(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre premier »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre premier »

Chapitre premier

§ I. Distinction entre l’histoire de la littérature française et l’histoire littéraire de la France. Où doit commencer l’histoire de la littérature. — § II. Ce que c’est que l’esprit français. — § III. En quoi l’esprit français diffère de l’esprit ancien. — § IV. En quoi il diffère de l’esprit de quelques nations modernes. — § V. Comment l’image la plus exacte de l’esprit français est la langue française. — § VI. Des différences générales entre ta langue française et les langues littéraires du midi et du nord de l’Europe. — § VII. Objet et plan de cette histoire.

§ I. Distinction entre l’histoire de la littérature française et l’histoire littéraire de la France. — Où doit commencer l’histoire de la littérature.

Avant d’entrer dans cette grande matière, il importe d’être fixé sur le sens du mot littérature, et de se mettre d’accord avec l’opinion générale sur l’objet de cette histoire. Les mots les plus ordinaires ont été, dans ces dernières années, ou tellement détournés de leurs acceptions consacrées, ou étendus à tant d’autres sens, que dans un écrit où l’on prétend, peut-être à tort, exposer des doctrines, il est nécessaire de rappeler ces acceptions premières, ou de justifier celles qu’on y substitue.

Il faut soigneusement distinguer entre l’histoire littéraire d’une nation, et l’histoire de sa littérature.

L’histoire littéraire commence, pour ainsi dire, avec la nation elle-même, avec la langue. Elle ne cesse que le jour où la nation a disparu, où sa langue est devenue une langue morte. Pour la France en particulier, si les savants bénédictins font remonter son histoire littéraire aux premiers bégayements de cette langue, qui deviendra la langue française, d’autres la cherchent bien loin par-delà, dans ce travail de décomposition du latin, et dans ce mélange de mots ibériens, celtiques, germaniques, d’où la langue française est sortie. Il n’y a pas de point fixe ; et jusqu’à ce qu’on ait atteint le germe né de ces mélanges, il n’y a pas de raison pour arrêter ses recherches. L’histoire littéraire de la France commence le jour où le premier mot de la langue française a été écrit.

De même qu’elle n’a pas de commencement et qu’elle ne cesse qu’avec la nation et la langue, elle doit embrasser tout ce qui a été écrit. Ce doit être une sorte d’inventaire détaillé et fidèle de tout ce qui a vu le jour et a été lu, une liste raisonnée de tous ceux qui ont tenu une plume ; le mérite d’un inventaire de ce genre est de n’omettre personne.

Je suis loin de dédaigner ce genre d’histoire. Les savants bénédictins, et, de notre temps, M. Daunou, par l’exactitude des recherches et la solidité des jugements, ont fait de l’histoire littéraire un genre dans lequel la philosophie, cette âme des écrits, a sa part. Et, à voir les choses en beau, des recueils de ce genre intéressent, l’orgueil d’une nation, en lui montrant l’antiquité de ses origines littéraires et la multitude de ses écrivains. Ils répondent à ce besoin de perpétuité et de tradition qui est une vertu nationale ils témoignent du respect que doit avoir toute grande nation pour son passé. En outre, dans la pratique, ces curieuses archives sont utiles pour l’érudit qui veut s’éclairer sur un point particulier de l’histoire des lettres ou des mœurs, ou qui cherche tout simplement, comme l’entomologiste ou le botaniste, à connaître tous les individus de la classe des écrivains. Par malheur, la multitude et la variété, dans l’histoire littéraire, ne sont pas, comme dans l’histoire naturelle, des formes sans nombre de la même perfection. Dans l’ordre naturel, chaque individu est parfait et le plus convenablement approprié à sa destination, en sorte que la connaissance qu’on en a est parfaite et profitable comme celle de toute vérité. Au contraire, parmi les écrivains, plus on descend, plus l’imperfection se fait voir, jusqu’à ce qu’on en rencontre qui n’ont fait que sentir par la mémoire et écrire par l’imitation, et dont la connaissance, inutile aux esprits bien faits, pourrait être un piège pour ceux qui ne sont pas formés.

Il en est tout autrement de l’histoire d’une littérature. Il y a une époque précise où elle commence et où elle finit, et l’objet peut en être clairement déterminé. Il y a une littérature le jour où il y a un art ; avec l’art cesse la littérature. Mais à quelle époque voit-on commencer l’art, et, dans la langue des lettres, que faut-il entendre par l’art ?

Aucun mot n’a peut-être plus besoin d’être défini, parce qu’aucun n’a été plus détourné de son sens, au profit de plus de paradoxes et de caprices. Si même il n’était pas indispensable dans une histoire de la littérature française, je m’en serais passé, pour éviter la confusion qui s’y attache, et échapper au danger, peut-être certain, de ne pas faire agréer la définition que j’en dois donner.

Qu’est-ce donc que l’art, dans l’acception la plus élémentaire, si ce n’est l’expression de vérités générales dans un langage parfait, c’est-à-dire parfaitement conforme au génie du pays qui le parle et à l’esprit humain ?

Et qu’est-ce que cette parfaite conformité du langage au génie particulier d’une nation et à l’esprit humain en général, sinon cet ensemble de qualités qui le rendent immédiatement clair et intelligible pour cette nation et pour les esprits cultivés de toutes les nations ?

Ne serait-ce pas vouloir trop pousser la définition, que d’ajouter que, pour la France en particulier, il faut entendre par un langage parfait, celui dont tout le monde est d’accord, et qui est considéré comme définitif ? Ce serait, par exemple, la partie de notre langue à laquelle, depuis bientôt quatre siècles, tout ce qu’il y a eu d’esprits cultivés en France a invariablement attaché le même sens.

Voici d’ailleurs par quelle suite de changements cette perfection de l’art s’est réalisée dans notre pays.

Trois époques en résument les circonstances les plus distinctes. Dans la première, il n’y a pas d’art ; il n’y a qu’un souvenir obscur et confus de l’art antique. A cette lueur qui éclaire ses premiers pas, l’esprit français marche avec tant de lenteur, qu’il paraît à quelques-uns reculer. Il n’a guère que des idées particulières et locales, qu’il exprime pour un moment dans une langue qui change tous les jours. Le peu qu’il a d’idées générales, il les a apprises et les exprime dans la langue savante, la langue des clercs, le latin. Il ne se pense rien de général et d’éternel en français, du moins dans cet ordre d’idées qui seul peut susciter le langage littéraire, et recevoir des formes définitives. Mais l’idiome se forme par les tentatives de quelques clercs pour communiquer à la foule dans la langue vulgaire ce qu’ils ont appris d’idées générales dans la langue savante, et par cet instinct de l’art à venir qui se révèle dans la vaine rhétorique et les grossiers latinismes de quelques écrivains.

Dans la seconde époque, au souvenir de l’art antique succède l’étude même, et bientôt l’intelligence de ses monuments. L’esprit français conçoit à son tour des idées générales. Dans son ardeur pour les exprimer, il emprunte des tours et des mots aux deux grandes langues qui ont le plus exprimé de ces sortes d’idées.

De ces emprunts, la langue nationale s’en assimile une partie et rejette le reste. Ce qu’elle s’est assimilé est durable. La France a son art ; elle exprime à son tour des vérités générales dans un langage définitif.

Enfin, à une certaine époque unique éclatent dans le même peuple la perfection du génie particulier de ce peuple, et la perfection de l’esprit humain. L’art devient un fruit du sol, fécondé, en quelque façon par la connaissance du passé. Mais, de ce moment, c’est en donner une définition incomplète que de le borner à l’expression de vérités générales dans un langage définitif. Il y faut comprendre désormais tous les genres, les qualités de chaque genre en particulier, la composition des ouvrages la méthode, et généralement tout ce qui fait de chaque ouvrage un tout composé de parties unies entre elles, et proportionnées à l’image des êtres organisés dans l’ordre naturel.

C’est de cette façon uniforme, ce semble, qu’on a vu se développer la littérature française et, sauf quelques différences de détail, toutes les littératures modernes.

Nous sommes fixés sur l’époque où doit commencer l’histoire de cette littérature ; c’est cette seconde époque où l’art paraît, et où l’esprit français exprime des idées générales dans un langage définitif. Nos pères ont donné à cette époque le nom de Renaissance ; laissons-lui cette appellation, quoique ce soit moins une définition exacte, qu’un cri d’enthousiasme. L’esprit français, ébloui et charmé à la vue de l’antiquité, croyait renaître et comme sortir des limbes ; il ne renaissait pas, il arrivait lui-même à sa maturité et s’il se reconnaissait dans l’esprit antique, c’est parce qu’il devenait à son tour l’esprit humain.

Tout ce qui est antérieur à la Renaissance appartient à l’histoire de la langue, de l’instrument qui servira quelque jour à exprimer des idées générales. Ce sont nos origines intellectuelles, qui peuvent ne point toucher les autres nations, lesquelles ne sont intéressées qu’à notre maturité, parce que c’est le bien commun de l’Europe moderne.

Mais l’étude de ces origines est un digne sujet pour nous ; car c’est là que nous reconnaissons, dans toute leur naïveté, les caractères que tire l’esprit français du sol même de la France, des mœurs locales, des diverses circonstances de la formation, de notre pays en corps de nation ; c’est là que nous entrevoyons la forme particulière que va recevoir l’esprit humain représenté par l’esprit français. Une histoire de la littérature française, où ces origines n’auraient pas leur place, manquerait de ce qui doit en former l’introduction naturelle.

Si l’art est l’expression des vérités générales dans un langage définitif, les vérités de cet ordre et les termes qui ont servi à les exprimer n’étant pas sujets à changer ni à périr, il suit que l’histoire d’une littérature est l’histoire de ce qui n’a pas cessé, dans les œuvres littéraires d’une nation, d’être vrai, vivant, d’agir sur les âmes, de faire partie essentielle et permanente de l’enseignement public. Mais cela même, n’est-ce pas le fonds, n’est-ce pas l’âme de la nation ?

Ce que nous avons à étudier, à caractériser avec précision, c’est le fonds même, c’est l’âme de notre France, telle qu’elle se manifeste dans les écrits qui subsistent. C’est cet esprit français qui est une des plus grandes puissances du monde moderne.

Est-il besoin de parler de l’utilité d’une telle étude ? Qui ne sent à première vue combien l’espèce de relâchement dans lequel nous vivons, par des causes qui ne sont pas toutes mauvaises, rend nécessaire une ferme croyance sur ce point ? Parmi tant de doutes qui nous travaillent, soit au sujet de certaines influences longtemps souveraines, soit sur la forme même de l’ordre social et politique sous lequel nous vivons, de quel prix ne serait-il pas de ne point douter du moins de la chose d’où dépend tout le reste, je veux dire la nature même de l’esprit de notre pays ? Outre que, par les caractères des écrits qu’il a toujours aimés, comme s’y étant toujours reconnu, nous pourrions apprécier à toutes les époques ses véritables besoins, les distinguer de ses caprices, et travailler avec connaissance à régler son avenir d’après son passé.

C’est ce que je cherche, depuis déjà bien des années, avec une ardeur quelquefois découragée, mais que soutient, contre la difficulté de la matière, l’amour même que cette étude m’a donné pour mon pays. J’ai voulu voir d’une vue claire et déterminer, sans paraxode ni rhétorique, ce qu’il y a de constant, d’essentiel, d’immuable dans l’esprit français. Après m’en être fait une image distincte, si toutefois ce n’est pas quelque illusion qui s’est rendue maîtresse de mon jugement, j’ai voulu m’y attacher davantage en la représentant dans ce livre. Heureux si, en cherchant à me contenter sur un sujet si vital, j’avais réussi à persuader les jeunes gens qui me liront, et à leur épargner ainsi bien des incertitudes que j’ai connues, durant lesquelles la vie s’écoule, et qui font faire quelquefois des fautes irréparables !

En retraçant l’histoire de ce qui a duré, je ne laisserai pas ignorer ce qu’il y a eu de changeant, de capricieux, d’exotique, à certaines époques, dans l’esprit français. Mais ce sera pour en garder le lecteur, et pour le détourner de donner aux vains écrits marqués de ces caractères, un temps que l’époque où nous vivons nous compte d’une main avare, et qui suffit à peine à nous pourvoir de l’indispensable.

§ II. Ce que c’est que l’esprit français.

Pour faire l’histoire de l’esprit français, il faut connaître ce que c’est que cet esprit ; il faut s’être mis d’accord avec l’opinion qu’on en, a ou qu’on en doit avoir en France, après plus de trois siècles d’écrivains supérieurs. Cette histoire même n’est possible que parce qu’il existe une image claire de l’esprit français. Seulement, les caprices du goût, dans ces derniers temps, ont assez altéré cette image pour qu’il soit nécessaire de la rétablir, afin de nous y reconnaître de nouveau. Quoiqu’il ne s’agisse que de l’esprit français dans la littérature, comme tout ce qui est de la vie politique et sociale des arts, de la religion, de la philosophie, tout ce qui est une matière pour l’activité humaine, a été exprimé ou peut l’être par la littérature, on est bien près de connaître tout le fonds de sa nation, quand on en connaît l’esprit dans les œuvres littéraires. Et, de même, on n’est pas loin d’ignorer son pays ou de s’y tromper grossièrement, quand on a des idées vagues ou inexactes sur l’esprit qu’il a manifesté dans les lettres. L’erreur sur ce point, d’une médiocre conséquence dans la théorie, pourrait être capitale dans la pratique. Nous vivons à une époque et sous une forme de gouvernement où la réputation dans les lettres, comme la réputation au barreau chez les Romains, est une sorte de candidature universelle pour tous les emplois de l’État. Nos écrits sont comme des arrhes que nous donnons au public de notre aptitude aux carrières élevées. Or de quel intérêt n’est-il pas de ne se point tromper sur l’esprit de son pays, et, par exemple, pour caresser un de ses défauts passagers, de ne pas risquer de soulever quelque jour contre soi ses qualités qu’on aura un moment surprises ? Quel avantage n’aurait pas politique qui aurait cherché dans toute la suite de notre histoire quelle a été, dans les choses de la politique, l’habitude et comme le naturel de notre pays, et qui pourrait au besoin en appeler à la France séculaire des entraînements et des erreurs de la France du jour ? Je m’imagine qu’il ferait mieux nos affaires par cette profonde connaissance de nos traditions, que le plus habile empirique par la plus grande richesse d’expédients.

De même, la meilleure chance est à l’écrivain qui, au lieu de quelque image altérée et mensongère de l’esprit français, travaillera devant une image véritable, dont il aura recueilli les traits dans toute la suite de son histoire. Mais n’y a-t-il que l’écrivain pour qui cette connaissance soit capitale ? Ne sommes-nous pas tous intéressés, pour notre conduite, principalement dans la vie publique, à savoir ce que notre nation a constamment tenu pour vrai, même après quelque oubli ou quelque dégoût qui ne faisait que rendre plus décisif son retour à ses habitudes ? Ne devons-nous pas, pour n’y être point comme des étrangers, connaître en quoi nous lui ressemblons ?

Le meilleur moyen de connaître ce qu’est l’esprit français, c’est de connaître tout ce qu’il n’est pas. Il faut distinguer son état de santé de ses maladies ; ses époques de vigueur, de ses époques de faiblesse. L’esprit d’une nation comme celui d’un homme en particulier, peut éprouver certains affaiblissements passagers, recevoir certaines atteintes, avoir des caprices, après quoi il rentre dans son habitude et son état sain. Et de même que, pour juger du caractère d’un homme, vous ne l’irez pas prendre un jour où quelque désordre de santé l’aura dérangé de même pour apprécier l’esprit d’une nation, vous ne vous arrêterez pas à quelques égarements d’un jour, dont elle sera revenue le lendemain.

Vous n’appellerez pas l’esprit français, l’esprit de certaines époques où soit à la suite de conquêtes, soit par les fautes d’un mauvais gouvernement, la France a copié, avec l’ardeur qui lui est propre, tantôt les défauts du peuple conquis, tantôt ceux de la nation étrangère dont elle subissait l’influence.

La première chose s’est vue à la suite des guerres d’Italie. C’est le temps où, plus barbare que le peuple conquis, elle s’affublait, comme d’une mode, de la civilisation qu’elle avait visitée, et prenait je ne sais quel travestissement de subtilité puérile et de vaine galanterie. Nous avons payé de ce prix une gloire mal acquise et des conquêtes impolitiques.

La seconde s’est vue pendant et après les guerres de religion. Alors la moitié de la France appelait l’étranger pour combattre l’autre. Notre royauté était à demi espagnole triste époque où, en expiation d’une mauvaise politique, l’emphase castillane et le faux bel esprit de l’école de Gongora ont gâté tous les écrits de la fin du seizième siècle et du commencement du dix-septième.

Vous n’appellerez pas l’esprit français ces exagérations successives qui ont rendu notre littérature, ou romanesque, ou pastorale, ou superstitieuse pour l’antiquité jusqu’à vouloir appliquer à notre langue la métrique des langues anciennes, ou puriste jusqu’à proscrire, par arrêt des Précieuses, des mots utiles et compris de tous. Vous ne le reconnaîtrez pas dans cette ambition propre à notre temps, qui prétend réunir toutes les qualités et toutes les libertés des littératures étrangères, et qui affecte des privilèges extraordinaires d’imagination et de sensibilité, dans un pays où les hommes de génie sont ceux auxquels le plus de gens ressemblent.

L’esprit français, on l’a dit et je ne l’en caractérise qu’avec plus de confiance, c’est l’esprit pratique par excellence. La littérature française, c’est l’idéal de la vie humaine, dans tous les pays et dans tous les temps ou plutôt c’est la réalité dont on a retranché les traits grossiers et superflus, pour nous en rendre la connaissance à la fois utile et innocente. L’art français, dans la plus grande étendue du sens qui appartient à ce mot, c’est l’ensemble des procédés les plus propres à exprimer cet idéal sous des formes durables.

Deux ordres de vérités constituent cet idéal : les vérités simples ou philosophiques qui constatent ce qui se fait, et les vérités morales, ou du devoir, qui établissent ce qu’il faut faire. Les passions étudiées, analysées, et décrites dans le détail le plus rigoureux, avec le dessein de les mieux signaler à la conscience qui doit les combattre et les régler ; la vérité philosophique subordonnée à la vérité morale ; la connaissance pour arriver au devoir tel est le fonds de l’esprit français. Une très-petite part est faite à la pure curiosité, et aux spéculations qui ne mènent pas à quelque vérité d’application. En France, tout ce qui n’est pas une connaissance intéressant le plus grand nombre, ou, une règle de conduite pour quiconque a la bonne volonté, risque fort de n’être qu’une superfluité et un défaut.

§ III. En quoi l’esprit français diffère de l’esprit ancien.

Mais l’esprit français, qu’est-il autre chose que l’esprit ancien ? C’est en effet l’esprit ancien, avec cette différence, tout à son avantage, que le caractère pratique y est encore plus d’obligation et s’y étend à plus de choses.

Ainsi, chez les anciens, quoique la forme de la société, essentiellement pratique et publique, retînt naturellement les écrivains dans la réalité, la part de la vaine curiosité et des spéculations oiseuses y est fort considérable particulièrement chez les Grecs. On y a été plus favorable à la liberté, qui est pleine de périls et d’égarements, qu’à la discipline, qui ajoute à la force réelle tout ce qu’elle ôte de forces capricieuses et factices.

Au contraire, l’esprit français est plus porté pour la discipline que pour la liberté. Il l’estime plus féconde et plus pratique. Il est même remarquable que, dans une forme de société qui laisse plus de temps à la vie individuelle et solitaire, et plus de pâture aux spéculations de pure curiosité, l’écrivain est moins libre que chez les anciens de jouir de son esprit. Il est l’organe de tous, plutôt qu’une personne privilégiée ayant des pensées qui n’appartiennent qu’à lui, et qu’il impose en vertu d’un droit extraordinaire. L’homme de génie, en France, c’est celui qui dit ce que tout le monde sait. Il n’est que l’écho intelligent de la foule ; et s’il ne veut pas nous trouver sourds et indifférents, il faut qu’au lieu de nous étonner de ses vues particulières, il nous fasse voir notre intérieur, comme dit Montaigne, et qu’il nous avertisse de nous-mêmes.

Voilà en quoi l’esprit pratique est de plus étroite obligation dans notre littérature que chez les anciens voici comment son domaine est plus étendu.

C’est au christianisme que nous devons le bienfait de cet agrandissement de notre nature. Non-seulement il a réduit toutes nos pensées à la pratique en faisant prévaloir l’esprit de discipline, qui regarde la conduite, sur l’esprit de liberté, qui regarde plus particulièrement les pensées ; mais il a comme reculé les bornes et creusé les profondeurs de notre conscience. Dans l’ordre des vérités philosophiques, quel spéculatif, parmi les anciens, a pénétré aussi avant que ses moralistes ? Derrière tout ce qui se fait ouvertement et par une volonté claire, que d’actions n’a-t-il pas découvertes qui se font pour ainsi dire en cachette de la conscience, ou à son insu, par cette corruption insensible de notre nature qu’il a si profondément remuée ? Et, dans l’ordre des vérités de devoir, quels espaces n’a-t-il pas ouverts à la morale ? Que de prescriptions pour épurer le cœur en proportion de ce qu’il l’a approfondi ? Le christianisme a fait pour l’esprit français ces trois choses il en a fortifié la tendance pratique ; il en a étendu les objets d’étude en rendant en quelque sorte la vie plus vaste ; enfin, il en a fait une image plus complète et plus pure de l’esprit humain.

§ IV. En quoi l’esprit français diffère de l’esprit des autres nations modernes.

Les différences sont grandes entre l’esprit français et ce qui paraît de l’esprit des autres nations modernes dans leurs littératures.

En faisant le portrait de l’esprit français, j’ai presque fait le portrait de la raison elle-même. Cette tendance pratique, cette prédominance de la discipline sur la liberté, ce devoir imposé à l’écrivain d’être l’organe de la pensée générale, cette subordination de l’individu à tout le monde, qu’est-ce autre chose que la raison ? C’est cette raison par laquelle nous ressemblons le plus aux autres hommes, gouvernant en maîtresse souveraine l’imagination et les sens, par lesquels nous en différons le plus, et d’où nous viennent ces singularités qui sont si antipathiques à l’esprit français. Notre littérature est comme l’image vivante de ce gouvernement de toutes les facultés par la raison. On y voit l’homme tout entier, son imagination, ses sens, sa raison ; car, où l’une de ces choses manque, il n’y a point de vie mais la raison gouverne. Elle reçoit des idées de l’imagination et des sens, elle en contrôle la valeur, elle en arrête définitivement l’expression. Plus indépendante du corps que la sensibilité et l’imagination, elle ne souffre pas que la nature entreprenne sur ses droits. De là, dans le même homme, ce merveilleux spectacle d’un être intelligent qui sépare en lui le terrestre du divin, qui se préfère à lui-même, qui sacrifie la nature à la raison. C’est ce spectacle que nous offrent tous nos chefs-d’œuvre ; il ne s’y voit autre chose qu’une raison supérieure rendue assez forte, par l’amour de la vérité, pour dominer l’imagination et les sens, et pour tirer d’admirables secours d’où lui viennent d’ordinaire les plus grands dangers.

Tel n’est pas le caractère des autres littératures modernes, et particulièrement de celles du Nord. Là, la nature est à peu près maîtresse, et cet équilibre de toutes les facultés, que j’admire dans nos grands écrivains, y est à chaque instant rompu. C’est tantôt le tour de l’imagination, tantôt celui de la sensibilité, de faire prédominer l’individu sur l’homme, le particulier sur l’universel. La raison a aussi son tour, mais elle n’a que son tour et, après cette sorte de petit bonheur pour l’écrivain, elle cède sa place. La littérature y est donc moins générale qu’individuelle : et dès lors comment l’esprit de liberté n’y prévaudrait-il pas sur l’esprit de discipline ? Cet esprit même de discipline y est-il seulement connu ? Je vois beaucoup de théories pour étendre les libertés du poète ; je n’en vois point, ou je n’en vois que d’imitées de notre littérature, pour le contenir et le régler. La rêverie, qui n’est le plus souvent qu’un désordre de la sensibilité, ou une faiblesse de vue qui ne peut pas percer les nuages qui nous dérobent nos propres pensées, y jouit d’un domaine sans limites. La subtilité, qui n’est qu’une force mal employée, y est louée comme un regard de l’âme plus ferme et plus soutenu. La raison pourrait seule dissiper ces nuages et employer efficacement cette force ; mais on l’y suspecte presque d’une sorte de jalousie contre la liberté et la variété de la nature.

Les littératures du Nord sont non-seulement plus individuelles, elles sont aussi plus locales. On le voit par la place considérable qu’on y donne à l’amour de la patrie, comme séparée et distincte des autres patries ; et par là je n’entends pas cette passion sérieuse, vitale, qui fait la force des nations, comme l’esprit de famille fait celle des individus. Je veux parler de cette passion exclusive, un peu sauvage, qui préfère le pays à tout, et au pays le lieu même de la naissance, le premier horizon que l’écrivain a vu de ses premiers regards.

En France, nous n’aimons pas la patrie de cet amour jaloux du montagnard pour sa montagne, ni seulement parce que tout y est le mieux disposé pour nos commodités. Nous l’aimons, parce qu’elle nous paraît la meilleure patrie pour l’homme en général ; nous voudrions y donner le droit de cité à tout le genre humain. Nous l’aimons, parce que toutes choses nous y paraissent plus conformes à la raison, à la possession de laquelle il nous plaît de convier et d’associer tout le monde. Est-ce un effet des circonstances extérieures d’un pays admirablement tempéré, où, sous un ciel qui ne nous opprime jamais, l’âme paraît plus indépendante du corps, et jouit d’une plus grande liberté ? Quoi qu’il en soit, nous avons toutes les inspirations qu’on peut tirer de cette grande idée de la patrie, regardée comme la demeure même de la raison et nous n’avons pas ce patriotisme étroit, qui naît de la dépendance même du corps à l’égard de la patrie matérielle, et qui borne les pensées à la vallée où l’on est né.

Dans les littératures du Midi, ce même caractère individuel et de localité se montre sous d’autres formes. On y est subtil comme dans le Nord mais, au lieu de rêver, on s’échauffe et on s’emporte. Les choses que le Nord voit mollement et à demi, le Midi les voit plus grandes qu’elles ne sont ; il les amplifie et les exagère. Ce sont deux effets différents de deux constitutions physiques, plus fortes que la résistance que l’âme y oppose. Tandis qu’ici elle se contracte et se replie en quelque sorte sur elle-même, là elle s’exalte et se répand par l’imagination et les sens. Dans les littératures du Midi, presque toutes les pensées sont des métaphores, et tout s’exprime par des images tirées des sens. Il y règne une certaine emphase naturelle, qui vient moins de la corruption du goût que d’une manière de voir les choses, pareille à ce qu’on dit de certains animaux, lesquels n’obéissent si aisément à l’homme que parce qu’ils le voient plus grand qu’il n’est.

Dans ce jugement sur ce que les littératures du Midi ont de particulier, il ne faut comprendre la littérature italienne qu’avec des restrictions méritées. L’Italie est la terre privilégiée, la terre des héros, magna parens virum. N’a-t-elle, pas eu deux langues littéraires, et n’est-il pas sorti du sein de la même mère Virgile et Dante, Tacite et Machiavel ?

Doit-on conclure de ces différences que seuls nous représentons l’esprit humain ? Non. L’esprit humain est partout ; il est dans les grandes littératures du Midi et du Nord ; il est jusque dans ces patois qui n’ont pu devenir des langues littéraires ; mais il y est moins complet, il y paraît sous des formes plus ou moins défectueuses. Notre privilège à nous, c’est d’en représenter le plus de traits essentiels.

Mais il faut savoir confesser en quoi ces différences sont à notre désavantage. Il nous manque peut-être une certaine espèce de rêverie solide, propre aux grands poëtes du Nord ; une certaine richesse d’imagination, propre à ceux du Midi. Notre imagination, à force d’être subordonnée, est quelquefois timide. Devons-nous regretter aussi qu’elle n’ait pas, comme chez nos voisins, comme autrefois dans la Grèce, son domaine propre, son pays de chimères ingénieuses et charmantes ? N’y a-t-il pas certaines erreurs de Platon qui n’honorent pas moins l’esprit humain que la raison d’un Descartes et d’un Pascal ? Il est bon de le reconnaître, pour ne pas nous estimer au-delà de notre prix ; mais il ne faut pas le regretter, ni surtout vouloir nous compléter par l’éducation. Si l’imagination, dans notre pays, changeait de rôle, et si d’auxiliaire de la raison elle devenait maîtresse, nous perdrions la raison de Descartes et de Pascal, sans acquérir les grâces de l’imagination de Platon.

§ V. Comment l’image la plus exacte de l’esprit français est la langue française elle-même.

A défaut d’une définition précise et directe, l’esprit français se caractériserait suffisamment par la nature même de la langue française, par sa constitution, par ses qualités, qui, entre toutes les langues littéraires modernes, la rendent la plus propre à exprimer des idées générales. Il suffit de considérer à quelles conditions, en France, on est écrivain, pour se convaincre que c’est une langue toute d’appropriation et de communication. Elle n’est, dans la main de l’écrivain, qu’un instrument pour communiquer des idées qui touchent tout le monde, et non une forme complaisante qui l’aide à jouir solitairement de son esprit, à s’entendre lui-même à demi-mot. Elle ne veut être bornée ni à l’individu qui s’en sert, ni au pays qui la parle. Elle n’est exclusivement ni individuelle, ni locale. Je regarde d’abord sa nature, et je n’y trouve ni accent ni inversion. Or, c’est par l’accent et l’inversion, ce semble, que se marque, dans une langue, le tempérament particulier d’une nation ; c’en est le caractère le plus local. L’un dépend d’une disposition des organes de la voix, déterminée par la constitution physique du pays ; l’autre dépend du tour d’imagination propre à ce pays. Notre langue coule des lèvres sans contraction et sans effort. Les aspirations qui renforcent les sons ne figurent, dans le corps de ses règles, qu’à titre d’exceptions ; les atténuations ou les élisions de certaines parties de mots, qui semblent des moyens d’éluder certaines difficultés de prononciation, y sont inconnues. Notre langue est unique sous ce rapport, avec quelque langue, ancienne ou moderne, qu’on la compare. Je veux bien n’y pas voir un privilège ; mais si ce caractère n’est propre qu’à elle, et si d’ailleurs il n’a pas empêché que, depuis trois siècles, l’Europe politique et savante n’ait appris le français, il faut bien n’y pas voir une marque d’infériorité.

J’en dirai autant de l’absence d’inversions. Le caprice et la mode ont vainement essayé de naturaliser l’inversion parmi nous : ces tentatives ont toujours échoué. Notre langue suit l’ordre logique des idées ; et l’ordre logique, c’est l’arrangement des choses selon la raison. Je sais bien que, dans les langues à inversion, la raison finit le plus souvent par trouver son compte. Je sais que ce désordre, chez les écrivains habiles, n’est qu’une interversion calculée et savante de l’ordre naturel ; mais encore, pour s’y reconnaître, faut-il que l’esprit passe par deux états. Dans le premier, qui est tout passif, il reçoit les choses telles que le caprice ou le goût de l’écrivain les a disposées ; dans le second, qui est tout actif, il substitue à cet arrangement l’ordre logique. Notre langue ne va au but que par un seul chemin, et ce chemin est le plus direct. Les choses s’y rangent tout d’abord dans l’ordre logique. Les mots sont comme des déductions invincibles les uns des autres, et il n’est pas besoin d’une opération particulière qui rétablisse l’ordre naturel, dérangé par l’artifice de l’inversion. L’inversion sied bien aux peuples chez qui l’imagination et la sensibilité dominent la raison. Elle flatte également deux dispositions contraires, soit l’extrême impatience, qui ne peut pas s’accorder de la lenteur de l’ordre logique, soit l’extrême paresse, qui ne veut pas aller droit aux choses, et qui se plaît aux détours, comme la menant au but du pas qu’elle y veut arriver. Mais à nous l’inversion est antipathique, parce que nous sommes également loin de l’extrême impatience et de l’extrême paresse ; ni jamais assez pressés pour vouloir dévorer le chemin, ni jamais assez languissants pour l’allonger à plaisir. Les étrangers, ou ceux de nos nationaux qui ne s’accommodent pas du train de notre langue, peuvent y voir un désavantage. Je n’en veux pas décider ; c’est assez pour mon objet que, de l’aveu de tout le monde, l’absence d’inversions soit un des caractères distinctifs de notre langue.

Dans les principales conditions de notre langue — je veux bien ne pas dire privilèges, pour échapper à l’envie, — la clarté, la précision, la propriété, la liaison, qu’y a-t-il pour la commodité de l’écrivain ? Ces qualités d’obligation, sans lesquelles on n’écrit rien de durable en France, sont comme autant de privilèges pour le lecteur ; pour l’écrivain, ce sont des charges et des devoirs., Quiconque a tenu une plume sait ce qu’il en coûte pour être goûté, c’est trop dire, seulement pour n’être pas rebuté. Que d’efforts pour être clair, simple, précis, pour ne se servir que des termes propres, c’est-à-dire, pour n’être pas un méchant écrivain.

De là, chez presque tous ceux qui ont du goût, une grande répugnance à écrire. Ils sentent la difficulté, et ils craignent la fatigue, que ne paye pas toujours le succès. Aussi n’y a-t-il d’écrivains résolus que ceux qui sont doués extraordinairement, ou cette foule qui n’a pas conscience de la difficulté.

Au reste, l’art n’est pas facile, même aux mieux doués. Ce que l’histoire anecdotique de nos grands écrivains nous raconte de ces manuscrits raturés à toutes les lignes, de ces rédactions premières qui n’ont été que des tâtonnements et des acheminements laborieux vers la rédaction définitive, nous autorise à dire que la langue française, si complaisante pour le lecteur, est sans pitié pour l’écrivain.

Pour écrire clairement en français, c’est-à-dire, pour arracher les idées de ce fonds obscur où nous les concevons, et les amener à la pleine lumière, que d’efforts et de travail ! Si nous ne les voyions pas dans le lointain, poindre devant nous comme des lueurs qui nous attirent invinciblement et nous dérobent la longueur du chemin, qui donc s’exposerait à ce rude labeur ? Quelques-unes naissent spontanément et tout exprimées ; c’est la facile conquête de ceux qui sont nés sous une constellation heureuse : mais combien d’autres qui sont le fruit d’une poursuite ingrate ; qu’il faut remanier sans cesse ; qui, après avoir contenté un moment l’écrivain, le dégoûtent ; qui ne paraissent jamais qu’une image imparfaite du vrai, mais non le vrai lui-même ! Faut-il parler de la défiance que doit avoir l’écrivain de cette demi-clarté trompeuse, qui peut lui suffire, mais qui laisse le lecteur dans les ténèbres ? La douceur même que donne une vérité clairement vue ne lui est permise que le jour où tout le monde la verra comme lui ; jusque-là, c’est peut-être un piège. Malheur à qui se contente trop facilement ! Molière l’a dit : c’est une marque de médiocrité d’esprit. Les joies de l’art sont rares et austères ; ce n’est que le plus noble de tous les travaux imposés à la race d’Adam. L’écrivain qui jouit tout seul de son esprit n’est guère plus considéré et estimé qu’un oisif, dans une société où tout le monde travaille.

De même, avant d’être précis, combien de fois n’est-on pas vague ? Que de termes qui n’appartiennent pas à la matière, et qui s’y introduisent par le relâchement de l’attention par la mémoire, par l’imitation ? Que d’autres, dont l’usage ou plutôt la mode du temps où l’on vit se sont emparés, et dont le sens est étendu à tant de choses qu’il ne désigne plus rien de distinct ? Que de tours languissants et embarrassés se présentent avant le vrai tour, le seul qui doive donner à la pensée sa physionomie et son mouvement ? Combien d’expressions qui ne déterminent pas les choses, et dont nous sommes si prompts à nous contenter, soit mollesse de conception, soit fatigue ou paresse ! Combien d’inexactitudes dans les efforts même que nous faisons pour être exacts ! Combien d’illusions dans l’emploi de ce que nous appelons les nuances, lesquelles, au lieu d’être des aspects différents de la pensée, ne sont souvent que de vaines images qui nous la cachent !

Les figures, les métaphores, sont des pièges du même genre, et dont il n’est guère plus facile de se garder. A qui n’en vient-il pas dans l’esprit par cette porte de la mémoire, toujours ouverte à tout ce qui est imitation et mode ? Notre langue ne souffre point ces ombres qui se placent entre notre pensée et nous ; c’est le premier devoir de l’écrivain de s’en défier ou plutôt de les chasser courageusement, comme Énée dissipait les ombres avec son épée. Ces images sont le plus souvent des effets du sang, des fumées qui montent au cerveau. Les littératures les plus riches en images sont les plus pauvres d’idées. Certains écrivains sont pleins d’images ; tout reluit, tout brille ; tout étincelle ; mettez tout cela au creuset pour quelques parcelles d’or, que de cendre ! L’image ne doit être que le dernier degré d’exactitude, ou plutôt elle ne doit être que la pensée elle-même ; mais, pour une qui remplit cet office, combien qui ne sont que des apparences de la pensée !

Enfin quel esprit cultivé ne sera pas d’accord avec moi sur l’extrême difficulté dans notre langue, de la propriété, de la liaison ? Pour la propriété, ce n’est pas assez d’être bien doué ; il faut savoir la langue, et avoir pesé dans les écrits des modèles ce que valent les mots dont nous nous servirons à notre tour. Il faut que la science les place dans notre mémoire avec le titre qu’ils ont reçu des hommes de génie, lesquels font des mots une monnaie à effigie dont la valeur est déterminée ; après quoi c’est à l’inspiration de les en tirer, et de les animer de notre propre vie dans la composition, afin qu’en même temps qu’ils ont une même valeur de circulation pour tout le monde, par l’emploi que nous en faisons ils nous appartiennent en propre. Ainsi l’écrivain doit réunir deux qualités qui semblent s’exclure : il doit être savant et inspiré. S’il n’est que savant, il répétera froidement et sans effet ce qui a été mieux dit par d’autres ; s’il n’est qu’inspiré, il risquera de parler dans une langue qui ne sera comprise que de lui.

Quant à la liaison, à cette suite et à cette jointure des idées, dont Horace a admiré la puissance en homme qui en avait senti la difficulté, que d’efforts d’attention n’y faut-il pas ? Que de fois la force d’esprit qui doit tenir toutes ces pièces rangées ne fléchit-elle point ? Quels soins pour disposer dans l’ordre naturel tant de pensées qui se présentent isolément et avant leur tour, pour reconnaître les points par où elles se touchent, pour faire un tissu indestructible de tous ces fils dispersés !

La réunion de ces diverses conditions ; une certaine facilité apparente qui cache au lecteur jusqu’à la trace des efforts qu’elle a coûtés, voilà ce qui constitue un bon écrit, ou plutôt une chose écrite en français. Car je ne donne pas ici le secret du génie ; sais-je ce secret ? et qui le sait ? J’indique ce que la langue française veut de quiconque prend la plume ; et ces réflexions sur les lois du discours regardent, non ceux qui ont le don du discours, mais ces esprits, en grand nombre, qui peuvent se perfectionner par la culture, et tirer du travail des ressources qui les sauvent du ridicule de mal écrire. Le ridicule, est-ce assez dire ? il n’y va pas seulement de notre vanité, notre vie même peut y être engagée ; car celui qui s’est fait écrivain et qui ne sait ni ne pratique les lois du discours, combien n’est-il pas à la merci des hommes et, des choses ?

§ VI. Ces différences générales entre les langues littérales du midi et du nord de l’Europe.

Ces qualités fondamentales de notre langue n’ont pas été refusées aux autres langues modernes ; on les y reconnaît dans les bons auteurs, et elles y sont appréciées par le public. Mais elles sont, pour ainsi dire, au hasard du génie ; quiconque les voudrait imposer comme des conditions ne serait pas souffert. Ce qui est pour la France comme une sorte de constitution écrite dans des grammaires et des vocabulaires officiels, consacrés et, si le temps n’avait pas tout relâché, défendus par des corps institués pour cet objet, est, chez les autres nations, une faculté individuelle qui n’est réglée que par le succès. Là, tout est en faveur de l’écrivain plutôt que de gêner sa liberté, ces langues se condamnent à être éternellement flottantes, et à s’accroître à l’infini. On ne distingue pas par la langue les méchants écrivains des bons, et, parmi ceux qui sont jugés les meilleurs, on n’en choisit pas dont la langue doive faire autorité. En Allemagne, on n’est pas plus tenu d’écrire comme Goethe que comme Jean-Paul Richter. Le critérium de la langue n’est pas plus dans l’un que dans l’autre. De même en Angleterre. Les écrivains du règne de la reine Anne voulurent fonder des institutions de langage, à l’imitation des Français ; l’essai n’en réussit pas. La langue anglaise a continué d’être facultative ; s’y moquer des préceptes d’Addison n’y porte point malheur tandis que chez nous on a remarqué, même avant Voltaire, qu’on ne s’y moque pas impunément des préceptes de Boileau.

Dans ces deux pays, le public se prête à cette incertitude de la langue : en Angleterre, parce que la littérature est la seule chose qui n’y soit pas une affaire ; en Allemagne parce que le manque d’activité politique y rend la curiosité littéraire insatiable. Ici, on ne se soucie pas de faire des efforts qui, ne profiteraient qu’à la langue ; là, on n’a pas trop de toutes les variétés d’esprits et de toutes les nouveautés du langage, pour assouvir cette curiosité à laquelle les gouvernements ont enlevé le principal aliment. Ici et là, par des raisons différentes, on passe tout à l’écrivain en Angleterre, parce qu’il distrait des affaires ; en Allemagne, parce qu’il est, dans un certain ordre, la seule affaire du pays. On se garde bien de faire des conditions dures à qui est si nécessaire, ici comme amusement, là comme occupation unique. Pourvu qu’on s’entende dans le moment présent et même à demi, n’est-ce pas assez ? Quant à la postérité, au public européen, qui en a souci ?

Aussi n’importune-t-on pas les écrivains anglais ni allemands de la nécessité d’être clairs. Ce serait pur pédantisme. Le public en saurait tort peu de gré au critique, en Allemagne particulièrement, où le lecteur est toujours plus patient que l’écrivain ne peut être obscur. On y a tant de temps à soi, qu’on s’y plaît aux énigmes. J’entends dire que ce qu’on y appelle la pénombre, c’est-à-dire la demi-nuit, y est plus goûtée que la clarté ; car, avec la clarté, le plaisir passe vite la pénombre le fait durer plus longtemps, en le rendant plus difficile. La clarté qui ne laisserait rien à désirer y est suspecte de manque de profondeur, et l’on préfère à une lecture qui produit immédiatement son effet, celle qui donne à rêver. N’est-ce pas le pays où tel qui a assisté sans émotion visible à la représentation d’une pièce de théâtre rit tout à coup, à quelques jours de là, d’un trait comique, ou s’attendrit au souvenir d’un trait de sentiment, laissé par le poëte dans la pénombre, et que le spectateur a emporté chez lui, pour en jouir par une sorte de rumination ?

Des préceptes sur la précision, sur la propriété des termes, sur leur liaison, n’y seraient pas plus écoutés. Là, toutes ces conditions sont des servitudes pour l’écrivain. La précision le réduirait, le mutilerait. Plus de ces termes vagues où le lecteur s’aventure comme dans des pays de découvertes ; plus de tours incertains et équivoques qui sont goûtés comme l’allure propre à l’écrivain ; plus de nuances infinies : ne serait-ce pas fait de ce plaisir de deviner et de rêver que prise si fort le public allemand ? Plus d’images et quelle perte pour un pays où il s’en trouve jusque dans des ouvrages d’anatomie, jusque dans des pièces judiciaires ! Le soin de la propriété n’est d’obligation que là où la langue a des règles fixes, et où les mots étant comme des touches qui rendent des sons distincts, l’impropriété dans le langage blesse comme une note fausse dans la musique. Mais que serait-ce, sinon une gêne odieuse pour l’écrivain, là où la langue n’a d’autre règle que le goût des auteurs, et où le goût des auteurs est l’unique règle des jugements du public ? Enfin, à quoi bon s’imposer le travail de la liaison pour un lecteur qui s’accommode de suivre un écrivain marchant au hasard, et qui estime cette incertitude même comme un des plaisirs littéraires les plus piquants ?

Je sais que toutes ces libertés des autres littératures modernes ont leurs avantages : aussi n’en fais-je pas la critique. Je me borne à les comparer avec nos règles, auxquelles il est tout simple que j’accorde la préférence. On aurait d’ailleurs mauvaise grâce, à chicaner les étrangers sur la manière dont ils entendent les nobles jouissances de l’esprit. Partout où l’écrivain est en rapport d’idées avec le public, le public se subordonnât-il à l’écrivain, il y a un beau spectacle pour l’esprit humain. Mais peut-être ce spectacle est-il plus beau encore là où le public, au lieu de se placer au point de vue de l’écrivain, force l’écrivain à se placer au point de vue général. C’est ainsi que les choses se passent dans notre pays. On y préfère la pleine lumière à la pénombre, les couleurs nettes et tranchées aux nuances douteuses. On exige que les mots y aient la valeur des chiffres, et représentent pour tout le monde le même sens. La raison, qui est le lien commun de tous les hommes, est estimée au-dessus de l’imagination, qui les disperse et les isole à l’infini. Tout, je le répète, y est combiné pour l’appropriation et la communication. Il faut bien en conclure que notre langue a des destinées hors du pays qui la parle, et qu’à la regarder dans les ouvrages de l’esprit, l’usage n’en a pas été borné à la France ni à ses écrivains. Cette simplicité du discours, cette suite et cette logique que nous voulons dans nos écrivains contre notre propre naturel en quelque sorte, lequel n’est ni si austère, ni si conséquent, ni si ennemi de toute parure et coquetterie que notre langue, ne témoignent-elles pas que nous ne la possédons pas pour nous seuls, et que c’est une langue à l’usage de tous, dont nous n’avons que le dépôt ? N’est-elle pas, de toutes les langues modernes, celle qui se rapproche le plus de cet idéal d’une langue algébrique rêvé autrefois par de grands esprits, pour unir entre elles toutes les intelligences cultivées dans tous les pays ?

Jusqu’à ce jour on a vu invariablement, à part de la multitude des langues, dont la diversité même est une des plus grandes beautés de la création, une langue privilégiée, dominante, chargée pour ainsi dire de faire les affaires générales de l’esprit humain et d’exprimer les grandes idées qui changent la face des sociétés. Il y a trois mille ans, c’était la langue grecque ; il y a deux mille ans, c’était la langue latine. Admirons combien l’empire de cette dernière a duré. Jusqu’au moyen âge elle est la langue de la science et du génie ; elle règne, elle est universelle ; on fait gloire à Dante du courage qu’il a eu au xiiie siècle, d’oser créer la langue italienne. C’est à présent le tour de la langue française. Si cette langue est si sévère, si réglée, c’est bien la marque qu’elle a le gouvernement des choses de l’esprit ; si elle est tenue à tant de clarté, de propriété, de liaison, c’est pour que, sous toutes les latitudes, toutes les intelligences saines et cultivées la puissent comprendre. La langue anglaise, si nous comptons les bouches qui la parlent, semble disputer l’universalité à la langue française : mais, regardez-en l’usage, elle n’est que la langue commerciale du monde ; la nôtre en est la langue intellectuelle. Née de notre unité territoriale et politique, en même temps qu’elle en est le lien le plus puissant, elle nous assure la seule universalité qui ne dépende pas du sort des armes, et qui soit acceptée sans combat. C’est pour cela qu’il faut tant veiller à son intégrité. Notre littérature, c’est le livre des promesses pour toutes les nations qui ont de grandes destinées. Notre langue, c’est la parole d’affranchissement et de civilisation : gardons ce dépôt pour nous et pour tous.

§ VII. Plan de cette histoire.

L’objet de cette histoire étant l’esprit français, défini, autant qu’il a été en nous, par tout ce qu’il n’est pas et n’a pas pu être, considéré comme l’idéal de la vie pratique comparé à l’esprit ancien, distingué de l’esprit des autres nations modernes, montré dans le génie même et les conditions de la langue française, il reste à savoir qui nous éclairera et nous guidera dans cette étude. La France elle-même. Il n’y a pas ici de système à imaginer ; il n’y a qu’à prendre un à un dans l’ordre des temps et dans la succession des influences, les noms qui ont survécu, et dont la suite nous marque notre chemin. La liste en est arrêtée ; le paradoxe archéologique pourra bien essayer d’y glisser quelques noms qui n’y figurent pas, et qui n’y demeureront pas ; il n’en pourra rayer aucun.

La France a fait un choix définitif. Parmi tant d’écrits et tant de noms, elle a omis ceux-ci et retenu ceux-là. Ce n’est pas, comme l’a imaginé le paradoxe, dédain ou incurie de sa gloire : c’est justice. Les nations sont plus disposées à grossir la liste de leurs grands hommes qu’à la réduire ; elles sont plus soucieuses de leur renommée que ne peut l’être pour elles, et sans y être accrédité, tel écrivain qui a sujet de craindre pour lui-même la destinée de ceux qui ont été omis. Je m’en rapporte à la France et j’accepte sa liste pour toute la suite de sa littérature, ne réhabilitant personne et laissant les morts dans le repos de leur tombe, mais, par la recherche approfondie des causes qui ont fait vivre les uns et mourir les autres, rendant d’autant plus hommage à ceux qui ont survécu.

Pourquoi ceux-ci vivent-ils, et pourquoi ceux-là ont-ils péri ? Parce que la France se reconnaît dans les premiers, et qu’elle ne se reconnaît pas dans les seconds.

La France n’a pas eu à faire un long examen. Elle s’est regardée successivement dans les images vraies ou prétendues de son propre esprit. Dans les unes, elle ne s’est pas reconnue ; dans les autres, elle s’est reconnue, soit à certains traits soit tout entière. La science compare laborieusement l’original à ces divers portraits, et donne en détail les raisons du jugement souverain que la France en a porté d’instinct.

C’est là l’objet de ce travail, et c’en sera le plan.