Chapitre premier.
De l’invention dans les sujets particuliers
J’ai indiqué jusqu’ici comment on accumule en soi-même les ressources qui mettent en état d’écrire. Mais, le jour où l’on écrit, il ne s’agit pas de dégorger confusément sur le papier tout ce qu’on a dans l’esprit et dans le cœur. Il faut trouver ce qui convient à la circonstance particulière, au sujet limité. C’est là que s’exercera l’invention, qui n’est, comme on le voit, qu’une appropriation à un certain objet des idées et des sentiments qu’on a antérieurement acquis, un fragment de la vie intérieure qu’on détache et qu’on produit au dehors.
Ceux qui n’écrivent pas pour être auteurs n’ont pas à se préoccuper d’inventer des sujets : le maître les impose dans l’enfance ; plus tard le besoin ou l’occasion les proposent. Il s’agit pour eux d’en tirer ce qu’ils contiennent, et de développer ce qui y est impliqué.
Ce travail, hors du collège, se fait rapidement : le temps manque pour réfléchir longuement ; on improvise presque toujours. Il faut donc s’être habitué de bonne heure à faire d’un coup d’œil le tour d’un sujet, à le pénétrer d’une brève réflexion, à ramasser d’un seul effort toutes ses idées et à les disposer en un moment. Au collège on a en général tout loisir : on peut défaire et recommencer son travail, et le mettre lentement au point. Comment procédera-t-on ?
L’essentiel est de démêler les idées et les sentiments qui constituent le sujet et y sont renfermés comme en bloc. L’invention en somme, c’est l’analyse, qui distingue toutes les parties dans l’unité brute de la matière.
Cette analyse mène à en concevoir l’unité essentielle et intime, à y dégager l’idée générale, le sentiment universel, c’est-à-dire le lieu commun, élément fondamental de tout sujet. Si relatif, si particulier qu’il soit, description, portrait ou fait historique, quelles que soient les circonstances de lieu, de temps et de personne qui le limitent, il y a toujours au fond quelque intérêt universel. C’est ce qu’il faut en extraire d’abord, pour en bien concevoir la nature et la portée.
C’est ce qu’on appelle comprendre un sujet. Que les mots ne vous effrayent pas, et ne croyez pas que l’on propose à vos efforts un but inaccessible. L’invention s’exerce de même pour l’écrivain qui fait un chef-d’œuvre par une nécessité de son génie et pour l’enfant qui fait un devoir par obéissance : les objets diffèrent, mais le procédé est essentiellement identique, et cc n’est pas ambition présomptueuse, mais sûreté de jugement que de l’appliquer à une modeste composition. Il s’agit, quelle que soit l’œuvre, immortelle ou enfantine, d’évoquer un certain ordre de sentiments et d’idées, à l’exclusion de tout autre : on doit donc, avant tout autre soin, reconnaître quel est cet ordre. Quelles doivent être la pensée maîtresse, la couleur fondamentale, l’impression dominante du développement à faire, voilà ce que tout élève doit savoir distinguer d’abord dans la matière qu’on lui propose, et cela consiste précisément à en extraire l’idée générale.
Si vous avez l’esprit suffisamment meublé, au premier contact de cette idée générale, des idées, des sentiments qui ont de l’affinité avec elle, s’éveilleront en vous. Le cadre vide se remplira. Vos goûts, vos croyances, vos sympathies et vos antipathies s’agglutineront en quelque sorte autour du noyau primitif. La question ne vous sera plus indifférente et étrangère : une partie de vous-même témoignera pour ou contre la thèse à soutenir, et vous ne saurez exposer froidement une idée qui représentera pour vous toute une collection de faits intimes et personnels. Le lieu commun sera entré dans votre expérience : il y aura pris la couleur et la vie.
Un exemple montrerait bien la chose. Mais un exemple en ces matières est toujours délicat à imaginer : on a beau faire, on sent que tout est convenu, factice, arrangé pour le besoin de la démonstration. Mieux vaut justifier ce que je dis par quelque page d’un grand écrivain.
Vous connaissez Cinna, et la grande délibération d’Auguste avec ses deux conseillers. Corneille avait trouvé dans un historien, Dion Cassius, qu’Auguste avait consulté un jour Agrippa et Mécène sur ce qu’il devait faire : rétablir l’ancien gouvernement républicain, ou organiser définitivement l’empire ? S’inspirant de Dion Cassius, Corneille n’a pas traité la scène en historien, ni en rhéteur. Dégageant des circonstances particulières la thèse générale, il n’a pas examiné la question historique et la situation de Rome. Il s’est demandé ce qui fondait le droit de la monarchie, quels services la légitimaient : il est descendu en lui-même, et il a interrogé son âme française. La question particulière d’histoire romaine a fait place à une question générale, qui de nouveau a reçu une forme particulière des idées et des sentiments personnels du poète. Il a revu avec l’émotion d’un bon Français les guerres religieuses et civiles, les désastres et les ruines du temps où le pouvoir royal était humilié, et le grand bienfait de la paix et de l’ordre suivant la restauration de l’autorité absolue : il a vu la souveraineté d’un seul procurant la sécurité de tous. De là la chaleur émue, la conviction contagieuse des discours de Cinna : dans la bouche du Romain, par les exemples de l’histoire romaine, un cœur français professe le culte de la monarchie, gardienne de l’ordre. Et c’est ce sentiment monarchique, si peu romain, si peu conforme à la vérité historique, qui, dans la tragédie, commence à relever Auguste aux yeux du spectateur, et à faire oublier Octave.
Éclairé par l’idée générale, on sait dans quelle catégorie d’idées et de sentiments il faut chercher le développement. Une direction à suivre, des limites où se contenir sont fixées à l’imagination. L’idée générale guide la pensée dans l’invention du détail particulier, par lequel elle s’exprime et prendra corps. Elle est le fil qui empêche l’esprit de s’égarer dans le labyrinthe des idées particulières, de suivre au hasard la série infinie des associations qui se croisent et se traversent, qui le retient toujours sur la véritable trace.
De l’étendue de l’idée générale dépend la profondeur du détail particulier qui s’y rapporte. Un Espagnol, Tirso de Molina, veut peindre l’égarement du libertin qui se damne en comptant trop sur les délais de la justice divine : il crée d’après une vieille légende le type de don Juan, qui donne le jour présent au plaisir, pensant toujours avoir plus tard le temps de se repentir. Derrière cette vérité, notre Molière en aperçoit une autre, plus universelle, plus humaine, moins étroitement chrétienne : les dons isolément les plus précieux, naissance, beauté, amour, grâce, courage, esprit, intelligence, corrompus par leur assemblage même, tournés eu monstrueuse scélératesse par le dérèglement et l’impunité, et portant pour fruits l’égoïsme féroce, le scepticisme insolent, le libertinage capricieux. Aussi le don Juan français offre-t-il des traits nouveaux qui l’éloignent du type primitif et manifestent la pensée originale du poète : la scène du pauvre, celle de M. Dimanche, les discussions philosophiques avec Sganarelle, l’hypocrisie. La valeur de chaque scène, de chaque mot vient de son rapport direct au type idéal qu’avait conçu Molière et sur lequel il dessinait le personnage.
Autre exemple. Certains faiseurs de romans et de comédies de nos jours ont dépensé la moitié de leur invention à décrire des mobiliers ou à établir une mise en scène. Au contraire, nos classiques, n’apercevant dans les passions qu’ils représentent que des mouvements de l’âme, se soucient peu des corps qui enferment ces âmes et des milieux où s’agitent ces corps. Profondément incapables, ainsi que Descartes, de comprendre la communication de l’esprit et de la matière, ils ont étudié avec une incroyable finesse l’action et les réactions d’une âme sur une âme, d’une idée sur un sentiment, d’une passion sur une raison : jamais, ou à peu près, l’influence du tempérament, ou du monde sensible. Aussi ne s’inquiètent-ils pas de loger ces âmes qu’ils décrivent. Ils ne se demandent pas si Pauline est brune ou blende, si Phèdre a le nez aquilin ou retroussé ; ils n’imaginent pas le mobilier, ni ne précisent le décor.
L’invention est ainsi déterminée : elle consiste dans les cas particuliers à évoquer les idées et les images qui sont liées au sujet, à modifier des idées et des images étrangères de façon qu’elles puissent s’y lier. En un mot on cherche ce qu’on sait, ce qu’on a vu sur la chose en question ; ou bien ce qu’on sait, ce qu’on pense, ce qu’on a vu sur les choses analogues. On la conçoit selon son expérience, ou on l’imagine d’après elle.
Mais les idées ne se présentent pas toutes seules au besoin ; les images n’accourent pas complaisamment au premier signe. Il faut forcer à se les montrer, les faire lever : c’est une chasse où il n’y a pas de repos. Le bon Régnier s’en allait distraitement par les rues, rêveur et absorbé en lui-même,
Comme un poète qui prend les vers à la pipée.
Le scrupuleux Boileau suait et soufflait à pourchasser la rime capricieuse, comme le chasseur de Beauce qui court une journée par les guérets mous et les chaumes piquants pour prendre une caille.
Il faut fouiller son esprit et son cœur, se poser pour ainsi dire en face de soi-même, comme un juge d’instruction qui veut arracher la vérité à un accusé muet.