(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Première partie — Chapitre I. Définition des idées égalitaires »
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(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Première partie — Chapitre I. Définition des idées égalitaires »

Chapitre I.
Définition des idées égalitaires

Qu’entendons-nous par l’idée de l’égalité des hommes ?

Puisque nous voulons la soumettre à une étude aussi objective qu’il est possible, il semble que nous devrions, pour la définir, laisser parler « les faits » : de la confrontation des principes qui dirigent les différentes sociétés égalitaires son essence devrait, en quelque sorte, jaillir toute seule. — Mais à quels signes reconnaîtrons-nous ces sociétés égalitaires si nous n’avons établi, au préalable, ce qui est pour nous l’égalité ? Force nous est donc de commencer notre recherche par une définition conventionnelle.

Et d’abord, les idées égalitaires sont à nos yeux des « pratiques ». Nous avons rappelé la distinction qu’il faut maintenir entre les jugements qui constatent et les jugements qui apprécient. Lorsque j’affirme : « Cette table est blanche, cet homme est blond », l’attitude de mon esprit n’est pas la même que si j’affirme : « Cette table est belle, cet homme est respectable. » Sans doute, dans un cas comme dans l’autre, je juge ; mais la position de l’objet vis-à-vis du sujet n’est pas la même dans les deux jugements. Par le premier j’exprime, autant qu’il est en moi, la nature même de l’objet, — sa réalité. Par le second j’exprime son rapport aux personnes, les sentiments qu’il leur inspire, ou peut, ou doit leur inspirer, — sa valeur. Ce sont des jugements de cette dernière espèce que nous plaçons sous les mots : idées égalitaires. Elles sont à nos yeux tournées non vers le fait, mais vers l’action. Appliquée aux sociétés, l’idée de l’égalité se définit par des appréciations : le jugement qu’elle porte sur les hommes est un jugement de valeur.

Mais parmi les jugements de valeur en général, quelle est la place des idées égalitaires ?

Leur originalité consiste précisément à attribuer aux hommes une valeur propre, différente de la valeur des choses. La notion de valeur, dans sa généralité, s’applique à la fois aux choses et aux hommes ; la valeur des choses apparaît lorsque un échange les rapproche comme la valeur des hommes apparaît lorsqu’une société les met en relation. Mais tandis que les choses échangées n’ont de prix que pour ceux qui les échangent, les hommes associés ont à nos yeux un prix en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Centres d’action et de passion, mesures de toutes valeurs et valeurs elles-mêmes absolues, nous posons les personnes humaines comme seules véritables causes et fins : à elles seules, par suite, les notions de devoir et de droit nous paraissent pouvoir s’appliquer, C’est pourquoi nous déclarons que les choses sont « utilisables », et les personnes « respectables » : la notion de à valeur des choses n’entraîne que celles de nos prétentions et de nos pouvoirs sur elles ; la notion de la valeur des personnes entraîne celles de nos devoirs envers elles. C’est dire que les idées égalitaires, parce qu’elles affirment la valeur des hommes, sont, parmi les idées « pratiques », des idées proprement « morales ». — Déclarer les hommes égaux c’est édicter une façon de les traiter : jugement de droit, non jugement de fait, prescription, non constatation. De ce point de vue nous apercevons, dans l’idée de l’égalité, non un indicatif scientifique, purement intellectuel, mais une sorte d’impératif, à la fois sentimental et actif.

Mais pour que nous pensions à traiter, conformément à cet impératif, les individus avec lesquels nous entrons en relations, ne faut-il pas que nous ayons, au préalable, porté certains jugements de fait sur leur nature même

Le premier élément constitutif de l’égalitarisme, c’est l’affirmation que l’humanité a une valeur propre, et que par suite tous les hommes ont des droits. Encore faut-il, pour que nous étendions à tous les individus quels qu’ils soient les conséquences de cette affirmation, que nous les ayons reconnus comme étant, les uns aussi bien que les autres, des hommes. Sous les différences que maintiennent entre eux les sociétés particulières ou les races spéciales auxquelles ils appartiennent, il faut que nous ayons retrouvé leurs ressemblances, grâce auxquelles nous les posons comme faisant également partie de la société humaine, du genre humain. En ce sens il est vrai de dire que nous ne traitons en « égaux » que ceux que nous tenons pour nos « semblables » ; le jugement de droit implique ici un jugement de fait. Nous ne pouvons reconnaître aux hommes des droits égaux sans leur reconnaître une certaine identité de nature.

Est-ce à dire que nous devions nier, par là même, toute espèce de distinction réelle entre les hommes ? L’idée de l’égalité des hommes entraînerait-elle nécessairement la méconnaissance des différences qui séparent les individus ?

Décréter a priori des distinctions collectives, et parquer, en quelque sorte, les individus en classes ou en espèces hétérogènes, auxquelles on attribuerait des valeurs inégales, voilà ce qui serait formellement contraire à l’égalitarisme. La conception de l’humanité ne se concilie pas avec la conception des castes. L’égalitarisme ne saurait s’accommoder de distinctions collectives et préjugées.

Mais est-il empêché, du même coup, de tenir compte des différences individuelles établies par l’expérience ?

Au contraire, le sentiment de la valeur propre à l’individu nous paraît être un élément essentiel des idées égalitaires. Ces hommes, dont elles affirment la valeur, ne sont-ils pas, par définition, non seulement les plus complexes de tous les objets — par suite aussi ceux qui, tout en appartenant à un même genre, sont susceptibles de différer le plus les uns des autres — mais encore les seuls sujets qui, ayant la pleine conscience d’eux-mêmes, sont capables de poser les unes en face des autres leurs individualités ? On ne saurait les égaliser sans tenir compte de ce fait qu’ils sont des personnes, c’est-à-dire des centres d’activité indépendants et originaux. Et c’est justement le sentiment de la valeur propre à la personne qui interdit de parquer les personnes en des groupes d’inégale valeur. On admet d’autant moins, pourrait-on dire, les distinctions collectives que l’on veut mieux apprécier les distinctions individuelles. Le respect du genre humain ruine celui de la caste, mais non celui de la personnalité. L’individualisme est, en ce sens, une pièce maîtresse de l’égalitarisme. L’idée de la valeur commune aux hommes n’écarte nullement, mais appelle, au contraire, l’idée de la valeur propre à l’individu.

Si donc l’idée de l’égalité exclut à nos yeux celles de la classe ou de l’espèce, elle réunit celles de l’individualité et de l’humanité : en d’autres termes, dans un esprit qui déclare les hommes égaux, le sentiment qu’ils sont semblables n’exclut nullement, le sentiment qu’ils sont différents. Bien plutôt, c’est parce que les hommes se présentent sous ces deux aspects à la fois que nous leur attribuons une valeur égale.

Des caractères, du jugement de valeur ainsi fondé découlent ceux des impératifs qu’il implique.

Nous enjoint-il de traiter de manière identique les individus différents ? Il veut au contraire qu’on tienne compte et qu’on tienne compte seulement de leurs différences individuelles. Déduire des commandements de l’égalité l’uniformité des sanctions que la société devrait appliquer aux actions des individus, c’est oublier qu’égalité n’est pas identité. Réclamer l’égalité des facultés juridiques, n’est pas proclamer l’égalité des facultés réelles. Reconnaître aux individus mêmes droits n’est pas demander qu’à leurs actions, pour inégales qu’elles soient, les mêmes sanctions soient réservées, mais seulement que ces sanctions soient départies à ces actions inégales suivant les mêmes poids et les mêmes mesures. La formule des exigences logiques de l’égalitarisme est « proportionnalité », non « uniformité ».

Et sans doute, pour que l’inégalité des sanctions fût exactement proportionnée à l’inégalité des actions individuelles, il importerait que les conditions d’action fussent les mêmes pour tous les individus : qui veut mesurer exactement la différence de deux forces les fait partir du même niveau. De ce point de vue, s’il est faux que l’égalitarisme, niant les différences des individus, vise à supprimer leur concurrence, il est vrai qu’il vise à égaliser les conditions de cette concurrence même : dites en ce sens qu’il est « niveleur » et amateur d’uniformité. Mais ce n’est là qu’un moment de la dialectique égalitaire. C’est pour apprécier justement les différentes valeurs des actions individuelles qu’elle veut que rien n’en soit préjugé, et que d’égales possibilités leur soient ouvertes. L’égalité des possibilités n’est pas faite pour effacer, mais pour mettre au contraire en relief l’inégalité des puissances. En ce sens, l’uniformité n’est, dans le système des idées que nous cherchons à définir, qu’un moyen en vue de la proportionnalité.

De ce système nombre de prescriptions particulières pourraient être déduites ; si l’on voulait descendre dans le détail de l’organisation pratique, et indiquer, par exemple, les mesures qu’une société doit prendre pour ajuster, aux différentes espèces d’actions qui l’intéressent, les différentes espèces de sanctions dont elle dispose, Il faudrait déterminer et spécifier les principes que nous venons de poser. Mais il suffit qu’on les ait aperçus dans leur généralité pour saisir ce qui constitue à nos yeux l’essence même des idées égalitaires.

Dès à présent, on peut les reconnaître : elles sont pour nous des idées pratiques, postulant la valeur de l’humanité et celle de l’individualité, — comme telles tenant compte des différences des hommes en même temps que de leurs ressemblances, — leur reconnaissant par suite, non les mêmes facultés réelles, mais les mêmes droits, — et réclamant enfin qu’à leurs actions diverses des sanctions soient distribuées, non uniformes, mais proportionnelles.