(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (2e partie) » pp. 161-239
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(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (2e partie) » pp. 161-239

CXVIIIe entretien.
Littérature américaine.
Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (2e partie)

I.
La chasse à l’élan

Bientôt le chasseur entend venir l’élan, qui fait grand bruit ; et, quand il le juge suffisamment près, il choisit une bonne place où le frapper, et le tue. Il n’est pas prudent, tant s’en faut, de se tenir à portée de l’animal, qui dans ce cas ferait certainement à l’agresseur un mauvais parti.

Un mâle, entièrement venu, mesure, dit-on, neuf pieds de haut ; et avec ses immenses andouillers branchus, son aspect est tout à fait formidable. De même que le daim de Virginie et le karibou mâle, ces animaux jettent leur bois chaque année, vers le commencement de décembre ; mais, la première année, ils ne le perdent pas même au printemps4. Quand on les irrite, ils grincent horriblement des dents, hérissent leur crinière, couchent les oreilles et frappent avec violence. S’ils sont inquiétés, ils poussent un lamentable gémissement qui ressemble beaucoup à celui du chameau.

Dans ces régions désolées et sauvages qui ne sont guère fréquentées que par l’Indien, l’espèce du daim commun était extraordinairement abondante. Nous avions beaucoup de mal à retenir nos chiens, qui en rencontraient des troupeaux presque à chaque pas. Ce dernier, par ses mœurs, se rapproche beaucoup de l’élan.

Quant au renne ou karibou, son pied est très large et très plat ; il peut l’étendre sur la neige jusqu’au fanon5, de sorte qu’il court aisément sur une croûte à peine assez solide pour porter un chien. Quand la neige est molle, on les voit en troupes immenses, aux bords des grands lacs sur lesquels ils se retirent dès qu’on les poursuit, parce que la première couche y est bien plus résistante que partout ailleurs ; mais, si la neige vient à durcir, ils se jettent dans les bois. Avec cette facilité qu’ils ont de courir à sa surface, il leur serait inutile de se tracer des sentiers au travers, comme fait l’élan ; aussi, pendant l’hiver, n’ont-ils pas de remise proprement dite. On ne connaît pas bien exactement quelle peut être la vitesse de cet animal, mais je suis convaincu qu’elle dépasse de beaucoup celle du cheval le plus léger. »

II.
Le troglodyte d’hiver

La grande étendue de pays que parcourt dans ses migrations ce petit oiseau est certainement le fait le plus remarquable de son histoire. À l’approche de l’hiver, il abandonne les lieux où il s’est retiré, bien loin au Nord, peut-être jusqu’au Labrador ou à Terre-Neuve, traverse, sur ses ailes concaves et qui semblent si frêles, les détroits du golfe Saint-Laurent, et gagne de plus chaudes régions, pour y demeurer jusqu’au retour du printemps. C’est comme en se jouant qu’il accomplit ce long voyage ; il s’en va, sautillant d’une racine ou d’une souche à l’autre, voltigeant de branche en branche, hasardant une courte échappée de droite et de gauche ; et cela, sans cesser de chercher sa nourriture, mais toujours sémillant et toujours gai, comme s’il n’avait souci ni du temps ni de la distance. Il arrive au bord de quelque large fleuve ; qui ne connaîtrait ses habitudes pourrait craindre que ce ne fût là pour lui un obstacle insurmontable : point du tout, il déploie ses ailes, s’élance et glisse comme un trait au-dessus du redoutable courant.

J’ai trouvé le troglodyte d’hiver dans les basses parties de la Louisiane et dans les Florides, en décembre et janvier ; mais jamais plus tard que la fin de ce dernier mois. Leur séjour dans ces contrées dépasse rarement trois mois ; ils en emploient deux autres, tant à bâtir leur nid qu’à élever leur couvée ; et, comme ils quittent le Labrador vers le milieu d’août, au plus tard, ils passent probablement plus de la moitié de l’année à voyager. Il serait intéressant de savoir si ceux qui nichent au long de la rivière Colombie, près l’océan Pacifique, visitent nos rivages de l’Atlantique. Mon ami T. Nuttall m’a dit en avoir vu élever leurs petits dans les bois qui bordent nos côtes du Nord-Ouest.

En passant à East-Port dans le Maine, lors de mon voyage au Labrador, j’y trouvai ces oiseaux extrêmement abondants, et en plein chant, bien que l’air fût toujours très froid, et même que des glaçons pendissent encore à chaque rocher (on était au 9 mai). Le 11 juin, ils se montrèrent non moins nombreux sur les îles de la Madeleine, et je ne me rendais pas trop compte de quelle manière ils avaient pu venir jusque-là ; mais les habitants me dirent qu’il n’y en paraissait aucun de tout l’hiver. Le 20 juillet enfin, je les retrouvai au Labrador, en me demandant de nouveau comment ils avaient fait pour atteindre ces rivages perdus et d’un si difficile accès. Était-ce en suivant le cours du Saint-Laurent, ou bien en volant d’une île à l’autre au travers du golfe ? Je les ai rencontrés dans presque tous les États de l’Union, où cependant je n’ai trouvé leur nid que deux fois : l’une près de la rivière Mohauk, dans l’État de New-York ; l’autre dans le grand marais de pins, en Pennsylvanie. Mais ils nichent en grand nombre dans le Maine, et probablement dans le Massachusetts, quoiqu’il y en ait peu qui passent l’hiver, même dans ce dernier État.

Je ne connais aucun oiseau de si petite taille, dont le chant ne le cède à celui du troglodyte d’hiver. Il est vraiment musical, souple, cadencé, énergique, plein de mélodie ; et l’on s’étonne qu’un son si bien soutenu puisse sortir d’un aussi faible organe. Quelle oreille y resterait insensible ? Lorsqu’il se fait entendre, ainsi qu’il arrive souvent, dans la sombre profondeur de quelque funeste marécage, l’âme se laisse aller à son charme puissant, et, par l’effet même du contraste, en éprouve d’autant plus de ravissement et de surprise. Pour moi, j’ai toujours mieux senti, en l’écoutant, la bonté de l’auteur de toutes choses, qui, dans chaque lieu sur la terre, a su placer quelque cause de jouissance et de bien-être pour ses créatures.

Une fois, je traversais la partie la plus obscure et la plus inextricable d’un bois, dans la grande forêt de pins, non loin de Maunchunk, en Pennsylvanie ; et je n’étais attentif qu’à me garantir des reptiles venimeux dont je craignais la rencontre en cet endroit, lorsque soudain les douces notes du troglodyte parvinrent à mon oreille, et produisirent en moi une émotion si délicieuse, qu’oubliant tout danger, je me lançai bravement au plus épais des broussailles, à la poursuite de l’oiseau dont le nid, je l’espérais, ne devait pas être loin. Mais lui, comme pour mieux me narguer, s’en allait tranquillement devant moi, choisissant les buissons les plus épineux, s’y glissant avec une prestesse étonnante, s’arrêtant pour pousser sa petite chanson près de moi, et l’instant d’après dans une direction tout opposée. Je commençais à en avoir assez de ce fatigant exercice, lorsqu’enfin je le vis se poser au pied d’un gros arbre, presque sur les racines, et l’entendis gazouiller quelques notes plus harmonieuses encore que toutes celles qu’il avait jusqu’alors modulées. Tout à coup, un autre troglodyte surgit comme de terre, à ses côtés, et disparut non moins subitement, avec celui que je poursuivais. Je courus à la place où ils venaient de se montrer, sans la perdre une minute de vue, et remarquai une protubérance couverte de mousse et de lichen, assez semblable à ces excroissances qui poussent sur les arbres de nos forêts, sauf cette différence qu’elle présentait une ouverture parfaitement ronde, propre et tout à fait lisse. J’introduisis un doigt dedans et ressentis bientôt quelques coups de bec, accompagnés de cris plaintifs. Plus de doute : j’avais, pour la première fois de ma vie, trouvé le nid de notre troglodyte d’hiver ! Je fis doucement sortir le gentil habitant de sa demeure, et en retirai les œufs à l’aide d’une sorte d’écope que j’avais façonnée pour cela. Je m’attendais à en trouver beaucoup, mais il n’y en avait que six ; et c’est le même nombre encore que je comptai dans l’autre nid de troglodyte sur lequel, plus tard, je parvins à mettre la main. Cependant le pauvre oiseau avait appelé son camarade, et, par leurs clameurs réunies, ils semblaient me supplier de ne pas ravir leur trésor. Plein de compassion, j’allais m’éloigner, lorsqu’une idée me frappa : c’est que je devais avant tout donner une exacte description du nid, et que pareille occasion ne me serait peut-être plus offerte. Croyez-moi, lecteur, quand je me résolus à sacrifier ce nid, c’était autant pour vous que pour moi. — Extérieurement, il mesurait sept pouces de haut sur quatre et demi de large ; l’épaisseur de ses murailles, composées de mousses et de lichen, était de près de deux pouces, de façon qu’à l’extérieur il offrait l’apparence d’une poche étroite dont la paroi était réduite à quelques lignes, du côté où elle se trouvait en contact avec l’écorce de l’arbre. Le bas de la cavité, jusqu’à moitié du nid, était garni de poil de lièvre, et sur le fond, ou nichette, avaient été étendues une demi-douzaine de ces larges plumes duveteuses que notre tétrao commun porte sous le ventre. Les œufs, d’un rouge tendre, rappelant la teinte pâlissante d’une rose dont la corolle commence à se flétrir, étaient marqués de points d’un brun rougeâtre et plus nombreux vers le gros bout.

Quant au second nid, je le trouvai près de Mohauk, et par un pur hasard. Un jour, au commencement de juin, vers midi, me sentant fatigué, je m’étais assis sur un rocher qui surplombait les eaux, et m’amusais, en me reposant, à voir se jouer des troupes de poissons. Le lieu était humide, et bientôt, la fraîcheur me portant au cerveau, je fus pris d’un violent éternuement dont le bruit fit partit un troglodyte de dessous mes pieds. Le nid, que je n’eus pas de peine à découvrir, était collé contre la partie inférieure du roc, et présentait les mêmes particularités de forme et de structure que le précédent ; mais il était plus petit, et les œufs, au nombre de six, renfermaient des fœtus déjà bien développés.

Les mouvements de cet intéressant oiseau sont vifs et décidés. Observez-le quand il cherche sa nourriture, comme il sautille, rampe et se glisse furtivement d’une place à l’autre, semblant indiquer que tout cet exercice n’est pour lui qu’un plaisir. À chaque instant il s’incline, la gorge en bas, de manière à toucher presque l’objet sur lequel il se tient ; puis, étendant tout d’un coup son pied nerveux que seconde l’action de ses ailes concaves et à moitié tombantes, il se redresse et s’élance, en portant sa petite queue constamment retroussée. Tantôt, par le creux d’une souche, il se faufile comme une souris ; tantôt, il s’accroche à la surface avec une singulière mobilité d’attitudes ; puis soudain il a disparu, pour se remontrer, la minute d’après, à côté de vous. Par moments, il prolonge son ramage sur un ton langoureux ; ou bien, une seule note brève et claire éclate en un tshick-tshick sonore, et pour quelques instants il garde le silence ; volontiers il se poste sur la plus haute branche d’un arbrisseau, ou d’un buisson qu’il atteint en sautant légèrement d’un rameau à l’autre ; pendant qu’il monte, il change vingt fois de position et de côté, il se tourne et se retourne sans cesse, et, lorsqu’enfin il a gagné le sommet, il vous salue de sa plus délicate mélodie ; mais une nouvelle fantaisie lui passe par la tête, et sans que vous vous en doutiez, en un clin d’œil, il s’est évanoui. Tel vous le voyez, toujours alerte et se trémoussant, mais surtout dans la saison des amours. En tout temps, néanmoins, lorsqu’il chante, il tient sa queue baissée. En hiver, quand il prend possession de sa pile de bois sur la ferme, non loin de la maisonnette du laboureur, il provoque le chat par ses notes dolentes ; et montrant sa fine tête par le bout des bûches au milieu desquelles il gambade en toute sûreté, le rusé met à l’épreuve la patience de Grimalkin.

Ce troglodyte se nourrit principalement d’araignées, de chenilles, de petits papillons et de larves. En automne, il se contente de baies molles et juteuses.

Ayant, dans ces dernières années, passé un hiver à Charleston, en compagnie de mon digne ami Bachman, je remarquai que ce charmant oiseau faisait son apparition dans cette ville et les faubourgs, au mois de décembre. Le 1er janvier, j’en entendis un en pleine voix, dans le jardin de mon ami, qui me dit qu’il ne se montre pas régulièrement chaque hiver dans ces contrées, et qu’on n’est sûr de l’y rencontrer que durant les saisons extrêmement rigoureuses.

Pour vous mettre mieux à même de comparer ses mœurs avec celles du troglodyte commun d’Europe (les mœurs des oiseaux ayant toujours été, comme vous le savez, le sujet de prédilection de mes études), je vous présente ici les observations que mon savant ami W. Mac Gillivray a faites sur ce dernier, en Angleterre.

« Chez nous, dit-il, le troglodyte n’émigre pas, et se trouve en hiver dans les parties les plus septentrionales de l’île, aussi bien que dans les Hébrides. Son vol consiste en un battement d’ailes rapide et continu, et, par suite, n’est pas onduleux, mais s’effectue en droite ligne. Il n’est pas non plus soutenu, d’ordinaire l’oiseau se contentant de voltiger d’un buisson ou d’une pierre à l’autre. Il se plaît surtout à côtoyer les murailles, parmi les fragments de rochers, au milieu des touffes d’ajoncs et le long des haies où il attire l’attention par la gentillesse de ses mouvements et la bruyante gaieté de son ramage. Quand il veut demeurer en place, il porte sa queue presque droite, et tout son corps s’agite par brusques secousses ; mais bientôt il repart en faisant de petits sauts, s’aidant en même temps des ailes, et s’accompagnant de son rapide et continuel chit, chit. Au printemps et en été, le gazouillement du mâle, qu’il répète par intervalles, est plein, riche et mélodieux. Même en automne et dans les beaux jours d’hiver, on peut souvent l’entendre précipiter les notes de sa chanson, si claires, si retentissantes et qui, toutes familières qu’elles sont, surprennent toujours, étant produites par un instrument aussi fragile.

« Durant la saison des œufs, les troglodytes se tiennent par couples, habituellement dans des lieux retirés, tels que les vallons couverts de broussailles, les bois moussus, le lit des ruisseaux, et les endroits rocailleux qu’ombragent et défendent des ronces, des épines ou d’autres buissons. Mais ils recherchent aussi les vergers, les jardins et les haies dans le voisinage immédiat de nos habitations dont même les plus sauvages s’approchent en hiver. Ils ne sont pas, à proprement parler, farouches, puisqu’ils se croient en sûreté à la distance de vingt ou trente mètres de l’homme ; néanmoins, lorsqu’ils voient quelqu’un s’avancer trop près, ils se cachent dans des trous, parmi des pierres ou des racines.

« Rien n’est plaisant à voir comme ce petit oiseau. Il est d’une humeur si charmante et si gaie ! Dans les jours sombres, les autres oiseaux paraissent tout mélancoliques ; quand il pleut, les moineaux et les pinsons restent silencieux sur la branche, les ailes pendantes et les plumes hérissées ; mais tous les temps sont bons pour le troglodyte ; les larges gouttes d’une pluie d’orage ne le mouillent pas davantage qu’une légère bruine venant de l’est ; et quand il regarde de dessous le buisson, ou qu’il présente sa tête par le creux du mur, ne semble-t-il pas aussi mignon, aussi propret que le jeune chat qui fait gros dos sur les tapis du parloir ?

« C’est vraiment un spectacle amusant que d’observer une famille de troglodytes qui vient de sortir du nid. En marchant à travers des ajoncs, des genêts ou des genévriers, vous êtes attiré vers quelque hallier d’où vous avez entendu s’élever un son doux, assez semblable à la syllabe chit plusieurs fois répétée ; le père et la mère troglodyte voltigent autour des jeunes rameaux ; et bientôt vous voyez un petit qui, d’une aile faible encore, mais en toute hâte, rentre sous le buisson, en poussant un cri étouffé. D’autres le suivent à la file ; tandis que les parents s’agitent, pleins d’alarme, aux environs, et font retentir leur bruyant chit, chit, dont les diverses intonations indiquent le degré de passion qui les anime. — En rase campagne, on peut facilement prendre un jeune troglodyte à la course ; et j’ai aussi entendu dire qu’un vieux ne tarde pas à être fatigué, par un temps de neige, alors qu’il ne trouve rien pour se cacher. Toutefois, même en pareil cas, il n’est pas aisé de ne jamais le perdre de vue, car au pied d’un monticule, le long d’une muraille ou dans une touffée, qu’il se rencontre le moindre trou, il s’y glisse à l’improviste, et, cheminant par-dessous la neige, ne reparaît qu’à une grande distance.

« Les troglodytes s’accouplent vers le milieu du printemps, et, dès les premiers jours d’avril, commencent à bâtir leur nid, dont la forme et les matériaux varient suivant la localité. Mon fils m’en a apporté un qui m’a paru d’un volume étonnant, comparé à la taille de l’architecte : il n’a pas moins de sept pouces de diamètre sur une hauteur de huit. Ayant été placé sur une surface plate, en dessous d’un banc, sa base en a pris naturellement la forme, et se compose de fougère sèche et d’autres plantes, mêlées à des feuilles d’herbe et à des végétaux ligneux. Les parois, à l’extérieur, sont construites des mêmes matériaux ; et l’intérieur, d’un diamètre de trois pouces, est parfaitement sphérique. Plus en dedans, la paroi ne présente que des mousses encore toutes vertes, et se trouve arc-boutée avec des feuilles de fougère et des brins de paille. Les mousses s’y entrelacent curieusement à des racines fibreuses ainsi qu’à du poil de différents animaux. Enfin, la surface tout à fait interne est lisse et compacte, comme du feutre très serré. Jusqu’à la hauteur de deux pouces, on y remarque une ample garniture de plumes larges et soyeuses, appartenant les unes, et pour la plupart, au pigeon sauvage, d’autres, au faisan, au canard domestique et même au merle. L’entrée, adroitement ménagée vers le haut, sur le côté, a la forme d’une arche surbaissée. Sa largeur, à la base, est de deux pouces ; sa hauteur, d’un pouce et demi. Le seuil, si je puis dire, se compose de brindilles très flexibles, de fortes tiges d’herbe et jeunes pousses, le reste étant feutré de la manière ordinaire. Il contenait cinq œufs, d’une forme ovale allongée, ayant huit lignes de long sur six de large ; le fond en était d’un blanc pur, avec quelques raies ou taches vers le gros bout, et d’un rouge clair.

« On trouve ces nids en différents endroits : très souvent dans un enfoncement, sous le rebord de quelque rive ; parfois dans une crevasse parmi des pierres, dans le trou d’un mur ou d’un vieux tronc, sous le toit de chaume d’un cottage ou d’un hangar, sur le faîte d’une grange, sur une branche d’arbre, soit qu’elle s’étende au long d’une muraille, ou croisse seule et sans appui ; enfin, parmi le lierre, les chèvrefeuilles, la clématite et autres plantes grimpantes. Quand le nid repose par terre, sa base et souvent tout l’extérieur se composent de feuilles et de brins de paille ; mais, lorsqu’il est autrement placé, le dehors est d’ordinaire plus lisse, mieux soigné, et principalement formé de mousse.

« Quant au nombre d’œufs qu’il contient, les auteurs ne sont pas d’accord. M. Weir dit que d’habitude il est de sept ou huit, mais qu’il peut monter jusqu’à seize ou dix-sept ; Robert Smith, un tisserand de Bathgate, m’a raconté qu’il y a quelques années, il trouva un de ces nids sur le bord d’un petit ruisseau, qui en contenait dix-sept ; et je tiens de James Baillie Esq., qu’en juin dernier, il en a retiré seize d’un autre qui était sur une sapinette. »

Permettez-moi maintenant, et toujours à propos du troglodyte d’Europe, de vous présenter une petite scène dont je dois la description à l’obligeance de mon ami, M. Thomas M’Culloch de Picton.

« Une après-midi, pendant ma résidence à Springvale, non loin de Hammersmith, je m’amusais à suivre de l’œil les évolutions d’un couple de poules d’eau qui prenaient leurs ébats, au bord de ces grands roseaux si communs dans les environs, lorsque mon attention se porta sur un troglodyte qui, un fétu dans le bec, s’était enfoncé tout à coup au milieu d’une petite haie, précisément au-dessous de la fenêtre où je me tenais en observation. Au bout de quelques minutes, l’oiseau reparut, et, prenant son vol vers un champ voisin où du vieux chaume avait été abandonné, il s’empara d’une seconde paille qu’il apporta juste à la même place où la première avait été déposée. Pendant deux heures à peu près, cette opération fut continuée avec la plus grande diligence ; puis, voulant se donner un peu de bon temps, il se posa sur la plus haute branche de la haie où il modula sa douce et joyeuse chanson qu’interrompit une personne qui vint à passer par là. De tout le reste de la soirée je n’aperçus plus mon petit architecte ; mais, dès le lendemain, son ramage m’attira de bonne heure à la fenêtre, et je le vis, quittant sa perche accoutumée, reprendre avec une nouvelle ardeur son travail de la veille. Dans l’après-midi, je n’eus pas le temps de m’occuper de ses allées et venues ; mais, d’un coup d’œil en passant, je pus m’assurer que, sauf les quelques minutes de relâche où son gazouillement frappait mon oreille, la construction avançait avec un degré d’activité en rapport avec l’importance de l’ouvrage. À la fin du deuxième jour, j’examinai l’état des choses, et reconnus que l’extérieur d’un vaste nid sphérique s’en allait terminé, et que tous les matériaux provenaient du vieux chaume, quoiqu’il fût tout noir et à moitié pourri. Dans l’après-midi du jour suivant, ses visites au chaume cessèrent ; il ne fit plus que voltiger et fredonner autour de son ouvrage, et, par ses chants prolongés et continuels, semblait plutôt se féliciter de ses progrès, que songer, pour le moment, à les pousser plus loin. Au soir, je trouvai l’extérieur du nid complètement achevé ; j’introduisis avec précaution mon doigt dedans : la doublure n’était point encore commencée, probablement à cause de l’humidité qu’avait conservée le chaume. J’y revins encore une demi-heure après, avec un de mes cousins : non seulement l’oiseau s’était aperçu que son nid avait été envahi, mais, à ma grande surprise, je reconnus que, dans sa colère, il en avait bouché l’entrée, pour en pratiquer une nouvelle du côté opposé de la haie. L’ouverture était fermée avec de la vieille paille, et le travail si proprement exécuté, qu’il ne restait plus de trace de l’ancienne porte. Tout cela, pourtant, était l’ouvrage d’un seul oiseau ; et durant tout le temps qu’il mit à bâtir, nous ne remarquâmes jamais d’autre troglodyte en sa compagnie. Dans le choix des matériaux aussi bien que dans l’emplacement du nid, il y avait quelque chose de vraiment curieux. Ainsi, bien qu’au fond et sur les côtés, le jardin fût bordé d’une haie épaisse dans laquelle il eût pu s’établir en parfaite sûreté, et que tout auprès fussent les étables avec une ample provision de paille fraîche, cependant il avait préféré le vieux chaume et la clôture du haut du jardin. Cette partie de la haie était jeune, maigre et séparée des bâtiments par un étroit sentier où passaient et repassaient sans cesse les domestiques ; mais les interruptions venant de ce côté lui étaient, je m’imagine, indifférentes, car, dérangé de ses occupations à chaque instant, je l’y voyais revenir de suite, et tout aussi confiant que s’il n’avait pas été troublé. Malheureusement tout son travail fut détruit par un étranger sans pitié ; mais il ne déserta pas pour cela la place, et se remit à charrier du vieux chaume avec autant de zèle et d’activité qu’auparavant. Cette fois, néanmoins, il prit si bien ses précautions et fit tant et tant de détours, que je ne pus jamais savoir où il avait caché son second nid.

« Le troglodyte d’hiver ressemble tellement au troglodyte d’Europe, que j’ai cru longtemps à leur identité ; mais des comparaisons faites avec soin sur un grand nombre d’individus m’ont appris qu’il existe entre eux certaines diversités constantes de coloration ; toutefois j’hésite encore, et n’oserais dire, avec une entière certitude, qu’ils sont spécifiquement différents. »

III.
Le pewee ou gobe-mouche brun

Les détails dont se compose la biographie de ce gobe-mouche sont, pour la plupart, si intimement unis avec les particularités de ma propre histoire, que, s’il m’était permis de m’écarter de mon sujet, ce volume serait consacré bien moins à la description et aux mœurs des oiseaux qu’aux impressions de jeunesse d’un homme qui a vécu, longues années, de la vie des bois, en Amérique. Quand j’étais jeune, en effet, je possédais une plantation sur les bords inclinés d’une crique, le perkioming. — Je crois avoir déjà dit son nom ; mais, plus que jamais cher à mon cœur, j’aime à le répéter encore. — Quel plaisir pour moi de m’égarer le long de ses rivages sinueux et couverts de rochers ! J’étais toujours sûr d’y voir quelque douce et belle fleur s’épanouir au soleil, et d’y rencontrer le vigilant roi-pêcheur en sentinelle à la pointe d’une pierre dont l’ombre se projetait au-dessus du limpide cristal des ondes. De temps en temps aussi passait l’orfraie, suivie d’un aigle à tête blanche ; et leurs mouvements gracieux, au sein des airs, emportaient ma pensée bien loin au-dessus d’eux, dans les régions du ciel les plus sereines, et me conduisaient ainsi délicieusement et en silence jusqu’au sublime auteur de toutes choses.

Comme la science qui nourrit la piété devient vivante et éloquente sans chercher les mots !

IV

Ces profondes et douces rêveries accompagnaient souvent mes pas à l’entrée d’une petite caverne creusée dans le roc solide par les mains de la nature. Elle était, du moins je la trouvais alors, suffisamment grande pour mes études : mon papier, mes crayons et parfois un volume des contes si naturels et si charmants d’Edgeworth ou des fables de la Fontaine m’y procuraient d’amples jouissances. C’est dans ce lieu que, pour la première fois, je vis, sous son vrai jour, toute la force de la tendresse paternelle chez les oiseaux ; c’est là que j’étudiai les mœurs du pewee ; c’est là que j’appris, de manière à ne plus l’oublier, que détruire le nid d’un oiseau ou lui arracher ses œufs et ses petits, c’est un acte d’une grande cruauté.

J’avais trouvé un nid de ce gobe-mouche à couleur terne, accroché contre le mur, immédiatement au-dessus de l’espèce d’arche qui servait d’entrée à cette paisible retraite. Je regardai dedans : il était vide, mais propre et en bon état, comme si les propriétaires absents comptaient y revenir avec le printemps. — Déjà sur chaque tige les bourgeons étaient gonflés ; quelques arbres même se paraient de fleurs ; mais la terre était encore couverte de neige, et, dans l’air, on sentait toujours le souffle glacial de l’hiver. Un matin, de bonne heure, je vins à ma grotte : les rayons brillants du soleil coloraient de riches teintes chaque objet autour de moi. Quand j’entrai, un bruit sourd au-dessus de ma tête me fit me retourner, et je vis s’envoler deux oiseaux qui furent se reposer tout près de là. — Les pewees étaient arrivés ! — J’en ressentis une vive joie ; et, craignant que ma présence ne troublât le joli couple, je sortis, non sans jeter souvent un regard en arrière. Ils étaient sans doute arrivés tout nouvellement, car ils paraissaient bien fatigués. On n’entendait point leur note plaintive ; leur huppe n’était pas redressée et les vibrations de leur queue, si remarquables dans cette espèce, semblaient faibles et languissantes. Il n’y avait encore que peu d’insectes, et je jugeai que l’affection qu’ils portaient à ce lieu avait dû, bien plus qu’aucun autre motif, déterminer leur prompt retour. À peine m’étais-je éloigné de quelques pas, que tous deux, d’un même accord6, ils glissaient de leur branche pour entrer dans la caverne. Je n’y revins plus de tout le jour, et, comme je ne les aperçus ni l’un ni l’autre aux environs, je supposai qu’ils devaient avoir passé la journée entière dans l’intérieur. Je conclus aussi qu’ils avaient gagné ce bienheureux port, soit de nuit, soit tout à fait à la pointe du jour. Des centaines d’observations m’ont prouvé, depuis, que cette espèce émigre toujours pendant la nuit.

Ne pensant plus qu’à mes petits pèlerins, le lendemain, de grand matin, j’étais à leur retraite, mais pas encore assez tôt pour les y surprendre. Longtemps avant d’arriver, mes oreilles furent agréablement saluées par leurs cris joyeux, et je les vis qui traversaient les airs de côté et d’autre, donnant la chasse à quelques insectes, à ras de la surface de l’eau. Ils étaient pleins d’entrain, volaient fréquemment dans la caverne, en ressortaient, et, se posant parfois à l’entrée, sur un arbre favori, semblaient engagés dans l’entretien le plus intéressant. Le léger frémissement de leurs ailes, les battements de leur queue, leur crête redressée, leur air propret, tout indiquait que la fatigue était oubliée, et qu’ils étaient reposés et heureux. Quand je parus dans la grotte, le mâle se précipita violemment à l’entrée, fit claquer plusieurs fois son bec avec un bruit strident, accompagnant cette action d’une note prolongée et tremblante dont je ne tardai pas à deviner le sens. Puis il vola dans l’intérieur et en ressortit avec une rapidité incroyable : on eût dit le passage d’une ombre.

Plusieurs jours de suite, je revins à la caverne, et je vis avec plaisir qu’à mesure que ces visites se multipliaient, les oiseaux, de leur côté, devenaient plus familiers. Une semaine ne s’était pas écoulée, qu’eux et moi nous étions sur un pied d’intimité complète. On était alors au 10 d’avril ; il n’y avait plus de neige et le printemps se trouvait avancé pour la saison. Ailes-rouges et étourneaux commençaient à paraître. Je m’aperçus que les pewees se mettaient à travailler à leur vieux nid. Désireux d’examiner les choses par moi-même, et de jouir de la société de cet aimable couple, je me déterminai à passer auprès d’eux la plus grande partie de mes journées. Ma présence ne les alarmait plus du tout ; ils apportèrent de nouveaux matériaux pour garnir leur nid, et le rendirent plus chaud en y ajoutant quelques moelleuses plumes d’oie qu’ils ramassaient le long de la crique. Leur chant alors, quand ils se rencontraient sur le bord du nid, se faisait remarquer par un petit gazouillement et des accents de joie que je n’ai jamais entendus dans aucune autre occasion : c’était, je m’imagine, la douce, la tendre expression du plaisir qu’ils se promettaient, et dont ils semblaient jouir par anticipation sur l’avenir. Leurs mutuelles caresses, si simples peut-être pour tout autre que moi, la manière délicate dont le mâle savait s’y prendre pour plaire à sa femelle, m’empêchaient d’en détacher mes yeux, et mon cœur en recevait des impressions que je ne puis oublier.

Un jour, la femelle demeura très longtemps dans le nid ; elle changeait fréquemment de position, et le mâle manifestait beaucoup d’inquiétude. Il descendait par moments auprès d’elle, se plaçait un instant à ses côtés, puis soudain se renvolait, pour revenir bientôt avec un insecte qu’elle prenait de son bec avec un air de reconnaissance. Environ vers trois heures de l’après-midi, le malaise de la femelle parut augmenter ; le mâle aussi témoignait d’une agitation qui n’était pas ordinaire, lorsque tout à coup la femelle se haussa sur ses pieds, regarda de côté sous elle, puis s’envola suivie de son époux attentif, et prit son essor haut dans les airs, en accomplissant des évolutions bien plus curieuses encore que toutes celles que j’avais observées. Ils passaient et repassaient au-dessus de l’eau, la femelle conduisant toujours le mâle qui reproduisait, après elle, toutes les capricieuses sinuosités de son vol. Je laissai les pewees à leurs ébats, et regardant dans le nid, j’y aperçus leur premier œuf, si blanc et d’une telle transparence (transparence qu’il perd, je crois, bientôt après être pondu), que cette vue me fit plus de plaisir que si j’eusse trouvé un diamant d’une égale grosseur. Ainsi, sous cette frêle enveloppe existait déjà la vie ; et dans quelques semaines, une créature faible, délicate et sans défense, mais parfaite en chacune de ses parties, allait briser la coquille et réclamer les plus doux soins et toute l’attention de ses parents qui n’existeraient que pour elle ! Cette pensée remplissait mon âme d’un suprême étonnement. De même, regardant vers les cieux, j’y cherchais, hélas ! en vain, l’explication d’un spectacle bien autrement grandiose, mais non plus merveilleux.

En six jours, six œufs furent pondus ; mais j’observai qu’à mesure que leur nombre augmentait, la femelle restait moins longtemps sur le nid. Le dernier fut déposé en quelques minutes. Serait-ce, me disais-je, une prévoyance, une loi de la nature, pour conserver les œufs frais jusqu’à la fin ? Et vous, cher lecteur, qu’en pensez-vous ? Il y avait une heure environ que la femelle avait quitté son dernier œuf, lorsqu’elle revint, se mit sur son nid, et après avoir, à plusieurs reprises, arrangé ses œufs sous sa plume, étendit un peu les ailes et commença doucement la tâche pénible de l’incubation.

Les jours passèrent l’un après l’autre. Je donnai des ordres formels pour que personne n’entrât dans la caverne, ni même n’en approchât, et pour qu’on ne détruisît aucun nid d’oiseau sur la plantation. Chaque fois que j’allais voir mes pewees, j’en trouvais toujours un sur le nid ; tandis que l’autre était à chercher de la nourriture, ou bien, perché dans le voisinage, remplissait l’air de notes bruyantes. Quelquefois j’étendais ma main presque jusque sur l’oiseau qui couvait ; et ils étaient devenus si gentils tous les deux, ou plutôt si bien apprivoisés avec moi, que, quoique je les touchasse pour ainsi dire, ni l’un ni l’autre ne bougeait ; pourtant la femelle faisait mine parfois de s’enfoncer un peu dans son nid ; mais le mâle me becquetait les doigts. Un jour, il s’élança du nid, comme bien en colère, voltigea plusieurs fois autour de la caverne en poussant ses notes plaintives et gémissantes, puis il revint prendre son poste.

En ce même temps, un second nid de pewee était accroché contre les solives de mon moulin, et un autre, sous un hangar dans ma cour aux bestiaux. Chaque couple, on n’en pouvait douter, avait marqué les limites de son propre domaine, et c’était bien rarement que l’un d’eux passait sur le territoire de son voisin. Ceux de la grotte cherchaient généralement leur nourriture, ou faisaient leurs évolutions si haut au-dessus du moulin, ou de la crique, que ceux du moulin ne les rencontraient jamais. Ceux de la cour se confinaient dans le verger, et ne troublaient pas davantage les autres. Cependant, quelquefois j’entendais distinctement les cris de tous les trois retentir au même moment ; alors, l’idée me vint qu’ils sortaient originairement du même nid. Je ne sais si je me trompais à cet égard ; mais du moins j’ai pu m’assurer depuis que les jeunes pewees élevés dans la grotte étaient revenus, le printemps suivant, s’établir un peu plus haut, sur la crique et les dépendances de ma plantation.

Dans une autre occasion, je vous donnerai de telles preuves de cette disposition qu’ont les oiseaux à revenir, avec leur progéniture, au lieu de leur naissance, que peut-être vous serez convaincu, comme je le suis en ce moment, que c’est précisément à cette tendance que chaque contrée doit l’augmentation qu’on remarque souvent parmi ses espèces, soit d’oiseaux, soit de quadrupèdes. Ils arrivent attirés par les nombreux avantages qu’ils y trouvent, à mesure que le pays devient plus ouvert et mieux cultivé. Mais reprenons l’histoire de nos pewees.

Au troisième jour, les petits étaient éclos. Un seul œuf n’avait rien produit, et la femelle, deux jours après la naissance de sa couvée, le poussa résolument hors du nid. Je l’examinai et reconnus qu’il contenait un embryon d’oiseau en partie desséché, et dont les vertèbres adhéraient entièrement à la coquille, ce qui avait dû causer sa mort. Jamais je n’ai vu d’oiseaux témoigner autant de sollicitude pour leur famille. Ils rentraient si souvent au nid avec des insectes, qu’il me semblait que les petits croissaient à vue d’œil. Les parents ne me regardaient plus comme un ennemi, et venaient souvent se poser tout près de moi, comme si j’eusse été l’un des rochers de la caverne. Fréquemment je m’enhardissais jusqu’à prendre les jeunes dans ma main ; plusieurs fois même, j’ôtai du nid toute la famille, pour le nettoyer des débris de plumes qui les gênaient. Je leur attachai de petits cordons aux pattes, mais ils ne manquaient pas de s’en débarrasser avec leur bec ou l’assistance de leurs parents. J’en remis d’autres, jusqu’à ce qu’ils s’y fussent entièrement habitués ; et à la fin, quand arriva le moment où ils allaient quitter le nid, je fixai à la patte de chacun d’eux un léger fil d’argent, assez lâche pour ne pas les blesser, mais cependant arrangé de façon qu’aucun de leurs mouvements ne pût le défaire.

Seize jours s’étaient écoulés, lorsque la couvée prit l’essor. Les vieux oiseaux, mettant le temps à profit, commencèrent aussitôt à préparer de nouveau le nid. Bientôt il reçut une deuxième ponte ; et, au commencement d’août, une seconde couvée faisait son apparition.

Les jeunes se retiraient de préférence dans les bois, comme s’y sentant plus en sûreté que dans les champs. Mais, avant leur départ, ils paraissaient convenablement forts, et n’oublièrent pas de faire de longues sorties en plein air, sur toute l’étendue de la crique et des campagnes environnantes. Le 8 octobre, il ne restait plus un seul pewee sur la plantation ; mes petits compagnons étaient tous partis pour leur grand voyage. Cependant, quelques semaines plus tard, j’en vis arriver du nord, et qui s’arrêtèrent un moment, comme pour se reposer ; puis ils continuèrent aussi dans la direction du sud. À l’époque qui ramène ces oiseaux en Pennsylvanie, j’eus la satisfaction de revoir ceux de l’année précédente, dans ma caverne et aux environs ; et là, toujours dans le même nid, deux nouvelles couvées s’élevèrent. Plus haut, à quelque distance sur la crique, je trouvai, sous un pont, d’autres nids de pewees, et plusieurs, dans les prairies adjacentes, étaient attachés à la partie intérieure de quelques hangars qu’on y avait construits pour serrer le foin. Ayant pris un certain nombre de ces oiseaux sur le nid, je reconnus avec plaisir deux de ceux qui portaient à la patte le petit fil d’argent.

Je fus, sur ces entrefaites, obligé de me rendre en France où je demeurai deux ans. À mon retour, dans le commencement du mois d’août, je trouvai trois jeunes pewees dans la caverne ; mais ce n’était plus le nid que j’y avais laissé lors de mon départ. Il avait été arraché de la voûte, et le nouveau était fixé un peu au-dessus de la place qu’occupait l’ancien. J’observai aussi que l’un des parents était très sauvage, tandis que l’autre me laissait approcher à quelques pas. C’était le mâle ; je soupçonnai alors que la première femelle avait payé sa dette à la nature. M’étant informé au fils du fermier, j’appris qu’effectivement il l’avait tuée avec quatre de ses petits, pour servir d’appât à ses hameçons. Le mâle alors avait amené une autre femelle dans la grotte. Aussi longtemps que la plantation de mill-grove m’appartint, il y eut toujours un nid de pewee dans ma retraite ; mais, quand je l’eus vendue, la caverne fut détruite, et l’on démolit les rochers majestueux des bords de la crique. Leurs débris servirent à élever un nouveau barrage dans le perkioming.

Ces pewees aiment si particulièrement à accrocher leurs nids contre la paroi des roches caverneuses, que le nom qui leur conviendrait le mieux serait celui de gobe-mouches des rochers. Partout où ces sortes de rochers existent, j’ai vu ou entendu de ces oiseaux durant la saison des œufs. Je me rappelle qu’une fois en Virginie, je voyageai avec un ami qui m’engagea à me détourner un peu de notre route pour visiter le fameux pont, ouvrage de la nature, que l’on remarque dans cet État. Mon compagnon, qui déjà plusieurs fois avait passé dessus, s’offrit à parier qu’il me conduirait jusqu’au beau milieu, sans même que je me fusse douté de son existence. On était au commencement d’avril, et d’après la description du lieu, telle que je l’avais vue dans les livres, j’étais certain qu’il devait être fréquenté par des pewees. Je tins la gageure, et nous voilà partis au trot de nos chevaux, moi désirant beaucoup me prouver ici encore, qu’à force d’appliquer son esprit à un sujet, on peut finir tôt ou tard par le bien connaître. Je prêtais l’oreille aux chants des différents oiseaux ; enfin, j’eus la satisfaction de distinguer le cri du pewee. J’arrêtai mon cheval pour juger de la distance à laquelle l’oiseau pouvait être, puis, après un moment de réflexion, je dis à mon ami que le pont n’était pas à plus de cent pas de nous, bien qu’il nous fût tout à fait impossible de l’apercevoir. Mon ami resta stupéfait : « Comment avez-vous pu le savoir ? me demanda-t-il, car vous ne vous trompez pas. — Simplement, lui répondis-je, parce que j’ai entendu le chant du pewee, et que cela m’annonce que, non loin, il doit y avoir une caverne ou quelque crique aux roches profondes. » Nous avançâmes ; les pewees s’élevèrent en troupe de dessous le pont ; je le lui montrai du doigt, et de cette manière gagnai mon pari.

Cette règle d’observation, je l’ai toujours reconnue à la preuve, pour être réciproquement vraie, comme on dit en arithmétique : qu’on me donne la nature d’un terrain quelconque, boisé ou découvert, haut ou bas, sec ou mouillé, en pente vers le nord ou vers le sud, et quelle qu’en soit la végétation, grands arbres, essences spéciales ou simples broussailles ; et d’après ces seules indications, je me fais fort de vous dire, presque à coup sûr, quelle est la nature de ses habitants.

Le vol de ce gobe-mouche est une succession de courtes saccades interrompues cependant par quelques mouvements plus soutenus. Lent, quand l’oiseau le prolonge à une certaine distance, il devient assez rapide lorsqu’il poursuit la proie. Parfois il monte perpendiculairement du lieu où il est perché pour attraper un insecte, puis revient se poser sur quelque branche sèche d’où il peut inspecter les environs. Il avale sa proie d’un seul morceau, à moins qu’elle ne se trouve trop grosse ; quelquefois il lui donne la chasse très longtemps, mais rarement sans l’atteindre. Quand il s’arrête sur la branche, c’est d’un air fier et résolu ; il se redresse à la manière des faucons, jette un regard autour de lui, se secoue les ailes en frémissant, et fouette de la queue qui se meut comme par un ressort. Sa crête touffue est généralement relevée, et son apparence propre, sinon élégante. — Le pewee a ses stations préférées et dont il s’écarte rarement : souvent il choisit le haut d’un pieu servant de clôture au bord de la route ; de là, il glisse dans toutes les directions, ensuite regagne son poste d’observation qu’il garde durant de longues heures, au soir et au matin. Le coin du toit, dans la grange, lui convient également bien ; et, si le temps est beau, on le verra perché sur la dernière petite branche sèche de quelque grand arbre. Pendant la chaleur du jour, il repose sous l’ombrage des bois ; en automne, il recherche la tige de la molène, et quelquefois l’angle aigu d’un rocher se projetant sur un ruisseau. De temps à autre, il descend par terre pour n’y rester qu’un moment ; c’est ce qu’il fait surtout en hiver, dans nos États du Sud, où il passe généralement cette saison ; ou bien encore au printemps, lorsqu’il est occupé à ramasser les matériaux dont se compose son nid.

J’ai trouvé ce gobe-mouche en hiver, dans les Florides, aussi vivant, aussi gai et chantant aussi bien qu’en aucun temps ; de même, dans la Louisiane et les Carolines, principalement sur les champs de coton. Cependant, à ma connaissance, il ne niche jamais au midi de Charleston, dans la Caroline du Sud, et par exception seulement dans les parties basses de cet État. Ceux qui s’en vont quittent la Louisiane en février, pour y revenir en octobre. Durant l’hiver, ils se nourrissent, en attendant mieux, de baies de différentes sortes ; très adroits à découvrir les insectes empalés sur les épines par la pie-grièche de la Caroline, ils les dévorent avec avidité. Je trouvai quelques-uns de ces pewees sur les îles de la Madeleine, et les côtes du Labrador et de Terre-Neuve.

Le nid a quelque ressemblance avec celui de l’hirondelle de fenêtre : l’extérieur consiste en terre gâchée, au milieu de laquelle sont solidement enchevêtrées des herbes ou mousses de diverses espèces, déposées par couches régulières. Il est garni de radicules fibreuses, ou de petites hachures d’écorce de vigne, de laine, de crins, et parfois d’un peu de plume. Le plus grand diamètre, à l’entrée, est de cinq à six pouces, sur quatre à cinq de profondeur. Les deux oiseaux travaillent alternativement à apporter des pelotes de boue ou de terre humide mêlée avec de la mousse dont ils disposent la plus grande partie au dehors, et quelquefois tout l’extérieur semble en être entièrement formé. La construction est fortement attachée contre un mur, un rocher, les poutres d’une maison, etc. Dans les landes du Kentucky, j’ai vu des nids fixés à la paroi de ces trous singuliers qu’on appelle sink holes, et qui s’enfoncent jusqu’à vingt pieds au-dessous de la surface du sol. J’ai remarqué que, lorsque les pewees reviennent au printemps, ils consolident leur ancienne habitation par des additions aux parties extérieures adhérentes au roc ; c’est pour l’empêcher de tomber, ce qui lui arrive cependant quelquefois, lorsqu’elle date de plusieurs années. On en a vu, dans l’État du Maine, prendre possession du nid de l’hirondelle républicaine (hirundo fulva). Ils pondent de quatre à six œufs, d’une forme ovale, et d’un blanc pur, avec quelques points rougeâtres près du gros bout. »

V

Quand il quitte l’homme pour décrire et colorier l’oiseau, Audubon surpasse Chateaubriand dans Atala, ce poète qui ne fut que le précurseur du naturaliste dans les forêts de l’Amérique et qui introduisit cependant une note nouvelle dans la gamme de la poésie en France.

Lisez cette description langoureuse des amours et des chants de l’oiseau moqueur :

Quand le chant d’amour de l’oiseau moqueur perce les feuillages du magnolia de la Louisiane au vaste tronc et à l’immense coupole de verdure, l’Européen qui se rappelle l’hymne nocturne du rossignol tapi sous l’ombre des chênes ressent un secret mépris pour ce qu’il admirait autrefois. La bignonia et les vignes rampantes s’enlacent autour des gros arbres, les dépassent, les couronnent, retombent en festons. Un parfum éthéré embaume l’air ; partout des fleurs, des grappes mûrissantes, des corymbes vermeils, une atmosphère tiède et enivrante. Vous diriez que la nature, embarrassée de ses richesses, s’est arrêtée un jour pour les répandre de son sein sur cet heureux pays. Levez les yeux : sur une branche du grand arbre repose l’oiseau femelle. Le mâle, aussi léger que le papillon, décrit autour d’elle des cercles rapides, remonte, redescend, remonte encore…

VI

Mais voici le plus beau des drames de ce Shakespeare de la nature. Écoutez :

Le Fugitif.

Jamais je n’oublierai l’impression produite sur mon esprit par la rencontre qui fait le sujet de cet article, et je ne doute pas que la relation que j’en vais donner n’excite dans celui de mon lecteur des émotions de plus d’un genre.

C’était dans l’après-midi d’une de ces journées étouffantes où l’atmosphère des marécages de la Louisiane se charge d’émanations délétères ; il se faisait tard et je regagnais ma maison encore éloignée, ployant sous la charge de cinq ou six ibis des bois, et de mon lourd fusil dont le poids, même en ce temps où mes forces étaient encore entières, m’empêchait d’avancer bien rapidement. J’arrivai sur les bords d’un bayou qui n’avait guère que quelques pas de large ; mais ses eaux étaient si bourbeuses que je n’en pouvais distinguer la profondeur, et je ne jugeai pas prudent de m’y aventurer avec mon fardeau. En conséquence, saisissant chacun de mes gros oiseaux, je les lançai l’un après l’autre sur la rive opposée, puis mon fusil, ma poire à poudre et mon carnier, et, tirant du fourreau mon couteau de chasse pour me défendre, s’il en était besoin, contre les alligators, j’entrai dans l’eau, suivi de mon chien fidèle. Je marchais avec précaution et lentement, Platon nageait auprès de moi, épuisé de chaleur et profitant de la fraîcheur du liquide élément qui calmait sa fatigue. L’eau devenait plus profonde en même temps que la fange de son lit ; je redoublai de prudence, et je pus enfin atteindre le bord.

À peine commençais-je à m’y raffermir sur mes pieds que mon chien accourut vers moi, avec toutes les apparences de la terreur. Ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, il grinçait des dents avec une expression de haine, et ses intentions se manifestaient par un sourd grognement. Je crus que tout cela provenait simplement de ce qu’il avait éventé la trace d’un ours ou de quelque loup ; et déjà j’apprêtais mon fusil, lorsque j’entendis une voix de stentor me crier : « Halte-là, ou la mort ! » Un tel qui-vive au milieu de ces bois était bien fait pour surprendre. Du même coup je relevai et j’armai mon fusil ; je n’apercevais point encore l’individu qui m’avait intimé un ordre si péremptoire, mais j’étais déterminé à combattre avec lui pour mon libre passage sur notre libre terre.

Tout à coup un grand nègre solidement bâti s’élança des épaisses broussailles où jusques alors il s’était tenu caché, et, renforçant encore sa grosse voix, me répéta sa formidable injonction. Que mon doigt eût pressé la détente, et c’était fait de sa vie ; mais, m’étant aperçu que ce qu’il dirigeait sur ma poitrine n’était qu’une espèce de mauvais fusil qui ne pourrait jamais faire feu, je me sentis au fond assez peu effrayé de ses menaces et ne crus pas nécessaire d’en venir aux extrémités. Je remis mon fusil à côté de moi, fis doucement signe à mon chien de rester tranquille, et demandai à cet homme ce qu’il voulait.

Ma condescendance et l’habitude de la soumission qu’avait ce malheureux produisirent leur effet : « Maître, dit-il, je suis un fugitif ; je pourrais peut-être vous tuer ! mais Dieu m’en garde ! car il me semble le voir lui-même en ce moment, prêt à prononcer son jugement contre moi, pour un tel forfait. C’est moi maintenant qui implore votre merci ; pour l’amour de Dieu, maître, ne me tuez pas. — Et pourquoi, lui répondis-je, avez-vous déserté vos quartiers où vous seriez certainement plus à l’aise que dans ces affreux marais ? — Maître, mon histoire est courte, mais elle est triste. Mon camp ne se trouve pas loin d’ici ; et comme je sais que vous ne pouvez regagner votre demeure, ce soir, si vous consentez à me suivre, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez en parfaite sûreté jusqu’à demain matin. Alors, si vous le permettez, je me chargerai de vos oiseaux et vous remettrai dans votre route. »

Les grands yeux intelligents du nègre, ses manières franches et polies, le ton de sa voix, m’invitaient, toute réflexion faite, à tenter l’aventure. Et comme j’avais conscience de le valoir tout au moins, et d’avoir en plus mon chien pour me seconder, je lui répondis que je voulais bien le suivre. Il remarqua l’emphase avec laquelle je prononçai ces derniers mots, et parut en comprendre si profondément la portée que, se tournant vers moi, il me dit : « Voici, maître, prenez mon grand couteau ; tandis que, vous le voyez, moi je jette l’amorce et la pierre de mon fusil. » Lecteur, je restai confondu ! c’en était trop : je refusai de prendre son couteau, et lui dis de garder son fusil en état, pour le cas où nous rencontrerions un couguar ou un ours.

La générosité se retrouve partout. Le plus grand monarque reconnaît son empire, et tous, autour de lui, depuis ses plus humbles serviteurs jusqu’aux nobles orgueilleux qui environnent son trône, subissent à certains moments la toute-puissance de ce sentiment. Je tendis cordialement ma main au fugitif. « Merci, maître », me dit-il, et il me la serra de façon à me convaincre de la bonté de son cœur, et aussi de la force de son poignet. À partir de ce moment, nous fîmes tranquillement route ensemble à travers les bois. Mon chien vint le flairer à plusieurs reprises ; mais, entendant que je lui parlais de mon ton de voix ordinaire, il nous quitta, et se mit à faire ses tours non loin de nous, prêt à revenir au premier coup de sifflet. Tout en marchant, j’observais que le nègre me guidait vers le soleil couchant, dans une direction tout opposée à celle qui conduisait chez moi. Je lui en fis la remarque ; et lui, avec la plus grande simplicité, me répondit : « C’est uniquement pour notre sûreté. »

Après quelques heures d’une course pénible, où nous eûmes à traverser plusieurs autres petites rivières au bord desquelles il s’arrêtait toujours, pour jeter de l’autre côté son fusil et son couteau, attendant que je fusse passé le premier, nous arrivâmes sur la limite d’un immense champ de cannes, où j’avais tué auparavant bon nombre de daims. Nous y entrâmes, comme je l’avais fait souvent moi-même, tantôt debout, tantôt marchant à quatre pieds ; mais il allait toujours devant moi, écartant de côté et d’autre les tiges entrelacées ; et chaque fois que nous rencontrions quelque tronc d’arbre, il m’aidait à passer par-dessus avec le plus grand soin. À sa manière de connaître le bois, je fus bientôt convaincu que j’avais affaire à un véritable Indien ; car il se dirigeait aussi juste en droite ligne qu’aucun Peau-rouge avec lequel j’eusse jamais fait route.

Tout à coup il poussa un cri fort et perçant, assez semblable à celui d’un hibou ; et j’en fus tellement surpris, qu’à l’instant même mon fusil se releva. « Ce n’est rien, maître, je donne seulement le signal de mon retour à ma femme et à mes enfants. » Une réponse du même genre, mais tremblante et plus douce, nous revint bientôt, prolongée entre les cimes des arbres. Les lèvres du fugitif s’entrouvrirent avec une expression de joie et d’amour ; l’éclatante rangée de ses dents d’ivoire semblaient envoyer un sourire à travers l’obscurité du soir qui s’épaississait autour de nous. « Maître, me dit-il, ma femme, bien que noire, est aussi belle, pour moi, que la femme du président l’est à ses yeux ; c’est ma reine, et je regarde mes enfants comme autant de princes. Mais vous allez les voir, car ils ne sont pas loin, Dieu merci ! »

Là, au beau milieu du champ de cannes, je trouvai un camp régulier. On avait allumé un petit feu, et sur les braises grillaient quelques larges tranches de venaison. Un garçon de neuf à dix ans soufflait les cendres qui recouvraient des pommes de terre de bonne mine ; divers articles de ménage étaient disposés soigneusement à l’entour, et un grand tapis de peaux d’ours et de daim semblait indiquer le lieu de repos pour toute la famille. La femme ne leva point ses yeux vers les miens, et les petits, il y en avait trois, se retirèrent dans un coin, comme autant de jeunes ratons qu’on vient de prendre. Mais le fugitif, plus hardi et paraissant heureux, leur adressa des paroles si rassurantes, que bientôt les uns et les autres semblèrent me regarder comme envoyé par la Providence pour les retirer de toutes leurs tribulations. On s’empara de mes hardes que l’on suspendit pour les faire sécher ; le nègre me demanda si je voulais qu’il nettoyât et graissât mon fusil, je le lui permis, et pendant ce temps la femme coupait une large tranche de venaison pour mon chien que les enfants s’amusaient déjà à caresser.

Lecteur, réfléchissez à ma situation. J’étais à dix milles, au moins, de chez moi, à quatre ou cinq de la plantation la plus rapprochée, dans un camp d’esclaves fugitifs, et entièrement à leur discrétion ! Involontairement mes yeux suivaient leurs mouvements ; mais, croyant reconnaître en eux un profond désir de faire de moi leur confident et leur ami, je me relâchai peu à peu de ma défiance, et finis par mettre de côté tout soupçon. La venaison et les pommes de terre avaient un air bien tentant, et j’étais dans une position à trouver excellent un ordinaire beaucoup moins savoureux. Aussi, lorsqu’ils m’invitèrent humblement à faire honneur aux mets qui étaient devant nous, j’en pris ma part d’aussi bon cœur que je l’aie jamais fait de ma vie.

Le souper fini, le feu fut complètement éteint, et l’on plaça une petite lumière de pommes de pin dans une calebasse qu’on avait creusée. Je m’apercevais bien que le mari et la femme avait grande envie de me communiquer quelque chose ; moi de même, désormais libre de tout crainte, je désirais les voir se décharger le cœur. Enfin le fugitif me raconta l’histoire dont voici la substance :

Il y avait environ huit mois qu’un planteur des environs, ayant éprouvé quelques pertes, avait été obligé de vendre ses esclaves aux enchères. On connaissait la valeur de ses nègres ; et, au jour dit, le crieur les avait exposés soit par petits lots, soit un à un, suivant qu’il le jugeait plus avantageux à leur propriétaire. Le fugitif, qu’on savait avoir le plus de valeur, après sa femme, fut mis en vente à part, et poussé à un prix excessif. Pour la femme, qui vint ensuite et seule aussi, on en demanda huit cents dollars qui furent sur-le-champ comptés. Enfin arriva le tour des enfants, et à cause de leur race on les porta à de hauts prix. Le reste des esclaves fut vendu, chacun en raison de sa propre valeur.

Le fugitif eut la chance d’être adjugé à l’intendant de la plantation ; la femme fut achetée par un individu demeurant à environ cent milles de là ; et les enfants se virent dispersés en différents endroits, le long de la rivière. Le cœur de l’époux et du père défaillit sous cette dure calamité. Quelque temps il souffrit d’un désespoir profond, sous son nouveau maître ; mais, ayant retenu dans sa mémoire le nom des diverses personnes qui avaient acheté chacune une partie de sa chère famille, il feignit une maladie, si l’on peut appeler feint l’état d’un homme dont les affections avaient été si cruellement brisées, et refusa de se nourrir pendant plusieurs jours, regardé de mauvais œil par l’intendant, qui lui-même se trouvait frustré dans ce qu’il avait considéré comme un bon marché.

Une nuit d’orage, pendant que les éléments se déchaînaient dans toute la fureur d’une véritable tourmente, le pauvre nègre s’échappa. Il connaissait parfaitement tous les marécages des environs, et se dirigea en droite ligne vers la cannaie au centre de laquelle j’avais trouvé son camp. L’une des nuits suivantes, il gagna la résidence où l’on retenait sa femme, et la nuit d’après il l’emmenait ; puis, l’un après l’autre, il réussit à dérober ses enfants, jusqu’à ce qu’enfin furent réunis sous sa protection tous les objets de son amour.

Pourvoir aux besoins de cinq personnes n’était pas tâche facile dans ces lieux sauvages : d’autant plus qu’au premier signal de l’étonnante disparition de cette famille extraordinaire, ils se virent traqués de tous côtés, et sans relâche. La nécessité, comme on dit, fait sortir le loup du bois. Le fugitif semblait avoir bien compris ce proverbe, car pendant la nuit il s’approchait de la plantation de son premier maître, où il avait toujours été traité avec une grande bonté. Les serviteurs de la maison le connaissaient trop bien pour ne pas l’aider par tous les moyens en leur pouvoir, et chaque matin il s’en revenait à son camp avec d’amples provisions. Un jour qu’il était à la recherche de fruits sauvages, il trouva un ours mort devant le canon d’un fusil qu’on avait mis là tout exprès en affût. Il ramassa l’arme et le gibier et les emporta chez lui. Ses amis de la plantation s’y prirent de manière à lui procurer quelques munitions, et dans les jours sombres et humides il s’aventura d’abord à chasser autour de son camp. Actif et courageux, il devint peu à peu plus hardi et se hasarda plus au large en quête de gibier. C’était dans une de ces excursions que je venais de le rencontrer. Il m’assura que le bruit que j’avais fait en traversant le bayou l’avait empêché de tuer un beau daim. « Il est vrai, ajouta-t-il, que mon vieux mousquet rate bien souvent. »

Les fugitifs, quand ils m’eurent confié leur secret, se levèrent tous deux de leur siège, et les yeux pleins de larmes : « Bon maître, au nom de Dieu, faites quelque chose pour nous et nos enfants ! » me dirent-ils en sanglotant. Et pendant ce temps, leurs pauvres petits dormaient d’un profond sommeil, dans la douce paix de leur innocence ! Qui donc aurait pu entendre un pareil récit sans émotion ? Je leur promis de tout mon cœur de les aider. Tous deux passèrent la nuit debout pour veiller sur mon repos ; et moi, je dormis serré contre leurs marmots, comme sur un lit du plus moelleux duvet.

Le jour éclata si beau, si pur, si joyeux, que je leur dis que le ciel même souriait à leur espérance, et que je ne doutais pas de leur obtenir un plein pardon. Je leur conseillai de prendre leurs enfants avec eux, et leur promis de les accompagner à la plantation de leur premier maître. Ils obéirent avec empressement ; mes ibis furent accrochés autour du camp, et, comme un memento de la nuit que j’y avais passée, je fis une entaille à plusieurs arbres ; après quoi je dis adieu, peut-être pour la dernière fois, à ce champ de cannes, et bientôt nous arrivâmes à la plantation. Le propriétaire, que je connaissais très bien, me reçut avec cette généreuse bonté qui distingue les planteurs de la Louisiane. Une heure ne s’était pas écoulée, que le fugitif et sa famille se voyaient réintégrés chez lui ; peu de temps après, il les racheta de leurs propriétaires, et les traita avec la même bonté qu’auparavant. Ils purent donc encore être heureux, comme le sont généralement les esclaves dans cette contrée, et continuer à nourrir l’un pour l’autre ce tendre attachement, source de leurs infortunes, mais aussi en définitive de leur bonheur. J’ai su que, depuis, la loi avait défendu de séparer ainsi les esclaves d’une même famille sans leur consentement.

VII

L’hirondelle d’Europe a sa sœur en Amérique.

L’hirondelle de cheminée, ou martinet d’Amérique.

Du moment que l’hirondelle a trouvé dans nos maisons tant de commodités pour y établir son nid, on l’a vue abandonner avec une sagacité vraiment remarquable ses anciennes retraites dans le creux des arbres, et prendre possession de nos cheminées, ce qui, sans aucun doute, lui a valu le nom sous lequel on la connaît généralement. Je me rappelle parfaitement bien le temps où, dans le bas Kentucky, dans l’Indiana et l’Illinois, ces oiseaux choisissaient encore très souvent, pour nicher, les excavations des branches et des vieux troncs ; et telle est l’influence d’une première habitude, que c’est toujours là que, de préférence, ils reviennent, non seulement pour chercher un abri, mais aussi pour élever leurs petits, spécialement dans ces parties isolées de notre pays qu’on peut à peine dire habitées. Alors les hirondelles se montrent aussi délicates pour le choix d’un arbre qu’elles le sont ordinairement dans nos villes pour le choix de la cheminée où elles veulent fixer temporairement leur demeure : des sycomores d’une taille gigantesque et que ne soutient plus qu’une simple couche d’écorce et de bois, sont ceux qui semblent leur convenir le mieux. Partout où j’ai rencontré de ces vénérables patriarches des forêts, que la décadence et l’âge avaient ainsi rendus habitables, j’ai toujours trouvé des nids d’hirondelles qui elles-mêmes continuaient d’y vivre jusqu’au moment de leur départ. Ayant fait couper un arbre de cette espèce, j’ai compté dans l’intérieur du tronc une cinquantaine de ces nids, et, de plus, chaque branche creuse en renfermait un.

Le nid, qu’il soit placé dans un arbre ou dans une cheminée, se compose de petites branches sèches que l’oiseau se procure d’une façon assez singulière. Si vous regardez les hirondelles tandis qu’elles sont en l’air, vous les voyez tournoyer par bandes autour de la cime de quelque arbre qui dépérit, s’il n’est déjà tout à fait mort : on les dirait occupées à poursuivre les insectes dont elles font leur proie ; leurs mouvements sont extrêmement rapides. Tout à coup elles se jettent le corps contre la branche, s’y accrochent avec leurs pattes, puis, par une brusque secousse, la cassent net, et se renvolent en l’emportant à leur nid. La frégate pélican a souvent recours à la même manœuvre, seulement elle saisit les petits bâtons dans son bec, au lieu de les tenir avec ses pieds.

C’est au moyen de sa salive que l’hirondelle fixe ces premiers matériaux sur le bois, le roc ou le mur d’une cheminée ; elle les arrange en rond, les croise, les entrelace, pour étendre à l’extérieur les bords de son ouvrage ; le tout est pareillement englué de salive qu’elle répand autour, à un pouce ou plus, pour mieux l’assujettir et le consolider. Quand le nid est dans une cheminée, sa place est généralement du côté de l’est, et à une distance de cinq à huit pieds de l’entrée. Mais dans le creux d’un arbre, où toutes nichent en communauté, il se trouve plus haut ou plus bas, suivant la convenance générale. La construction, assez fragile du reste, cède de temps à autre, soit sous le poids des parents et des jeunes, soit emportée par un flot subit de pluie, cas auxquels ils sont tous ensemble précipités par terre. — On y compte de quatre à six œufs d’un blanc pur, et il y a deux couvées par saison.

Le vol de cette hirondelle rappelle celui du martinet d’Europe ; mais il est plus vif, quoique bien soutenu. C’est une succession de battements assez courts, si l’on en excepte pourtant la saison où l’heureux couple prélude aux amours : car on les voit alors comme nager tous les deux, les ailes immobiles, glissant dans les airs avec un petit gazouillement aigu, et la femelle ne cessant de recevoir les caresses du mâle. En d’autres temps, ils planent au large, à une grande hauteur, au-dessus des villes et des forêts ; puis, avec la saison humide, reviennent voler à ras du sol, et on les voit écumer l’eau pour boire et se baigner. Quand ils vont pour descendre dans un trou d’arbre ou une cheminée, leur vol, toujours rapide, s’interrompt brusquement comme par magie ; en un instant ils s’abattent en tournoyant et produisent avec leurs ailes un tel bruit, qu’on croirait entendre dans la cheminée le roulement lointain du tonnerre. Jamais ils ne se posent sur les arbres ni sur le sol. Si l’on prend une de ces hirondelles et qu’on la mette par terre, elle fait de gauches efforts pour s’échapper et peut à peine se mouvoir. J’ai lieu de croire que parfois, la nuit, il arrive aux parents de s’envoler et aux jeunes de prendre de la nourriture : car j’ai entendu le frou-frou d’ailes des premiers et les cris de reconnaissance des seconds, durant des nuits calmes et sereines.

Quand les petits tombent par accident, ce qui arrive aussi quelquefois, bien que le nid reste en place, ils parviennent à y remonter à l’aide de leurs griffes aiguës, en élevant un pied, puis l’autre, et en s’appuyant sur leur queue. Deux ou trois jours avant d’être en état de s’envoler, ils grimpent en haut du mur, jusqu’auprès de l’ouverture de la cheminée à l’abri de laquelle ils ont grandi. Un observateur pourra reconnaître ce moment, en voyant les parents passer et repasser au-dessus de l’extrémité du tuyau sans y entrer. C’est la même chose, quand ils ont été élevés dans un arbre.

Dans nos villes, les hirondelles choisissent d’abord une cheminée spéciale pour s’y retirer. C’est là qu’au premier printemps et avant de commencer à bâtir, les deux sexes se rendent en foule depuis une heure ou deux avant le coucher du soleil, jusque bien longtemps après nuit close. Jamais ils ne s’engagent dedans qu’ils n’aient voltigé plusieurs fois tout à l’entour ; puis, tantôt l’un, tantôt l’autre, ils se décident à entrer, jusqu’à ce qu’enfin, pressés par l’heure, ils s’y précipitent plusieurs ensemble. Ils s’accrochent aux murs avec leurs griffes, s’y tiennent appuyés sur leur queue pointue, et dès l’aurore, avec un bruit sourd et retentissant, ils s’élancent dehors exactement tous à la fois. Je me rappelle qu’à Francisville, je voulus compter combien il en entrerait dans une cheminée avant la nuit. Je me tenais à une fenêtre, à proximité du lieu ; il en vint plus de mille, et je ne les vis pas toutes, tant s’en faut ! La ville, à cette époque, pouvait contenir une centaine de maisons, et la plupart de ces oiseaux étaient alors en route vers le sud, ne s’arrêtant simplement que pour la nuit.

Je venais d’arriver à Louisville, dans le Kentucky, lorsque je fus mis en relation avec l’aimable et bonne famille du major William Groghan. Un jour que nous parlions d’oiseaux, celui-ci me demanda si j’avais vu les arbres où l’on supposait que les hirondelles passaient l’hiver, mais où, en réalité, elles n’entrent que pour s’abriter et faire leur nid. Je lui répondis que j’en avais vu. Alors il m’apprit que, sur mon chemin pour revenir à la ville, il s’en trouvait un dont il m’enseigna la place, et qui était remarquable, entre tous, par le nombre immense de ces oiseaux qui s’y retiraient. — M’étant remis en route, j’arrivai bientôt au lieu indiqué et n’eus pas de peine à reconnaître l’arbre en question : c’était un sycomore presque sans branches, portant de soixante à soixante-dix pieds de haut sur huit de diamètre à la base ; il pouvait en avoir encore près de cinq, même à une hauteur de cinquante pieds, où le tronçon d’une branche brisée et creuse, d’environ deux pieds de diamètre, se séparait de la tige principale. C’était par là qu’entraient les hirondelles. En examinant l’arbre de près, je le trouvai d’un bois dur, mais rongé au centre presque jusqu’aux racines. On était au mois de juillet, et le soleil marquait comme quatre heures après-midi. Les hirondelles volaient au-dessus de Jeffersonville, de Louisville et des bois environnants ; mais je n’en voyais aucune près du sycomore. Je rentrai chez moi, pour revenir bientôt à pied. Le soleil descendait derrière les montagnes d’Argent ; la soirée était belle, des milliers d’hirondelles voltigeaient autour de moi, et de temps en temps quatre ou cinq à la fois disparaissaient dans le trou de l’arbre, comme des abeilles se pressant à l’entrée de leur ruche. Et moi je restais là, ma tête appuyée contre le tronc et prêtant l’oreille au bruit assourdissant que faisaient les oiseaux pour s’installer à l’intérieur. Il était nuit noire quand je quittai mon poste, et j’étais convaincu qu’il en restait encore un bien plus grand nombre dehors. Je n’avais pas eu la prétention de les compter : il y en avait trop, et ils se précipitaient à l’ouverture en rangs si serrés et si épais, que c’était à confondre l’imagination. À peine étais-je de retour à Louisville, qu’un violent ouragan mêlé de tonnerre passa sur la ville, et je pensai que la précipitation des hirondelles avait eu pour cause leur inquiétude et le désir d’éviter l’orage. Toute la nuit, je ne fis que rêver d’hirondelles, tant j’étais impatient de constater leur nombre, avant que l’époque de leur départ fût arrivée.

Le lendemain matin, il ne paraissait encore aucune lueur de jour, que déjà je me retrouvais à mon poste. Je me remis l’oreille collée contre l’arbre ; tout était silencieux au dedans. Il y avait environ vingt minutes que j’étais dans cette posture, lorsque soudain je crus que le grand arbre se déracinait et tombait sur moi. Instinctivement je fis un bond de côté ; mais en regardant en l’air, quel ne fut pas mon étonnement de le voir debout et aussi ferme que jamais. C’étaient des hirondelles qu’il vomissait en flots noirs et continus. Je courus reprendre ma place et j’écoutai, réellement stupéfait de ce bruit du dedans, que je ne puis mieux comparer qu’au sourd roulement d’une large roue sous l’action d’un puissant cours d’eau. Il faisait sombre encore, de sorte que je pouvais à peine distinguer l’heure à ma montre ; mais j’estime qu’elles mirent à sortir ainsi trente minutes et plus. Puis, l’intérieur de l’arbre redevint silencieux, et elles se dispersèrent dans toutes les directions avec la rapidité de la pensée.

Immédiatement, je formai le projet d’examiner l’intérieur de cet arbre qui, comme me l’avait dit mon ami le major Groghan, était bien le plus remarquable que j’eusse jamais vu. Pour cette expédition, je m’adjoignis un camarade de chasse, et nous partîmes, munis d’une assez longue corde. Après plusieurs essais, nous réussîmes à la lancer par-dessus la branche brisée de façon à ce que les deux bouts revinssent toucher la terre ; ensuite, m’étant armé d’un grand bambou, je grimpai sur l’arbre au moyen de cette sorte de câble et parvins sans accident jusqu’à la branche sur laquelle je m’assis. Mais tout cela fut peine perdue : je ne pus rien voir du tout dans l’intérieur de l’arbre, et ma gaule, d’au moins quinze pieds de long, avait beau s’y promener de droite et de gauche, elle ne touchait à rien qui pût me donner quelque renseignement. Je redescendis fatigué et désappointé.

Sans me décourager cependant, le lendemain je louai un homme qui fit un trou à la base de l’arbre. Il n’y restait plus que huit à neuf pouces d’écorce et de bois. Bientôt la hache eut mis le dedans à jour, et nous découvrîmes une masse compacte de dépouilles et de débris de plumes réduites en une espèce de terreau au milieu duquel je pouvais encore distinguer des fragments d’insectes et de coquilles. Je me frayai ou plutôt me perçai tout au travers un passage d’environ six pieds. Cette opération ne prit pas mal de temps, et comme je savais par expérience que, si les oiseaux venaient à soupçonner l’existence de ce trou, ils abandonneraient l’arbre sur-le-champ, je le fis soigneusement reboucher. Dès le même soir, les hirondelles revinrent comme d’habitude, et je me gardai de les troubler de plusieurs jours. Enfin, m’étant précautionné d’une lanterne sourde, un soir vers les neuf heures, je retournai au sycomore, résolu de voir à fond dans l’intérieur. Le trou fut ouvert doucement ; je me hissai le long des parois en m’aidant de la masse de détritus ; mon camarade venait par derrière. Je trouvai tout parfaitement tranquille ; et par degrés, dirigeant la lumière de la lanterne sur les côtés de l’excavation béante au-dessus de nous, j’aperçus les hirondelles collées les unes contre les autres et couvrant toute la surface interne. Avec le moins de bruit possible, nous en prîmes et tuâmes plus d’un cent que nous fourrâmes dans nos habits et dans nos poches ; puis, nous étant laissés glisser en bas, nous nous retrouvâmes en plein air. Une chose remarquable, c’est que, pendant notre visite, pas un seul de ces oiseaux n’avait laissé dégoutter de sa fiente sur nous. L’entrée exactement refermée, nous reprîmes, fiers et joyeux, le chemin de Louisville. Parmi les cent quinze individus que nous avions emportés, il ne se trouva que six femelles ; soixante-six étaient mâles et adultes ; le sexe de vingt-deux des autres ne put être déterminé ; c’étaient, sans aucun doute, des jeunes de la première couvée : leur chair était tendre, et les tuyaux de leurs plumes paraissaient encore mous.

Voyons, faisons en gros le compte des oiseaux qui pouvaient être ainsi logés dans cet arbre : l’espace vide commençant à partir de la pile de plumes et de dépouilles pour finir à l’entrée supérieure de la cavité ne présentait pas moins de 25 pieds en hauteur sur 15 de large, en supposant à l’arbre 5 pieds de diamètre, ce qui donnerait 375 pieds carrés de surface. Maintenant, accordons à chaque oiseau un espace d’à peu près 3 pouces, ce qui est plus que suffisant, vu la manière dont ils étaient entassés : il y aura 32 oiseaux par chaque pied carré, et, par conséquent, le nombre total que contenait l’intérieur de ce seul arbre était de 11 000.

Je ne cessai point de surveiller les mouvements de mes hirondelles. Lorsque les jeunes qui avaient été élevées dans les cheminées de Louisville, Jeffersonville et des maisons du voisinage, ainsi que dans les arbres choisis pour cet objet, eurent abandonné le lieu de leur naissance, je recommençai mes visites au sycomore. C’était le 2 août. Je m’assurai que le nombre des oiseaux qui s’y retiraient n’avait pas augmenté ; mais je trouvai beaucoup plus de femelles et de jeunes que de mâles sur une cinquantaine qui furent pris et ouverts. Jour par jour, j’y revins : le 13 août, il n’y en entra guère que deux ou trois cents ; le 18, pas un seul ne s’en approcha, et c’est à peine si je vis passer isolément quelques individus qui m’avaient l’air de s’en aller vers le sud. En septembre, pendant la nuit, je regardai dans l’intérieur : il n’y en restait aucun. J’y revins encore une fois, en février, par un temps très froid, et, convaincu que toutes les hirondelles avaient quitté le pays, je refermai définitivement l’ouverture et cessai mes visites.

Mai cependant était de retour, et son souffle printanier nous ramenait le peuple vagabond des airs. Les hirondelles aussi revinrent à leur arbre, et j’en vis le nombre s’accroître chaque jour. Vers le commencement de juin, j’imaginai de fermer l’entrée avec un bouchon de paille que je pouvais retirer à mon gré au moyen d’une corde. Le résultat fut curieux : les oiseaux, comme d’ordinaire, vinrent pour s’abriter à la tombée de la nuit ; ils s’attroupèrent, passant et repassant devant l’arbre d’un air tout dérouté ; plusieurs déjà commençaient à s’envoler au loin : j’ôtai le bouchon, et immédiatement ils entrèrent sans discontinuer, jusqu’à ce qu’il ne me fût plus possible de les distinguer du lieu où j’étais.

J’avais quitté Louisville pour aller me fixer à Henderson, et ce ne fut que cinq ans après que je pus revoir le sycomore, dans l’intérieur duquel les hirondelles abondaient toujours. Les pièces de bois avec lesquelles j’avais bouché mon trou avaient été brisées ou emportées ; mais l’ouverture était de nouveau complètement remplie de dépouilles et de débris des oiseaux. — À la fin pourtant, il survint un ouragan tellement violent, que leur antique retraite fut tout de son long couchée par terre.

VIII

Revoyez l’aigle dans une autre scène :

L’aigle est né sublime. Il flotte sur les bannières, il est le symbole du courage et de la grandeur. Il est le blason de la liberté d’Amérique ; il servit de type à Rome dans ses conquêtes, à Napoléon dans ses entreprises. La puissance de son élan, la hauteur et la rapidité de son essor, sa vigueur, son audace, la froideur de son courage justifient ce choix que l’assentiment de tous les peuples consacre. C’est un héros et un tyran. Sa férocité égale sa bravoure. Il aime à plonger ses serres dans le sang ; le carnage fait ses délices, alors même qu’il n’a pas besoin d’une proie à dévorer.

En automne, au moment où des milliers d’oiseaux fuient le nord et se rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l’eau du Mississipi. Quand vous verrez deux arbres dont la cime dépasse toutes les autres cimes s’élever en face l’un de l’autre, sur les deux bords du fleuve, levez les yeux. L’aigle est là, perché sur le faîte de l’un des arbres. Son œil étincelle dans son orbite et paraît brûler comme la flamme. Il contemple attentivement toute l’étendue des eaux ; souvent son regard s’arrête sur le sol ; il observe, il attend ; tous les bruits qui se font entendre, il les écoute, il les recueille ; le daim, qui effleure à peine les feuillages, ne lui échappe pas. Sur l’arbre opposé, l’aigle femelle reste en sentinelle. De moment en moment, son cri semble exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d’ailes, par une inclination de tout son corps et par un glapissement dont la discordance et l’éclat ressemblent au rire d’un maniaque. Puis il se redresse ; à son immobilité, à son silence, vous diriez une statue. Les canards de toute espèce, les poules d’eau, les outardes fuient par bataillons serrés, que le cours de l’eau emporte ; proies que l’aigle dédaigne, et que ce mépris sauve de la mort. Un son, que le vent fait voler sur le courant, arrive enfin jusqu’à l’ouïe des deux aigles ; ce bruit a le retentissement et la raucité7 d’un instrument de cuivre : c’est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle, par un appel composé de deux notes ; tout le corps de l’aigle frémit ; deux ou trois coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son expédition. Il va partir.

Le cygne vient, comme un vaisseau flottant dans l’air ; son col d’une blancheur de neige, étendu en avant ; l’œil étincelant d’inquiétude. Le mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse de son corps ; et ses pattes, qui se reploient sous sa queue, disparaissent à l’œil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri de guerre se fait entendre. L’aigle part avec la rapidité de l’étoile qui file ou de l’éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau, abaisse son col, décrit un demi-cercle, et manœuvre, dans l’agonie de sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance de succès lui reste, c’est de plonger dans le courant ; mais l’aigle prévoit la ruse ; il force sa proie à rester dans l’air, en se tenant sans relâche au-dessous d’elle, et en menaçant de la frapper au ventre et sous les ailes. Cette combinaison, que l’homme envierait à l’oiseau, ne manque jamais d’atteindre son but. Le cygne s’affaiblit, se lasse, et perd tout espoir de salut. Mais alors son ennemi craint encore qu’il n’aille tomber dans l’eau du fleuve. Un coup des serres de l’aigle frappe la victime sous l’aile, et la précipite obliquement sur le rivage.

Tant de puissance, d’adresse, d’activité, de prudence ont achevé la conquête. Vous ne verriez pas sans effroi le triomphe de l’aigle. Il danse sur le cadavre ; il enfonce profondément ses armes d’airain dans le cœur du cygne mourant ; il bat des ailes, il hurle de joie, les dernières convulsions de l’oiseau l’enivrent. Il lève sa tête chauve vers le ciel, et ses yeux enflammés d’orgueil se colorent comme le sang. Sa femelle vient le rejoindre. Tous deux ils retournent le cygne, percent sa poitrine de leur bec, et se gorgent du sang encore chaud qui en jaillit.

IX

En changeant de spectacle, Audubon change de pinceau pour le décrire, il ne veut pas même déranger les amours des plus petits oiseaux.

« J’ai souvent, dit-il, passé des journées entières dans la société de ces petits êtres ailés. Rien n’est plus vif et plus joyeux ; du haut des vieux troncs et des arbres tombant de décrépitude, la voix du pivert se fait entendre, et tous ses camarades lui répondent. On voit plusieurs mâles attachés à la poursuite d’une seule femelle, voltiger, monter, descendre, exécuter mille évolutions étranges : espèce de ballet burlesque dont il est difficile d’être témoin sans rire. C’est ainsi que les prétendants témoignent à leur belle le désir de lui plaire et de l’amuser. Point de jalousie entre ces beaux, qui se disputent paisiblement et sans haine le prix des jeux, la compagne qui doit appartenir au vainqueur. D’arbre en arbre et de buisson en buisson, les mêmes cérémonies se répètent. Autour de la coquette qui semble indécise, vous voyez quelquefois douze ou treize danseurs voltigeant ; les jeux continuent jusqu’au moment où elle donne la préférence à l’un des rivaux, qu’elle attaque de son bec lorsqu’il passe près d’elle. Aussitôt tous les prétendants de s’envoler et de courir après une autre belle. Le couple reste tête-à-tête. Bientôt il s’agit de chercher une habitation commode pour le nouveau ménage. Ils partent ensemble et choisissent dans le bois un tronc d’arbre facile à creuser ; tour à tour le mari et la femme opèrent à coups de bec l’excavation qui doit contenir eux et leurs petits. À mesure qu’un débris de l’arbre vole dans l’air, sous le bec de l’un d’eux, l’autre le félicite par un petit cri aigu, écho de sa joie. Enfin, le nid s’achève, et c’est plaisir de voir les deux oiseaux monter et redescendre l’arbre dans tous les sens, aiguiser leurs becs sur tous les rameaux ; chasser inexorablement les rouges-gorges et les autres oiseaux ; aller en course lointaine à la recherche de fourmis, de larves et d’insectes. Deux semaines après, six œufs, blancs et transparents comme le cristal, sont déposés dans l’asile conjugal.

« Les piverts ont deux couvées par saison ; aussi cette race joyeuse pullule-t-elle dans les forêts de l’Amérique, et vous ne pouvez faire une promenade sans entendre leurs cris perçants et le retentissement de leur bec sur l’écorce des arbres. »

Telles sont les couleurs vives, variées, naïves, que la plume du naturaliste, aussi pittoresque que son pinceau, emploie pour commenter et expliquer les admirables planches qui composent son ouvrage. C’est ainsi que nous comprenons la science. Grâce au progrès de la civilisation, elle ne se contente plus d’une aride nomenclature : elle ne se renferme plus dans la poudre des vieux livres. Adieu pour toujours aux classifications symboliques et artificielles qui remplaçaient l’étude du monde et substituaient aux harmonies de la création je ne sais quel squelette, dont les ossements étiquetés servaient de jouet aux érudits. Lisez ces anciennes monographies. Qu’y trouverez-vous ? Des titres et des mots, des chiffres et un numérotage éternel, qui ne parle ni à l’âme ni à la pensée. Est-ce donc là, grand Dieu ! ton œuvre éternelle, ton œuvre vivante, animée dans toutes ses parties ? Quelles inventions puériles me donnez-vous à la place de ce grand tout ?

Ces réflexions sont de l’intelligent traducteur, M. Chasles.

 

Lamartine.