inspiré que des productions informes, où le goût ne peut rien découvrir ? J’en suis convaincu. Il y a peut-être quelque intention touchante dans cette prière de Marie :

« Mon cher enfant, ma très douce portée,
Mon bien, mon cœur, mon seul avancement,
Ma tendre fleur que j’ai longtemps portée
Et engendrée de mon sein proprement,
Mon doux enfant, mon vrai Dieu et mon père ! »

Mais tout cela est noyé dans un déluge de mots insipides. Le dernier vers est beau peut-être, si l’auteur s’en est douté. Tout est manqué du reste. Cette scène si naturellement expressive, du reniement de saint Pierre, supposez-la traitée par un poëte comme Shakspeare ou même Calderon, rien de plus dramatique. Elle est dans nos mystères si insipidernent barbare, qu’il est impossible de la lire. La douleur de la mère au pied de la croix, ce dernier adieu qui a inspiré à Grégoire de Nazianze, dans sa tragédie trop imitée d’Euripide, quelques expressions si touchantes, est stérile pour le versificateur français.

Parmi toutes ces compilations de mystères, ces diables, ces anges, ces personnages allégoriques, comme par exemple Repentance, qui vient apporter à Judas une corde et un poignard, ce qui semble le plus supportable, c’est un mystère d’Abraham. Il y a du moins de la simplicité. Dans ce fatigant chaos de barbarie, lorsqu’on rencontre quelque chose qui n’est que médiocre avec un peu de naturel, on est tout ranimé ; c’est l’impression que produit cette scène du mystère d’Abraham :

ISAAC.

Mais veuillez-moi les yeux cacher,
Afin que le glaive ne voye,
Que de moi veudrez approcher ;
Peut-estre que je fouyroye.

ABRAHAM.

Mon ami, si je te lyoye,
Ne seroit-il point deshonneste ?

ISAAC.

Hélas ! c’est ainsi qu’une beste.

ABRAHAM.

Adieu, mon fils !

ISAAC.

Adieu, mon père ;
Bandé suis ; de bref je mourray,
Plus ne vois la lumière claire.

ABRAHAM.

Adieu, mon fils.

ISAAC.

Adieu, mon père ;
Recommandez-moi à ma mère,
Jamais je ne la reverray.

ABRAHAM.

Adieu, mon fils… Etc.

Malgré la faiblesse ou l’insipide démence de toutes ces compositions, elles occupaient si vivement les esprits que, dans la durée du quinzième siècle, vous voyez le théâtre attaqué sans cesse par des sermons et par des arrêts, plus d’une fois interdit au nom du parlement, réclamé par le peuple, protégé par la cour. La sottise ne prescrit jamais aux yeux de tout le monde. Quoique la grossièreté des mystères fût en rapport avec le goût du temps, il y avait des esprits éclairés que ces travestissements de la foi choquaient comme une profanation. Enfin les mystères furent prohibés. On porta sur la scène d’autres sujets ; on fit des drames avec toutes les histoires et même les contes. Ainsi la Grisélidis de Boccace fut représentée sur le théâtre. Mais ce même défaut de génie, cette grossièreté que rien ne rachète, cette froideur dans l’absurdité, qui déparent les mystères, s’attachent à tous les autres drames sérieux de la même époque.

Il paraît que, chez nous, le sérieux, comme la poésie, ne parut qu’avec le progrès du goût et de la raison. De soi-même, et par instinct, l’esprit français n’allait qu’à la raillerie et à la satire. L’esprit français n’a toute sa force que lorsque sa justesse naturelle est développée par l’étude. Dans la liberté d’une verve ignorante, il n’a fait que des bouffonneries ; il n’a rien produit d’original dans le sérieux qu’à l’époque du goût perfectionné. Au quatorzième et au quinzième siècle, nulle composition n’est bonne, si elle doit être sérieuse : mais les ouvrages dont la malice fait le génie, qui vivent de saillies et de gaieté, ils devancèrent chez nous la civilisation et le goût : c’est la production vraiment indigène, et qui a poussé sans culture. Nos tragédies-mystères étaient pitoyables ; le pathétique du sujet ne donnait rien au poëte. Mais dans la plaisanterie, la parodie, de bonne heure nous avons eu des hommes supérieurs. Il en est même d’anonymes. Qui a fait l’Avocat Palhelin ? Je ne sais ; c’est tout le monde, je crois, comme tant de malins fabliaux sans auteur connu, comme tant d’épigrammes, tant de bons mots sans maîtres : c’est, pour ainsi dire, l’œuvre de l’esprit français ; c’est la conversation courante du pays.

Ainsi, quittons-nous les mystères dont nous ne pouvons rien tirer, et nous rabattons-nous sur les jeux de la basoche ; allons-nous entendre ce que disaient les clercs, qui, dans les vacances du palais, à Pâques, s’étaient mis à jouer la comédie, et inventèrent les soties, les moralités, sans s’inquiéter de Plaute ou de Térence, nous trouverons parfois un excellent comique. Il n’y a que l’embarras du choix, et la difficulté des citations.

Voici, par exemple, une pièce dont le sujet et la forme devaient sembler fort piquants. L’Ancien Monde, qui ouvre la scène, se plaint d’aller fort mal : « C’est grand’pitié que ce pauvre monde », dit-il. Survient un personnage allégorique qui n’en est pas moins très vivant, très réel, et se rencontre partout : ce personnage s’appelle Abus. Il endort Vieux Monde, et lui promet de tout arranger. « Il ne faut pas, lui dit-il, tant vous tourmenter ; prenez vos aises ; dormez ; je me charge de tout. » Le Vieux Monde se met à sommeiller ; et Abus, resté maître du terrain, appelle ses acteurs. Il frappe à différents arbres ; et l’on en voit sortir Sot Dissolu, habillé en homme d’Église, Sot Glorieux, habillé en gendarme, Sot Fripon, avec une robe de procureur.

« Allons, des cartes à foison ;
Vin clair et toute gourmandise ;

dit le représentant du clergé.

À l’assaut, à l’assaut,

dit le gendarme.

À cheval, sus en point, en armes.
Je feray pleurer maintes larmes
À ces gros villains du village. »

Avec ce cortège, Abus commence par tondre et dépouiller le Vieux Monde endormi. Puis il en crée un nouveau, qui va plus mal encore que l’ancien, et qui tombe dans l’abîme.

Une chose digne de remarque, c’est la liberté de cette attaque contre les corps privilégiés de l’État et cette protestation en faveur des vilains contre les hommes d’armes et les gens d’Église. Aussi les soties n’eurent pas moins d’ennemis que les mystères ; on voulut également les interdire. Ce fut une alternative perpétuelle de rigueur et de tolérance ; on fermait, on rouvrait le théâtre de la Basoche. Le roi lui-même n’avait pas été épargné dans la petite comédie de l’Ancien Monde. Un personnage disait :

Libéralité interdite
Est aux nobles par avarice ;
Le chef même y est propice.

Mais ce roi était Louis XII ; et loin de se fâcher de l’épigramme, il dit : « J’aime mieux les faire rire par mon avarice, que si mes dépenses les faisaient pleurer. » Il ajouta même souvent que la basoche était bonne pour lui dire bien des choses qu’on cachait à un roi, et l’avertir de beaucoup d’abus qu’il ne pourrait connaître autrement. Mais le privilège de la basoche ne survécut guère au règne de ce bon prince. François Ier, ce roi chevalier, roi despote, ce protecteur des lettres, qui avait eu forte tentation de détruire l’imprimerie, ne tolérait pas les soties, dont la liberté aurait pu lui dire bien des choses sur l’imprudence de ses guerres et le luxe de ses fêtes. Mais il semble, toute différence à part, que l’on vit alors sur notre théâtre comique la révolution qu’avait éprouvée celui d’Athènes. On passa d’une satire âpre et licencieuse à une raillerie plus fine et plus détournée. À ces allégories si directes et si vives qui frappaient les corps privilégiés, succédèrent de petites satires des mœurs domestiques.

Parmi ces pièces, il en est une excellente. Elle n’a qu’un défaut, d’être trop connue, et, pour ainsi dire, usée, vulgaire. Elle n’est pas cependant connue sous sa forme primitive ; mais elle est devenue proverbe et lieu commun. Je n’en peux mais ; et elle ne m’en paraît pas moins digne d’être étudiée dans le texte original, altéré par Brueys.

Cet Avocat Pathelin est bien vieux, puisqu’il paraissait déjà très vieux à Pasquier, dont le style est aujourd’hui si gothique pour nous. Voici comment parle ce critique du seizième siècle :

« Ne vous souvient-il point de la responce que fit Virgile à ceux qui lui impropéroient l’étude qu’il employoit en la lecture d’Ennius, quand il leur dit que, en ce faisant, il avoit appris à tirer l’or d’un fumier. Le semblable m’est advenu naguère aux champs, où étant destitué de la compaignie, je trouvay, sans y penser, la farce de maistre Pierre Pathelin, que je leu et releu avec un tel contentement, que j’oppose maintenant cet eschantillon à toutes les comédies grecques, latines et italiennes. L’autheur introduit Pathelin advocat, maistre passé en tromperie, une Guillerrette sa femme, qui le seconde en ce mestier, un Guillaume drapier, vray badaud, je dirois volontiers, de Paris ; mais je feroys tort à moy-méme ; un Aignelet berger, lequel, discourant son fait et son lourdois, et prenant langue de Pathelin, se faict aussi grand maistre que luy. »

En effet, cette pièce est pleine de vrai comique : il y a du Molière ; il y a du Rabelais. Le sujet est peu de chose : la farce de maistre Pierre Pathelin, les ruses d’un avocat pauvre et fripon, pour avoir un habit. Mais le dialogue est parfait de naturel, à quelques grossièretés près.

La scène s’ouvre par les reproches de Guillemette à son mari.

Je vy que chascun vous vouloit
Avoir pour gagner sa querelle.
Maintenant chascun vous appelle
Partout, l’avocat dessous l’orme.

Pathelin se défend comme il peut, et promet d’avoir un habit neuf.

Je m’en veux aller la foire.

GUILLEMETTE.

A la foire ?

PATHELIN.

Par sainct Jean, voire,
A la foire, gentil’ marchande ;
Vous desplaît-il si je marchande
Du drap, ou quelque autre suffrage
Qui soit bon à notre mesnage ?
Nous n’avons robe qui rien vaille.

GUILLEMETTE.

Vous n’avez denier ni maille ;
Que ferez-vous ?

PATHELIN.

Vous ne sçavez ;
Belle dame, si vous n’avez
Du drap pour nous deux largement,
Si me desmentez hardiment.
Quel’ couleur vous semble plus belle.
D’un gris vert ? d’un drap de Brucelle ?
Ou d’autre ? Il me le faut savoir.

GUILLEMETTE.

Tel que vous le pourrez avoir :
Qui empruncte ne choisit mye.

PATHELIN(en comptant sur ses doigts).

Pour vous deux aulnes et demye ;
Et pour moi, trois, voire bien quatre,
Ce sont…

GUILLEMETTE.

Vous comptez sans rabattre ;
Qui diable vous les prestera ?

PATHELIN.

Que vous en chault qui sera ?
On me les prestera vraiement.
A rendre au jour du jugement. Etc.

La scène change ; Pathelin est dans la boutique du marchand ; il lui fait mille contes, comme vous savez, lui parle de son père, de sa tante :

Que je la vis belle,
Et grande, et droite, et gracieuse !
Par la Mère Dieu précieuse,
Vous lui ressemblez de corsage.

Et il vient très naturellement au drap.

Or, vrayment, j’en suis attrapé ;
Car je n’avois intention
D’avoir drap, par la Passion
De Nostre Seigneur, quand je vins.
J’avois mis à part quatre-vingts
Escus, pour retraite une rente ;
Mais vous en aurés vingt ou trente,
Je le voy bien ; car la couleur
M’en plaist très tant, que c’est douleur.

Le drapier demande vingt-quatre sous de l’aune. Pathelin s’écrie : « Vingt sous ! vingt sous ! » Le débat s’échauffe. Pathelin cède enfin, et emporte le drap, sans payer.

Suit la visite du drapier ; la folie de Pathelin ; l’ébahissement du pauvre drapier.

Mais la maîtresse scène, comme dit Montaigne, c’est la scène qui nous a enrichis de ce proverbe si juste et si utile à rappeler parfois aux orateurs, aux professeurs, à tous ceux qui parlent : Revenez à vos moutons. Elle n’est pas moins plaisante dans l’original que dans Brueys. C’est la même confusion, le même enchevêtrement de drap et de brebis dans la tête du pauvre marchand, deux fois volé.

LE JUGE.

Sus, revenons à nos moutons :
Qu’en fut-il ?

LE DRAPIER.

                      Il en prit six aulnes
De neuf francs.

Ce juge représente un véritable bailli de village du vieux temps. Il se creuse la tête pour voir comment on peut tirer le drap des moutons, et les moutons du drap. Vient la morale ; c’est qu’un fripon, alors même qu’il a l’avantage d’être homme de loi, peut fort être bien trompé par le fripon qu’il a défendu.

Pathelin a ordonné à son client de se défendre comme un mouton, de dire bée pour toute réponse. C’est un ordre de circonstance, qui ne doit pas durer plus longtemps que le procès. Mais Agnelet se sert du même moyen, pour payer l’avocat de sa peine. À ces bée répétés, Pathelin s’écrie, par un souvenir plaisant de sa propre friponnerie :

…… Me fais-tu manger de l’oie ?
Maugrebleu, ai-je tant vécu,
Qu’un bergier, un mouton vestu,
Un villain paillart me rigolle ?

Ainsi, messieurs, au quinzième siècle, on avait déjà trouvé la comédie. Quant au drame sérieux, nous avons encore longtemps à l’attendre.

Vingt-et-unième leçon

Suite de la poésie française au quinzième siècle. — Villon ; autres poëtes de la même époque. — Digression sur la poésie étrangère de notre temps. — Romans de chevalerie. — La Dame du Lac. — Jean de Paris. — Ouvrages historiques du quinzième siècle. — Comines.

Messieurs,

Nous sortons par degrés du moyen âge, pour entrer dans la civilisation moderne. Il n’y a pas une époque précise, un jour fixe, où l’on puisse dire : Ici finit le moyen âge. Mais un mouvement, plus rapide sous quelques princes, et jamais interrompu, conduit insensiblement les esprits de cette rudesse, de cette ignorance, ou de ce confus savoir, à des idées justes, à des sentiments élevés, à une sociabilité nouvelle. Le quinzième siècle est le temps le plus marqué de ce passage mémorable. La littérature y devient plus active et plus variée, surtout en France.

Le quinzième siècle ne nous offre aucun grand génie, mais beaucoup de travail et beaucoup d’esprit. C’est une difficulté dans le cadre que nous nous sommes proposé. Comment analyser une littérature à la fois stérile et féconde, citer tant de noms obscurs ? Il faudra nous attacher à quelques caractères généraux de cette époque, en faire une abstraction qui nous dispense de nommer toutes les personnes, et de raconter toutes les anecdotes.

Poésie, romans, histoire, voilà ce que nous tâcherons de résumer. Sans doute, messieurs, cette étude, qui, dans la longue série de souvenirs que nous avons retracée, a paru plus d’une fois languissante, doit prendre un nouvel intérêt, à mesure que nous approchons du terme, et que nous entrevoyons la lumière des arts. Déjà la langue, si confuse et si variable pendant plusieurs siècles, a pris plus de correction et de force. Déjà elle offre, dans la vivacité pittoresque de ses tours, un type national qu’on ne saurait trop étudier. C’est la remarque de Fénélon et de La Bruyère, du plus naturellement élégant, et du plus savamment ingénieux des écrivains français. On s’écarte aujourd’hui du caractère de notre langue, par recherche et par ignorance. L’acception primitive des mots, leur sens natif, et partant leur vérité, leur grâce s’est altérée, s’est effacée. On innove, non pas dans le génie de notre langue, mais contre son génie toujours clair et précis. S’il est un préservatif contre cette erreur, c’est l’étude de l’antiquité française, en remontant jusqu’à Froissart et à Joinville.

Je reprends, messieurs, la division que j’indiquais, et je vais parcourir beaucoup de choses, dont un petit nombre mérite d’être étudié.

Nul poëte en France, au quinzième siècle, hormis peut-être Charles d’Orléans ; le drame, inférieur à tout ; la poésie légère, souvent heureuse dans sa négligence, et pleine de saillies ; un progrès de la langue et de l’art des vers.

Nous ne nommons pas tous les poëtes qui, dans le temps, ont été les rivaux de Charles d’Orléans, ou même lui ont été préférés, parce qu’ils étaient plus savants. Il y avait ce malheur que beaucoup d’hommes, qui n’étaient nés avec aucun talent pour la poésie, trompés par leurs études, faisaient des vers. Christine de Pisan, par exemple, était belle, vertueuse, savante, mais nullement poëte. Cependant, comme elle savait l’italien et le latin, qu’elle était personne d’étude et d’esprit, elle composa des vers toute sa vie. Ses ouvrages sont illisibles, ennuyeux ; mais ils furent admirés des contemporains.

Il n’en est pas de même d’un homme qui avait fort mal étudié, dont la vie fut misérable, déshonorée, et dont l’imagination fut abaissée souvent à ce qu’il y a de plus vil, enfin qui fut escroc, avant d’être poëte, Villon. Enfant de Paris, comme on disait alors, ses idées, ses sentiments, ses images, vous montrent ce qu’était la corruption d’une grande ville. C’est un homme dont le théâtre est la petite halle, le marché, le Pré-aux-Clercs ; ses tours sont des friponneries ; quelques-uns de ses vers même sont en style d’argot, langue qui a vieilli comme l’autre. Marot, qui, par l’ordre de François Ier, dont le goût délicat s’amusait cependant aux poésies de Villon, fit paraître une édition plus soignée de ce poëte, disait de ces pièces : « Touchant le jargon, je le laisse à corriger et à expliquer aux successeurs de Villon en l’art de la pince et du croc. » Quant au reste de ces poésies, peu nombreuses, il y a bien de la rouille encore ; mais elles ont parfois un caractère qui plaît, et que l’on n’attendrait pas surtout d’un pareil homme. C’est une sorte de mélancolie, un retour amer et triste sur cette vie si courte, si gâtée par le vice et par la folie.

On se demande où Villon a puisé de tels sentiments. Il est vrai qu’il a vu de près la mort, qu’il faillit deux fois être pendu, et qu’un appel extraordinaire le sauva. Mais ce n’est pas alors qu’il fut mélancolique. Les pièces faites dans la prison du Châtelet sont toutes bouffonnes ; il nargue la potence avec des expressions si grossières, que le cynisme en détruit la hardiesse. Mais, quand il est libre, heureux, et que, sous la protection de quelques grands seigneurs libertins, qui aimaient en lui leur poëte, il peut mener une douce vie ; c’est alors qu’il tombe dans cette étrange mélancolie qui lui a inspiré quelques vers pleins de charme et de tristesse :

« Où sont les gratieux gallants
Que je suivoye au temps jadis,
Si bien chantants, si bien parlants,
Si plaisants en faicts et en dicts ?
Les aucuns sont morts et roydis,
D’eulx n’est plus rien maintenant ;
Repos ayent en paradis,
Et Dieu sauve le ramenant ! »

Et ailleurs :

« Dictes-moy, où, ne en quel pays
Est Flora, la belle Romaine.
Archipiada, ne Thais
Qui fut sa cousine germaine ?
…………………………………
Mais où sont les neiges d’antan8 ? »

« La royne blanche comme ung lys,
Qui chantoit à voix de sireine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine,
Que Anglois bruslèrent à Rouen :
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d’anlan ? »

C’est le charme d’Horace et d’Anacréon. Rien de plus mélancolique et de plus aimable que cette évocation des beautés célèbres, ces paroles gracieuses, et cette chute uniforme qui les renvoie toutes au néant, et les fait disparaître, comme la neige de l’an passé.

Ainsi cet escroc, ce gibier de prison, avait une âme de poëte, et, dans une vie honteuse et un siècle grossier, il a eu quelques inspirations qui égalent ce que, dans une civilisation éclairée, un génie délicat et pur peut exprimer de plus touchant. Cela justifie fort bien Boileau de l’avoir mis en tête de nos vieux poëtes.

Je ne dénombrerai pas tous ses successeurs immédiats ; je ne parle pas de Pierre Michaud, de Martial de Paris, de Coquillart, de Guillaume Crétin, de Jean Lemaire, de Jean Bouchet ; je laisse même de côté Jean Marot, père d’un meilleur poëte que lui, et Octavien de Saint-Gelais, bien qu’il ait de la grâce et du goût, et qu’on trouve de lui des vers d’amour qui, malgré son évêché, lui firent, dans son temps, beaucoup d’honneur.

Sans analyser exactement ces poëtes du quinzième siècle, je ne tirerai qu’une conséquence de leur nombre et de leurs productions variées : il n’y avait pas d’homme de génie, il n’y avait pas de vraie poésie ; mais un goût très vif des plaisirs de l’esprit. Cela ne fait pas époque dans l’histoire des arts ; mais c’est une circonstance remarquable de la civilisation du temps. Les intelligences ont gagné, le sentiment des arts se répand, le langage a quelque chose de plus correct et de plus fin ; mais rien de grand et d’original, aucune de ces créations qui nous avaient frappé si vivement en Italie, et que semblait favoriser la vivacité première d’une littérature naissante.

Aujourd’hui, messieurs, dans notre sévérité contre nous-mêmes, nous sommes fort injustes : nous essayons de rabaisser nos grands poëtes, je ne dis pas au profit des poëtes antiques, mais en l’honneur des poëtes d’Angleterre et d’Allemagne. C’est une innovation plus facile que vraie. D’abord les modernes que l’on met si fort au-dessus de Racine, manquent précisément du caractère qui seul pourrait justifier une telle préférence, cette imagination naïve accordée à certaines époques où l’imitation, le système, le calcul, n’ont pas encore gêné les plus heureux talents. La récente et célèbre poésie du Nord est réfléchie, savante, artificielle. Gœthe, qu’un homme éloquent a proclamé le seul poëte du dix-huitième siècle, est, si vous le voulez, le plus habile des poëtes alexandrins ; cette épithète explique ma pensée, et abrège ma phrase : Gœthe appartient à une école, et à une école subtilement naturelle, laborieusement téméraire, qui prémédite avec soin, qui déduit avec artifice ce que les impressions paraissent avoir de plus excentrique et de plus capricieux. Même doute sur lord Byron. Ce n’est pas dans la simplicité ardente du génie que Byron a fait ses ouvrages ; c’est avec une connaissance profonde et un dégoût savant de ce qui existait avant lui. Il y a dans sa poésie une sorte de spleen de la pensée comme du cœur ; il cherche avec effort des émotions nouvelles dans l’art, comme la satiété tâche d’inventer de nouveaux plaisirs dans la vie. Si donc le grand âge littéraire de la France mérite le reproche de n’avoir pas une poésie assez simple, assez native, ce n’est pas en vertu de ce reproche qu’on devrait préférer la poésie étrangère à la nôtre.

Cette apologie m’entraîne un peu ; mais j’achève. On n’a pas objecté seulement à nos poëtes ce goût d’imitation, ce soin trop visible, cet art trop régulier ; on se plaint que leur imagination s’occupe trop peu des objets réels et familiers de la vie : ils sont poëtes de cabinet et poëtes de cour ; il ont affaibli la vérité par l’élégance, et l’émotion par l’étiquette ; ils n’ont pas assez emprunté soit à la solitude, soit à la vie active ; ils n’ont pas su puiser dans le mélange avec ce que la société a de moins élevé, dans l’étude des sentiments les plus abjects du cœur humain, des couleurs fortes et puissamment originales ; ils sont soumis à une loi rigoureuse qui ne leur permet que ce qui est noble, décent, régulier. Ainsi leur diapason est moins étendu, leur voix a des timbres moins variés. Ce reproche est plus spécieux que l’autre. Il est vrai qu’une certaine vérité rude et nue a effrayé notre poésie trop élégante. Ce qu’il y a de plus intime dans l’âme a été parfois dédaigné par elle, comme dépourvu de dignité. Et encore que d’exceptions à ce reproche ! Corneille, Molière, La Fontaine. Cependant il est vrai de dire qu’on trouve quelques teintes de plus dans Shakspeare, Milton, Thompson, Schiller, et que cette poésie faisant moins de choix dans les objets de la nature, paraît oser plus dans l’expression.

Le quinzième siècle, avec sa rudesse et sa liberté, aurait pu nous donner cet avantage ; mais comme il n’a pas produit d’homme de génie, il n’a pas eu d’influence décisive. Il n’a pas affranchi le langage, et il a légué une poésie assez timide à des écrivains admirables. Mais l’esprit français, un peu contraint et réservé dans la haute poésie, avait réussi de bonne heure dans l’art de conter. En ce genre, le naturel, la facilité, la gaieté lui appartiennent dès le douzième siècle. Ces dons indigènes se fortifièrent par l’habitude et l’exercice. On les retrouve au quinzième siècle, dans le style de ces grands romans, qui faisaient alors le passe-temps de tout ce qui lisait. On ne peut pas nombrer ces ouvrages. La plupart n’étaient que des copies plus modernes d’anciens romans, des variantes de langage sur un sujet connu, mais l’art de conter s’y renouvelait toujours. J’aurais eu peine à traduire les premiers textes, sans les altérer : quand je les relis dans la rédaction du quinzième siècle, je les retrouve plus intelligibles, et non moins naturels.

Dans la foule de ces récits, il en est un, peu connu, je crois, et le plus ingénieux du monde : c’est un épisode de Merlin l’Enchanteur, vieille invention du dixième siècle. L’auteur conte ici comment l’habile enchanteur perdit sa puissance ou du moins sa liberté.

Il y avait une fée très bienfaisante qui protégeait la fille de la comtesse Viviane, dame du Lac. Cette bonne fée avait doté la petite Viviane de tous les dons, de tous les charmes, et particulièrement du pouvoir de rendre fou l’homme le plus sage. La comtesse mourut ; et la jeune fille resta maîtresse dans sa seigneurie. Un jour qu’elle chassait en grand équipage, elle rencontra l’enchanteur Merlin, à pied, dans la forêt. L’enchanteur Merlin conçut une passion très vive pour la jeune héritière, et se fit sans peine accueillir dans le château du Lac. Mais Viviane craignait de donner sa main à quelqu’un qui serait plus puissant et plus habile qu’elle. L’enchanteur demanda et obtint un an d’épreuve. Dans cet intervalle il multiplia les prodiges de sa féerie, pour embellir le château du Lac, et amuser la suzeraine. C’étaient des feux d’artifice, comme en font les enchanteurs, de merveilleux jardins plantés en un moment, des grottes illuminées, des cascades, des tournois où Merlin remportait toujours le prix, des spectacles, des comédies excellentes où Merlin jouait mieux que personne. Pendant ces agréables essais, le roi Arthus, à qui son conseil de ministres ne suffisait pas, et qui avait toujours besoin de l’enchanteur Merlin, le faisait chercher partout. Arthus, selon l’auteur, était alors attaqué par les Romains. Averti de son péril, l’enchanteur Merlin quitte à grand’peine le château du Lac, arrange les affaires du roi Arthus, chasse les Romains, et revient achever son temps d’épreuve. Les fêtes recommencent plus ingénieuses et plus élégantes que jamais. Tous les génies de l’air et des eaux sont aux ordres de l’enchanteur pour varier les amusements au château du Lac.

Mais rien de tout cela ne satisfait Viviane ; son inquiétude s’accroît avec les prodiges de l’enchanteur. Elle voulait de lui quelque chose de plus : c’était son art même, sa science. Elle écoutait avec soin les paroles mirifiques qu’il laissait échapper. Elle lisait furtivement dans son grimoire, au lieu de regarder ses fêtes. Insensiblement elle apprit ou devina beaucoup de choses ; tantôt c’était le secret d’évoquer les génies et de s’en faire obéir, tantôt l’art de traverser les airs ou de se transformer, tantôt l’art d’endormir à volonté, enfin tout le bagage d’un enchanteur. Alors la dame lui dit :

« Beau doulx ami, je veux que vous m’enseigniez comme je pourrois un homme enclore et enserrer, sans murs, sans tours, sans fers mais que jamais ne yssit sans mon vouloir. »

Le pauvre enchanteur vit bien ce que cela voulait dire.

« Hélas ! damoiselle, répondit-il, bien vois que vous voulez me tollir ma liberté ; mais je suis si surprins de votre amour, que à force, le veuille-je ou non, me convient octroyer votre volonté. »

Et puis, il enseigne ce secret dernier à l’intelligente Viviane. Celle-ci ne tarde pas à le mettre en usage. Ses beaux jardins du château n’étaient fermés que par une haie d’aubépine blanche, toujours en fleur. Viviane enchante la haie, de sorte qu’elle devient une barrière infranchissable. Ce n’est pas tout : au-dessus et au-dessous de la haie un obstacle invisible ferme le passage : les oiseaux sont forcés d’arrêter leur vol ; les poissons ne peuvent suivre le cours du ruisseau au-delà du parc enchanté. Merlin l’ignorait encore, ou plutôt ne voulait pas s’en apercevoir ; Viviane enfin l’agréait pour époux ; et il prodiguait les derniers prestiges de son art pour les fêtes de ses noces.

Mais de nouveaux embarras étaient survenus au roi Arthus. On invoque Merlin à la cour ; un brave chevalier, son ami, part pour le chercher. Il arrive à la belle haie d’aubépine ; et vous croyez bien qu’il ne peut pas traverser. Il se fatigue, il se désespère, et finit par tomber de sommeil. Une voix lui apprend que Merlin est captif. À son réveil, une vaste avenue se présente devant lui ; elle conduit à une grotte magnifique, où Viviane permet que Merlin donne encore quelquefois des consultations à ses amis. Le chevalier, accueilli d’abord par la belle Viviane, dépose tout appareil militaire, et arrive à la grotte. Il y trouve Merlin toujours très habile magicien, excepté pour lui-même. Il en reçoit d’excellents conseils pour tirer le roi Arthus d’embarras. Merlin l’accompagne jusqu’à la fatale haie, l’embrasse, et lui dit :

« Adieu vous die, messire Gauvain, mon chier et doux ami, qui jadis m’avez vu le plus sage des hommes, et de maintenant me trouvez le plus fol : mais folie qui vient d’amour est pardonnable, et telle est la mienne : ores doncques, messire Gauvain, recommandez-moi au roy Arthus, à Genièvre la belle royne, à tous les compagnons de la Table ronde, à tous les hauts barons, et aux nobles et vertueuses dames, demoiselles et pucelles de la Grande-Bretagne, car plus ne me verront, ni ne m’oiront parler. »

Cet épisode bien conté plairait sans doute. L’idée première en est infiniment spirituelle. Il y a, ce qui plaît et ce qui est rare, un mélange d’imagination et de vérité morale, ce que Wieland a tant cherché et n’a pas trouvé avec son Obéron, le secret de mettre de la malice et de la philosophie dans des contes à dormir debout. Rien au monde ne pique davantage le goût, et n’égaye mieux la réflexion. C’est un sujet charmant qui méritait Voltaire ou l’Arioste. Eh bien ! cette invention, je ne sais à qui elle est : elle n’a pas de nom. Cela prouve beaucoup d’esprit dans le quinzième siècle.

Il est un autre roman d’un genre fort différent, dont je dois dire aussi quelques mots. Ce n’est pas un récit chevaleresque ; c’est à la fois un roman de mœurs, et une satire politique contre les Anglais. Sous ce rapport, il indique une préoccupation du temps. Le titre est : Jehan de Paris. Quel est ce Jean de Paris ? C’est un prince qui n’est pas dans l’histoire ; car il ne s’agit point là du roi Jean, battu par les Anglais : tout au contraire. Ce Jean de Paris, s’il ne bat pas les Anglais, du moins se moque d’eux. À la mort du roi son père, il projette de réclamer la main d’une princesse d’Espagne, qui lui était promise depuis l’enfance. Mais il apprend que le vieux roi d’Angleterre a formé le même dessein, qu’il est attendu par la cour de Burgos, et qu’il fait faire ses emplettes de noces en France. Le jeune roi s’arrange pour que les marchands de Paris vendent aux acheteurs anglais ce qu’ils ont de moins beau et de plus commun. Le roi d’Angleterre, avec son cortège et ses présents, demande permission de passer par la France. Il débarque à Calais, et se met en route pour la frontière. Mais il est bientôt rencontré par un autre voyageur, dont le train est plus brillant, la suite plus nombreuse, et qui pourtant ne se donne que pour un bourgeois de Paris. Partout ce bourgeois devance le roi. Arrive-t-on dans une auberge, Jean de Paris a loué toute l’auberge. Il veut bien en céder quelque chose au roi d’Angleterre, et l’invite même à souper. « Voilà, lui dit-il, mes cousins du faubourg Saint-Honoré et du faubourg Saint-Denis. » C’étaient les ducs d’Orléans et de Bourbon. On sert en magnifique vaisselle d’argent : « Vaisselle de voyage, dit Jean de Paris, que j’ai prise par le conseil de ma bonne mère, et pour ne point casser d’assiettes. »

On le voit, cette pauvre France, qui avait été tant pillée par les Anglais dans le quinzième siècle, aimait, dans ses romans, à se faire plus riche qu’eux.

Le roi d’Angleterre est ébloui, régalé, mystifié. Il manque de chevaux ; Jean de Paris lui en donne. Il est arrêté par une rivière ; Jean de Paris le fait passer sur deux bateaux, qu’il a, dit-il, menés en route avec lui. Arrivé en Espagne, Jean de Paris, par son cortège, les belles étoffes et le luxe de ses gens, éclipse tout à fait le roi d’Angleterre. Il s’est pourvu de tout ; il donne des tournois, des bals. Le roi d’Angleterre et les seigneurs de sa suite sont les plus gauches du monde. Jean de Paris, avec ses garçons de boutique, fait admirablement les honneurs de la fête. Jean de Paris étonne tout le monde, plaît surtout à la princesse, se fait connaître et l’épouse. Le roi d’Angleterre s’en retourne bien moqué.

Cette analyse est très froide aujourd’hui ; mais vous devinez combien ce roman devait amuser les lecteurs du quinzième siècle. C’est l’image du bon ton de Paris à cette époque ; c’est une plaisanterie qui, sans être toujours de bon goût, est vive et nationale.

D’autres ouvrages du même temps réunissent les aventures chevaleresques, les mœurs de cour et les mœurs bourgeoises. Le plus piquant de ces livres, malgré quelques longueurs, est le Petit Jehan de Saintré, ou l’histoire de la Dame aux belles Cousines. Mais le sujet est si délicat que je n’en puis rien citer. Voilà mon seul jugement.

Un autre roman célèbre, de la même époque, c’est l’histoire de Gérard de Nevers et de la belle Euriant. On sait qu’il a fourni la plus touchante situation de Tancrède, celle où le chevalier combat pour l’honneur de la femme qu’il croit infidèle. Dans le vieux roman, fort altéré par M. de Tressan, cette scène est rendue avec beaucoup de passion et d’éloquence.

De 1462 jusqu’à la fin du quinzième siècle, l’imprimerie, encore toute récente, reproduisit un grand nombre de romans de chevalerie. C’était la lecture favorite du temps. Le génie des romans chevaleresques était partout ; il passait dans la chronique, dans l’histoire. Si je consulte Olivier de la Marche, chroniqueur exact et judicieux, j’y trouve des scènes toutes chevaleresques. Si je prends les Mémoires de Boucicaut, j’y vois ce maréchal Boucicaut, personnage historique et sérieux, soumis à toutes les épreuves de l’éducation galante des romans. Les principaux chapitres ressemblent à ceux de Gérard de Nevers, ou du Petit Jehan de Saintré. C’est le même style fleuri, le même mélange d’images guerrières et champêtres.

« Quand l’hyver fut passé, et le renouvel du doux printemps fut revenu, en la saison que toute chose meine joye, et que bois et prez se revestent de fleurs, et la terre verdoye, quand oisillons par les boscaiges mènent grand bruit, lorsque rossignols demeinent glay9, au temps que amour faict aux gentils cœurs aimants plus sentir sa force, et les embrase par plaisant souvenir, qui faict naître un désir, qui plaisamment les tourmente en douce langueur de savoureuse maladie, adonc au gay mois d’avril, estoit le bel, gracieux, et gentil chevalier messire Boucicaut à la cour du roy, où festes et danses souvent se faisoient… etc. »

Voilà comment on écrivait l’histoire.

Ces exemples, qu’il serait facile de multiplier, ne peuvent que relever, par le contraste, le rare mérite d’un historien du même temps, aussi judicieux, aussi politique, aussi raisonnable que les autres étaient romanesques. La supériorité d’un homme, c’est d’être à la fois de son temps et hors de son temps ; c’est d’exprimer ce que pensent ses contemporains, et d’avoir une physionomie à soi. Tel fut le caractère de Comines. C’est le personnage le plus original de notre littérature, au quinzième siècle, parce que, avec la naïveté de ce temps, il a la raison ferme d’une autre époque. Vous en êtes à des chroniques toutes semblables, pour la forme et les détails, aux romans de chevalerie, et vous voyez paraître un esprit sérieux, solide, intelligent de toutes les ruses, jugeant, avec un sens merveilleux, le caractère, la forme, le but des gouvernements, plus habile que scrupuleux, mais cependant s’élevant à la probité par le bon sens, parce que, à tout prendre, elle est plus raisonnable que le reste, et qu’elle assure mieux le maintien de la puissance. Cet homme, c’est Comines. Nous arrivons à lui, comme au type le plus expressif des progrès que la raison avait faits au quinzième siècle, comme à un écrivain original, qui, dans un temps d’imagination vive et légère, peint avec la verve réfléchie de Tacite, les crimes du despotisme, et déjà conçoit habilement les formes diverses des États, les droits des peuples. Ce confident, ce panégyriste d’un despote habile, aimait la liberté, comme chose utile et bien entendue.

Philippe de Comines apprit le métier d’historien par la pratique des affaires ; et ce fut en faisant sa propre fortune qu’il se rendit expert à juger la politique. Vous savez qu’il était né sujet du duc de Bourgogne ; mais Philippe, tout jeune, était déjà fin et rusé. Il s’aperçut qu’il ne fallait pas être le ministre, ni le favori d’un prince téméraire ; et que le duc de Bourgogne, tout riche, tout puissant qu’il était, finirait mal, parce qu’il manquait de raison et d’entendement. Un jour que Louis XI, qui, avec beaucoup d’artifice, avait fait une imprudence, se trouvait dans les mains du duc de Bourgogne, Comines aida secrètement le prisonnier contre le prince, parce qu’il sentit que Louis XI réparerait sa faute, et que Charles perdrait l’avantage qu’il tenait du hasard. Louis XI délivré se souvint du service, moins par reconnaissance, que par le désir d’employer encore un homme si habile. Philippe de Comines, rebuté par la mauvaise fortune et les fautes de Charles le Téméraire, le quitta pour passer à la cour de Louis XI. Il y fut comblé de bienfaits, reçut plusieurs domaines et seigneuries ; car Louis XI était libéral pour séduire, et payait largement les services. Comines fut négociateur de Louis XI en Angleterre, à Florence, à Venise, en Savoie. Louis XI avait-il besoin de gagner quelqu’un dans le conseil du roi d’Angleterre, Philippe de Comines s’en chargeait volontiers, et s’en acquittait prudemment. Il savait fort bien marchander un ministre et même un grand chambellan, comme vous verrez bientôt. Je regrette que le premier de nos historiens qui ait été philosophe, ne soit pas un homme d’État plus scrupuleux ; mais souvenons-nous des habitudes du moyen âge, temps de corruption bien plus que d’innocence, où les sentiments d’humanité et de délicatesse morale étaient faibles et confus ; et n’oublions pas ce qui se passe même dans nos jours de perfectionnement social. Philippe de Comines, en général assez discret sur lui-même, n’est nullement embarrassé de ses peccadilles diplomatiques. J’avoue même que les cruautés de Louis XI l’indignent peu. Il a trop de bon sens pour ne pas trouver que la tyrannie est un faux calcul : mais il n’a pas assez de vertu pour haïr le tyran. Et puis, il se plaît si fort à l’habileté, qu’il excuse volontiers une mauvaise action bien faite. À tout prendre, il préférerait, je crois, Louis XI à saint Louis. Il sait gré à Louis XI d’avoir réussi.

Et cependant, cet homme que le goût de l’habileté corrompt en quelque sorte, qui, à force d’admirer la savante astuce d’un roi, oublie les idées de justice, garde un sentiment de liberté. Certes, si c’était un admirateur du pouvoir habile, ce n’était pas un serviteur docile de tout pouvoir. Après la mort de Louis XI, il entra dans quelques intrigues assez hardies. Membre du conseil de régence, il fit avec les princes une espèce de conjuration, et un commencement de guerre civile contre Anne de Beaujeu. Exilé de la cour avec le vieux duc de Bourbon, il y revint après deux ans, pour tramer de nouvelles intrigues. Et cette fois il fut rudement traité. On l’enferma dans une de ces rigoureuses prisons qu’il a-décrites : « Cages de fer et autres de bois, couvertes de plaques de fer par le dehors et par le dedans, avec terribles ferrures, de quelques huict pieds de large, et de la hauteur d’un homme, et un pied plus. » Il resta là huit mois, et il ne paraît en avoir gardé aucun ressentiment. Il dit de ce cachot : « Plusieurs l’ont maudit, et moi aussi, qui en ay tasté, sous le roy de présent, l’espace de huict mois. » Il ne s’indigne pas de cette manière de traiter les prisonniers d’État. Il est à peu près comme cet officier allemand qui disait : « Quant aux coups de bâton, j’en ai beaucoup donné, j’en ai beaucoup reçu ; et je m’en suis toujours bien trouvé. » C’est la même manière de raisonner.

Cela posé, messieurs, reste le livre en lui-même. De même que les Chroniques de Froissart, au quatorzième siècle, retraçaient, pour ainsi dire, le sérieux de la chevalerie et étaient le chef-d’œuvre de cet art de conter, employé par les trouvères, ainsi, le livre de Comines, en marquant le progrès que la raison, le gouvernement, l’art de vivre avaient fait en France au quinzième siècle, offre la perfection d’un récit à la fois judicieux et naïf. Au talent de conter se joint la sagacité politique ; il y a la même différence entre les écrivains qu’entre les sujets : ce n’est plus un troubadour décrivant des tournois et des batailles ; c’est un homme d’État expliquant des négociations et des intrigues. Comines n’est pas éloquent. Il a dans l’esprit trop de rectitude et de fermeté pour s’amuser aux phrases ; et il est rarement assez ému pour trouver de vives expressions. Fait-il un portrait de Louis XI, sans doute il analyse fort bien l’esprit et les qualités de ce prince ; mais il passe froidement sur ses vices, ne tenant compte que de ce qui est utile ou nuisible à la conduite des affaires.

« Entre tous ceux que j’ay jamais connus, le plus sage, pour soy tirer d’un mauvais pas, en temps d’adversité, c’estoit le roy Louis XI, notre maistre : le plus humble en paroles et en habits, et qui plus travailloit à gagner un homme qui le pouvoit servir, ou qui luy pouvoit nuire. Et ne s’ennuyoit point d’estre refusé une fois d’un homme qu’il prétendoit gagner : mais y continuoit, en luy promettant largement, et donnant par effet argent et estats qu’il connoissoit qui luy plaisoient. Et ceux qu’il avoit chassez et déboutez en temps de paix et de prospérité, il les rachetoit bien cher, quand il en avoit besoin, et s’en servoit : et ne les avoit en nulle haine pour les choses passées. Il estoit naturellement ami des gens de moyen estat, et ennemy de tous grands qui se pouvoient passer de luy. »

Comparer Comines à Tacite serait une grande méprise. Tacite ! son sang bout à la pensée non seulement d’un tyran, mais d’un maître ; sa justice est de l’indignation ; il hait le triomphe inique, il aime la défaite honorable ; il est pour Thraséas contre Vespasien ; il hait Tibère ; Comines aime assez Louis XI. Cependant, messieurs, si Comines est un politique dur, indifférent, dont la probité même faiblit devant l’intérêt, ce n’est pas un esclave. Savez-vous qu’il a sur certains points des opinions de liberté que l’on pourrait croire fort modernes ? Par exemple, il dit quelque part :

« Y a-t-il roy ne seigneur sur terre qui ait pouvoir, outre son domaine, de mettre un denier sur ses subjects, sans octroy et consentement de ceux qui le doivent payer, sinon par tyrannie ou violence ? On pourroit respondre qu’il y a des saisons qu’il ne faut pas attendre l’assemblée, et que la chose seroit trop longue à commencer la guerre et à l’entreprendre : je responds à cela qu’il ne se faut point tant haster, et l’on a assez temps ; et si vous dis que les roys et princes en sont trop plus forts, quand ils entreprennent quelque affaire du consentement de leurs subjects, et en sont plus craints de leurs ennemis. »

Et ailleurs :

« Mais si nostre roy, ou ceux qui le veulent eslever et agrandir disoient : “J’ay des subjects si bons et si loyaux qu’ils ne refusent chose que je leur demande, et suis plus craint, obey et servy de mes subjects que nul autre prince qui vive sur la terre, et qui plus patiemment endure tous maux et toutes rudesses, et à qui moins il souvient de leurs dommages passez” ; il me semble que cela luy seroit grand los (et en dis la vérité) que non pas dire : “Je prends ce que je veux, et en ay privilége : il le me faut bien garder.” Le roy Charles-Cinq ne le disoit pas : aussi ne l’ai-je pas ouy dire aux roys, je l’ay bien ouy dire à aucuns de leurs serviteurs, auxquels il sembloit qu’ils faisoient bien la besogne : mais, selon mon advis, ils mesprenoient envers leur seigneur, et ne le disoient que pour faire les bons valets. »

Il tient beaucoup à cette idée du libre octroi de l’impôt. Il assure que Mahomet II, à sa mort, « se fit conscience d’une taxe qu’il avait mise nouvellement sur ses sujets ». Et il ajoute : « … Or, regardez que doit faire un prince chrétien, qui n’a authorité fondée en raison de rien imposer sans le congé et permission de son peuple. »

Voilà ce qu’écrivait ce confident, cet historien, ce panégyriste de Louis XI, cet homme qui a servi Louis XI dans quelques négociations à demi scélérates. Cela ne donne-t-il pas bien à réfléchir sur le caractère antique de nos libertés nationales, caractère longtemps effacé par l’illusion que le dix-septième siècle fit à la France ? Ces idées qui, dans le quinzième siècle, étaient familières au bourgeois, à l’échevin, au bailli, au ministre et au prince, furent ensuite suspendues et comme anéanties dans ce grand interrègne des libertés publiques qu’on appela le règne de Louis XIV. Mais les anciennes habitudes du pays avaient établi jadis ce principe aujourd’hui gravé dans nos codes ; il avait été pratiqué des siècles entiers, comme vérité vulgaire, avant d’être écrit comme loi fondamentale.

Ainsi, pour le sentiment du bien et du mal, Comines n’est pas au-dessus de son siècle. Ses idées sur les droits des peuples sont également celles de ses contemporains. Mais, pour l’intelligence des événements et des caractères, pour ce mélange de bon sens et de finesse, qui démêle si bien la vérité, il est incomparable : c’est là son génie : « Il a autorité et gravité, comme dit Montaigne, et sent partout son homme de bon lieu, élevé aux grandes affaires. »

Pour bien juger ce livre, il faudrait maintenant le citer beaucoup, ou du moins en choisir les traits distinctifs. Voulons-nous prendre une impression vraie de la morale du temps, du zèle des agents de Louis XI, du caractère des hommes avec lesquels il traitait, lisons une anecdote à laquelle j’ai déjà fait allusion. Il s’agit de ce chambellan du roi d’Angleterre que Comines entreprit de gagner pour le roi de France, après l’avoir autrefois payé pour le duc de Bourgogne. Comines commence la séduction par lettres, dit-il ; ensuite il charge un agent subalterne, Pierre Claret, d’aller à la cour de Londres, et d’achever l’affaire, de la main à la main.

« Ledit Pierre Claret étoit très sage homme, et eut communication bien privée avec ledit chambellan, en sa chambre, à Londres, seul à seul. Et après luy avoir dit les paroles qui estoient nécessaires à dire de par le roy, il lui présenta les deux mille escus en or sol : car en autre espèce ne donnoit jamais argent à grands seigneurs estrangers. Quant ledit chambellan eut reçu cet argent, ledit Pierre Claret luy supplia que, pour son acquit, il luy en signast une quittance : ledit chambellan en fit difficulté. Lors luy requist de rechef ledit Claret qu’il luy baillast seulement une lettre de trois lignes, adressante au roy, contenant comme il les avoit reçus, pour son acquit envers le roy son maistre, afin qu’il ne pensast qu’il les eust emblez, et que ledit seigneur estoit un peu soupçonneux. Ledit chambellan voyant que ledit Claret ne luy demandoit que raison, respondit : “Monseigneur le maistre, ce que vous dites est bien raisonnable : mais ce don vient du bon plaisir du roy, votre maistre, et non pas à ma requeste ; s’il vous plaist que je le prenne, vous me le mettrez ici dedans ma manche ; et n’en aurez autre lettre ne tesmoins : et car je ne veux point que pour moi on die : ‘Le grand chambellan d’Angleterre a esté pensionnaire du roy de France’, ne que mes quittances soient trouvées en sa chambre des comptes.” Ledit Claret se tint à tant, et luy laissa son argent, et vint faire son rapport au roy qui fut bien courroucé qu’il n’avoit apporté ladite quittance. Mais en loua et estima ledit chambellan plus que tous les autres serviteurs du roy d’Angleterre ; et depuis fut toujours payé ledit chambellan, sans bailler quittance. »

Estimer est bien ; estimer un homme pour cela ! Il y a, dans ce mot, le gouvernement de Louis XI, et la conscience de Philippe de Comines. Vous le voyez, messieurs, ce bon chambellan n’a pas fléchi sur le principe ; jamais il n’a baillé quittance. Ce n’est pas la vénalité, c’est la quittance qui choquerait Comines ; précaution de fripon vaut pour lui probité.

Je dis, messieurs, qu’un pareil récit est trois et quatre fois historique, et m’apprend mieux que toutes les réflexions quelle était la naïve corruption du temps.

L’histoire de Comines offre cependant d’autres mérites plus sérieux. Les chapitres où il explique les causes de la résistance victorieuse des Suisses et l’affaiblissement de la maison de Bourgogne, ceux où il retrace les révolutions fréquentes d’Angleterre, veulent être médités avec soin.

Vous avez dans la mémoire ces pages de Tacite, sur Tibère mourant, Tibère hypocrite et tyran jusqu’à sa dernière heure ; Tibère se fardant, se mettant du rouge, prolongeant, malgré sa faiblesse, un repas auquel il ne peut prendre part, et tout cela pour tromper la croyance des hommes et régner, quand il va mourir. Les passages de Tacite sont admirables. On y sent cette haine éloquente, cette vengeance de l’homme de bien. Comines n’est pas ému à ce point, en racontant les derniers jours de Louis XI. Ses tableaux sont moins animés ; mais la leçon n’en est pas moins forte. La tyrannie lui paraît surtout odieuse, parce qu’elle est déraisonnable.

Il était près de Louis XI, dans les derniers temps de ce prince ; il venait l’entretenir d’affaires publiques et recevoir ses ordres. Il avait même le triste honneur de coucher dans sa chambre. Quelle idée cela lui donne-t-il ?

« Est-il doncques possible de tenir un roy, pour le garder plus honnestement, et en estroite prison, que luy-même se tenoit ? Les cages où il avoit tenu les autres avoient quelques huict pieds en carré, et luy qui estoit si grand, roy, avoit une petite cour de chasteau à se promener ; et encore n’y venoit-il guère : mais se tenoit en la galerie, sans partir de là, sinon par les chambres : et alloit à la messe, sans passer par ladite cour. Voudroit-on dire que ce roy ne souffrit pas aussi bien que les autres, qui ainsi s’enfermoit et se faisoit garder, qui estoit en peur de ses enfants, et de tous ses prochains parents, et qui changeoit et muoit de jour en jour ses serviteurs qu’il avoit nourris, et qui ne tenoient biens ne honneur que de luy, tellement qu’en nul d’eux ne s’osoit fier, et s’enchaisnoit ainsi de si étranges chaînes et clostures ? »

Il fallait qu’il y eût dans ce spectacle de Louis XI mourant quelque chose de bien tragique, et de bien misérable ; car cette âme politique de Comines finit par être remuée. Et après nous avoir décrit les angoisses de Louis XI, ce moine qu’il fait venir, et auquel il demande la vie pour des reliques, ce médecin dont il subit les insolences, dont il paye les menaces, après nous avoir tranquillement, froidement traînés à travers les supplices anticipés, tout l’enfer en cette vie que se faisaient Louis XI et d’autres princes, il arrive à cette conclusion :

« Mais, à parler naturellement, comme homme qui n’a aucune littérature, mais quelque peu d’expérience et sens naturel, n’eût-il pas mieux valu à eux et à tous autres princes et hommes de moyen estat, qui ont vescu sous ces grands, et vivront sous ceux qui régnent, eslire le moyen chemin en ces choses ? C’est à sçavoir moins se soucier, et moins se travailler, et entreprendre moins de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à persécuter le peuple, et leurs voisins, par tant de voies cruelles, que j’ai assez déclarées par ci-devant, et prendre des aises et plaisirs honnestes ! Leurs vies en seroient plus longues. Les maladies en viendroient plus tard : et leur mort en seroit plus regrettée, et de plus de gens, et moins désirée : et auroient moins à douter de la mort. »

Ce dernier trait semble de Bossuet.

Comines a d’abord été le peintre le plus expressif et le plus intelligent de la politique et de l’habileté de Louis XI. Puis, s’élevant, par son bon jugement, à la haine du vice et de la tyrannie, il arrive à ces paroles dignes d’un prédicateur éloquent. On ne peut donc pas dire que l’histoire de Louis XI manque de moralité : seulement la moralité y vient un peu tard.

Vingt-deuxième leçon

Dernière époque du moyen âge. — Développement de l’érudition en Italie. — Papes lettrés et protecteurs des lettres. — Action de l’Italie renaissante sur la Grèce dégénérée. — Influence réelle des Grecs de Constantinople. — Côme de Médicis, et Florence. — Rareté du génie ; progrès du savoir. — Politien. — Savonarole.

Messieurs,

Nous touchons presque au terme du moyen âge.

Nous voyons déjà le caractère de cette époque s’affaiblir et changer, à mesure que la savante littérature de l’antiquité reparaît, et que les découvertes modernes se multiplient. Mais ce qui marque la fin du moyen âge, le grand événement, l’hégire de la raison humaine, c’est la découverte de l’imprimerie. Là commence, avec son éclat et sa force, la civilisation moderne.

Le pays où cette influence agit le plus, n’est pas celui qui avait eu l’honneur ou le hasard de trouver l’imprimerie. En cela, l’Italie fut devancée par l’Allemagne. Cependant, l’Italie nous montre, dès le quinzième siècle, un développement anticipé de toutes les facultés et de tous les vices de la civilisation moderne. Et, sans réduire tous les résultats de la pensée, non plus que les événements de l’ordre politique, à certaines fatalités rationnelles, on ne peut méconnaître cette avance que l’Italie garde longtemps sur les autres nations, parce qu’elle l’avait une première fois obtenue.

Ainsi, lorsque nous sommes encore barbares et ignorants, l’Italie a son premier âge d’inspiration et de poésie ; au temps où notre vieille langue commence à s’animer d’un instinct poétique, l’Italie a déjà son siècle d’érudition, son quinzième siècle ; à l’époque où, à notre tour, nous étudions laborieusement, l’Italie a son siècle de goût et de génie perfectionné, son immortel seizième siècle. Les rapports de cette comparaison se retrouvent toujours ; et notre dix-septième siècle arrive, comme le seizième siècle de l’Italie, pour réunir également le goût et l’imagination, la science des formes, et l’originalité.

L’explication est facile. Cette multitude de petits États que la rivalité et que la liberté civilisent plus vite, ces princes nouveaux, qui cherchent dans la protection des lettres un moyen de séduction et de pouvoir, ce reste de culture romaine jamais détruit en Italie, enfin surtout l’influence pontificale, voilà ce qui devait hâter les progrès de l’Italie.

La papauté, dans son admirable instinct de domination, s’était successivement appropriée à l’état des peuples ; elle avait toujours été plus savante, plus habile qu’eux. Mais d’abord sa science était uniquement théologique, lorsque la théologie suffisait pour dominer, anéantir les intelligences. Plus tard, lorsque du sein de la théologie, qui se divisa comme un empire trop vaste, sortirent une foule de sciences, la métaphysique, la morale, la politique, la littérature, pour garder sa primauté l’Église lui donna plusieurs formes, l’appliqua, pour ainsi dire, à tous les travaux de l’esprit humain. Ces papes, qui longtemps avaient prohibé la littérature profane, ces papes, qui avaient interdit le goût et le génie presque comme une hérésie, devinrent les promoteurs les plus zélés de la restauration des lettres antiques. Quelques-uns même furent tout à fait des érudits, des écrivains.

Et c’est ici, messieurs, que le principe d’élection, qui contre-pesait seul tant de causes d’asservissement attachées à la nature du pouvoir ecclésiastique, se montre dans toute sa force salutaire. Quels hommes étaient nommés papes ? Souvent un pauvre clerc, un obscur étudiant, élevé par hasard dans l’école de quelque église cathédrale ou collégiale. Élu pape, cet homme aimait les lettres auxquelles il devait tout ; il les protégeait avec ardeur et préparait l’émancipation laïque par ce même éclat de savoir et d’éloquence qui relevait en lui la majesté pontificale. Le pape Nicolas V, dans sa jeunesse, sous le nom obscur de Thomas de Sarzane, avait été copiste de manuscrits grecs et latins. Pie II avait été le docte Æneas Sylvius.

Cependant cette même époque, où la papauté se montra souvent protectrice si éclairée des lettres, vit les plus grands scandales de l’Église s’asseoir sur la chaire de Saint-Pierre. Je ne parle pas de ce long schisme d’Occident qui fit que, pendant tant d’années, il n’y avait pas de pape qui n’eût son antipape, et que, grâce à l’intervention du concile, on eut seulement trois papes, au lieu de deux. Je ne rappelle pas qu’un de ces papes avait été corsaire dans sa jeunesse et porta dans le sacré collège toutes les habitudes de son premier état. J’écarte le nom d’Alexandre VI, ce nom qui en dit trop pour en dire assez. Que dans un siècle, où de grands raffinements de corruption s’alliaient à des mœurs encore à demi barbares, qu’à la faveur d’un choix illimité, au milieu des ambitions si actives de l’Italie, quelques hommes impurs aient saisi la tiare, rien de plus naturel, à moins d’un miracle permanent, que l’Église même ne promettait pas.

Ainsi, messieurs, dans un point de vue vraiment philosophique, il ne faut pas tirer une conséquence trop forte de l’apparition de quelques hommes criminels, mais semblables à leur siècle, sur la chaire de Saint-Pierre. On doit, au contraire, avouer que, malgré ces honteux accidents, malgré ces odieux interrègnes d’un pouvoir dit infaillible, l’action générale des papes, au quinzième siècle, fut puissante et salutaire, qu’elle servit à polir les mœurs, à éclairer les esprits, qu’elle prépara tout ce qui devait se faire de libre et de grand, même contre leur pouvoir.

Les autres puissances de l’Italie ne secondaient pas ce mouvement des esprits avec moins d’ardeur. Ces Sforce, élevés par la violence sur le trône de Milan, ces héritiers de soldats farouches ne songeaient qu’à honorer les lettres, à encourager les savants. Un petit duc de Mantoue avait établi dans ses États une immense école nommée Maison joyeuse, parce qu’elle offrait un système d’éducation où la gymnastique la plus salutaire, l’hygiène la plus agréable, étaient mêlées habilement à l’assiduité de l’étude. Sans avoir d’aussi ingénieux établissements, toutes les autres villes d’Italie, principautés, aristocraties, démocraties, avaient multiplié les chaires savantes. Le spectacle que présente aujourd’hui l’Allemagne était alors en Italie. Les professeurs de ce temps n’étaient pas inactifs et faibles, comme nous :

« Declamare doces, ô ferrea pectora vecti. »

Philelphe, par exemple, donnait cinq leçons publiques par jour Il allait parfois, dans la même journée, professer à Bologne et à Padoue, et, avec une infatigable activité, distribuait la science à des auditeurs qui se renouvelaient sans cesse. Il y avait dans cette érudition quelque chose de la ferveur de l’apostolat, et les disciples ressemblaient à des croyants. À la vérité, toutes ces leçons n’étaient pas savantes et profondes : souvent ce n’était qu’une lecture, une interprétation de quelque auteur grec ou latin récemment retrouvé. Mais cette lecture était faite, était accueillie avec enthousiasme : ce mot à mot était une découverte. Étudiants et copistes à la fois, les auditeurs transcrivaient avec ardeur ces pages précieuses que le maître leur révélait.

Mais les hommes qui furent les héros de cette époque n’ont laissé que leurs noms ; on ne lit plus leurs ouvrages ; ce ne sont que des commentaires, bien surpassés depuis. Ces hommes étaient remarquables cependant ; ils avaient à la fois enthousiasme et sagacité. Cet esprit de hardiesse et d’aventure qui appartient au moyen âge, avait passé même dans de studieux compilateurs. L’érudition n’était pas alors une science timide et sédentaire, enterrée dans l’inaction d’un cabinet ; elle s’exerçait par des voyages et des périls. Voulait-on devenir helléniste, on s’embarquait, on partait pour Constantinople et pour l’Asie ; on allait déterrer dans quelque ville, déjà conquise par les Turcs, un savant grec qui s’y cachait ; on obtenait de lui la science ; on recueillait, parmi les barbares, quelques manuscrits ; on les rapportait en Europe avec une joie inexprimable, qui éclate dans les lettres naïves de tous ces savants. Quelquefois on périssait dans ces doctes pèlerinages. Un de ces savants qui rapportait de Constantinople beaucoup de manuscrits, fit naufrage et fut frappé de la foudre « comme Ajax Oilée », ne manquent pas de dire les autres savants. Ces érudits aventureux offraient une autre ressemblance avec les héros d’Homère ; c’étaient la même rudesse de paroles, la même violence injurieuse. Ces hommes remplissaient toute l’Italie du bruit de leurs querelles pour un passage, pour un mot. Un d’eux, dans sa moderne latinité, avait écrit Turcos ; un autre prétendait qu’il fallait dire Turcas ; et ce schisme de grammaire excitait, de part et d’autre, des torrents d’invectives. L’histoire de ces hommes prouverait que les lettres n’adoucissent pas toujours les mœurs. Ils s’accusent mutuellement et confusément d’adultère et de plagiat, de vol et d’hérésie. Les fautes de ces hommes, les misères de leur vanité sont maintenant oubliées, comme leurs services. Vous ne connaissez guère Ambroise le camaldule, Jean Aurispa, Philelphe, Laurent Valla, si dignes d’estime cependant.

Nous ne pouvons, dans cette revue rapide, que citer quelques hommes éminents, et résumer l’influence collective des autres. Parmi ces hommes, il faut placer au premier rang les Grecs réfugiés de Byzance. On a souvent exagéré leur influence ; mais il ne faut pas la méconnaître. En face de cette société nouvelle qui s’était lentement dégrossie, et qui, des mœurs barbares de Clovis et de ses compagnons, était arrivée à la piété compatissante de saint Louis, à l’ingénieuse sagacité de Joinville, et plus tard à la finesse et au ferme jugement de Comines, il s’était conservé une vieille civilisation gréco-romaine, débris fossile de l’ancien monde : c’était Constantinople. Seule, de toutes les villes de l’empire, Constantinople n’avait pas été prise par les barbares, jusqu’au moment du moins où nos Français y passèrent. Elle avait gardé le dernier résidu de la monarchie des Césars, et tout l’étalage de la domesticité impériale. Là les races n’avaient pas été renouvelées ; elles étaient restées ce qu’avait fait Constantin, un mélange de Romains transportés et de Grecs abâtardis. Seulement la nuance romaine s’était affaiblie, et le nom seul avait subsisté sous une forme grecque. Faiblement recruté par l’Occident, et resserré, emprisonné par les Turcs, l’État byzantin s’était maintenu dans une sorte d’immobilité, avec ses vieilles lois, ses mœurs corrompues, ses querelles théologiques et ses pratiques monacales. Il avait peu changé, du cinquième au douzième siècle ; il languissait, toujours le même, dans des révolutions sans cesse renaissantes. Sa frêle et convulsive existence végétait dans les crises. C’étaient toujours des conspirations de palais, des intrigues de patriarches ou d’eunuques, une cour lettrée, superstitieuse et vile, un peuple ingénieux et dégradé, un reste de goût des arts sans génie, des inventions de tactique sans vertu guerrière, une science politique sans force et sans succès.

Le pouvoir absolu d’une part, et de l’autre un pouvoir ecclésiastique à la fois tyrannique et dépendant, avaient abaissé les âmes. En effet, et ceci ne sera pas une apothéose indirecte de l’Église romaine, mais une vérité historique, à Constantinople, le patriarche, accablé par la présence de l’empereur, et sans cesse occupé à des manœuvres subalternes pour servir ou contrarier le palais voisin de son église, ne pouvait s’élever aux grandes vues du chef libre des prêtres italiens. Le génie même de Photius divisa la chrétienté sans affranchir le patriarcat de Byzance. Tandis que le clergé romain, n’ayant à résister qu’aux Césars lointains d’Allemagne, croissait en puissance et embrassait la suprématie du monde catholique, les archevêques de Constantinople, assez forts pour troubler l’État et non le gouverner, continuèrent à végéter entre les conspirations et la servitude. Cependant ces empereurs de Byzance, enfermés dans un territoire que morcelait chaque jour la conquête, harcelés de querelles ecclésiastiques, sans cesse attentifs à doter un couvent, à gagner des moines, à déposer un patriarche, n’avaient, à l’exception de Cantacuzène, de Comène et de quelques autres, ni la grandeur d’âme antique, ni l’énergie des chefs nouveaux de l’Occident.

Ainsi, ce gouvernement de Constantinople se traînait au milieu d’un vain luxe et d’une politique laborieuse et stérile. Au onzième et au douzième siècle, il était beaucoup plus éclairé par ses réminiscences que le reste de l’Europe ; mais il avait une certaine vileté de cœur et une timidité d’esprit qui le rabaissaient au-dessous de ces barbares, Normands, Bourguignons, Catalans, Anglais, dont il empruntait les secours et subissait souvent les violences. À vrai dire, ce n’est pas Constantinople qui a éclairé et civilisé l’Europe ; mais plutôt, c’est le travail spontané de l’Europe, c’est son premier progrès hors de la vie barbare, qui, vers la fin du quatorzième siècle, commençait à réagir sur Constantinople, et réveillait cette civilisation pétrifiée. Dans l’empire vieilli et épuisé de Byzance, cette tentative de renaissance fut courte, et bientôt anéantie sous les ruines, tandis que la civilisation vraiment nouvelle des Occidentaux continua son progrès, et s’enrichit des débris mêmes de la Grèce.

Dès le commencement du quinzième siècle, plusieurs lettrés byzantins, dégoûtés des humiliations de leur pays, émigraient en Italie. Leur influence fut utile : ils enseignaient la langue de leurs aïeux ; ils faisaient connaître leurs grands écrivains. Mais ce qu’ils trouvaient en Italie, cette sève d’un peuple nouveau, ce sang rajeuni et mélangé des fortes races du Nord, cette imagination populaire répandue dans un idiome naissant, cet esprit d’entreprise et d’activité commerçante, qui rendait les Génois maîtres des faubourgs de Constantinople, tout cela ne servait pas moins aux Grecs que leur littérature aux Occidentaux ; et si l’empire n’eût pas été tout à fait délabré, vermoulu, si les Turcs, qui s’en emparaient pied à pied depuis un siècle, n’eussent pas été là, on eût vu s’accomplir la régénération de la vieille Grèce par l’Italie moderne, bien plus que celle de l’Italie par la Grèce.

Le concile de Florence favorisait ce mouvement, et pouvait rapprocher les deux peuples. Il s’agissait d’obtenir la plus utile des croisades, un secours des princes chrétiens qui sauvât l’empire grec, et repoussât les Turcs en Asie. Un congrès théologique avait dû précéder. Ce fut un grand spectacle que cet empereur et ces évêques d’Orient, ces successeurs de Constantin et des Chrysostôme, avec leurs traditions pompeuses et monacales, leurs costumes à demi asiatiques, arrivant au milieu des villes républicaines de l’Italie. À Florence, déjà la démocratie cédait à cette popularité élégante et littéraire dont s’entouraient les Médicis. Quels étaient donc ces hommes ? Des marchands. Encore un caractère de la société moderne, qui ne se retrouvait pas à Constantinople.

Jean de Médicis, fils d’un père enrichi par le commerce, et négociant lui-même, avait occupé les principales charges de l’État, en servant toujours la cause populaire. Son fils, Côme de Médicis, lui succède, avec plus d’éclat, dans la faveur publique, fondement de ce pouvoir nouveau. Il avait acheté, pour ainsi dire, ses concitoyens en leur faisant part de son immense fortune. Il bâtit pour eux des portiques, des églises, des bibliothèques. L’esprit de faction ou de liberté se soulève contre sa bienfaisante dictature ; il est chassé de Florence. Rétabli bientôt par la force, son pouvoir, que les gens de lettres ont tant célébré, fut d’abord rigoureux et cruel. Le bannissement, la prison perpétuelle, la torture, la mort, frappèrent les plus hardis soutiens de l’autre parti. Mais ensuite Médicis reprit son autorité toute de munificence et de sagesse. Il emploie les nombreux vaisseaux de son commerce à recueillir des Grecs fugitifs, et à se procurer des statues et des manuscrits.

Dès la fin du quatorzième siècle, Florence, patrie du Dante et de Pétrarque, avait été la ville des arts comme celle de la poésie. La peinture, la statuaire, l’orfèvrerie l’avaient décorée de leurs ouvrages. Après un concours solennel, où des rivaux généreux s’étaient empressés eux-mêmes de proclamer le vainqueur, le génie de Ghiberti avait ciselé ces admirables portes du baptistaire de Saint-Jean, que plus tard Michel-Ange, dans sa ferveur de chrétien et d’artiste, appelait les portes du paradis.

La munificence, ou, si l’on veut, l’adroite ambition de Médicis avait encore hâté ce mouvement des arts ; son palais, ses jardins étaient remplis de leurs chefs-d’œuvre. Florence réunissait, en leur faveur, tout à la fois les avantages d’une cour, où le souverain récompense avec choix, et ceux d’une démocratie, où le suffrage du peuple donne la gloire.

C’est au milieu de cette ville qui naissait ainsi d’elle-même, c’est dans cette civilisation de nouvelle race, que parurent les Grecs, et que vint leur empereur, avec un cortège de courtisans et d’évêques. Voyez ce concile de Florence en 1439, si peu d’années avant la chute de l’empire et la désolation de Constantinople. Représentez-vous l’impérieuse obstination des docteurs italiens, et parmi les Grecs, les uns théologiens inflexibles, ne voulant rien céder, les autres politiques et prêts à transiger sur le symbole, pour obtenir le secours de l’Europe ; et derrière eux tous, quelques lettrés, redevenus d’anciens Grecs, indifférents à l’Église et à l’empire, et disant tout bas, pendant que l’on dispute : « Ils ont beau faire, tout cela ne peut aller loin ; il faudra bientôt en revenir aux anciens dieux de la Grèce. » Pour de tels hommes, nous l’avons dit, la littérature était une religion. On conçoit avec quel zèle ils répandirent l’étude de cette belle langue grecque, qui n’avait pas cessé pour eux d’être une langue vivante.

Quelques années plus tard, un jeune Italien de haute naissance, dit-on, était saisi de la même idolâtrie que ces savants Grecs de Byzance ; il quitte sa famille, il ne se fait pas moine, selon l’usage, il se fait Romain, Romain des premiers temps de la république ; il prend le nom de Pomponius Lætus, et dans sa vie, pauvre, fière, libre, dévouée tout entière à la recherche des monuments et de l’histoire de Rome, il célèbre avec ses amis quelques rites singuliers, quelques commémorations savantes qui le firent accuser de conspiration et d’impiété. C’était l’enthousiasme de l’érudition dans de jeunes esprits ; c’était une passion de l’antiquité, fervente et puérile, assez semblable à cette idolâtrie pour le moyen âge, qui s’est emparée de quelques étudiants d’Allemagne, et a passé jusque dans leur costume.

Les parents de Pomponius, au premier rang de la noblesse de Naples, le priaient instamment de venir habiter au milieu d’eux ; il leur répondit par cette courte épître en latin : « Pomponius Lætus à ses parents et alliés, salut. Ce que vous demandez est impossible. Adieu. » Pomponius avait aussi l’usage de débaptiser ses élèves, et de leur donner des noms romains. Enfin, on dit qu’il célébrait annuellement la fête de Romulus, dans cette réunion nommée l’Académie romaine.

Ces fantaisies de jeunes érudits étaient assez innocentes. Je suis fâché que le pape Paul II ait pris les choses si fort au sérieux, et poursuivi les membres de l’Académie comme des conspirateurs qui voulaient renverser le christianisme, la papauté, et rétablir immédiatement la république romaine. Dans le nombre était Platina, écrivain énergique et correct en langue latine. Il fut mis à la torture, et s’en est souvenu plus tard, en écrivant l’histoire des papes.

Ces deux faits rapprochés, cette réminiscence idolâtrique de la vieille Grèce, au concile de Florence, ce paganisme littéraire de l’Académie romaine, indiquent assez de quelle ardeur on fut saisi pour l’étude de l’antiquité. Quand ce goût allait jusqu’à la folie dans quelques esprits ardents, il était la passion de la foule. De toutes parts, on traduisait les auteurs grecs, on transcrivait les auteurs latins, on imitait, on copiait leur style.

Sous ce rapport, l’érudition devient, au quinzième siècle, un retard et une entrave pour l’esprit humain. Cette Italie qui avait eu le Dante et Pétrarque, cette Italie si élégante, si poétique par la voix de ces deux grands hommes et du conteur Boccace, elle ne parlait plus italien. L’érudition dédaignait cette langue trouvée d’hier, et déjà si belle. On n’écrivait plus qu’en latin des poëmes, des histoires, des traités, des dialogues, des foules d’ouvrages, plagiats ou parodies du passé. C’est en latin qu’on correspondait avec ses amis ; c’est en latin qu’on faisait des épigrammes ou des diatribes : tant cette langue était populaire ! L’influence de la littérature sur la langue nationale fut donc indirecte, et comme insensible. C’est en passant par une langue morte ressuscitée, c’est en la parlant avec plus de justesse et d’art, que le goût perfectionné réagit alors sur l’idiome vulgaire. C’est ainsi qu’après une sorte de repos, prolongé pendant un siècle, l’italien, sous la plume de Machiavel, de l’Arioste, du Tasse, va se trouver plus flexible, plus élégant, plus pur, sans avoir rien perdu de sa vigueur et de sa grâce native.

Il y eut cependant quelques exceptions à ce travail oiseux et paisible des savants d’Italie, absorbés dans la contemplation de l’antiquité renaissante. Je citerai Politien et Savonarole, l’un esprit élégant, et tout moderne, au milieu de son exquise érudition, le poëte des Médicis ; l’autre tribun religieux et politique, puissant par la parole. C’est dans Politien que nous retrouvons cette ingénieuse urbanité de Florence, telle qu’on la vit briller dans le palais de Médicis, et dans ses jardins de Fésoles et de Carreggi. Politien est l’orateur de l’érudition, le poëte de la critique. Ce zèle d’antiquité, si fantasque et si rude chez quelques savants, se montre en lui paré de grâces, de délicatesse et d’enthousiasme. Sans lui, nous aurions peine à concevoir ces leçons qui charmaient l’imagination des Italiens et semblaient, à leurs yeux, une soudaine révélation de l’art antique.

Figurez-vous, messieurs, la belle galerie de Médicis, ornée de ces chefs-d’œuvre de sculpture enlevés aux barbares, un auditoire de nations diverses, des Grecs réfugiés, des citoyens de toutes les villes d’Italie, et parmi eux ce Pic de la Mirandole, d’un si fabuleux savoir, des étrangers d’au-delà des Alpes, des barbares, comme on disait en Italie, des Anglais même. Politien, l’ami du modeste dictateur de Florence, dont il élève les enfants, prend la parole. Poëte habile en langue vulgaire, Politien donnait ses leçons en langue latine. Il commence l’explication d’Homère ou la lecture de Virgile ; il y prélude par de beaux vers en l’honneur de ces grands poëtes ; puis il récite, il analyse, il compare leurs beautés. Usages antiques, principes du goût, inspirations du génie, artifices du langage, tout s’éclaircit et se développe, à la voix du brillant interprète. Profond dans la science du droit romain, il mêle les recherches les plus curieuses à l’attrait de la poésie. Il fallait l’entendre s’écrier alors, dans des vers tout vivants de vérité :

O vatum preciosa quies, ô gaudia solis
Nota piis, dulcis furor, incorrupta voluptas,
Ambrosiæque deùm mensæ ! Quis talia cernens
Regibus ínvideat ? Moilem sibi prorsùs habeto
Vestem, aurum, gemmas, tantùmhìnc procul esto, malignum Vulgus ; ad hæc nulli perrumpant sacra profani !

À cette époque de renaissance, l’étude était une initiation, le goût des lettres un culte. Voilà ce que Politien exprime avec une vivacité charmante. À force de goût, Politien était naturalisé Romain du temps d’Auguste. Cette transformation était plus vraie que celle de Pomponius. Ces vers, on ne les distinguerait pas de la poésie de Virgile ; ils en ont le tour libre, le mouvement et l’harmonie. Une passion s’y fait sentir et leur donne le naturel. Cette passion, c’est l’amour des lettres, porté au point d’être lui-même une poésie. Mais on le sent, une telle source est peu féconde. Le Dante, c’est tout un monde, c’est le monde moderne ; il a ouvert un trésor de poésie nouvelle, toute une religion, toute une société. Les images de Politien, bien qu’elles lui soient données par une réminiscence si vive qu’elle vaut la réalité, ne mènent à rien, et s’épuisent bientôt.

Quelquefois, dans ce langage convenu, il exprime des sentiments vrais, avec un charme singulier. Ainsi, après avoir retracé l’heureux sujet des Géorgiques, il s’écrie, presque du ton de Virgile :

« Ô dieux puissants ! accordez-moi une telle vie ; donnez-moi ce bonheur, ce délassement du travail, ces faciles richesses. Que l’ambition de mes vœux monte jusque-là. Jamais, certes, jamais je ne demanderai que mon front envié brille de l’éclat du chapeau rouge, et que sur ma tête s’élève la mitre à triple couronne. Voilà ce que je rêvais paisible dans la grotte de Fésoles, au champ des Médicis, près Florence, sur ce mont consacré qui regarde d’en haut la ville d’Homère et les vagues lentement déroulées de l’Arno, dans cet asile heureux et ce doux repos que me donne Laurent, une des gloires d’Apollon, Laurent l’appui fidèle des Muses persécutées. S’il me fait jamais de plus assurés loisirs, je sentirai le souffle d’un plus grand Dieu : ce ne sera plus la forêt et les rochers de la montagne qui rediront ma voix ; mais toi-même, ô ma douce patrie ! un jour peut-être tu ne dédaigneras pas mes vers, quoique tu sois, ô Florence, la mère de si grands poëtes ! »

Hanc, ô cælicolæ magni, concedite vitam,
Sic mihi delicias, sic blandimenta laborum,
Sic faciles date semper opes. Hàc improba sunto
Vota tenùs ; nunquam certè, nunquam illa precabor,
Splendeat ut rutilo frons invidiosa galero,
Tergeminåque gravis surgat mihi mitra coronâ.
Talia Fæsuleo lentus meditabar in antro,
Rure suburbano Medicum, quà mons sacer urbem
Mœoniam, longique volumina despicit Arni,
Quà bonus hospitium felix, placidamque quietem
Indulget Laurens, Laurens haud ultima Phœbi
Gloria, jactatis Laurens fida ancora musis !
Qui si certa magis permiserit otia nobis,
Afflabor majore Deo ; nec jam ardua tantum
Sylva meas voces, montanaque saxa loquentur ;
Sed tu (si qua fides) tu nostrum forsitan olim,
O mea blanda altrix, non aspernabere carmen,
Quamvis magnorum genitrix, Florentia, vatum.

Nous ne sommes plus assez classiques, pour être ravis de ces vers. Nous cherchons quelques traits de mœurs sous ce costume de poëte païen. Mœoniam urbem, la ville d’Homère ! Florence, pleine de Grecs fugitifs, et d’admirateurs de la Grèce antique, était devenue, pour ces savants, la ville d’Homère.

Mais ne vivait-on à Florence qu’à deux mille ans de soi ? Ne trouvait-on de l’enthousiasme que dans les souvenirs ? Fallait-il se faire Romain, pour sentir palpiter quelque chose sous la mamelle gauche ?

… Nilne sallt lævâ sub parte mamillæ ?

Oui, messieurs, il y avait en langue vulgaire une poésie ingénieuse, élégante, adulatrice ; celle que Politien, tout jeune encore, prodigua, pour célébrer le tournoi où parurent les deux fils de Médicis. C’est le mélange le plus heureux de l’art antique et des formes du langage moderne. C’est déjà, dans un court essai, la manière gracieuse et brillante du Tasse. Mais c’était dans l’Église surtout qu’il y avait une éloquence active et populaire. Pendant que ces disciples des Grecs, ces latinistes ingénieux, s’occupaient, dans la belle galerie de Médicis, à discuter sur le souverain bien et la belle poésie ; tandis qu’ils traduisaient d’inspiration Homère et Sophocle ; tandis que Marcile Ficin, dans sa mysticité platonique, interprétait Proclus, ou que Politien faisait représenter sa pastorale virgilienne d’Orphée, des moines franciscains, dominicains et autres étaient inquiets et mécontents. Avec leur latin barbare, ils dominaient les esprits depuis neuf siècles ; cette science nouvelle, profane et platonique les choquait beaucoup. Ils prêchaient contre Médicis et ses lettrés ; et ceux-ci parfois allaient les entendre. Ces hommes avaient de l’éloquence ; car ils agitaient la foule. Il en est un, oublié d’ailleurs, sur lequel nous avons le témoignage de Politien lui-même.

« J’étais venu l’entendre, dit-il, avec une disposition de curiosité vague, et, pour dire vrai, presque de dédain. Mais dès que j’ai vu la taille de l’homme, sa contenance, et un certain caractère nullement commun, dans ses yeux et dans son visage, j’ai attendu quelque chose digne d’approbation. Il commence à parler ; je suis tout oreilles : voix sonore, paroles élégantes, hautes pensées. Je reconnais l’habileté des incises ; je sens la période ; je suis charmé par le nombre. Il commence sa division ; je suis attentif : rien d’embarrassé, de vide, de traînant. Il tresse une série d’objections ; je suis pris : il en détache les nœuds ; je suis délivré. Il introduit çà et là de petits récits ; je me sens attiré. Il module des vers ; je suis saisi. Il plaisante ; j’éclate de rire. Il pousse, il presse par de fortes vérités ; je me rends. Il essaye des sentiments plus doux ; aussitôt des larmes coulent sur mon visage. Il crie avec colère ; je suis épouvanté, et je voudrais n’être pas venu. Enfin, selon la chose qu’il traite, il varie ses images et les inflexions de sa voix, et il relève toujours le débit par le geste. Il m’a toujours fait l’effet de grandir dans la chaire, au-delà, non seulement de sa propre taille, mais de la taille humaine. Étudiant ainsi l’ensemble et le détail de ses qualités, ma raison a cédé à ce prodige. Je croyais cependant que, la nouveauté une fois épuisée, il m’attacherait moins de jour en jour. Nullement. Le lendemain il m’apparut tout autre, et meilleur que lui-même. »

Cette peinture prouve autant peut-être la mobile sensibilité de Politien que le talent du prédicateur. Il faut ajouter de plus que ce prédicateur, terrible dans la chaire, n’était pas de ceux qui faisaient la guerre aux beaux esprits profanes. Aimable et mondain comme eux, il devint l’ami de Pic de la Mirandole et de Politien, et accepta les bienfaits de Médicis.

Vous venez de voir l’ingénieux érudit, l’élégant classique vaincu, ébloui par la parole vive et variée de ce moine de Florence. Ajoutez quelque chose de plus à cette éloquence populaire ; qu’elle brave Médicis, au lieu d’être pensionnée par lui ; qu’elle soit libre, fière, factieuse, combien n’aura-t-elle pas de puissance ! Il vint ce prédicateur, au temps même où la dictature de Laurent de Médicis semblait le mieux affermie.

Jérôme Savonarole, dominicain, avait été nommé prieur du couvent de Saint-Marc, à Florence. Il entreprit de réformer les mœurs et l’état politique de la ville. Médicis, en protégeant les lettres, semblait aussi protéger les plaisirs. Savonarole attaque vivement cette corruption, instrument de servitude, et réveille la morale, au profit de la liberté. Une foule immense se pressait à ses sermons ; et on dit même qu’il se fit un grand changement à Florence. Cette guerre, que Savonarole faisait au pouvoir de Médicis, et quelquefois à sa personne, dura quatre ans. Citoyen tout-puissant d’une ville qui se croyait libre, Médicis n’essaya jamais rien contre le hardi prédicateur. C’était à la fois prudence et générosité. Probablement Savonarole martyr eût été plus puissant. Au contraire, Laurent de Médicis poussa le calme et la magnanimité de la patience jusqu’à la fin. Au faîte de cette puissance et de cette gloire populaire qu’il gardait encore, malgré Savonarole, il est atteint d’une maladie mortelle. C’est dans les adieux de ses savants amis et dans leurs entretiens philosophiques, qu’il passe ses heures dernières. Savonarole se présente ; il le reçoit ; il écoute ses religieux conseils, comme il avait souffert ses publiques invectives. Mais Savonarole ne demandait pas seulement la conversion du pécheur ; une autre pensée, un zèle tout républicain se mêlait à sa foi. Il voulait de Médicis une promesse d’abdication, s’il revenait à la santé. Médicis ne céda point sur ce point : il se repentit de ses fautes, mais non pas de son pouvoir.

Dans l’anarchie qui suivit sa mort, le crédit populaire de Savonarole s’augmenta. Florence sembla devenir une espèce de démocratie théocratique, dont il était le Samuel. Le successeur de Laurent, quoique élevé par Politien, n’avait rien de l’habileté et du grand jugement de son père. Puis, les événements de l’Italie, l’invasion française et la présence de Charles VIII, tout cela menaçait sa débile souveraineté. Savonarole se fit le partisan des Français ; aussi Comines lui veut beaucoup de bien. Il faut l’entendre :

« Moy estant arrivé à Florence, allant au-devant du roy, allai visiter un frère prescheur, appelé frère Hieronymo, demeurant en un couvent réformé, homme de saincte vie… La cause de l’aller voir fut qu’il avoit toujours presché en grande faveur du roy ; et sa parole avoit gardé les Florentins de tourner contre nous : car jamais prescheur n’eut tant de crédit en cité… avoit toujours assuré la venue du roy… et avoit presché, avant qu’elle avînt, la mort de Laurent de Médicis… Plusieurs le blasmoient… D’autres y ajoutèrent foy… De ma part, je le répute bon’homme. »

Ce rôle d’allié de l’étranger ne détruisit pas son ascendant sur Florence. Il aida le départ des Français, comme il avait appelé leur présence, et il resta tout-puissant par la prédication. Débarrassé de Médicis et des Français, il rétablit la république dans Florence. Ses sermons deviennent des harangues toutes politiques. Un de ses discours était divisé en quatre points, la crainte de Dieu, l’amour de la république, l’oubli des injures, l’égalité des droits entre les citoyens.

Malheureusement la chaire de Saint-Pierre fut occupée par l’abominable Alexandre VI. Savonarole ne l’épargna point, et attaqua dans ses discours les infamies de la cour pontificale. Alexandre VI le somma de comparaître à Rome : le peuple de Florence ne voulut pas le laisser partir. Ce prédicateur-roi était au plus haut degré de son pouvoir. Une excommunication d’Alexandre VI ne l’effraya point. Le pape prit alors un détour habile pour l’attaquer.

Il y avait à Florence un franciscain, éloquent comme Savonarole, et peut-être plus fanatique. Suscité secrètement, il se mit à prêcher contre Savonarole. Le peuple se partage. Peut-être la véhémence de Savonarole l’eût emporté ; mais le franciscain imagine un autre moyen. Il promet de traverser sain et sauf un bûcher, et défie Savonarole d’en faire autant. Il y avait eu à Florence un exemple de ce défi. Au onzième siècle, le moine Pierre Aldobrandini, pour justifier son couvent, avait ainsi, dit-on, traversé les flammes, et mérité le surnom d’Igneus, et la qualité de cardinal que lui donna Grégoire VII. Un disciple favori de Savonarole accepta l’épreuve pour son propre compte. Mais le franciscain déclara qu’il ne pouvait entrer dans le feu qu’avec Savonarole lui-même. On assure qu’il disait : « Je ne crois pas qu’il se fasse un miracle en ma faveur ; probablement je serai brûlé ; mais vous le serez aussi, et par là j’aurai rendu un grand service à mon pays. » Savonarole ne se pressait pas, et subtilisait. « Si vous croyez au miracle, disait-il, je suis prêt ; mais si vous n’y croyez pas, je ne puis consentir ; car vous commettez un homicide en entrant au bûcher avec la certitude d’être brûlé ; c’est une mauvaise action que je ne dois pas favoriser. » Il y avait autour de Savonarole des enthousiastes plus francs : le frère Dominique de Pescia, son disciple, demandait instamment à traverser le bûcher avec un disciple du franciscain, tandis que celui-ci discuterait contre Savonarole. La chose fut ainsi convenue.

Le bûcher est dressé sur la place publique. Un peuple immense accourt ; beaucoup de gens voulaient encore se jeter au feu pour Savonarole. Les magistrats contiennent cet enthousiasme. La cérémonie est commencée : Savonarole paraît suivi du frère qui doit représenter pour lui au bûcher. Il entonne : Prodeunt vexilla regis. Le disciple du franciscain est prêt ; mais Savonarole exige que le sien, en traversant les flammes, porte dans ses mains la sainte eucharistie. Le franciscain déclare que ce préservatif est un sacrilège, que d’ailleurs cela n’entre pas dans le premier traité. Les discussions se prolongèrent en présence du bûcher pendant plusieurs heures, et enfin, une grande pluie qui survint, arrêta la dangereuse épreuve.

Mais le coup était porté. Il était arrivé, messieurs, sous une autre forme, à Savonarole ce que, dans les troubles publics de divers États, ont éprouvé des chefs puissants, de grands démagogues, lorsque le cœur leur a failli, que le courage physique leur a manqué. Savonarole eut peur du bûcher, et sa puissance tomba. En y, réfléchissant, le peuple de Florence passa de son enthousiasme au mépris et à l’insulte. On était furieux d’avoir été privé d’un si beau spectacle, d’avoir perdu un miracle. On le poursuivit d’outrages jusqu’à son couvent ; et le profond et atroce Alexandre VI, qui, de loin, avait tout disposé, et qui sans doute avait prévu que l’esprit politique de Savonarole refuserait cette folle épreuve, acheva bien vite l’ouvrage de la vengeance populaire. Des commissaires du pape arrivent ; Savonarole, mis à la torture, avoue qu’il a été un faux prophète, et qu’il a séduit le peuple par des mensonges. Il est condamné au feu avec son disciple et un autre frère ; il est brûlé avec eux sur la même place où il avait évité le bûcher ; et de grand chef de parti, ou de grand martyr, il reste un obscur ambitieux, un fanatique sans courage, qui cependant a été, à cette époque, l’homme le plus éloquent de l’Italie.

Vingt troisième leçon

Suite de la littérature méridionale au moyen âge. — Portugal. — Origine et caractère de sa langue. — Rapport intime des poëtes portugais avec les troubadours : exemple cité. — Instinct maritime des Portugais, marqué dans leur première poésie. — Progrès de leur littérature au quatorzième siècle. — Prose élégante. — Poésie mélancolique. — Esprit d’entreprise dont fut animée cette nation, et qui devait se communiquer à ses écrivains. — Annonce de sa gloire dans le seizième siècle.

Messieurs,

Il nous reste à suivre le dénoûment du quinzième siècle et du moyen âgé dans les deux contrées où s’était le plus conservée l’inspiration romane, le Portugal et les royaumes d’Aragon et de Castille. Jusqu’à présent, par l’ordre de mon sujet, un peu par mon ignorance, et pour gagner du temps, j’avais ajourné l’examen de cette littérature portugaise, si intimement unie à notre ancien idiome méridional, curieuse par elle-même, illustrée au seizième siècle par un homme de génie, et qui, même dans la stérilité de nos jours, a produit un des meilleurs poëtes de l’Europe moderne, Francisco Manoël, mort en exil, traducteur élégant du beau poëme des Martyrs, et honoré d’une louange durable, dans les vers de Lamartine.

Si les destinées politiques d’un peuple agissent puissamment sur le génie de ses écrivains, on ne doit pas s’étonner que le Portugal, trop négligé par les critiques européens, ait eu son âge de gloire littéraire. Aucune nation, dans le quinzième et dans le seizième siècle, n’a montré plus d’audace, n’a plus entrepris, n’a étonné les hommes par de plus grandes actions, que faisait ressortir la faiblesse de ce petit État.

Les antiquités du Portugal se confondent avec celles de l’Espagne ; et c’est là notre excuse pour n’avoir pas recherché plus tôt l’origine et les premiers progrès de sa langue. Séparé de l’Espagne par un étroit filet d’eau, le Portugal avait, en même temps qu’elle, subi jadis la conquête romaine. À travers les récits malheureusement mutilés des Latins, nous voyons que le Portugal, la Lusitanie, était une de leurs plus importantes et de leurs plus belliqueuses provinces. Il fut dompté avec peine, et, plus d’une fois, rebelle. Son climat, ses produits, son commerce le rendaient précieux à Rome. Nous n’avons point de détails sur les colonies romaines qui vinrent se mêler aux habitants nombreux du pays. Mais un fait historique, constaté pour nous par la grammaire, c’est que la civilisation romaine avait profondément pénétré dans la Lusitanie ; car aucune contrée de l’Europe n’a mieux conservé dans son idiome moderne l’empreinte du latin.

Ainsi, dans plusieurs recueils, on a cité des passages, les uns accidentels, les autres rédigés avec intention, qui offrent des suites de phrases à la fois latines et portugaises. Il est donc vraisemblable que, dès les premiers siècles de notre ère, la province entière de Lusitanie avait parlé la langue latine, sauf peut-être quelques districts de montagne où se conservaient des restes de vieux idiomes. Lorsque l’invasion barbare vint remplacer l’invasion romaine, le Portugal partagea le sort de l’Espagne. Il passa sous le joug des Vandales et des Goths ; et nul doute qu’à l’époque où leur domination en Espagne fut brisée par la conquête arabe, le Portugal n’ait aussitôt subi le même changement de maîtres. C’était la fatalité du voisinage : Romains, Vandales, Goths, Arabes, tous ceux qui conquirent l’Espagne assujettirent également le Portugal.

C’est donc au moment où l’Espagne renaissait elle-même, et commençait à secouer le joug arabe, qu’il faudra chercher le renouvellement du Portugal, et voir cette contrée devenant à la fois indépendante des Mores, ses vainqueurs, et de l’Espagne, dont elle avait si longtemps supporté le joug et suivi les révolutions.

On peut s’étonner, messieurs, que dans un pays comme le Portugal, qui, malgré l’inquisition, a cultivé les arts, et qui a produit beaucoup d’hommes ingénieux et savants, les recherches sur la vieille littérature nationale aient été si fort incomplètes. La preuve est là cependant. Les meilleurs livres portugais renferment peu de détails sur la formation et le débrouillement de leur idiome. On n’a rien cité de plus ancien qu’un fragment de trente-deux vers, en style assez confus, et où M.  Raynouard a le regret de ne point retrouver les formes de sa langue chérie. Ce morceau semble se rapporter à l’époque où les vainqueurs de Tarifa envahirent aussi la pointe occidentale de l’Europe, et touchèrent le Portugal.

Du reste, le Portugal ne nous en offre pas moins le rapport intime que nous cherchons entre les diverses parties de ce cours d’études sur le moyen âge. Si nous avions besoin, à cet égard, d’un lien historique de plus, nous pourrions le rattacher au premier affranchissement de ce pays. À la fin du onzième siècle, le Portugal, délivré de tant d’invasions successives, se forme en État indépendant, sous un prince français. Veuillez noter ce fait, messieurs ; en l’année 1072, le roi de Castille, Alphonse VI, ayant donné sa fille en mariage à Henri de Bourgogne, de la maison royale de France, le fait gouverneur de la partie du Portugal déjà délivrée des Mores. Henri de Bourgogne vient prendre possession, avec quelques chevaliers français, et bientôt reçoit le titre de comte du Portugal : voilà le commencement de ce royaume. Il amène à sa suite quelques troubadours ; voilà les premiers poëtes du Portugal. Il règne, il combat, il meurt, et laisse un fils dont le nom devient tout portugais, Alphonse Henriquez, prince vaillant et heureux, qui, dans une vie de quatre-vingt-onze ans et un règne de soixante et treize, affermit et régla cet État nouveau.

Que votre souvenir s’arrête sur cette origine française de la monarchie du Portugal. Là se rapportent de grands événements que l’on ne peut séparer de l’histoire littéraire, plusieurs victoires sur les Mores, la convocation des cortès à Lamégo, la prise de Lisbonne, capitale et forteresse de la domination arabe. Grâce aux exploits de Henriquez, le comté de Portugal prit le nom de royaume. Ces événements supposent quelque civilisation contemporaine. Il faut croire qu’alors, vers la fin du douzième siècle, le Portugal ne le cédait en rien à l’Espagne. La guerre et de grandes actions devaient y produire aussi des chants héroïques. Lisbonne était d’ailleurs plus commerçante et plus riche que toutes celles des cités d’Espagne qui n’étaient pas au pouvoir des Arabes.

Nul doute, messieurs, qu’à cette époque, la langue portugaise ne fût, sous tous les rapports, et malgré l’indépendance du pays, un dialecte, une annexe de la langue espagnole. Elle se confondait surtout avec le galicien. Elle avait aussi un grand nombre de formes et de mots en commun avec notre langue romane. Elle a conservé cette nuance distinctive d’être plus douce et moins pompeuse que l’espagnol, d’assouplir et d’abréger les mots par la fréquente suppression des consonnes.

Une remarque plus curieuse, c’est la conformité d’intention poétique, entre les plus vieux débris de la langue portugaise et les monuments de la poésie provençale. Ici les doctes conjectures de M. Raynouard ont le caractère de l’évidence. Il est manifeste que cette poésie provençale, qui, si elle n’était pas la seule poésie de l’Occident, était la poésie dominante et privilégiée, avait, je ne sais en quel temps, tellement pénétré dans le Portugal, que tout ce qui était poëte en ce pays, se disait, se sentait troubadour. Mais ce n’est qu’à une époque fort récente que des témoignages décisifs sur ce point ont été recueillis. Si quelque chose pouvait faire comprendre l’ingrate insouciance du gouvernement portugais pour l’ancienne gloire du pays, il suffirait de dire que nous devons à un Anglais la plus curieuse publication des vieux monuments de la langue portugaise. Sir Charles Stuart, le même diplomate qui apporta du Brésil une constitution aux Portugais, trouva dans la bibliothèque de Coïmbre un recueil de chansons inédites. Il l’a fait transcrire avec beaucoup de soin, et imprimer à Paris. Ce recueil atteste l’intimité de la vieille poésie portugaise et du génie provençal. Vous croiriez lire de ces vieilles poésies romanes dont je vous ai tant parlé, il y a trois mois. C’est la même imagination galante et mystique ; c’est la même abondance de sentiments gracieux, et la même rareté d’idées. C’est une civilisation élégante et peu réfléchie, où domine heureusement la délicatesse envers les femmes, et un point d’honneur amoureux qui élève et adoucit des mœurs encore barbares. Cette ressemblance de formes n’est pas le seul témoignage qui prouve et l’origine commune et l’étroite communication des langues provençale et portugaise ; sans cesse dans les vers des vieux poëtes du Tage, vous retrouvez le nom et l’autorité poétique des troubadours.

« Je voudrais, dit un de ces poëtes, je voudrais de grand cœur faire pour ma dame un chant, tel que le devrait faire un troubadour. » Et ailleurs : « Ô reine et lumière de mes yeux ! je vois ici beaucoup de troubadours qui trouvent d’amour pour leurs dames. » Et ailleurs : « Quelquefois j’ai dit dans mes chansons que je ne voudrais vivre sans dames ; et parce qu’alors je cessais de trouver plusieurs me tiennent pour quitte de l’amour. »

Algua vex dix eu en men cantar
Que non querria viver sen sennor,
E por que m’ora quitey de trobar,
Muytos me teen por quite d’amor.

Ces paroles, qui n’ont pour nous, messieurs, qu’une valeur grammaticale, montrent, vous le voyez, qu’en Portugal, comme dans l’Aragon, comme dans la haute Italie, le trouvère provençal était le grand modèle : heureuse expression trop oubliée, qui rattachait la poésie au seul don d’inventer ! En parcourant ces vieilles poésies portugaises, si semblables aux chansons provençales, j’ai remarqué cependant cette nuance individuelle, que chaque peuple apporte dans un travail commun, et dans l’imitation d’un même modèle. Au milieu de ces poésies, d’une galanterie assez monotone, on voit percer l’instinct qui a fait la gloire et la puissance des Portugais, ce goût des aventures maritimes, cette ambition des navigateurs. Je n’en donnerai qu’un exemple, emprunté à une chanson d’amour assez languissante, et où il y a plus de répétitions que de beaux vers :

« Tous ceux qui vont aujourd’hui sur mer croient que le monde n’a pas de plus grande souffrance que celles de la mer ; et ils ne connaissent pas d’autre mal. Mais il m’en arrive autrement. La souffrance d’amour me fait oublier les grandes souffrances de la mer. La plus grande des peines est la peine d’amour pour ceux à qui Dieu veut la donner : c’est une peine de mort ; ce qu’on souffre sur mer n’est pas tel.

« En bonne foi, c’est la plus grande peine de toutes celles qui furent, sont, ou seront jamais. Ces autres, qui ne connaissent pas l’amour, disent que non, mais moi je dirai ce qu’elle est. C’est la plus grande peine ; elle fait oublier les maux de la mer, qui font mourir tant d’hommes. »

Pardonnez-moi d’avoir recherché dans ces poésies assez fades un indice de l’entreprenant génie des Portugais. C’est ce génie, marqué dès le douzième siècle, qui a porté si haut leur grandeur passagère, et qui, de cette petite province de Tra-os-Montès, a fait un État puissant aux Indes. Quand Lisbonne fut pris, et que les Portugais purent remonter le Tage, ils héritèrent de l’esprit hardi et commerçant des Arabes. Sur terre, l’ambition des Portugais affranchis n’avait plus où s’étendre ; ils rencontraient sur les frontières une puissance plus forte qu’eux. La mer leur restait, libre et sans bornes. Dès la fin du treizième siècle, avec les extrêmes périls rappelés dans ces vieilles poésies, ils s’aventurèrent sur de frêles navires. Leur audace est bientôt favorisée par cette belle invention de la boussole, anonyme comme presque toutes les grandes découvertes, mais qui se rencontre précisément à l’époque où le développement simultané de plusieurs nations de l’Europe avait besoin d’un tel secours. On la voit, dans un espace de temps presque indivisible, en Italie, en France, en Angleterre, en Portugal.

Le mariage d’une princesse anglaise avec Jean Ier, qui régnait à la fin du quatorzième siècle, donna naissance au plus habile promoteur de cet instinct des Portugais pour les entreprises de mer : ce fut le prince Henri, infant toute sa vie, sujet fidèle d’abord de son père, puis de son frère, mais l’homme le plus utile à ses compatriotes, parce qu’il porta leur force vers le seul point où elle pouvait agir et s’étendre. Il ne pouvait pas accroître le territoire de son peuple ; il lui a donné l’Océan. Doué d’un génie pénétrant et studieux, ayant fait dans sa jeunesse une seule expédition à Tanger, il se retira dès lors loin de la cour de Lisbonne, à Sagrès, près du cap Saint-Vincent. Là, entouré de quelques juifs savants et de quelques-uns de ces Mores de Maroc et de Fez, qui étaient alors les savants du monde, il médite sur les ouvrages géographiques des anciens et sur les récits de quelques voyageurs du moyen âge ; il étudie Ptolémée et Benjamin Tudel ; il profite de quelques notions que les croisades avaient fait arriver en Occident ; de quelques récits hyperboliques et menteurs des cosmographes arabes induit la vérité ; et enfin, dans sa retraite, il dispose, il combine un plan certain de découvertes. Il le suit avec persévérance, durant un grand nombre d’années. Il traçait lui-même pour ses navigateurs des instructions et des cartes. Il leur disait, avec un vrai génie : « Allez vers le cap Bojador, cette barrière infranchissable ; vous ne le franchirez pas ; mais vous vous élèverez au large, et vous ferez quelques découvertes ; puis vous reviendrez ; et nous recommencerons jusqu’à ce qu’il soit franchi. » Deux capitaines, dignes de lui, exécutèrent ses grands desseins. À leur première navigation, ils découvrirent l’île aujourd’hui nommée Porto-Santo. L’année suivante, ils reconnurent, en lui donnant le nom de Madère, une île fameuse, visitée jadis par les vaisseaux de Carthage. Enfin, après quinze ans d’épreuves, le cap de Bojador, ce cap des tempêtes qui semblait fermer l’Océan, fut franchi. Les vaisseaux du prince Henri touchèrent aux îles Açores, et aux îles du cap Vert : la route de Vasco de Gama fut préparée.

Voilà le génie, cette sagacité pleine de prévoyance et d’audace qui mesure la portée des autres hommes, et, en leur commandant, les élève à la hauteur de ses propres desseins. Ce fut le caractère des plus grands hommes ; et le prince Henri, dans son observatoire du cap Saint-Vincent, a montré cette rare puissance. Comme il l’avait prédit, comme il le voulut, le cap Bojador fut franchi, et les grandes découvertes commencèrent. Dans cette île que les Portugais nommèrent Madère, à cause des bois dont elle était couverte, on trouva une statue équestre, en bronze, ayant un doigt indicateur tourné vers l’occident. Le signal avait été donné, et la route était désormais ouverte. Ces grandes découvertes, ces merveilleuses nouvelles de pays lointains, cette habitude de la hardiesse et du succès, animaient sans cesse le génie portugais, et lui communiquaient une ardeur utile à toutes choses. Le prince Henri a beaucoup fait pour son pays, et même pour l’Europe ; car les hommes qui donnent ainsi le premier mouvement sont en partie les auteurs des grandes choses qui se font même après eux. Par la grandeur de ces souvenirs que je retrace si faiblement, vous devez concevoir quelle était l’impression contemporaine. C’est ainsi que cette petite nation portugaise eut, pendant plus d’un siècle, un degré d’enthousiasme et d’énergie, et comme un paroxysme de gloire d’où elle est bien tombée. C’est ainsi qu’ils avaient découvert et fréquenté par le commerce ou par la guerre cinq mille lieues de côtes, conquis Goa, Malaca, Ormus, l’île de Ceylan, fondé Macao, sur les frontières de la Chine, soumis une partie de l’Inde, devancé partout les Anglais, pris avant eux Ceylan : pardon, messieurs, je me répète et me perds dans ces conquêtes. Mais enfin, les Portugais, dès le seizième siècle, avec plus d’héroïsme et de grandeur, avaient déployé ce génie habile et dominateur, qui soumet à l’île Britannique tant de riches contrées et tant de millions d’hommes.

Nous avons dit souvent que la littérature est la parole écrite d’un peuple, qu’elle a nécessairement un degré de force et d’éclat proportionné aux grandes actions qu’un peuple a faites, aux grandes émotions qu’il s’est données. Ce contre-coup n’est pas toujours immédiat. Souvent c’est dans le recueillement qui suit l’activité des conquêtes, que le génie, éveillé par elles, s’exerce et se développe. Quelquefois c’est à la même heure, et sous une inspiration commune. Il n’est pas possible, et l’histoire le prouve, qu’un peuple sans courage, sans enthousiasme ou politique ou religieux, produise de grands écrivains. Les écrivains sont les représentants de la pensée publique. Si cette pensée est faible et morte, ils ne diront rien. Tout peuple abaissé par le despotisme perd le génie des lettres. On a eu grand tort de dire que, sous le repos du pouvoir absolu, les plaisirs de l’esprit et le progrès des lettres sont un dédommagement de la liberté perdue. On n’a pas même cet avantage. Voyez, de nos jours, l’Italie, l’Espagne, le Portugal.

Au moyen âge, le Portugal jouissait de cette libre constitution établie par les cortès de Lamégo ; et les entreprises, et les succès glorieux de ses navigateurs y devaient animer les esprits d’un juste orgueil. Je l’avouerai cependant, le reflet de ces événements sur les lettres ne fut pas d’abord aussi éclatant qu’on pourrait le croire. C’est au seizième siècle que l’on trouve un Camoëns, si poétique par sa vie, son caractère, ses ouvrages. Mais, dans l’époque où nous sommes renfermés, il y a plutôt un mouvement général d’imagination qu’une prééminence de génie ; il n’y a rien surtout que l’on puisse comparer aux grands noms de l’Italie, dans le quatorzième siècle. C’est plus tard, après le développement de la grandeur portugaise dans l’Inde, que le génie de la nation paraît : on le trouverait dans les lettres d’Albuquerque, comme dans les vers du Camoëns, dans les sermons de quelques missionnaires, comme dans les pages éloquentes de l’historien Barros. Les hommes d’action alors furent hommes de lettres ; et le talent d’écrire reçut de cette alliance une énergie particulière au seizième siècle. Mais, avant que ces immortelles découvertes des Portugais fussent entièrement accomplies, il semble que le génie de la nation demeurait absorbé par l’effort qu’elles lui coûtaient. Je me représente, en Portugal, tous ceux qui avaient de l’ambition, de la hardiesse d’esprit, les yeux incessamment fixés sur l’Océan, et y cherchant, à perte de vue, la grandeur et les destinées futures de leur pays : nulle distraction, nulle étude qui enlève les esprits à cet unique soin.

Cependant il y avait aussi, dans l’histoire intérieure du Portugal, des événements, des catastrophes, des combats de passion qui devaient intéresser vivement l’imagination, et éveiller le talent. Tout le monde connaît la touchante histoire d’Inès de Castro. La froideur des vers de Lamotte n’a pu glacer le pathétique naturel d’un tel sujet. Il ne paraît pas cependant que cette tradition ait fortement inspiré la poésie contemporaine. On ne la trouve rappelée que dans peu de vers, dont quelques-uns sont attribués à don Pèdre lui-même. Mais les vieux historiens du Portugal n’ont pas omis ce fait, que l’on serait tenté de révoquer en doute.

L’histoire des premiers souverains du Portugal a été racontée par une suite de chroniqueurs. Un des plus célèbres est Fernand Lopez, gardien des archives déposées dans la Tour du Tombeau. Il a écrit la vie de don Pèdre, de l’époux de la malheureuse Inès. En Portugal, c’est un récit populaire que jadis régnait Alphonse, prince sévère et justicier ; que l’infant don Pèdre, son fils, veuf d’une première épouse, s’était épris de dona Inès, sa cousine, et dame d’honneur du palais. On montre même, près du Mondenégo, un ruisseau sur lequel on dit que glissaient, enfermées dans une boîte légère, les lettres des deux amants. Don Pèdre avait eu de cette union secrète deux enfants, que le cruel Alphonse fit tuer dans les bras de leur mère, qui en mourut de douleur. Don Pèdre, plein de désespoir et de fureur, prit les armes ; mais il céda, et il attendit la mort de son père et son avènement, pour donner carrière à toute sa vengeance. Alors il se fit livrer les assassins d’Inès, et les punit du dernier supplice. On dit encore qu’il fit retirer du tombeau les restes inanimés d’Inès, les fit revêtir d’ornements royaux, et présenta ce cadavre couronné aux hommages de sa cour. Mais cette lugubre apothéose de l’amour conjugal est sans doute le rêve des imaginations émues par le souvenir d’Inès. Il n’y a rien de tel dans le vieil historien. Son récit, sans cette terreur théâtrale, n’en est pas moins pathétique. On y trouve un caractère de gravité et de simplicité.

Quatre ans après être monté sur le trône, don Pèdre, qui n’avait pas parlé de sa douleur et de sa vengeance, réunit un jour les états de son royaume, et ses principaux officiers, fait apporter les Évangiles, les touche corporellement, dit le chroniqueur, et jure qu’il avait été l’époux légitime d’Inès, qu’il l’avait tenue pour sa femme digne et vertueuse, et qu’il demandait qu’un acte en fût dressé. Puis, un des principaux du royaume, le comte Barcellos, prend la parole et prononce ce discours, rapporté par l’historien :

« “Amis, vous devez savoir que le roi, notre seigneur, qui règne aujourd’hui, étant encore enfant, se trouvant au bourg de Bragance, du vivant du roi Alphonse, son père, reçut pour femme légitime Inès de Castro, qui fut fille de don Pèdre Fernandès de Castro ; et elle le reçut pour époux ; et ledit seigneur la tint toujours pour son épouse, remplissant tous ses devoirs, jusqu’au temps de sa mort. Et, comme ce mariage ne fut pas annoncé à tous les habitants du royaume, pendant la vie du roi Alphonse, par la crainte que son fils avait de lui, s’étant marié de telle sorte, sans son ordre et sans son aveu, par ce motif maintenant le roi, notre seigneur, pour décharger son âme, et pour dire la vérité, et ne point laisser de doute à quelques-uns qui ne savaient pas de ce mariage, s’il avait existé oui ou non, a fait serment sur les saints Évangiles et a donné foi et témoignage que la chose s’est passée ainsi que je le dis. Vous le verrez par un acte qu’en a fait le notaire Gonzallo Perèz, ici présent, et de plus, vous verrez le dire de l’évêque de Guarda et d’Étienne Lobato, ici présents, qui assistèrent à ce mariage.” Alors il fit lire tout haut le témoignage qu’ils avaient tous deux donné sur cela. “Et comme la volonté du roi notre seigneur, dit-il, est que cela ne reste plus caché, mais qu’il lui plaît que tous le sachent, pour faire disparaître le doute qui pouvait jusqu’à présent exister à cet égard, il m’a ordonné de vous déclarer tout cela, pour ôter le soupçon de vos cœurs. Mais parce que, s’opposant à ce que je dis et à ce qui vous a été lu et déclaré, quelques personnes pourraient dire que tout cela ne suffisait pas, s’il n’y avait eu dispense, à cause du grand empêchement qui existait entre eux, elle étant la cousine du roi, notre seigneur, comme fille de son cousin germain, à cet effet il m’a chargé de vous instruire de tout, en vous montrant cette bulle, dans laquelle le pape lui permet de se marier avec toute femme, fût-elle sa parente, autant et plus que ne l’était dona Inès. »

Vous le voyez, rien de ce couronnement funéraire : une déclaration d’état civil seulement. Cette scène semble avoir pour objet, non d’étaler le délire de l’amour, mais de montrer, dans tout son jour, la vertu d’Inès, et de proclamer la sainte légitimité de son union. Ce soin d’honorer la vertu d’une femme aimée, cette reconnaissance, après la mort, du titre qu’elle avait caché durant sa vie, voilà tout ce que donne la vérité historique ; et cela même a sa grandeur et sa poésie.

Ajoutons seulement un mot, qui touche à l’exactitude historique. La bulle que fit lire don Pèdre, et qui renfermait l’autorisation, pour ce prince, de contracter mariage avec toute personne qu’il choisirait, fût-elle sa parente ou alliée au degré prohibé, cette bulle, qui semble faite pour prévenir toute objection sur son mariage avec Inès, sa cousine, est datée d’Avignon, et de la neuvième année de Jean XXII. Or, à cette époque, don Pèdre n’avait que cinq ans. Faut-il supposer que le roi don Alphonse s’était procuré par avance une bulle à toute fin, pour le mariage futur de son fils ? Il est plus vraisemblable que cette pièce est une fraude de l’amour de don Pèdre, pour légitimer l’union dont le souvenir lui était si cher. Mais n’insistons pas sur ce détail : qu’il nous suffise d’avoir ramené à la vérité historique cette tradition du couronnement d’Inès, après sa mort.

Cette cérémonie n’en est pas moins imposante et tragique, dans le récit de Fernand Lopez. Elle est racontée après plusieurs faits, plusieurs traits de caractère, qui ont montré don Pèdre comme un justicier sévère, devenu implacable par une grande douleur. Ici, ce prince fait trancher la tête à deux officiers de son palais, coupables d’une lâche concussion. Ailleurs, il en condamne deux autres à mort, pour avoir tué un juif, crime souvent impuni dans le moyen âge. Ailleurs, dans son impartiale cruauté, il fait attacher à la torture un évêque accusé d’adultère. On sait quel était, depuis Grégoire VII, le pouvoir abusif des juridictions ecclésiastiques. En se réservant la connaissance de tous les délits commis par des clercs, elles les jugeaient avec cette indulgence partiale que montrent, de nos jours, les conseils de guerre, quand ils ont à statuer sur les violences des militaires contre les citoyens. Sous le règne de don Pèdre, un prêtre avait tué un homme. L’official ecclésiastique, pour toute punition, le dégrada du sacerdoce. Don Pèdre fait assassiner le meurtrier par un maçon. On amène cet homme devant le roi, qui, à son tour, le dégrade de l’état de maçon. Telle était, au moyen âge, la justice bizarre même d’un prince réformateur.

Quand don Pèdre eut établi ce caractère de justicier inflexible, et qu’il eut publiquement honoré la mémoire d’Inès et la pureté de leur union, il tourne ses regards vers la retraite où s’étaient réfugiés les assassins d’Inès ; il les fait demander à don Pèdre, roi de Castille, et aussi surnommé le Cruel. Les assassins d’Inès sont amenés ; et voici comment le fait est raconté :

« Alvar Gonzalez el Péro Coëlo furent traînés en Portugal et conduits à Santarem, où était le roi don Pèdre. Et le roi, dans le plaisir de sa vengeance, témoigna une grande douleur de ce que Diégo Lopez lui avait échappé par la mort. Et sans pitié, il les fit mettre de sa main à la torture, voulant qu’ils confessassent de quoi ils avaient été coupables dans la mort de dona Inès, et ce que son père avait préparé contre elle, quand ils allèrent pour le crime de sa mort. Et aucun d’eux ne répondit à ses demandes. Et le roi comme quelques-uns disent, frappa lui-même au visage Péro Coëlo, et celui-ci proféra contre le roi des paroles déshonnêtes, en l’appelant traître, parjure, bourreau des hommes. Et le roi enfin les fit tuer ; et il fit arracher leurs cœurs. Et il dit à celui qui les arrachait que c’était là un agréable office. »

Voilà, messieurs, les fidèles et épouvantables récits de Fernand Lopez : on y voit à nu la férocité du moyen âge, dans un cœur irrité par la vengeance et l’amour. Fernand Lopez, pour la simplicité rude et la gravité, n’est pas inférieur à l’historien espagnol Ayala.

Mais la littérature portugaise avait dès lors d’autres titres de gloire. Ici, messieurs, se placeront quelques détails rapides et fort incomplets sur le second âge de la poésie en Portugal. Je n’essayerai pas de suivre la filiation des talents, à partir de ces vieilles poésies portugaises, imitées de celles des troubadours. Il y a là, même pour les nationaux, de nombreuses lacunes, qu’un étranger ne saurait remplir. Dans cet intervalle, depuis le commencement du treizième siècle jusqu’au quinzième, l’étude des anciens, l’imitation de l’Italie moderne, gagnèrent en Portugal. Des universités s’établirent ; la langue latine fut écrite avec art. La langue castillane était aussi, pour les Portugais, un idiome littéraire, dont beaucoup d’entre eux firent usage.

Cependant la poésie nationale ne cessa pas d’être cultivée. Cette lamentable histoire d’Inès de Castro inspira les poëtes, comme elle avait animé le grave historien Fernand Lopez. On a conservé, sur ce sujet, des vers attribués à don Pèdre lui-même. J’ai peine à croire qu’ils soient du féroce justicier. Je croirai plutôt que cette douleur de don Pèdre était un thème tout préparé, dont s’emparait l’imagination des poëtes.

Quant au caractère langoureux et tendre de ces poésies, cette forme, qui contraste avec les hardis travaux des Portugais, à cette époque, était commune à presque tous leurs ouvrages. Rien, dans leurs chants nationaux, qui puisse se comparer aux romances du Cid ; mais une langueur gracieuse et touchante, et parfois une sorte de mélancolie moderne.

Le premier poëte illustré dans ce genre de composition, s’appelait Marcias. Sa vie est elle-même un récit amoureux. Attaché à la cour, ami du marquis de Villena, sa passion pour une noble dame lui fit encourir la disgrâce du roi. On le mit en prison ; et un jour qu’à la fenêtre du donjon où il était retenu, il soupirait sur son luth le nom de la femme qu’il aimait, il fut tué d’un coup d’arbalète par le mari jaloux. On l’ensevelit dans l’église de Sainte-Catherine ; et, avec ce mélange de religion et de galanterie, familier aux Méridionaux, on ne manqua pas de graver sur la pierre tumulaire placée près du chœur : « Ci-gît Marcias l’amoureux. » C’est l’épitaphe de ce martyr d’une espèce nouvelle. Sa légende inspira toute une école de poëtes portugais.

Le Portugal est un charmant pays. De nos jours, lorsqu’un grand poëte, fatigué de plaisirs, ayant le spleen de la satiété et celui du génie, quitta tristement sa nébuleuse patrie, pour se désennuyer en courant le monde, à peine eut-il touché le Portugal, qu’il se sentit renaître, à la vue de ce beau climat, et de cette terre jadis glorieuse et toujours fertile.

Au moyen âge, cette même impression des lieux, cette molle et riche nature, ce beau ciel sans nuages disposaient l’âme des Portugais à des chants aussi doux que leur vie était rude et guerrière. Oui, au-delà des mers, à Macao, à Goa, à Ceylan, le Portugais était indomptable, impitoyable, intolérant jusqu’à la fureur. Mais le Portugais, sur les bords du Tage, lorsqu’il n’était pas enflammé par l’ardeur du combat et la rapacité de la conquête, semblait un peuple paisible, occupé de labourage, et aimant à chanter ses doux loisirs. Ses poésies ont quelque chose de distinct, parmi les chants méridionaux En général, les peuples du Midi semblent peu réfléchis ; ils sentent la vie, plutôt qu’ils n’y songent. Je ne sais quelle cause a rapproché la littérature portugaise de ce caractère de méditation et de mélancolie, qu’on attribue surtout aux peuples du Nord. Il me vient en ce moment à la pensée cette expression du Camoëns, dans un de ses sonnets : « Camoëns, dont la lyre sonore sera plus célèbre qu’elle ne doit être heureuse… » Ce charme de tristesse ne peut se définir. On le retrouve, sous mille formes, dans les poëtes précurseurs du Camoëns, et effacés par sa gloire. Ce n’est pas, chez les Portugais, cette gaieté bruyante, cette folle joie des Provençaux ; ce n’est pas non plus la gravité austère des Espagnols, et cette fierté qui craint de s’attendrir, et cette imagination pompeuse qui exagère et manque le sentiment. Non ; c’est une émotion à la foi vive et réfléchie, qui se plaît aux images de l’amour et des champs. De là, naquit chez les Portugais une poésie pastorale.

Je tâche, messieurs, de distinguer les compositions originales de celles qui étaient communes aux diverses nations de l’Europe. Je laisse de côté les romans de chevalerie, parce que les romans de chevalerie appartenaient à tous les peuples, et étaient un objet d’emprunt et de commerce. Mais je m’arrête à ces poésies, à la fois idéales et naturelles, à ces pastorales, qui furent inspirées aux Portugais par leur beau climat et leur génie mélancolique.

Que Fontenelle, dans les rues peu poétiques de Rouen, ou dans les salons encore moins poétiques de Paris, dans sa vie scientifique et mondaine, compose des églogues, c’est une gageure de l’esprit, et une preuve qu’on peut tout faire. Mais qu’au quinzième siècle un Portugais, à l’âme vive et langoureuse, errant sur les rives fleuries du Tage, sur les bords du Mondenégo, près de ce ruisseau où don Pèdre venait trouver Inès, qu’un Portugais, plein de ces souvenirs alors récents, module des pastorales dans sa langue harmonieuse, qu’il fasse dire à ses bergers leur vie douce, leurs orangers, leurs moissons presque sans culture, doutez-vous du charme de cette poésie ? Ne devait-elle pas être plus simple même que celle de Virgile, dont les poésies sont imitées de Théocrite, plus que de la campagne ?

Les Portugais devaient avoir, dans un rare degré, le talent descriptif. Le pays l’inspirait ; les entreprises lointaines le développèrent encore. Ils quittaient les bords du Tage pour visiter les forêts de l’île de Ceylan, les rivages de Mosambique, la presqu’île du Gange. Dans les récits de leurs historiens éclatent tous les trésors, toutes les merveilles de ces riches contrées. Camoëns, l’imagination remplie de la poésie antique, a négligé les tableaux de la nature orientale étalés sous ses yeux. À cet égard, les chroniqueurs, les voyageurs, les moines portugais ont été plus fidèles et plus poëtes que lui ; et si, l’année prochaine, nous parlons du seizième siècle, je crois que des fragments de l’historien Barros, quelques lettres d’Albuquerque et quelques pages de missionnaires portugais exciteront votre intérêt. Mais revenons au temps qui nous occupe, et cherchons les premiers exemples de cette imagination descriptive, innée dans le Portugal, et fortifiée par tant de causes étrangères. On le trouve, au quinzième siècle, dans les ouvrages de Bernard de Ribeiro, poëte et romancier éloquent. Ces ouvrages, effacés dans son pays par l’éclat du Camoëns, offrent un caractère qui doit nous frapper, dans son étude attentive du développement littéraire chez les différents peuples.

Indépendamment des traits distinctifs de chaque peuple, il y a des nuances qui n’appartiennent qu’à une certaine époque, dans la vie de ces peuples. Montaigne a dit : « Le temps attache plus de rides à l’esprit qu’au visage. » La même chose se retrouve dans les nations : leur génie s’attriste, en vieillissant. Quelquefois cependant ces règles sont interverties. Nous trouvons un peuple qui, dans sa littérature, s’avise d’être réfléchi et mélancolique, avant l’époque où tous les peuples devaient l’être. Bernard de Ribeiro avait composé un roman qui porte tout à fait ce caractère ; c’est l’ouvrage intitulé : Menina e Moça. On le croit rempli d’allusions aux événements de la cour d’Emmanuel. Mais la forme en est, tout idéale, et, comme on dirait aujourd’hui, romantique. Le peintre de Conrad et de Médora désavouerait-il ce récit, que Ribeiro met dans la bouche d’une jeune fille, arrachée à la solitude où elle avait caché sa vie ?

« C’est sur ce mont désert que je passais mes jours, comme je le pouvais. De là je regardais comment la terre va se perdre dans les flots, et comment la mer s’étend loin du rivage, pour finir où personne ne peut la voir. Et quand la nuit venait recueillir mes pensées, quand je voyais les oiseaux chercher la retraite et le sommeil, je rentrais dans ma pauvre cabane, où Dieu est témoin des nuits que je passais. Ainsi le temps coulait pour moi.

« Il y a peu de jours, en gagnant la hauteur, je vis l’aurore se lever et répandre sa lumière entre les vallées. Les oiseaux s’appelaient par de doux chants. Les bergers conduisaient leurs troupeaux dans la prairie. Il semblait que cette journée devait être heureuse pour tout le monde. Mais alors mes chagrins se pressèrent d’autant plus dans mon âme, et mirent devant mes yeux tout le bonheur que m’aurait donné ce beau jour, si tout n’était changé pour moi. La joie de la nature m’attrista ; je voulus fuir… »

Dans ces paroles faiblement calquées sur la prose originale, ne reconnaissez-vous pas un tour d’élégance et d’imagination mélancolique, qui semble prématuré, au quinzième siècle, et qui appartient plutôt à l’école poétique de nos jours ? N’est-il pas singulier que ces impressions se rencontrent dans les mœurs rudes du moyen âge, dans ce pays de marins et de conquérants, sur cette terre du Portugal, où la civilisation semble si tardive, parce qu’elle a reculé devant le despotisme et l’ignorance ?

Vingt-quatrième leçon

Retour à l’Espagne. — Des mœurs et du génie aragonais. — Influence que dut avoir la constitution républicaine de l’Aragon. — Langue catalane. — Chronique de Ramon Muntaner. — Littérature castillane au quinzième siècle. — Jean de Mena ; Villena. — Poésie plus érudite qu’inspirée. — Chroniqueurs espagnols. — Développement nouveau du génie espagnol. — Quelques mots sur les écrits de Christophe Colomb. — Résumé.

Messieurs,

Je poursuis, et j’aurai bientôt terminé cette imparfaite revue de l’esprit méridional au moyen âge.

Nous avons à parler une seconde fois du peuple non pas le plus ingénieux, mais le plus original de cette époque, de celui qui, marqué d’un caractère distinct, aurait montré une grande force d’imagination, même sans écrire. Il semble que, chez les Espagnols, indépendamment de la poésie qui brille dans quelques ouvrages, il y avait une poésie répandue dans les paroles, dans les mœurs et les actions, et qui tenait à la fois de la vivacité provençale et de la pompe asiatique.

Le lien qui réunissait nos provinces méridionales et une partie de l’Espagne était un des plus forts que puissent avoir deux peuples, la communauté d’idiome.

Ainsi, sans recommencer nos recherches, un peu longues et pourtant incomplètes, sur la langue romane, nous rappellerons que cette langue, à la fois savante et populaire, était parlée dans la Catalogne, dans la Navarre, dans l’Aragon, et jusque dans les îles Majorque. Elle s’y modifia sans doute, et donna naissance au dialecte catalan, dont les productions originales et nombreuses n’ont été, je le crois, appréciées, jusqu’à présent, dans aucun ouvrage d’histoire littéraire. C’est une lacune que j’indique, et ne me charge pas de remplir. Bouterweck et M. de Sismondi n’en disent mot, dans leurs ouvrages sur la littérature espagnole. Cependant il n’est pas, dans le moyen âge, de plus curieux souvenir. Depuis le douzième siècle, une constitution forte, libre, savamment établie, énergiquement et minutieusement défendue, régissait l’Aragon. Qui dit une constitution tempérée, suppose un degré de civilisation assez avancée, un développement actif dans les esprits, l’industrie commerciale, le don et l’exercice fréquent de la parole publique. Comment donc a-t-on négligé cette portion de la littérature du moyen âge, liée de si près à des institutions politiques ?

Vers le milieu du douzième siècle, en 1142, la Catalogne était soumise à des comtes ; plus tard, réunie à l’Aragon, elle eut le même roi. Mais, sous ces formes diverses, le fondement de la constitution aragonaise était une assemblée des ricos hombres, et des hidalgos, qui avaient le droit non seulement de délibérer sur tous les intérêts du royaume, mais de faire prévaloir leur volonté par la force. Plus tard s’y réunirent les délégués des bourgs et des villes. Jusque-là, vous ne voyez peut-être que le caractère commun des assemblées féodales du moyen âge, et l’ancienne division des trois ordres. C’est ainsi que cette assemblée luttait contre une royauté d’abord élective, ensuite héréditaire, et toujours rigoureusement limitée. Mais une institution particulière à ce pays atteste avec quel soin toutes les parties de la constitution avaient été balancées : c’était le justiza, fidèle image de cette antique magistrature des éphores, qui régnaient sur les rois de Sparte. Le justiza n’était pas né cependant d’une imitation savante, étrangère au libre génie de l’Aragon. C’était originairement un magistrat choisi par le roi, et comme une espèce de censeur qu’il donnait lui-même à ses ministres, pour être averti de leurs fautes. Il était souverain juge du royaume, et recevait l’appel de toutes les sentences rendues par les autres juges, seigneurs ou baillis. Ce justiza, auquel l’historien Zurita donne le titre de défenseur du peuple, devait déclarer, en toute occasion, si les actes du pouvoir étaient conformes aux lois fondamentales de l’Aragon. Cette constitution, vous le voyez, était sévère et laborieuse : l’expérience moderne a sans doute trouvé mieux. Mais, ce que nous avons voulu noter, c’est le développement moral que supposent de telles institutions.

Ce qui nous frappe surtout, c’est la prévoyance singulière avec laquelle étaient rédigées les constitutions de cet État. Montesquieu nous dit que, dans l’île de Crète, il y avait un droit d’insurrection, qui était le correctif et l’annexe de la loi fondamentale. Il en était ainsi dans l’Aragon, et non par les concessions de quelque faible monarque, mais par une disposition primitive de la loi. Il existait le droit d’union, c’est-à-dire le droit écrit de s’assembler, de prendre les armes, et de changer la personne du souverain, quand les lois étaient violées.

Vous pouvez croire que le roi, quelque résigné qu’il fut, par l’habitude, aux étroites limites de sa puissance, devait s’indigner de cet obstacle permanent, et lutter pour le détruire. Au milieu du quatorzième siècle, après des soulèvements, des victoires, et la vigoureuse résistance des nobles aragonais, nous voyons un roi anéantir le privilège de l’union, et faire abroger par les cortès cet article de la loi fondamentale. L’imagination pittoresque du moyen âge et de l’Espagne marqua cet acte législatif. La salle des cortès, à Saragosse, était remplie de tous les députés des états. On discuta, en l’absence du roi. Quand la résolution de supprimer l’article fut adoptée, le roi parut, entouré de ses capitaines ; et, s’avançant au milieu des cortès, il tire un poignard, se fait une blessure au bras, et en laisse couler le sang sur la page du livre de la loi où était inscrit l’antique droit de la révolte. « Que cette loi séditieuse, dit-il, qui a fait tant d’outrage à la monarchie, soit effacée par le sang d’un roi ! »

Cependant, telle était l’empreinte qu’une liberté si précoce avait laissée dans tous les cœurs aragonais, que, malgré cette solennelle abolition du droit de résistance, l’habitude en resta toujours ; seulement elle se régla et s’adoucit. Le justiza fortifié devint le supplément de ce droit terrible. Avec une prudence toute moderne, les états d’Aragon substituèrent à la garantie violente et tumultueuse de la révolte, une sauvegarde paisible. Jusque-là, le justiza était élu par le roi, et ne devenait tout-puissant qu’à l’abri d’une insurrection, Les cortès déclarèrent que le justiza serait inamovible et inviolable ; et ils balancèrent ainsi la force du pouvoir par la force d’un principe : principe d’autant plus remarquable dans ce siècle, qu’il n’était emprunté à aucune sanction religieuse, mais à la seule idée du droit et de la justice.

Il est curieux, messieurs, de jeter un regard sur ces efforts de la liberté civile, dans le moyen âge, surtout si l’on réfléchit que ces efforts habiles et prématurés appartiennent au pays qui, dans nos temps modernes, a le plus perdu ses droits et son indépendance.

Les faits particuliers attestent à quel point la vertu salutaire de ces libres institutions élevait la condition du peuple aragonais parmi les autres nations, et influait sur les mœurs et les lois du pays. Jamais la torture, cet interrogatoire de l’ancienne Europe, cette absurde barbarie, que l’Angleterre elle-même, malgré de meilleures institutions, garda si longtemps, ne fut reçue en Aragon. Les cortès, par cette fierté qui naît de la liberté, déclarèrent que nul paysan aragonais ne pouvait être mis à la torture. Bien plus, quoique le zèle religieux, quoique cet amour profond du catholicisme, que les cérémonies extérieures, que l’antiquité de la foi, que la lutte fréquente contre les Mores avaient si profondément enraciné dans le cœur espagnol, fût commun à la Catalogne et à tout l’Aragon, jamais ces deux provinces ne consentirent à supporter l’inquisition. Savez-vous par quel raisonnement elles repoussaient l’inquisition ? Ce n’était pas, j’en conviens, par une idée de liberté religieuse, de tolérance philosophique : ils étaient bien loin de là. Ils n’imaginaient pas qu’on eût tort de contraindre la foi, ou même de brûler les hérétiques ; au contraire, ils croyaient qu’on avait raison de les brûler. Mais, au milieu de cette participation au fanatisme commun du temps, ils s’étaient préservés d’en faire l’application, par un principe de liberté civile. Ils disaient : « L’inquisition condamne sans confronter l’accusateur et le coupable, sans écouter la défense ; elle met les hommes libres à la torture ; elle arrache l’aveu des accusés par un supplice qui précède la sentence ; elle confisque les biens des coupables : tout cela est contraire aux lois aragonaises, et détruit les libertés que nous avons reçues de nos pères : nous ne voulons pas l’inquisition. » Et puis, après cette profession de foi civile, après ce démenti donné par leurs principes politiques à leur croyance religieuse, les Aragonais coururent aux armes, et brûlèrent le grand inquisiteur sur le premier bûcher qu’il eût élevé dans Saragosse. (Applaudissements.)

Messieurs, il ne faut brûler personne. Cette action cruelle, cette résistance indomptable fait pressentir de combien de génie eut besoin Charles-Quint pour assouplir insensiblement la fierté du caractère aragonais, pour l’atteler, comme le reste de l’Espagne, à son char, et former, de tant d’éléments indociles, sa grande monarchie. Quoi qu’il en soit, à côté de cette énergie violente, ce qui frappe dans le caractère aragonais, c’est un esprit légal, né de l’habitude des assemblées, et porté jusqu’à cette minutie des formes et cette étiquette constitutionnelle que l’on ne supposerait pas en Espagne.

Lorsque déjà l’habileté, les victoires de Ferdinand, et les vertus douces, la popularité chrétienne d’Isabelle avaient assuré la puissance des deux époux, Ferdinand, entraîné par un grand intérêt de politique et de guerre, est obligé de quitter ses États, et laisse la régence à Isabelle. À ce titre, elle avait le droit de présider les cortès ; mais une vieille loi du royaume interdisait à tout étranger l’entrée de cette assemblée. Les états délibérèrent longtemps, avant de l’admettre ; et la régente attendit leur décision pour exercer le pouvoir qu’elle avait reçu de Ferdinand. On s’étonnera peut-être de trouver ce respect des formes, cette procédure de la liberté, en Espagne, et au quinzième siècle.

Cependant ce peuple, si attentif à la défense de ses droits, sans avoir les doux loisirs et la gaye science des troubadours, cultiva beaucoup les lettres. Il eut, de bonne heure, non seulement des poëtes, mais des historiens.

Dès le treizième siècle, la valeur des guerriers catalans et aragonais était célèbre dans le monde. Ils quittaient, par bandes, leur pays et s’offraient, comme auxiliaires, à l’empereur grec, et aux petits princes chrétiens d’Asie. C’étaient les Suisses du temps. Mais leur service, quoique mercenaire, tenait quelque chose de l’enthousiasme des croisades. Un gentilhomme catalan partait de son château, avec sa bande bien armée. Il guerroyait, pendant longues années, en Grèce et en Orient, puis, sur ses vieux jours, revenait en Catalogne écrire ses campagnes. Ces chroniques de combattants et de voyageurs ont un grand charme : elles me paraissent préférables aux chroniques espagnoles, même à celles d’Ayala. Il en est une, entre autres, celle de Ramon Muntaner, la plus originale du monde. Ouvrez le livre ; vous y verrez un vieil Espagnol, bien brave, bien pillard et bien pieux. Tranquille, après la vie la plus aventureuse, il est dans son château de Xiluella, et dort dans son lit, lorsque lui apparaît un vieillard, vêtu de blanc, qui lui dit : « Muntaner, lève-toi, et songe à faire un livre des grandes merveilles dont tu as été témoin, et que Dieu a faites, dans les guerres où tu t’es trouvé. » Muntaner hésite d’abord ; mais la vision revient une seconde fois ; et il se met à écrire alors, « pour attirer les bénédictions » de Dieu, sur soi, sa femme et ses enfants. Son récit a pour nous un double intérêt : il embrasse l’histoire d’une portion de la France. Au commencement du treizième siècle, le comté de Provence, le Béarn, la Gascogne, les villes de Carcassonne, de Béziers, de Montpellier, appartenaient à la couronne d’Aragon, et lui étaient fort attachés. Muntaner fait très bien concevoir par ses récits la cause de cette vive affection. Les libertés municipales de nos villes du Midi trouvaient un appui dans la libre constitution de la Catalogne. Rien n’était plus populaire que Jacques d’Aragon, à Montpellier.

Les actions de la grande compagnie catalane offrent un vif intérêt. Les aventures de l’historien, le rapprochement de ses mœurs pieuses et rudes avec la finesse et la scolastique des habitants de Constantinople, sa bonne conscience de barbare, quand il pille, tourmente, insulte ceux qu’il est venu secourir, tout cela est dépeint au naturel. Mais nous n’insisterons pas sur cette chronique, récemment traduite en français.

Je ne parlerai pas des poésies aragonaises du moyen âge : d’abord, j’ai grand’peine à les entendre ; et n’étant pas guidé dans mon choix, j’ai mal placé cette peine, et consommé beaucoup de temps, pour expliquer des choses qui méritaient peu d’être traduites. J’ai entrevu cependant quelques beautés dans un poëme d’un habitant de Majorque. Le dialecte de cet ouvrage se rapproche beaucoup des formes provençales.

Je souhaiterais qu’un homme instruit et studieux voulût bien défricher ce champ nouveau de la littérature aragonaise ; je suis convaincu qu’il en tirerait de précieux détails sur l’esprit de cette nation, et qu’il y trouverait des choses grandes et fortes ; car il est impossible qu’il n’y en ait pas, chez tout peuple où les âmes ont été développées par les événements et les institutions.

À côté de cet Aragon, si agité par ses lois, qui a produit des talents que je ne connais pas, et que je recommande aux recherches, la Castille offrait des institutions plus paisibles. Cependant cette même influence de la vieille liberté du moyen âge, entretenue par les longues luttes des Espagnols pour regagner pied à pied leur territoire, se montre en Castille. Il n’y a pas de justiza ; les cortès, comme nous l’avons indiqué, d’après un passage d’Ayala, sont respectueuses et soumises. Telle est du moins l’impression qu’en donnent la plupart des historiens. Peut-être, écrivant sous Charles-Quint et Philippe II, la présence du maître leur a-t-elle interdit la liberté même des souvenirs. Je trouve dans une vieille chronique, qu’en 1257 il y avait cent quatre-vingt-deux députés des villes aux cortès ; puis, dans une chronique du quinzième siècle, je n’en trouve que dix-huit à une nouvelle assemblée. Rien n’explique cette différence. Les villes avaient-elles perdu leurs chartes ? Le tiers état avait-il en partie disparu de l’assemblée nationale ?

La royauté n’en fut pas plus paisible. L’esprit de révolte remplaça l’esprit de liberté. Au milieu du quinzième siècle, les grands d’Espagne, de l’ordre ecclésiastique et civil, se réunirent pour perdre l’infortuné roi Henri IV. Une cérémonie insultante et bizarre le dégrada du trône. On fit solennellement le procès à une figure de cire, qui représentait le monarque. La sentence lui fut prononcée. L’archevêque de Tolède porte le premier coup à cette figure ; et des coups successifs la dépouillent de ses insignes : singulier spectacle, contraire au bon sens et à la justice, et qui, loin d’attester le progrès des institutions civiles dans la Castille, ne nous montre que le triomphe prolongé de ce même pouvoir des évêques, qui avait autrefois humilié les fils de Charlemagne.

Mais c’est trop raconter. Cherchons maintenant quels talents sont sortis, au quinzième siècle, de cette société espagnole, religieuse, guerrière, enthousiaste. Disons d’abord, pour être vrai, que si les vieilles romances du Cid ont été corrigées de mémoire, dans le quinzième siècle, par ceux qui les chantaient, ce quinzième siècle, de lui-même, n’a rien produit de comparable à ces romances, première effusion héroïque et naïve du courage espagnol. Déjà l’érudition, à laquelle je ne reproche pas, comme on l’a fait, d’avoir perdu l’esprit moderne, cette érudition qui a soutenu le génie là où elle l’a trouvé, mais qui ne le faisait pas, cette érudition qui grandit le Dante, mais ne soulève pas de terre Jean de Mena, ou tel autre, était entrée en Espagne. Un de ses premiers promoteurs fut le marquis de Villena. Il réunissait en lui le sang de deux maisons royales : son père était fils naturel d’un roi d’Aragon, et sa mère fille naturelle d’un roi de Castille.

Il fut un généreux protecteur des lettres. Il avait d’abord voulu naturaliser la poésie des troubadours, dans un pays où leur langue était parlée. C’était lui qui avait fondé, à Saragosse, cette académie de la gaye science. Il mettait un grand zèle à rassembler des livres en toutes langues. Il écrivait en vers et en prose. Il fit les mêmes efforts en Castille qu’en Aragon. Il voulait y porter aussi la langue et la poésie des troubadours. Mais cette tentative toute littéraire ne réussit pas. J’ai peu de choses à dire de Villena. C’est un de ces hommes célèbres de leur temps, qui n’intéressent guère la postérité, parce que leur génie n’est pas resté sur le papier. Quelques poésies éparses sous son nom, dans le romancero général, paraissent faibles et froides. Villena était un grand seigneur, un homme illustre ; il était l’ami particulier du roi Jean II, protecteur des lettres lui-même ; et cependant il fut sans cesse exposé aux accusations des moines d’Espagne. Sa science passait pour magie, hérésie, impiété. Villena meurt : ses livres tombent entre les mains des moines, à qui le roi Jean n’ose les refuser. Voici ce qu’en dit le médecin du roi, philosophe pour le temps :

« Deux chariots, chargés de livres qu’il a laissés, ont été amenés au roi ; et comme on dit que ce sont des ouvrages traitant de magie et d’autres arts qu’il n’est pas bien d’étudier, le roi ordonna qu’on les portât au logis de frère Lope de Barrientos. Frère Lope, qui se soucie moins d’être réviseur de grimoires que de gouverner le prince, fit brûler plus de cent volumes, qu’il n’a pas plus vus que le roi de Maroc, et qu’il n’entend pas plus que le doyen de Ciudad-Rodrigo… Il est resté dans les mains de frère Lope beaucoup d’autres ouvrages précieux, qui ne seront ni brûlés ni rendus. Si vous voulez bien m’envoyer une lettre que je puisse montrer au roi, afin que je demande pour vous à Sa Majesté quelques-uns des livres de D. Henri, nous sauverons ainsi un péché à l’âme de frère Lope ; et celle de D. Henri se réjouira de n’avoir pas pour héritier l’homme qui lui a fait la réputation de magicien et de sorcier. »

Vous voyez, dès cette époque, commencer en Espagne la lutte, renouvelée au dix-huitième siècle, entre quelques nobles éclairés et l’esprit étroit et persécuteur des moines. Villena est le devancier d’Olavidès, Le haut clergé espagnol avait aussi la même disposition à favoriser les travaux de l’esprit et les entreprises généreuses, Il s’en est bien corrigé depuis.

Ce goût des lettres passa, du marquis de Villena à un autre illustre seigneur de la même époque, Mendosa de Santillane. Toute la cour du roi Jean II, malgré les guerres, les trahisons, les conspirations perpétuelles, était préoccupée par la passion des lettres et le désir d’avancer les études. De là, plusieurs académies fort anciennes en Espagne. Ce goût des arts ne se borna pas à la poésie. Dès le quinzième siècle, la peinture avait fait de grands progrès en Espagne. Vous savez qu’à l’époque récente où la visite des armées françaises nous révéla l’Espagne, on fut tout surpris de trouver, dans les monastères de ce pays, une admirable école de peinture, et toute une suite de tableaux saints, dignes de rivaliser avec les chefs-d’œuvre des grands maîtres d’Italie. L’Europe ignorait ce génie de l’Espagne. Il avait commencé dès le quinzième siècle, par l’influence des princes et des grands d’Espagne, empressés de favoriser les artistes et les poëtes. Ils avaient mieux réussi sur un point que sur l’autre : la poésie de cour a rarement de la grandeur. Toutes les poésies espagnoles du quinzième siècle, tous les vers de Jean de Mena et de ses imitateurs, sont bien loin des vieilles romances du Cid. On y trouve des réminiscences nombreuses de l’antiquité et des plagiats du Dante, le seul poëte dont le nom avait pénétré avec éclat dans l’Espagne. Déjà les esprits commençaient à s’affaiblir en imitant, et à s’emboîter dans les formes créées par un homme de génie, et qu’il aurait fallu renouveler après lui. Un poëte de ce temps fit un long poëme sous le titre de Labyrinthe de la vie. Rien de plus froid que cet ouvrage. C’est une contrefaçon du grand poëme du Dante. Le poëte s’est égaré dans un désert ; une femme mystérieuse lui apparaît et lui montre les images diverses de la vie humaine. La forme est copiée, et le génie manque.

Mais, me direz-vous, n’y avait-il pas, à cette époque, un sujet permanent d’inspiration pour l’Espagne, quelque chose, qui, indépendamment de vos protectorats littéraires et des imitations de l’Italie, devait sans cesse aviver et rajeunir la littérature nationale ? C’était la présence des Mores, de cette nation ardente, poétique, grande d’abord par sa victoire, et qui, maintenant vaincue, cédant pied à pied la terre qu’elle avait conquise, vendait chèrement la gloire aux Espagnols. C’était la prise de ces villes ornées et brillantes, de cette opulente Xérès, de ce magnifique Alhambra, de ces palais féeries où s’étonnaient d’entrer les rudes et vieux chrétiens des Asturies. Que de pieux enthousiasmes ! Quels sujets de triomphe et de poésie ! De là vinrent, dans le quinzième siècle, beaucoup de romances pleines de grâce et d’originalité, où l’on trouve une agréable confusion du génie more et du génie castillan. La frivolité s’y mêle à la grandeur. Elles ont quelque chose de cette architecture moresque, où une fantaisie d’Orient a sculpté en dentelles des pierres colossales.

Cela peut-il se traduire ? Je ne sais. Il en est une, par exemple, dont notre grand poëte, M. de Chateaubriand, a pris avec grâce quelques traits charmants.

« Le roi don Juan,
Un jour chevauchant,
Vit sur la montagne,
Grenade d’Espagne ;
Il lui dit soudain :
   Cité mignonne,
   Mon cœur te donne,
   Avec ma main.

Je t’épouserai,
Puis apporterai
En dons à ta ville,
Cordoue et Séville.
Superbes atours
   Et perles fines
   Je te destine
   Pour nos amours.

Grenade répond :
Grand roi de Léon,
Au More liée,
Je suis mariée.
Garde les présents :
   J’ai pour parure
   Riche ceinture
   Et beaux enfants. »

Ce langage animé, cette vie donnée aux puissantes cités d’Espagne est bien orientale. Voici la romance espagnole, dans sa simplicité première :

« “Abenhamar, More de la Mauritanie, tu naquis sous des signes favorables. La mer était calme, la lune dans son croissant : un More qui naît sous de tels signes ne doit pas dire de mensonges.” Alors lui répond le More (écoutez bien ce qu’il lui disait) : “Je ne t’en dirai pas, seigneur, quand cela devrait me coûter la vie ; car je suis fils d’un More et d’une captive chrétienne. Quand j’étais tout petit garçon, elle me disait souvent de ne pas dire de mensonges, que c’était une grande vilenie. Ainsi donc, demande, roi ; car je le dirai la vérité. — Je te remercie, Abenhamar, de cette courtoisie. Quels sont ces châteaux hauts et resplendissants ? — C’est l’Alhambra, seigneur, et l’autre est la mosquée ; les autres, les Alijares, travaillés merveilleusement. Le More qui les travaillait gagnait cent doubles chaque jour ; et le jour qu’il ne travaillait pas, il en perdait autant. L’autre est le Généralif, jardin qui n’a pas son égal ; l’autre, les Tours Vermeilles, château de grande valeur.” Alors parla le roi don Juan (écoutez bien ce qu’il disait : “Si tu voulais, Grenade, je me marierais avec toi ; je te donnerais en arrhes et dot Cordoue et Séville. — Je suis mariée, don Juan, mariée et non veuve, le More qui me possède me veut grand bien…” »

Si les exploits glorieux du Cid avaient inspiré tant de belles choses à la poésie populaire, il semble que les dernières victoires des Espagnols sur les Mores, la chute de Grenade, l’abaissement, la fuite de ces maîtres étrangers, n’auraient pas dû moins heureusement animer l’imagination espagnole. Quel sujet de chant triomphal pour les chrétiens que l’exil de Boabdil, et ses larmes, quand, du haut des monts Alpuxarras, il aperçoit sa capitale au pouvoir des chrétiens ! Le lieu où il s’arrêta est encore appelé, dans la tradition poétique du pays, le dernier soupir du More, el ultimo suspiro del Moro. Mais aucun chant célèbre n’a consacré ce grand souvenir. Les romances, alors fort nombreuses, furent plus galantes qu’héroïques. Le génie des vainqueurs parut s’amollir, et se modeler sur celui des vaincus.

Mais la littérature espagnole, au quinzième siècle, ne se bornait pas à reproduire les grâces un peu fardées et le luxe de l’imagination arabe : elle se proposait aussi d’autres modèles, et tâchait d’imiter les écrivains de Rome, dans la poésie et dans l’histoire. On voit, par des poésies de Jean de Mena, qu’Ovide, Properce, Tibulle, Boèce, Tite-Live, Cicéron, Juvénal, lui sont familiers. Il mêle leurs noms avec ceux du Dante et de quelques auteurs de romans de chevalerie. Ayala même traduisit Tite-Live. La plupart des chroniqueurs espagnols montrent cette connaissance et ce goût de l’antiquité. Nous avons, à dater du treizième siècle, les Vies des rois d’Espagne et même celles de quelques ministres, comme Alvaro de Luna, écrites par des contemporains. Ces chroniques ont été fort louées par Bouterweck. Je ne sais s’il les avait bien lues. Il en vante la précision et le naturel ; et c’est le mérite qui me paraît y manquer le plus. Cette naïveté de mœurs, cette vive peinture que l’on cherche dans les vieux récits, ne se trouvent point là. Ce n’est ni Froissart, ni même Ramon Muntaner. C’est un récit tout roide et tout solennel. Ces chroniqueurs étaient, la plupart, hommes lettrés et doctes, qui citent beaucoup Cicéron, Tite-Live, Sénèque, et font de grands efforts, dans leur idiome encore rude, pour simuler les belles formes de la langue latine. Il en résulte que le plus grand charme des chroniques en langue vulgaire, l’unité du style et des faits, manque à ces récits trop ornés. La pompe uniforme des chroniques latines du quinzième siècle, cette fausse élégance qui détruit tout à fait la couleur locale du moyen âge, semble avoir passé dans ces chroniques espagnoles. Peut-être dira-t-on que ce langage est, pour les Espagnols, plutôt naturel qu’imité, et que ce faste, cette gravité de termes, ces phrases longues et emphatiques tiennent au génie même de la nation. La réponse est dans la vive simplicité des romances du Cid, et dans la simplicité austère des anciens récits d’Ayala. Rien n’est plus éloigné de l’enflure et des faux ornements qui remplissent l’histoire des Illustres guerriers, et la Vie d’Alvaro de Luna. Ces ouvrages en longues et laborieuses périodes, semblent calqués sur les formes latines.

Mais le caractère unique de cette Vie d’Alvaro de Luna, c’est d’être le panégyrique d’un favori, composé après sa chute, et même après sa mort. Jamais la flatterie pour un homme puissant, jamais l’enthousiasme de l’éloge ne furent poussés plus loin. Richelieu triomphant était moins loué par l’Académie. Et cette narration si pompeuse des grands services d’Alvaro de Luna est terminée par le détail de son procès et de son supplice. C’est une fidélité fort honorable pour le chroniqueur et pour le héros, premier modèle de ces ministres qui, dans la vieille Europe, essayèrent de lutter contre le pouvoir des grands, par un peu de soulagement donné au peuple. Il ne faut pas dire cependant, comme un critique espagnol, que cet ouvrage soit écrit avec la plume de Salluste. J’en trouve le style vague et déclamatoire. L’auteur, qui paraît avoir été un confident intime d’Alvaro de Luna, ne rapporte pourtant aucun de ces traits simples et familiers qui donnent tant de vérité à l’histoire. Je ne sais, par exemple, si le dernier entretien d’Alvaro de Luna et du roi, son maître, est fidèlement rendu par l’historien :

« Le roi voulant apaiser les craintes de Ruy Diaz, et peut-être les siennes propres, d’après les choses que lui avaient insinuées à l’oreille les personnes dont nous avons parlé, eut un long entretien avec son loyal grand maître. Il lui dit : “Tu, sais, grand maître, quels maux amène et a toujours amenés l’envie, depuis le premier homme jusqu’à nos temps. On a vu toujours, et on voit la grande et heureuse fortune avoir pour compagne l’envie ; et si une personne, quel que soit son mérite, jouit d’une fortune favorable, c’est chose forcée qu’il se trouve des hommes, tantôt plus, tantôt moins, selon le rang, pour lui porter envie… Aujourd’hui beaucoup de cavaliers de mes royaumes ont envoyé vers moi pour m’assurer que, si je t’éloignais de ma cour, ils viendraient tous me servir et seraient à mes ordres. C’est pourquoi, afin de calmer et d’apaiser le royaume, je te prie de vouloir bien te retirer ; et je promets de te conserver dans tes honneurs, rangs, seigneuries, terres, dignités, rentes. »

Alvaro de Luna répond à son tour par une longue moralité, et en citant des phrases de Sénèque le philosophe ; ce que j’ai peine à croire authentique. Il me semble que l’historien invente mal ou défigure ce qu’il avait appris. Je crois qu’il a substitué son érudition latine au langage naturel d’une âme fière et hardie, comme celle d’Alvaro de Luna. Généralement, ces chroniques espagnoles me paraissent empreintes d’une pompe monotone, qui peut offrir, sous quelques rapports, l’expression du caractère espagnol, mais qui souvent ne doit pas être vraie, même chez eux, parce qu’elle ne le serait nulle part.

Ainsi, messieurs, le quinzième siècle ne nous montre en Espagne aucun de ces monuments originaux et durables qui marquent le génie d’un peuple. La littérature fut studieuse, sans génie ; elle produisit, sans inventer.

Si, pour nous reposer de cette course longue et stérile, nous voulons trouver enfin dans l’idiome espagnol un discours, un écrit d’une beauté durable, j’imagine qu’il faut nous adresser aux hommes qui ont agi et ont fait de grandes choses. Un d’eux n’était pas même Espagnol de naissance ; il se servit de la langue castillane, comme du premier instrument qu’il trouvait là, et dont il avait besoin pour se faire entendre : c’était le Génois Colomb. Je n’hésite pas à le dire, cet étranger, qui n’apprit l’espagnol que tard, dans ses audiences et dans ses placets pour faire agréer la découverte d’un nouveau monde, Colomb, a été dans son siècle, l’homme le plus éloquent de l’Espagne. C’est qu’il avait de grandes idées, qui apportaient avec elles des expressions sublimes ; c’est qu’il avait surtout de l’enthousiasme : Spiritus Dei ferebatur supèr aquas. Les formes extérieures de l’art, les phrases longues et savantes n’avaient pas manqué, jusque-là, dans les chroniqueurs espagnols. Avec lui commence le sublime, la simplicité dans la grandeur. Je voudrais avoir non seulement tout ce que Colomb a écrit pour s’expliquer, pour se défendre, mais tout ce qu’il a dit pendant sa longue attente et sa persécution, ses conjectures éloquentes, ses affirmations sublimes, ses vives réponses aux esprits légers ou envieux qui doutaient de son génie. Je voudrais qu’on nous eût fait connaître, ce qui existe encore, le procès-verbal des conférences de Colomb dans le couvent de Simancas, avec plusieurs religieux qui opposaient à son dessein des textes de l’Écriture et des raisonnements tirés de la Cosmographie de Ptolémée. Il ferait beau voir ce grand homme redressant par sa haute sagacité les notions incomplètes de la géographie antique, détruisant une fausse science par ses vues hardies et nouvelles ; puis s’armant à son tour d’une foi enthousiaste contre une foi ignorante et craintive, s’emparant aussi de l’Écriture, non pour arrêter, mais pour étendre et élever l’esprit de l’homme interprétant ces paroles du prophète : Multi pertransibunt, et multiplex erit scientia , comme une prédiction de ses découvertes, et croyant lire dans la Bible ce qu’avait inventé son génie. Je ne sais pourquoi Washington Irving ne nous a pas conservé tout ce débat, tout ce travail d’un grand génie pour faire entrer sa pensée dans des esprits si inférieurs à lui.

Nous avons du moins le Journal de Christophe Colomb, et quelques-unes de ses défenses et de ses suppliques. Ce Journal est empreint de la plus vive émotion pour les beautés de la nature, et de la plus fervente piété. C’est un exemple de plus que, même dans la science, les grandes choses se font par l’imagination et l’enthousiasme. C’est en mêlant la hardiesse et même la chimère des spéculations aux combinaisons infinies des chiffres, que Kepler parvint à ses belles découvertes. L’âme a besoin de s’élancer pour atteindre au grand.

Colomb, plus que Kepler encore, avait ce tour d’imagination sublime et mystique, ce goût du merveilleux porté dans la science.

Vous le savez, pour faire avec toutes nos forces la chose que nous voulons, il faut prétendre au-delà. On a trouvé, dans le moyen âge, plusieurs secrets de chimie en poursuivant les rêves de l’alchimie. Colomb lui-même, ce n’était pas seulement la route des Indes, Si-pango, ni même tout un monde, qu’il cherchait avec tant d’effort ; c’était le paradis. Déjà sûr de sa première découverte, il affirmait, plein de joie, dans ses lettres à Ferdinand, que bientôt il allait trouver les grands fleuves dont la source est dans l’Éden, et que les nouvelles terres qu’il avait découvertes devaient, en s’élevant, aboutir à une atmosphère épurée, où la nature serait parfaite et la vie bienheureuse ; et il raisonnait avec toute la logique de la science, sur ce pieux espoir. Vif sentiment de la nature, naïveté du poëte, enthousiasme, qui rêve tout un monde idéal au-delà du nouveau monde découvert, voilà le Journal, et les lettres de Colomb, pendant ses voyages. Rien dans la poésie descriptive n’est plus gracieux que la première impression qu’il a reçue des beaux rivages trouvés par son génie, de cette douce température, qu’il compare à celle du royaume de Valence dans une matinée de printemps, de ces brises et de ces grandes forêts qui semblaient saluer l’abord de ses vaisseaux. Bientôt après, ses défenses montrent une grandeur d’âme égale à son génie.

Le plus haut degré d’éloquence ne peut se produire de lui-même et isolé de la vie réelle. Il faut qu’il porte sur l’énergie du caractère, sur l’homme tout entier, et sur l’homme exercé par de grandes épreuves. Ainsi les puissants orateurs de l’antiquité ; ainsi, dans nos mœurs plus paisibles, ces grands évêques appuient leur éloquence sur les œuvres d’une vie activement religieuse. Colomb, qui avait quelque chose de plus grand, ne doit pas cependant se comparer à ces hommes. La portion de son génie qui est tombée sur le papier, et n’est plus que de l’éloquence, n’est pas fort étendue ; j’en détacherai quelques fragments. Je laisse ce qu’on a souvent admiré, et je m’attache à un passage où paraît surtout l’exaltation mystique de Colomb. C’est dans une lettre datée de son quatrième voyage, où cet homme prodigieux, avec de frêles embarcations dont notre habileté moderne n’oserait se servir, traverse des mers si nouvelles, brave tant de périls, consumé d’âge et de goutte. C’est une lettre adressée à Ferdinand et à Isabelle, et le compte rendu des dernières souffrances qu’il a éprouvées, retenu par la saison et par la détresse de ses vaisseaux sur une plage malheureuse. J’imagine que, sous l’enthousiasme rêveur et mélancolique de ses paroles, se cache une prévoyance politique et un avis pour Ferdinand. Déjà il avait éprouvé l’avare ingratitude de ce prince, la froideur d’Isabelle, les perfidies de la cour. Écoutez son récit, dont la fin ressemble à un délire fébrile traversé par des éclairs de raison sublime :

« Mon frère et le reste des nôtres étaient sur un navire, dans le fleuve, et moi sur la côte, seul, consumé d’une fièvre ardente. Je gagnai avec effort le point le plus élevé, appelant d’une voix lamentable, en pleurant, les capitaines de Vos Altesses et les quatre vents du ciel à mon secours. Mais ils ne me répondirent rien. Épuisé de fatigues, je m’endormis, et j’entendis une voix compatissante qui disait :

« “Ô insensé ! lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de tous les hommes : que fit-il de plus pour Moïse et pour David son serviteur ? Depuis ta naissance il a toujours eu le plus grand soin de toi ; lorsqu’il te vit parvenu à l’âge qu’il avait arrêté dans ses desseins, il fit retentir ton nom dans toute la terre. Il te donna les Indes, qui sont une si riche partie du monde ; tu les distribuas comme il te plut, et il te donna pouvoir pour cela. Tu reçus de lui les clefs des barrières de l’Océan, fermées jusque-là de chaînes si fortes ; on obéit à tes ordres dans d’immenses contrées, et tu acquis une gloire immortelle parmi les chrétiens. Que fit-il de plus pour le peuple d’Israël, lorsqu’il le tira d’Égypte ? et pour David même, qu’il éleva du rang de simple pasteur au trône de Judée ? Reviens à ton Dieu ; reconnais enfin ton erreur : sa miséricorde est infinie : ta vieillesse ne t’empêchera pas de faire de grandes choses, il tient dans ses mains les plus brillants héritages. Abraham n’avait-il pas plus de cent ans, lorsqu’il engendra Isaac, et Sara elle-même était-elle jeune ? Tu réclames un secours incertain : réponds, qui t’a tant et si souvent affligé ? Est-ce Dieu ou le monde ? Dieu maintient toujours les privilèges qu’il a accordés, et ne viole jamais les promesses qu’il a faites ; le service une fois rendu, il ne dit point que l’on n’a pas suivi ses intentions, et qu’il l’entendait d’une autre manière ; il ne fait pas souffrir le martyr, pour le plaisir des bourreaux ; il agit exactement comme il parle ; tout ce qu’il promet, il le tient, et même au-delà : tel est son usage. Voilà ce que ton Créateur a fait pour toi, et ce qu’il fait pour tous. Montre maintenant la récompense des fatigues et des périls que tu as essuyés, en servant les autres.”

« J’étais comme à demi mort, en entendant tout cela ; mais je ne pus trouver aucune réponse à des paroles si vraies ; je ne pus que pleurer mes erreurs. Celui qui me parlait, quel qu’il fût, termina en disant : “Ne crains pas, prends confiance ; toutes ces tribulations sont écrites sur le marbre ; et ce n’est pas sans raison.” Je me levai aussitôt que cela me fut possible ; et au bout de neuf jours le temps redevint favorable. »

Il faut clore le quinzième siècle par cette vision sublime, où rien ne manque, le génie, l’enthousiasme, et le malheur d’un grand homme.

FIN.