L’abbé Boileau, et Jean-Baptiste Thiers.
L’histoire des flagellans a causé cette dispute. L’ouvrage
amusa bien du monde dans le temps par la singularité du sujet, & par
celle du génie de l’auteur, l’abbé Boileau. Cet esprit bisarre n’a jamais
rien donné que de bisarre, la vie des évêques, la
résidence des chanoines, les habits des
prêtres, les attouchemens impudiques, les flagellations. C’étoit le frère aîné de Dépréaux. Le
satyrique disoit de l’abbé que,
s’il n’avoit été docteur de
Sorbonne, il se seroit fait docteur de la comédie Italienne
.
L’abbé Boileau commence par exposer, dans son Histoire des flagellans, tout le fanatisme de leur secte. Elle naquit en Italie, vers le treizième siècle, d’un mélange monstrueux de dévotion & de crime. Il n’en est point que les flagellans ne crussent expier en se fouettant en public. Dans cette idée des hommes & des femmes presque nuds, assemblés par milliers, précédés de prêtres qui portoient des étendarts & des croix, armés de toutes sortes de fouets, se déchiroient cruellement, marchant en procession deux à deux. Non contens d’avoir donné ce spectacle pendant le jour, ils couroient la nuit les rues, espérant fléchir, par ce moyen, la justice divine. Ils disoient que le sang qui couloit de leurs plaies se mêloit avec le sang de Jésus-Christ. Cette secte, que l’église voulut étouffer dès sa naissance, fit partout des progrès rapides. Elle gagna la Hongrie & l’Allemagne. La France s’en ressentir aussi. Les flagellations publiques y furent de mode. Henri III, dans la suite, les autorisa, les pratiqua. Il institua différentes sociétés de flagellans ou de pénitens bleus, gris, blancs, noirs : elles subsistent encore dans quelques villes des provinces éloignées de la capitale. Mais ces flagellans modernes n’ont rien de commun avec les anciens, si ce n’est les flagellations. Ce goût est principalement resté chez les Espagnols, & chez les Italiens. Ils en tirent souvent vanité. Des amans vont se fouetter & se mettre tout en sang sous les fenêtres de leurs maîtresses.
L’idée de l’abbé Boileau n’étoit pas d’interdire ces actes de pénitence à ses compatriotes. Il sçavoit bien que cette maladie, autrefois épidémique, ne les regardoit plus ; que le parlement de Paris avoit donné, en 1601, un arrêt, à la requisition de l’avocat général Servin, qui condamnoit les flagellations publiques ; mais il avoit en vue certaines pratiques de quelques communautés de religieux & de religieuses. Il croyoit l’usage de la discipline établi chez eux très-contraire aux bonnes mœurs. Cet instrument de pénitence lui en sembloit un de damnation, surtout quand il n’est accompagné ni du jeûne, ni de la prière, ou des autres bonnes œuvres.
L’abbé Boileau n’avance rien que de vrai ; mais on craignit qu’il n’allât trop loin. Lorsqu’il voulut faire imprimer son livre, il se trouva fort embarrassé. Tous les docteurs lui refusèrent leur approbation. Il surprit un privilège. Quand il présenta son manuscrit, le titre étoit :Histoire des flagellans sur l’usage pervers des fouets *. Il fut obligé de mettre bon (**) au lieu de pervers, faisant entendre qu’on peut tourner à profit les disciplines.
Malgré cette précaution, à peine l’ouvrage est-il devenu public qu’il cause un scandale affreux. Les dévots & les dévotes, beaucoup de gens même qui ne l’étoient pas, mais qui se flattoient de l’être un jour, crient anathême. Ils reclament la liberté des pénitences. Les religieux & les religieuses se plaignent qu’on les persécute, & se plaignent qu’on les persécute, & se disciplinent avec plus de rage. Ils font agir de tous côtés pour que le livre soit supprimé, & le privilége révoqué. Mais tous les efforts de la cabale flagellante n’en put venir à bout. L’abbé Boileau la brava. Il avoit jusques-là gardé l’incognito d’auteur ; mais alors il leva le masque, & publia que l’Histoire des flagellans étoit de lui, & la traduisit en françois.
Jean Baptiste Thiers en fut indigné ; mais il n’osa point encore prendre ouvertement le parti des dévots outrés. On ne le soupçonnoit point de l’être. Au contraire, même cet écrivain judicieux ne s’étoit fait un nom que par des dissertations presque toutes composées pour déraciner des abus. Il écrivit contre quelques saints & contre quelques reliques apocryphes, contre la sainte larme de l’abbaye des Bénédictins de Vendôme, & contre l’inscription du couvent des Cordeliers de Reims, à Dieu & à saint François, tous deux crucifiés. Mais d’autres temps, d’autres mœurs. Ce même homme se déclara, dans une lettre anonyme, pour l’usage de la discipline.
L’abbé Boileau fut très-maltraité. On disoit qu’il s’étoit étrangement oublié dans son livre ; qu’il ne l’avoit fait que pour être lu des petits maîtres ; que ses contes étoient plus licencieux que ceux de la Fontaine. On tournoit en ridicule la personne du docteur, son air, sa figure, ses manières, ses discours. Les jésuites approuvèrent la lettre anonyme. Leur suffrage blessa plus l’abbé que tout le reste. Pour se venger & justifier l’indécence qui se trouve dans plusieurs descriptions de l’Histoire des flagellans, il composa un recueil de cas de conscience, métaphysiques & singuliers, exposés & rendus très librement par Sanchès. Mais l’ouvrage ne vit pas le jour. En récompense il donna le traité des attouchemens impurs. Les tableaux de l’Arétin* sont, à certains égards, moins indécens que les peintures que cet abbé y présente à ses lecteurs. On lut sa traduction de l’Histoire des flagellans avec le même esprit, qu’on lit les ouvrages les plus licencieux.
Les cris des dévots redoublèrent. Il parut différentes critiques en 1703. Une entr’autres par Thiers : elle est divisée en deux parties. La première comprend le dessein de l’Histoire des flagellans ; & la seconde l’exécution. Thiers plaida pour les flagellations avec le même zèle qu’il montra lorsqu’il écrivit contre l’usage des perruques que portent les ecclésiastiques. Il se fonde en raisonnemens, en autorités. Il s’appuye de celle de Henri IV, qui reçut la discipline sur les épaules, des cardinaux d’Ossat & du Perron ; formalité bien vaine, mais raison plus étrange encore pour vouloir qu’on admettre un usage quelquefois criminel & suggéré par la débauche ; un usage qui peut être remplacé par tant d’autres plus dignes d’un vrai pénitent ; un usage qui peut être remplacé par tant d’autre plus dignes d’un vrai pénitent ; un usage enfin que la religion ne prescrit pas, & qui rappelle ces prêtres de Baal, qui se déchiroient à coups de lancettes, ou ces insensés Brammins qui passent la plus grande partie de leur vie, nuds dans leurs cellules, occupés à s’enfoncer des clous dans les bras & dans les cuisses, en l’honneur de leur dieu Brama.
La critique de Thiers fut appuyée d’une autre que donna le P. Ducerceau. Ce jésuite, dont tous les écrits respirent l’enjouement & les graces, changea de ton, & prêcha la plus austère morale. Les journalistes de Trevoux louèrent son livre & celui de Thiers. Cet éloge déplut encore à l’abbé Boileau. Son frère Despréaux s’en plaignit aussi. Les jésuites ne les aimoient pas. L’abbé avoit embrassé les idées de Port-royal, & l’autre ne les avoit pas épargnés dans ses satyres. Il fit contr’eux une épigramme, dans laquelle il assure que l’Histoire des flagellans condamne, non l’usage de la discipline, mais l’abus qu’on en peut faire Cette histoire, dit-il, laisse les plus grands pécheurs libres de se meurtrir de coups. Elle leur défend seulement,
D’étaler & d’offrir aux yeuxCe que leur doit toujours cacher la bienséance,Et combat vivement la fausse piété,Qui, sous couleur d’éteindre en nous la volupté,Par l’austérité même, & par la pénitence,Sçait allumer les feux de la lubricité.
Les exemples, cités sur cela dans l’Histoire des
flagellans, sont horribles. On est étonné que l’abbé Boileau, qu’un
homme de son état & d’un genre de vie sévère, ait osé les mettre sous
les yeux du lecteur. Son livre est rempli d’images indécentes ; ses
expressions sont basses, ordurières. Il falloit que l’usage du monde lui fut
bien étranger. Quelqu’un lui demandant à propos, de son livre des Attouchemens impurs & de toutes les matières
licencieuses qu’il y traite, comment il avoit pu choisir de tels sujets :
Je ne sçais
, répondit l’abbé, mais je
n’ai jamais pratiqué rien de pareil.
On rapporte également de
Sanchès qu’il étoit d’une innocence de mœurs
exemplaire. Le livre de l’abbé Boileau n’a pas le mérite du stile ; il est
mal écrit, &, par-là, moins dangereux que celui de Chorier, qui n’a que trop réuni, aux idées les plus libres,
l’élégance & la finesse de l’expression.