(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [Note de l’auteur] » pp. 422-425
/ 2776
(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [Note de l’auteur] » pp. 422-425

[Note de l’auteur]

— J’ai écrit plus d’une fois sur La Rochefoucauld. Dans la première étude, et assez complète, que j’en ai donnée à la Revue des deux mondes dès le mois de janvier 1840, et qui a été recueillie dans mon volume de Portraits de femmes entre Mme de Longueville et Mme de La Fayette, je disais, après avoir raconté tous les incidents de monde et de société qui accompagnèrent et suivirent la publication des Maximes et dont le salon de Mme de Sablé était le centre :

Le succès, les contradictions et les éloges ne se continrent pas dans les entretiens de société et dans les correspondances ; les journaux s’en mêlèrent ; quand je dis journaux, il faut entendre le Journal des savants, le seul alors fondé, et qui ne l’était que depuis quelques mois. Ceci devient piquant, et j’oserai tout révéler. En feuilletant moi-même les papiers de Mme de Sablé, j’y ai trouvé le premier projet d’article destiné au Journal des savants et de la façon de cette dame spirituelle. Le voici :

« C’est un traité des mouvements du cœur de l’homme qu’on peut dire avoir été comme inconnus, avant cette heure, au cœur même qui les produit. Un seigneur aussi grand en esprit qu’en naissance en est l’auteur. Mais ni son esprit ni sa grandeur n’ont pu empêcher qu’on n’en ait fait des jugements bien différents.

Les uns croient que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’auteur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-même, ils disent qu’il est dangereux de mettre, de telles pensées au jour, et qu’ayant si bien montré qu’on ne fait les bonnes actions que par de mauvais principes, la plupart du monde croira qu’il est inutile de chercher la vertu, puisqu’il est comme impossible d’en avoir si ce n’est en idée ; que c’est enfin renverser la morale, de faire voir que toutes les vertus qu’elle nous enseigne ne sont que des chimères, puisqu’elles n’ont que de mauvaises fins.

 Les autres, au contraire, trouvent ce traité fort utile, parce qu’il découvre aux hommes les fausses idées qu’ils ont d’eux-mêmes, et leur fait voir que, sans la religion, ils sont incapables de faire aucun bien ; qu’il est toujours bon de se connaître tel qu’on est, quand même il n’y aurait que cet avantage de n’être point trompé dans la connaissance qu’on peut avoir de soi-même.

Quoi qu’il en soit, il y a tant d’esprit dans cet ouvrage et une si grande pénétration pour connaître le véritable état de l’homme, à ne regarder que sa nature, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu’ils (sic) auraient peut-être ignorées toute leur vie, si cet auteur ne les avait tirées du chaos du cœur de l’homme pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et les comprendre sans peine. »

En envoyant ce projet d’article à M. de La Rochefoucauld, Mme de Sablé y joignait le petit billet suivant, daté du 18 février 1665 :

Je vous envoie ce que j’ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal des savants. J’y ai mis cet endroit qui vous est si sensible…., et je n’ai pas craint de le mettre parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer, quand même le reste vous plairait. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée, si vous en usez comme d’une chose qui serait à vous, en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu’il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs sommes trop riches pour craindre de rien perdre de nos productions… »

Notons bien tout ceci : Mme de Sablé dévote, qui, depuis des années, a pris un logement au faubourg Saint-Jacques, rue de la Bourbe, dans les bâtiments de Port-Roval de Paris ; Mme de Sablé, tout occupée, en ce temps-là même, des persécutions qu’on fait subir à ses amis les religieuses et les solitaires, n’est pas moins très présente aux soins du monde, aux affaires du bel esprit ; ces Maximes, qu’elle a connues d’avance, qu’elle a fait copier, qu’elle a prêtées sous main à une quantité de personnes et avec toutes sortes de mystères, sur lesquelles elle a ramassé pour l’auteur les divers jugements de la société, elle va les aider dans un journal devant le public, et elle en travaille le succès. Et d’autre part, M. de La Rochefoucauld, qui craint sur toutes choses de faire l’auteur, qui laisse dire de lui dans le discours en tête de son livre, « qu’il n’aurait pas moins de chagrin de savoir que ses Maximes sont devenues publiques, qu’il en eut lorsque les Mémoires qu’on lui attribue furent imprimés » ; M. de La Rochefoucauld, qui a tant médit de l’homme, va revoir lui-même son éloge pour un journal ; il va ôter juste ce qui lui en déplaît. L’article, en effet, fut inséré dans le Journal des savants du 9 mars ; et, si on le compare avec le projet, l’endroit que Mme de Sablé appelait sensible y a disparu. Plus rien de ce second paragraphe : « Les uns croient que c’est outrager les hommes, etc. » Après la fin du premier, où il est question des jugements bien différents qu’on a faits du livre, on saute tout de suite au troisième, en ces termes : « L’on peut dire néanmoins que ce traité est fort utile, parce qu’il découvre, etc., etc. » Les autres petits changements ne sont que de style. M. de La Rochefoucauld laissa donc tout subsister, excepté le paragraphe moins agréable. Le premier journal littéraire qui ait paru ne paraissait encore que depuis trois mois, et déjà on y arrangeait soi-même son article. Les journaux se perfectionnant, l’abbé Prévost et Walter Scolt y écriront le leur tout au long.

Or, près de vingt ans après, M. Cousin, s’emparant du sujet de Mme de Sablé comme c’était son droit, mais ayant soin d’oublier que j’avais été l’un des premiers à puiser dans le fonds des portefeuilles de Valant, affectant d’ignorer que j’avais à y revenir et à parler nécessairement et en détail de Mme de Sablé dans mon ouvrage de Port-Royal qui importunait, je ne sais pourquoi, ce grand esprit, M. Cousin racontait la même anecdote que moi à l’occasion des Maximes ; et voici en quels termes (Madame de Sablé, 2e édit., 1859, page 177) :

Pour soutenir et achever la comédie, La Rochefoucauld demanda à Mme de Sablé de lui faire un article dans le seul journal littéraire du temps, qui commençait à paraître cette année même, le Journal des savants, et la complaisante amie écrivit un article qu’elle lui soumit. Elle y faisait en quelque sorte l’office de rapporteur ; elle exposait les deux opinions qui partageaient sa société, et à côté de grands éloges elle avait mis quelques réserves. Cela ne plut guère à La Rochefoucauld, qui pria Mme de Sablé de changer un peu ce qu’elle avait fait. Celle-ci, à ce qu’il paraît, n’y put réussir, et elle adressa de nouveau son projet d’article à La Rochefoucauld, lui avouant qu’elle a laissé ce qui lui avait été sensible, mais l’engageant à user de son article comme il lui plairait, à le brûler ou à le corriger à son gré. Ce billet d’envoi, dont on a donné quelques lignes, mérite bien d’être fidèlement reproduit, parce qu’il est joli et qu’il éclaire les ombrages et les petites manœuvres de l’amour-propre de La Rochefoucauld :

« Je vous envoie… (ici M. Cousin donne le billet que j’avais déjà publié, en y mettant les quelques mots assez insignifiants que j’avais remplacés par des points, et il continue) » :

La Rochefoucauld prit au mot Mme de Sablé ; il usa très librement de son article, il supprima les critiques, garda les éloges, et le fit mettre dans le Journal des savants ainsi amendé et pur de toute prévention à l’impartialité.

Et à cet endroit, pour compléter sa découverte, M. Cousin met en note et en les présentant en regard le projet d’article et l’article imprimé, « afin, dit-il, qu’on en saisisse mieux les différences. »

Je le demande à tout littérateur de bonne foi ou, pour mieux dire, à tout homme honnête, est-ce que lorsqu’on s’empare ainsi d’une remarque, peu importante sans doute, mais qui a son prix et son piquant dans l’histoire littéraire, il est permis de le faire sans indiquer et mentionner celui qui vous a précédé et à qui on la doit ? Il est bien vrai que M. Cousin fait une allusion vague à son prédécesseur quand il parle de ce billet d’envoi de Mme de Sablé « dont on a donné, dit-il, quelques lignes. » Cet on, c’est moi-même ; et comme s’il en avait trop dit, il a l’air tout aussitôt de se repentir de cette vague et inintelligible allusion en faisant entendre qu’il va lui-même publier le billet fidèlement, comme si ma reproduction n’avait pas été absolument fidèle et comme, si elle laissait rien à désirer. Il a gagné à cette misérable petite supercherie d’être loué pour sa remarque ingénieuse par M. Daremberg, par M. Cocheris, dans les analyses qu’ils ont faites de l’ancien Journal des savants ; ces messieurs y ont été pris : et parmi les érudits scrupuleux, qui ne l’eût été en effet ?

On observera encore cette contradiction amusante. M. Cousin n’aime pas M. de La Rochefoucauld ; il se pique d’être lui-même d’une philosophie morale spiritualiste très supérieure ; il se réjouit, en cette occasion particulièrement, de surprendre le défenseur de la théorie de l’amour-propre en flagrant délit de vanité littéraire. Or, lui-même, que fait-il en cet instant ? Il pousse l’amour-propre littéraire jusqu’à l’extrême petitesse et au procédé sordide, en refusant à un devancier et à un confrère la modeste mention qui lui est due. Lequel est le plus délicat de M. Cousin et de M. de La Rochefoucauld ? Ah ! philosophe spiritualiste, champion désintéressé de la morale du devoir, éloquent apôtre du Beau, du Bien et du Vrai, je te prends la main dans le sac ; quand ta passion favorite est enjeu, tu ne te gênes pas plus que cela ! Je n’en demandais pas davantage.

Ce procédé de M. Cousin est un des mille petits actes pareils qu’il s’est permis envers moi et envers d’autres, toutes les fois qu’il l’a jugé convenable. (Voir la brochure de M. Faugère intitulée : Génie et écrits de Pascal, traduit de l’Edinburg-Review, Paris, 1847.) Ces réserves morales qu’on fait sur le caractère de M. Cousin laissent subsister tous les éloges qui sont dus à son merveilleux esprit et à son grand talent ; mais on est affranchi désormais envers lui d’une admiration par trop respectueuse.