(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »

Chapitre III
Comédie et drame

1. Le théâtre de Marivaux : fantaisie poétique, analyse psychologique. — 2. Destouches : la comédie morale. La sensibilité dans le public et au théâtre. La Chaussée et la comédie larmoyante. Diderot et la théorie du drame. — 3. Comédie italienne et théâtres de la Foire : le réalisme de l’opéra-comique. — 4. Comédie de genre : satire des mœurs mondaines. Essais de polémique philosophique et de satire aristophanesque.

La comédie du xviiie  siècle est supérieure à la tragédie : elle nous fournit deux talents éminents et singuliers, Marivaux et Beaumarchais ; et elle nous présente un grand fait, la naissance du drame.

1. La comédie de Marivaux

L’œuvre de Marivaux478 est unique dans l’histoire de notre théâtre. Elle est exactement correspondante pour le goût aux Entretiens de Fontenelle sur la pluralité des mondes, à la peinture de Watteau et de Lancret. Elle représente, dans la poésie dramatique, l’art français du xviiie siècle.

« Moderne » par insuffisance d’éducation et inintelligence de l’antiquité, irrespectueux jusqu’à mettre en style burlesque et insipide l’Iliade et le Télémaque, Marivaux était qualifié pour se faire bien venir de Fontenelle et de La Motte, pour être accueilli dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin : voilà le groupe où il se classe. Pauvre, sensible, nerveux, pétri d’amour-propre, assez difficile à vivre, abondant en idées, et se dégoûtant dans l’exécution aussi vite qu’il s’était enflammé dans la conception, il créa des journaux d’observation morale qui ne vécurent pas, il écrivit des romans qui n’eurent pas de fin. Avec lui s’établit, à la place de l’imitation des anciens, le commerce littéraire de la France et de l’Angleterre : il y a action et réaction réciproque. Ses journaux, où s’unissait la réflexion philosophique à la description pittoresque des mœurs, étaient dressés sur le plan du Spectateur, dont on avait donné des traductions dès 1715 : en revanche, sa Vie de Marianne inspirait Richardson.

Au théâtre, Marivaux travailla surtout pour la Comédie-Italienne, qui venait d’être rétablie en 1716. Il s’y trouvait plus libre qu’à la Comédie-Française, plus indépendant des règles et des exemples. Là, il pouvait faire recevoir des pièces qui ne ressemblaient à rien ; et là, le public, venu seulement pour se divertir, se laissait charmer par d’irrégulières inventions qu’il n’eût pas supportées sur la scène de la comédie classique. Ce fut donc aux Italiens que Marivaux donna ses délicates comédies d’analyse, et toute sorte de pièces philosophiques, allégoriques, mythologiques.

Déjà les mêmes comédiens avaient joué quelques ouvrages ingénieusement paradoxaux, où les préjugés et les institutions de la société étaient l’objet de piquantes satires479. Marivaux porta dans ce genre la fantaisie originale de son esprit : il attaqua les financiers dans son Triomphe de Plutus (1728) ; il établit son Ile des Esclaves (1725) sur l’idée de l’égalité de tous les hommes ; et dans sa Nouvelle Colonie (1729) il montra les femmes liguées pour l’affranchissement de leur sexe. La comédie semble chargée de familiariser l’esprit public avec les hardiesses de la critique rationnelle, en attendant que s’engage sérieusement la grande mêlée des idées et des doctrines. Marivaux est trop près de Fontenelle, pour qu’on s’étonne de le voir prendre ce rôle : il le fait sans violence et sans âpreté, avec une grâce malicieuse, semant les hypothèses et les paradoxes de l’air d’un homme qui n’en soupçonne pas la portée. C’est dans ces pièces philosophiques et dans la sentimentale féerie d’Arlequin poli par l’amour (1720) que l’on sent combien Marivaux à sa façon est vraiment poète : il y a en lui une poésie d’une espèce rare, une poésie fantaisiste, ingénieuse, alambiquée, brillante, qui rappelle avec moins de puissance et plus de délicatesse la Tempête ou Comme il vous plaira de Shakespeare.

Arlequin poli par l’amour, dans son cadre de féerie, est une comédie d’analyse, et nous mène à ce genre où Marivaux est sans rival. Ne songeons pas que Marivaux avait trente-cinq ans à la mort du Régent, et qu’ainsi les années décisives pour la formation de son esprit ont été des années de licence sans frein et de joyeuse corruption : les traits caractéristiques des mœurs du xviiie  siècle ne se reconnaissent pas dans ses peintures. Il efface la brutalité et la polissonnerie, qui sont le fond des mœurs réelles ; il les purifie, il n’en conserve que les apparences de souveraine élégance, l’exquise finesse des manières et du ton ; et c’est à son insu que le monde charmant qu’il nous présente révèle sa nature intime par un indéfinissable parfum de sensualité.

Cette réserve faite, les comédies de Marivaux se déroulent dans une société idéale, dans le pays du rêve : ce sont de délicates hypothèses sur l’âme humaine qu’il explique avec une étonnante sûreté. Dans des conditions artificielles, dans un cadre irréel, il place un élément naturel, un sentiment vrai, qu’il oblige à découvrir son essence et ses propriétés par des réactions caractéristiques. Dorante se fait passer pour un domestique, et Silvia pour une soubrette ; un homme et une femme se rencontrent, qui ont juré chacun de leur côté de né jamais aimer ; une fée s’éprend d’Arlequin balourd et niais : ces données ne représentent rien, ou pas grand chose, de réel. Mais ces données serviront à mettre en lumière des sentiments de l’âme humaine, des effets de mécanique et de chimie morales, qu’on aurait beaucoup plus de peine à observer dans les conditions fortuites et communes de la vie. Ce que Racine a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre.

Là est la nouveauté de son théâtre. Molière avait de ci de là marqué le sentiment de l’amour de quelques traits vifs et justes : mais ces esquisses étaient restées très sommaires. Il n’avait pas fait de l’amour le sujet de sa comédie. Il l’avait employé à former le cadre de la peinture des mœurs ou des caractères ; ou bien il en avait recherché les effets plaisants et ridicules ; ou bien il l’avait fait servir à provoquer des manifestations de l’humeur intime. Après Molière, il semble qu’une convention ait fixé une fois pour toutes le mécanisme de l’amour, qui croît et décroît dans les comédies avec une régularité monotone. Marivaux est le premier qui apporte une observation originale et personnelle, qui isole l’amour, et en fasse toute sa comédie. Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs. Il a mis en évidence ce qu’il entre d’amour-propre, de besoin de dominer, de « pique », et, après tout aussi, de « jeunesse « et de « nature » dans l’amour ; il a montré comment l’amour-propre encore et, de plus, la méfiance, la timidité, le préjugé social, certain instinct de liberté, font obstacle à l’inclination naissante. Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre, craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie et bonheur. Il y a là tout un délicieux marchandage qui exclut le pur amour, le don absolu de soi : c’est ce marchandage même, cette défense du moi, qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.

On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. Il excelle à marquer les origines insensibles du sentiment, les filets ténus dont le torrent se formera : dans le Jeu de l’amour et du hasard, un contraste de l’esprit et de la condition éveille l’attention de Dorante sur Silvia, celle de Silvia sur Dorante. Dans la Surprise de l’amour, c’est le heurt de la vanité qui fixe l’attention : chacun des deux personnages est fâché de n’être pas unique en sa bizarrerie, fait effort pour réduire la bizarrerie de l’autre à la banalité des façons universelles, et se prend en voulant prendre. Dans les Fausses Confidences, l’artifice des valets force l’attention et la pitié d’Araminte : de l’attention et de la pitié naissent l’intérêt, qui fait poindre l’inclination. La vanité d’inspirer une passion, la bonne mine du passionné, les contradictions de l’entourage mènent Araminte de l’inclination à l’amour. Dans la diversité des cas particuliers, deux conditions se trouvent toujours : il faut gagner l’attention ; on est sur le chemin d’aimer quand on distingue ; et il faut intéresser la vanité, fut-ce en la blessant ; caressée ou irritée, dès qu’elle est émue, elle fouette le sentiment et fait doubler les étapes.

Il en est du théâtre de Marivaux comme du théâtre de Racine : l’action est tout intérieure. Il ne s’agit à l’ordinaire que d’un oui à faire dire : mais comment ce oui sortira-t-il ? c’est toute la pièce. On y arrive, à ce oui considérable, lentement, sinueusement, mais en marchant toujours.

Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Araminte, ses Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. Elles sont plus franches et plus faibles que les hommes. Ceux-ci, plus positifs, plus conscients, parce que, généralement, ils sont chargés de l’attaque, sont aussi sincères. Ni les uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » : ils représentent des « moments » de la vie, ces moments de jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa plénitude et du sentiment qu’elle en a. Tous les hommes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Dorante et Lucidor ; toutes les femmes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Angélique, Silvia, Araminte.

Autour de ses couples d’amoureux, Marivaux groupe diverses figures : les unes qui ont un air de réalité, sans être tout à fait prises dans la vie contemporaine, des pères indulgents et bonasses, des mères parfois tendres, plus souvent, et plus exactement, dures, grondeuses, acariâtres, des paysans trop spirituellement finauds et lourdauds ; les autres, types de fantaisie, des Arlequins, et des Trivelins, des Martons, et des Lisettes, valets et soubrettes délurés, à peine fripons, diseurs de phébus, et parodiant en bouffonneries quintessenciées le fin amour des maîtres.

Telle est cette comédie de Marivaux, si peu comique au sens ordinaire du mot, si solide et si substantielle en son extrême subtilité, d’une pénétrante sentimentalité qui n’est jamais fade ni fausse, puissante parfois par un pathétique intérieur et contenu, où l’on ne sent jamais la tricherie d’un adroit faiseur.

2. La Chaussée et Diderot : le drame

Destouches480 essaya de restaurer la comédie de caractère. Il avait été chargé d’affaires en Angleterre sous la régence, et il y avait fréquenté le théâtre : il avait ainsi développé en lui un don naturel de comique excentrique, qui se retrouve dans diverses scènes de son théâtre et dans les chaudes caricatures de la Fausse Agnès 481. Malheureusement il s’appliqua surtout au grand, au noble genre de la comédie de caractère : il y fut parfaitement ennuyeux. Il avait peur de faire rire : le rire est vulgaire ; il rêvait un comique décent, bon seulement à faire « sourire l’âme ». Aussi ne s’inspira-t-il pas de Molière, trop vif, trop populaire, même dans ses hauts chefs-d’œuvre : ses maîtres furent La Bruyère et Boileau. Il multiplia les portraits : ses Lisette et ses Frontin passent leur temps à faire les caractères satiriques de tous les gens qui paraissent ou qu’on nomme dans la comédie. D’autre part, la description morale, les couplets, les vers rappellent à chaque instant les Epitres de Boileau. On sent que l’auteur travaille à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. Il ne s’agit plus de peindre la vie, mais de faire aimer la vertu et détester le vice. Chaque personnage est une formule abstraite, et ne semble occupé que de manifester sa définition ; l’ingrat dit à son valet : « Écoute, et tu verras ce que c’est qu’un ingrat ». Rien de plus froid, de plus vide que la comédie ainsi comprise. Si le Glorieux (1772) se laisse lire encore, c’est que l’auteur, ayant renoncé à faire rire et cherchant un point d’appui pour fonder l’intérêt, s’est décidé à orienter tout à fait la comédie vers les effets sentimentaux et pathétiques. Un an après le Glorieux, La Chaussée donnait la Fausse antipathie, et la comédie larmoyante était créée.

Destouches est le témoin d’une modification-profonde qui s’est produite dans le sentiment du public. « D’où vient, disait La Bruyère, que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ? » Quarante ans plus tard, le rire était devenu indécent, et les larmes bienséantes. Ainsi le bon ton exclut la véritable comédie. La faute en est un peu à la comédie elle-même : avec les successeurs de Molière, avec Regnard, avec Lesage, avec Dancourt, avec Legrand, elle attache le rire à une fantaisie déréglée ou à un réalisme dégoûtant ; elle se joue avec une sécurité trop cynique dans l’imitation des mœurs mauvaises et ignobles. Les honnêtes gens finissent par ne plus rire que du bout des lèvres et par demander autre chose. Or, au théâtre, dès qu’on ne fait pas rire, on ennuie, si l’on ne fait pleurer.

En même temps s’éveillaient dans les âmes des besoins nouveaux. La « sensibilité » naissait. On appelle de ce nom au xviiie  siècle la réflexion de l’intelligence sur les émotions, réelles ou possibles, de la sensibilité : c’est moins le sentiment que la conscience et surtout la notion du sentiment. Une âme sensible est celle qui comprend les occasions où elle doit sentir, et qui produit avec le plus de vivacité possible toutes les actions extérieures qui répondent à ces occasions de sentir. De là cette promptitude, que nous constatons sans cesse, à s’émouvoir sur des faits hypothétiques, ou sur des idées abstraites.

On voit poindre cette sensibilité à la fin du xviie siècle : la transformation morale et religieuse de la société en favorise le développement. Quand toutes les pensées de l’homme se rabattent vers la terre, le plaisir prend une valeur infinie. Or dans une société énervée par l’excès de l’exercice intellectuel et la pratique de la politesse, le plaisir est dans le sentiment ; on ne sait plus agir. Mais, en même temps, dans cette société le sentiment est rare ; il n’en devient que plus précieux, et transfère sa valeur à l’idée du sentiment, qui est son substitut ordinaire. Voilà comment aux environs de 1700 on commence à trouver une singulière jouissance à épier en soi et autour de soi les manifestations sentimentales. C’est d’abord à propos de l’amour, de l’amitié, que ce goût s’exerce : puis la philosophie inonde les esprits ; à la place de l’amour de Dieu, elle met l’amour de l’humanité ; à la place de la nature corrompue, elle offre la nature toute bonne. L’humanité, la nature, tous les rapports sociaux, toutes les actions sociales deviennent pour les âmes des occasions de vibrer avec intensité, ou de s’amollir délicieusement. Mais alors l’observation psychologique disparaît : la sensibilité commande certaines façons de voir et d’expliquer l’homme.

Cette explication était nécessaire pour faire comprendre la naissance, le succès, la valeur des genres sérieux issus de la comédie, et qu’on a nommés comédie larmoyante et drame. Boursault, Destouches, Piron même avaient déjà mêlé quelques scènes attendries ou émouvantes dans leurs pièces482. Mais personne encore n’avait posé en principe que le rire peut être absolument éliminé de l’œuvre comique. La Chaussée483 fit cette révolution. Dans le Préjugé à la mode (1735), il mêla encore quelques scènes comiques, assez mauvaises du reste, aux scènes pathétiques. Dans Mélavide (1741), le pathétique régna seul. La Chaussée eut un immense succès : les femmes surtout, plus avides de sentiment, se déclarèrent pour lui. Voltaire, si classique, et qui se moquait de La Chaussée et de son genre bâtard, se mit à faire des comédies larmoyantes484 ; mais il exigeait, assez puérilement, qu’on maintînt le mélange du comique et du pathétique ; il ne voulait pas du drame purement larmoyant.

C’était pourtant ce drame purement larmoyant qui se justifiait le plus aisément, et à qui l’avenir appartenait. Car un fait curieux se produisit. Dans les vives polémiques qui s’engagèrent, les partisans du nouveau genre et ses ennemis ne le comparaient pas ordinairement à la comédie pure, mais à la tragédie : de La Chaussée à Beaumarchais, le grand argument qu’on fait valoir en sa faveur, c’est qu’il est plus vrai, et plus moral que la tragédie, parce qu’il peint des personnages pareils à nous, dans des situations pareilles à celles où nous nous trouvons tous les jours.

Si bien que ce genre, qui se détache de la comédie, aspire à remplacer, non la comédie, mais la tragédie.

Les œuvres de La Chaussée, gâtées par le romanesque des intrigues, par la fausse sentimentalité des caractères, par la vague boursouflure du style, sont à peu près illisibles aujourd’hui. Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine. Les faiblesses, les impuissances de l’exécution n’annulent point l’importance de l’idée première. Laissant la peinture du monde et des ridicules mondains, La Chaussée prend pour objet la vie intime, les douleurs domestiques : il développe les tragédies des existences privées, le mari libertin ramené à sa femme par la jalousie, le riche ou noble fils de famille épris d’une pauvre fille, le fils naturel en face de son père, etc. Il pose, dans ces cas émouvants, les thèses morales qu’impose à son attention le conflit actuel des préjugés sociaux et des instincts ou devoirs naturels. Prise dans ses situations caractéristiques, la comédie de La Chaussée a des affinités singulières avec la comédie d’Augier et de M. Dumas : elle en est l’origine, oubliée, mais authentique.

Le succès de La Chaussée encourage les imitateurs ; et, aux environs de 1750, le nouveau genre semble sérieusement établi. Mais il ne produit pas une œuvre où il y ait lieu de s’arrêter aujourd’hui. Les drames de Diderot, ce déclamatoire et insupportable Fils naturel, ce Père de famille 485 qui porte sa paternité comme un sacerdoce, ne sont soutenus que par le nom de leur auteur. Et qui saurait que Beaumarchais a fait Eugénie et les Deux Amis, s’il n’avait créé Figaro ? Le meilleur modèle du genre sérieux, c’est le Philosophe sans le savoir de Sedaine (1763) : ce n’est pas une œuvre supérieure486 ; c’est une comédie sans profondeur et sans déclamation, d’un optimisme aimable sans niaiserie. Un plaidoyer pour le commerce contre la morgue nobiliaire, un plaidoyer contre le duel se dérobent adroitement sous une action vraisemblable et intéressante : c’est une situation touchante que celle de ce père qui, maudissant le préjugé de l’honneur, envoie son fils unique se battre ; et c’est un joli tableau de mœurs du xviiie  siècle que cet intérieur d’un grand négociant, où éclatent les solides vertus et les douces affections de la famille bourgeoise.

Les théories sont plus intéressantes que les œuvres. Diderot s’empare de la nouveauté mise à la mode par La Chaussée, et il l’agrandit en s’y mêlant487. Il fait le procès à tout notre théâtre. S’inspirant des drames anglais, dont le pathétique intense et la violence d’action le frappaient488, il professe que Molière et Racine, qu’il admire fort, ont pourtant laissé presque tout à faire. Il veut, en somme, un théâtre, réaliste. Il réclame plus de vérité : il demande la continuité de l’action et du mouvement scénique, la suppression des tirades, des mots d’auteur, le développement minutieux et progressif des sentiments, l’exactitude du décor, et le naturel de la déclamation. Il y a deux points où il insiste surtout : il veut des tableaux, non plus des coups de théâtre, et qu’on peigne les conditions, non plus les caractères. Sur ces deux points, les idées de Diderot ont été fort attaquées : on ne met pas en général assez en lumière les vérités qu’elles contiennent. Disposer l’action pour amener une suite de tableaux, où tous les personnages se fixent en attitudes expressives, évidemment cela est dangereux : on sent dans ce procédé de composition la tendance d’une poétique sentimentale, qui fausse la destination naturelle du genre dramatique. Selon cette conception, le drame, ce sont des Greuze mis en tableaux vivants. Mais songeons, pour être justes, aux acteurs campés devant le trou du souffleur, parlant au parterre sans regarder leur interlocuteur, ronronnant leurs tirades avec un rythme et des gestes convenus : nous comprendrons le progrès que représentait un Greuze mis à la scène. Diderot a l’idée d’un jeu plus vrai que n’était le jeu des comédiens français en son temps ; et c’est ce qu’il a traduit par sa théorie des tableaux. Dans son triste Père de famille, il note non seulement le décor et le costume, mais la position de chaque acteur en scène, ses changements de place, ses attitudes, ses jeux de physionomie. Il vise évidemment à nous donner l’illusion de l’action réelle.

Quant à remplacer les caractères par les conditions, il est facile de réfuter Diderot. Qu’est-ce que le juge en soi ? le père de famille eu soi ? le négociant en soi ? n’est-on pas obligé de donner à la profession le support d’un tempérament, d’un caractère ? Mais, au fond, Diderot ne le nie pas. Au lieu des « caractères » abstraits et généraux, il faut, dit-il, montrer des « conditions », c’est-à-dire des caractères encore, mais particularisés, localisés, modifiés par les circonstances de la vie réelle, dont la plus considérable est l’attache professionnelle. L’étude de l’homme universel est faite, et bien faite, par les tragédies et les comédies du siècle précèdent : il reste à appliquer les résultats de cette étude, à suivre les variations des types moraux dans les conditions où nous les rencontrons engagés : ce qui conduit encore à serrer de plus près la réalité extérieure. Et, par là, Diderot nous éloigne de Destouches ; mais il nous conduit surtout à Balzac et à Augier.

Diderot est indépendant, chercheur ; il n’est pas de parti pris ennemi du classique. Il n’en veut pas aux genres constitués : il les établit dans les définitions qui sont leur raison d’être. Mais il ; reconnaît autour d’eux d’autres genres dramatiques, et voilà la liste qu’il dresse : Comédie — Comédie sérieuse — Tragédie bourgeoise — Tragédie. Et il indique même des formes intermédiaires, et deux formes extrêmes : la farce bouffonne, et le drame philosophique. Il n’y a pas d’objection sérieuse à faire à cette liste. Chacun de ces genres se caractérise par des conditions d’imitation j et une qualité d’impression particulières : ils sont donc tous légitimes. Ils ont même plus que le droit d’être : ils ont l’être. Ils sont tous représentés par des œuvres ; il convient seulement de remarquer qu’ils correspondent à des états d’esprit très divers, qui ne peuvent guère se rencontrer dans une seule race ou un seul siècle. Mais Diderot a raison de les reconnaître. Il a raison aussi d’insister sur la capacité philosophique du genre dramatique : plus la forme devient réaliste, plus il est nécessaire qu’une idée profonde, une conception générale des rapports naturels ou sociaux tirent hors de l’insignifiance pittoresque la représentation exacte des apparences.

Quel malheur que de tant d’idées originales et parfois remarquablement justes, Diderot n’ait su faire que deux pitoyables pièces ! Il ne faut pas en accuser seulement son manque de génie, et celui de tant d’auteurs qui ne réussirent pas mieux que lui. Les circonstances n’étaient pas favorables. L’esprit analytique du siècle était impropre à la création poétique, qui est un acte de synthèse. Mais surtout, sous peine de n’être qu’une tragédie plus grossière à l’usage du peuple489 (ce que fut le mélodrame), pour être une espèce fixe et viable, le drame devait être un genre réaliste, d’un réalisme extérieur et sensible. Or nous verrons plus loin que ce réalisme-là ne put triompher au xviiie siècle des conditions littéraires et sociales qui lui faisaient échec.

Il semble qu’on en ait eu le sentiment : car, vers la fin du siècle, après les bruyants et multiples succès de la comédie larmoyante et du drame, on revient tout doucement à la comédie traditionnelle, à celle qui fait rire, ou y prétend. Ce qui semble rester, c’est un peu plus de largeur dans la conception du genre, et le droit de pousser l’impression jusqu’au sentiment et au pathétique ; ici encore on pourrait dire que Voltaire a exprimé la moyenne du goût de son temps. Nanine et l’Enfant prodigue peuvent servir à déterminer ce qui demeure incontestablement acquis dans les nouveautés qu’on a tentées. Mais, si l’on y regarde de plus près, il subsiste des idées, des exemples, des aptitudes, des germes : tout cela reparaîtra à son heure.

3. Les Italiens et la Foire

La Comédie-Française était seule à jouer des tragédies : elle maintenait au besoin les auteurs dans la tradition. Mais, pour la comédie, elle avait des rivales, à qui elle ne put jamais imposer silence. Il y avait la Comédie-Italienne490 ; et nous avons vu de quelle liberté y jouit Marivaux. Il y avait les théâtres de la Foire, où le public venait s’amuser sans souci des règles, des traditions et des convenances491 : bourgeois, seigneurs, princes s’y récréaient dans l’ordure des parades, la bouffonnerie des farces, l’irrévérence des parodies. Jalousés par l’Opéra, la Comédie-Française et les Italiens, qui ne s’entendirent jamais que contre eux, les théâtres des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent furent vexés de mille façons, condamnés à ne pas chanter, ou à ne pas parler, ou à ne pas dialoguer, parfois fermés ou démolis, toujours fréquentés ; ils eurent leurs auteurs attitrés, diversement et inégalement illustres, Regnard, Lesage, Piron, Dominique, Vadé, Favart492.

Un genre s’y créa, l’opéra-comique, comédie à ariettes, très analogue à notre vaudeville à couplets. L’opéra-comique sacrifiait forcément à l’actualité. Aussi se modela-t-il sur la comédie larmoyante ; et il en emprunta la sentimentalité, la niaise psychologie, l’optimisme attendri. On conçoit que la peinture des mœurs mondaines lui échappe : il se complaît au contraire dans les sujets populaires. Il s’approprie la paysannerie, qu’il traite avec une naïveté de convention, exclusive de la franche et fruste nature. C’est sur ces scènes de la Foire, et précisément en raison de leur humilité qui les soustrait aux lois de la littérature, que paraissent les premiers indices d’un goût nouveau, les premiers essais d’une représentation plus exacte des « milieux », des formes extérieures et des instruments matériels de la vie : dans cette voie, la Comédie Française alla à la remorque de l’opéra-comique et des Italiens. Mme Favart joua une paysanne en sabots et en jupe courte, avant que Mlle Clairon supprimât les paniers d’Électre. Voyez ces indications scéniques d’une parodie de Vadé :

« Le théâtre change et représente une veillée ou encreigne ; une vieille est occupée à filer au rouet, et s’endort de temps en temps, pendant lequel (sic) deux jeunes personnes quittent leur ouvrage pour jouer au pied de bœuf, et le reprennent quand la vieille s’éveille… Une petite fileuse se détache du groupe, et danse une fileuse, tandis que les autres exécutent tout ce qui se pratique dans une veillée de village493. »

Cette mise en scène de la vie rustique n’est-elle pas caractéristique en sa minutie ? L’opéra-comique, à son heure, satisfit le goût du public pour la précision du décor et du costume ; eu le satisfaisant, il le fortifia et l’excita.

Quand l’Opéra-Comique fut réuni à la Comédie-Italienne, quand Duni, Grétry, Monsigny eurent transformé le genre en développant la partie musicale, quand il devint ce que nous l’avons vu en notre siècle, les théâtres des boulevards, qui avaient remplacé les scènes de la Foire, ressuscitèrent le primitif et populaire opéra-comique dans le vaudeville à couplets, qui demeura je n’ose dire un genre littéraire, mais enfin ne devint pas un genre musical.

4. Comédie satirique

Revenons à la comédie sans épithète, au genre de Molière, de Lesage et de Dancourt. Comme il est naturel, la création de la comédie larmoyante, en séparant les éléments hétérogènes qui y étaient contenus antérieurement, la rétablit dans la pureté de sa définition. Destouches, qui avait fait le Glorieux, protesta que le rire était l’effet unique et nécessaire de la comédie. Piron maudit le genre sérieux en y revendiquant sa part de paternité : il écrivit sa Métromanie (1738), peinture trop chargée d’un travers trop spécial, et dont vraiment on a fort exagéré l’agrément.

Après Destouches, il ne faut plus parler de la comédie de caractère. La comédie plaisante se renferme dans la peinture des ridicules mondains : cette peinture est à l’ordinaire sans largeur et sans couleur, sèche, fine, spirituelle. C’est moins une représentation sensible de la vie, qu’une analyse piquée d’épigrammes. De là l’agrément et la froideur de ces pièces. La froideur domine dans les grandes comédies. Le Méchant même de Gresset494 n’en est pas exempt : c’est une piquante satire d’un caractère mondain, de l’homme à bonnes fortunes du milieu du siècle, égoïste, persifleur, se faisant un jeu, par « noirceur », de diffamer et compromettre les femmes. Il ne manque à cet ouvrage finement écrit que la puissance dramatique.

L’agrément domine dans les petites comédies en un acte, qui sont souvent de vives esquisses des mœurs. Le Cercle de Poinsinet (1771) est le type le plus fameux du genre : on ne saurait mieux exprimer le vide absolu des cervelles mondaines, la puérilité des engouements, des caquetages, des vanités, toute l’insignifiance de cette vie extérieurement brillante et exquise.

Il y eut encore certaines tentatives intéressantes, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas, parce qu’elles ont trop complètement avorté. Palissot495, dans ses Courtisanes, essaya de restaurer la comédie de satire sociale, à laquelle Molière avait touché dans Tartufe. Dans ses Philosophes, comme Voltaire dans son Écossaise, il renouvela la comédie aristophanesque, âpre parodie des idées, satire virulente des personnes. Ce n’était plus comme dans la tragédie, des tirades générales, des allusions indirectes : la polémique s’établissait sur la scène même ; et les auteurs y faisaient descendre les hommes et les systèmes qu’ils voulaient honnir, à la fois déguisés et reconnaissables sous leurs baroques déguisements.

Tous les genres que j’ai nommés, anciens et récents, déformations et créations, toutes les traditions et toutes les nouveautés, comédie larmoyante, comédie de caractère, comédie de mœurs, bouffonnerie, satire morale, sociale, philosophique, aristophanesque, tout cela se réunit dans l’œuvre supérieure que le théâtre comique nous présente à la fin du siècle, dans l’étincelant et complexe génie de Beaumarchais, qu’il nous faut réserver pour le faire apparaître à sa date496.