Stéphane Mallarmé
La mort de Mallarmé survenue le 9 septembre 189828 découronnait le clan symboliste dont il fut le véritable patron.
La caractéristique de ce poète, c’est qu’il écarte la tiédeur et l’indifférence. Il faut, disait Verlaine, l’aimer ou le détester immensément. Comme tous les novateurs et les dissidents, il a donné lieu à des violences de controverses. Tandis que les uns en font le messie du lyrisme intégral, d’autres vont jusqu’à prononcer le mot de mystificateur. Ceux-ci ne voient dans ses vers qu’un verbiage incohérent et diffus :
Insolite vaisseau d’inanité sonore29.
alors que ceux-là s’y pâment comme devant un évangile nouveau où chaque parole est grosse de révélations et mettent à les défendre une ardeur si jalouse que la moindre objection prend à leurs yeux figure de sacrilège et que la critique en reste intimidée. C’est à expliquer, sinon à concilier des jugements si divers, que veut s’employer cette étude, sorte de mise au point impartiale du débat.
* *
Stéphane Mallarmé (c’est ainsi qu’il se plut longtemps à écrire son nom) était un petit homme, à la mise correcte et soignée, aux yeux fleuris de douceur, aux oreilles pointues de faune, d’une affabilité extrême et d’une absolue distinction. Il inclinait à la sympathie non seulement par l’obligeance de son accueil, mais encore par je ne sais quel air souffrant répandu sur toute sa personne. Sous la préciosité de ses gestes menus et son vernis aristocratique, il décelait cette timidité, cet effacement volontaire, cette souplesse prudente que donne aux fonctionnaires subalternes, l’habitude de la discipline ou la crainte d’être rabroués. Il était fonctionnaire, en effet, et la vie lui avait été dure.
Né à Paris le 18 mars 1842, d’une famille d’ancienne bourgeoisie mais sans fortune, il avait dû pourvoir de bonne heure à sa propre subsistance. Ses études commencées▶ dans un pensionnat d’Auteuil et terminées au lycée de Sens, il se sentit la vocation des lettres, mais il savait que la carrière nourrit peu son homme et qu’un poète soucieux de se réaliser noblement doit, avant tout, assurer l’indépendance de la pensée par des ressources auxiliaires. Il avait puisé au lycée des éléments d’anglais. Il se rendit à Londres pour se perfectionner dans cette langue et se faire un gagne-pain de son enseignement. Il y séjourna deux ans, de 1862 à 1864, vivant chichement des leçons de français qu’il donnait çà et là. Rentré à Paris, pourvu de ses diplômes nécessaires, il sollicite un emploi dans l’Université. C’était l’époque où Catulle Mendès, de concert avec Louis-Xavier de Ricard, venait de fonder le Parnasse contemporain qui groupait les poètes nouveaux. Actif et remuant, Catulle Mendès, du même âge que Mallarmé, jouissait déjà d’une certaine notoriété et pouvait se glorifier d’un passé littéraire puisqu’à dix-huit ans il avait créé la Revue fantaisiste qui comptait pour collaborateurs à côté des aînés : Gautier, Baudelaire, Banville, Arsène Houssaye, Champfleury, Gozlan, des jeunes pleins d’avenir comme Villiers de l’Isle-Adam et Alphonse Daudet. Il était l’auteur d’un volume de vers : Philoméla. Mallarmé accepta de lui être présenté par l’entremise d’un ami commun : Emmanuel des Essarts. Mendès logeait alors chez son père à Choisy-le-Roi. Il nous a laissé la relation de cette première entrevue. C’est la plus ancienne image que nous ayons de Mallarmé. Après le déjeuner, les deux jeunes gens vont se promener le long de la Seine.
Mallarmé, nous dit Mendès, était chétif avec, sur une face à la fois stricte et plaintive, douce dans l’amertume, des ravages déjà de détresse et de déceptions. Il avait de toutes petites mains de femmelette et un dandysme (un peu cassant et cassé) de gestes. Mais ses yeux montraient la pureté des yeux des tout petits enfants, pureté de lointaines transparences, et sa voix, avec un peu de fait exprès dans la fluidité de l’accentuation, caressait. D’un air de n’attacher aucune importance aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait assez longtemps vécu très malheureux à Londres, pauvre professeur de français, qu’il avait beaucoup souffert dans l’énorme ville indifférente, de l’isolement et de la pénurie, et d’une maladie, comme de langueur, qui l’avait, pour un temps, rendu incapable d’application intellectuelle et de volonté littéraire. Puis il me donna des vers à lire. Ils étaient écrits d’une écriture fine, correcte et infiniment minutieuse, sur un de ces tout petits carnets de carton-cuir et que ferme une bouclette de cuivre.
Ces vers c’étaient les Fenêtres, les Fleurs, le Guignon, l’Azur… dont Mendès s’avoue émerveiller.
Peu après, Mallarmé fut nommé professeur d’anglais à Tournon, puis à Avignon et c’est là
que Mendès et Villiers le retrouvent, après une séparation de sept ans, installé avec sa
femme et sa fille, « dans une petite maison rose, derrière des arbres »
.
Après un déjeuner « très bref »
auquel assistait Mistral, Mallarmé conduit
ses visiteurs dans son cabinet de-travail et leur lit l’ouvrage auquel il
travaillait :
C’était, poursuit Mendès, un assez long conte d’Allemagne, une sorte de légende rhénane, qui avait pour titre Igitur d’Elbénone. Dès les premières lignes, je fus épouvanté et Villiers, tantôt me consultait d’un regard furtif, tantôt écarquillait vers le lecteur ses petits yeux gonflés d’effarement. Quoi ! c’était à cela, à cette œuvre dont le sujet ne s’avouait jamais, à ce style où l’Art, certes, était évident, mais où les mots, comme par une sorte de gageure, hélas ! systématique, ne signifiaient pas leur sens propre, qu’avait abouti un si long effort continu de pensée ?… Je n’osais formuler un avis. J’éprouvais une immense tristesse, Je prétextai la fatigue du voyage et me retirai dans ma chambre. Le lendemain je partis pour Paris sans que Mallarmé m’eût interrogé quant à Igitur d’Elbénone.
Et Mendès n’est pas loin de croire qu’il y a là, chez Mallarmé, comme un contre-coup de la maladie et de la misère à Londres et que le souvenir de ses malheurs, fermenté par six ans de solitude et d’isolement, a fini par troubler sa raison. Mendès n’a jamais voulu revenir sur cette impression puisqu’il écrivait en 1900 de Mallarmé :
Je souhaite ardemment de m’être trompé ; oui, du plus profond de mon cœur, je souhaite en effet que le compagnon de ma jeunesse ait mérité d’être l’initiateur, le guide spirituel des générations futures, mais, avec chagrin, je ne le crois pas et j’ai dû me résigner à le dire.
* *
Il résulte du récit de Mendès qu’à vingt ans Mallarmé avait écrit la majeure partie de
ses vers et qu’il était déjà gonflé de fiel et d’amertume. Il offrait déjà l’image du
« poète las que la vie étiole »
et « dont la faim d’aucun fruit,
ici, ne se régale »
. Et c’est la vérité que les vers de jeunesse de Mallarmé
témoignent d’un talent plein de confiance en lui-même mais importuné de sa disgrâce. Il
s’énumère parmi le troupeau des « mendieurs d’azur »
sur qui le « Guignon »
s’acharne à coups redoublés. Il a vingt ans. Déjà le monde lui est insupportable.
Et le vomissement impur de la bêtiseMe force à me boucher le nez devant l’azur.
Des voix mystérieuses l’appellent :
Je suis hanté ! l’azur ! l’azur ! l’azur !
Mais comment lever l’ancre, comment s’évader ?
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Il songe au suicide « beau ».
Mais un jour, fatigué d’avoir enfin tiré,Ô Satan ! j’ôterai la pierre et me pendrai.
En attendant, il voudrait s’endormir, ne plus rien voir, ne plus rien entendre des choses d’ici-bas. Il voudrait revêtir :
L’insensibilité de l’azur et des pierres.
C’est que :
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.Partir !… je partirai !
Mais non, l’écœurement persiste et il lui faut gravir son calvaire jusqu’au bout. Il se
compare au cygne dont le givre des eaux retient l’aile prisonnière. Il se sent raillé,
bafoué, au point qu’il n’ose plus même confier sa pensée à ceux qui l’entourent, ni à sa
femme qui l’adore ni à la fille de son sang. Il laisse éclater son doute désespéré dans le
Don du poème. Charles Cros disait : « Mallarmé est un
Baudelaire cassé, dont les morceaux n’ont jamais pu se recoller. »
Ne prenons la
boutade que pour ce qu’elle vaut, mais avouons que Mallarmé est resté sous l’empire de
Baudelaire et que son œuvre, comme on l’a dit, n’est qu’un appendice édulcoré des Fleurs du Mal. Il avait d’ailleurs puisé aux mêmes sources de l’idéalisme
anglais et il offre avec Baudelaire deux traits communs : la précocité et le sentiment de
son impuissance :
Et dans mon être à qui le sang morne présideL’impuissance s’étire en un long bâillement.
Entendez qu’ici l’impuissance n’est pas la stérilité, mais vient du
découragement de l’artiste à ne pouvoir atteindre la perfection. Baudelaire nous confie
qu’il ne s’asseyait jamais à sa table de travail sans angoisse et Mallarmé voit, comme
lui, dans la page blanche « un ennemi redoutable à terrasser »
. Et où
trouver un point d’appui dans son isolement ? Il a vécu isolé à Londres, isolé en
province. On le retrouve isolé à Paris en 1873. Il professe l’anglais au lycée Condorcet.
Méconnu de ses élèves qui lui organisent des chahuts monstres, il ne rencontre partout
qu’hostilité et déboires. Il avouait un jour à Paul Adam : « Je ne suis jamais
passé sur le viaduc des Batignolles (il y passait tous les jours) sans me sentir l’envie
de me précipiter dans le vide30. »
Il cherche un refuge dans l’Art. De 1874 à 1875, il rédige, seul, La
Dernière Mode, gazette du monde et de la famille où « étaient promulgués les
lois et vrais principes de la vie toute esthétique avec l’entente des moindres détails :
toilettes, bijoux, mobilier et jusqu’aux spectacles et menus de dîner »
. On sent
ici l’influence de Ruskin, mais cette gazette ne pouvait lui servir qu’à combler une
satisfaction personnelle. Mallarmé n’entreprenait rien, pour forcer l’attention, qui ne le
fût en pure perte.
Un jour, Coquelin l’aîné qui figurait au programme d’une représentation extraordinaire, annoncée à grand renfort de presse et où le Tout-Paris s’était assigné rendez-vous, se propose d’y déclamer un poème inédit et s’en ouvre à Banville. Ce dernier l’adresse à Mallarmé à qui il veut fournir l’occasion d’une réclame profitable. Mallarmé remercie avec effusion et se met à l’œuvre. Il écrit une centaine de vers. À peine le comédien a-t-il jeté les yeux sur le manuscrit qu’on lui apporte qu’il s’empourpre et le rejette avec humeur, persuadé qu’on se moque de lui. Ces vers, c’était l’Après-midi d’un faune. On conçoit que la composition n’avait rien pour satisfaire le spécialiste du monologue et ne cadrait guère avec les qualités ordinaires de son répertoire. L’affaire en resta là et il est probable que Mallarmé n’avait pas dû se faire illusion sur l’issue de sa tentative. N’empêche que la brutalité du refus n’était pas de nature à le dérider et ne fit que l’enraciner dans ses sombres humeurs.
Mallarmé semblait donc résigné au désastre définitif lorsque le livre de Huysmans : À Rebours (1884) dont le succès fut très vif vint décider de sa fortune.
Ce livre signalait Mallarmé comme un poète qui, « dans un siècle de
suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart, abrité de la sottise
environnante par son dédain, se complaisant à raffiner sur des pensées déjà
spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions
légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil »
. Huysmans
voyait luire dans les vers sibyllins de Mallarmé une splendeur de bas-empire, la marbrure
d’un langage en décomposition. Il y trouvait un raffinement de décadence. Verlaine, au
contraire, y voyait la preuve d’un art vigoureux et sa plaquette des Poètes
maudits qui parut peu de temps après et où figurait Mallarmé fut le second coup de
gong qui devait éveiller l’attention autour de lui.
* *
La singularité de Mallarmé était bien faite pour séduire des jeunes poètes en quête d’un idéal nouveau. Tous se mirent à le fréquenter et il n’est pas mauvais de rechercher dans leurs écrits l’écho de leurs impressions.
Jean Moréas nous avoue qu’après avoir lu le Tombeau d’Edgard Poe il
n’avait plus qu’un désir, c’était d’être présenté à l’auteur de « ces vers
sublimes »
. Louis Le Cardonnel, avec qui il était en relations, se chargea de
le conduire chez le maître.
Nous y fûmes, raconte-t-il, par un soir d’octobre de 1883, et nous eûmes la chance de le trouver seul. Sa noble dialectique me ravit tout de suite. Cette maison de la rue de Rome me frappa dès la porte de l’entrée, dès l’escalier. Elle n’est cependant qu’une vulgaire maison moderne, mais je pense, et ne riez pas, que la fréquentation du poète l’avait imprégnée de charme.
Il y avait dans Mallarmé un faune certes ; je lui trouvai certains jours le geste et la grâce d’un tailleur pour dames idéal. N’avait-il pas rédigé un étrange journal de modes, non pour le gain, mais par amour de cet art ? Il savait rendre, par sa parole animée, les maillots d’actrice un sujet digne de Platon.
Stéphane Mallarmé, ce métaphysicien, cet abstracteur qui connut la beauté dans son aspect, je dirais invisible, faisait en même temps sourdre, par le sortilège qui était en lui, de tous les petits riens épars dans la vie contemporaine, une claire source de plaisir esthétique.
J’ai revu souvent Mallarmé depuis ma première visite. Je l’ai revu à ses réceptions hebdomadaires. Je l’ai revu seul et j’ai pu m’en faire une idée inexprimable.
Gustave Kahn de son côté nous parle de la « prestigieuse »
conversation de
Mallarmé, « souple, signifiante,
chatoyante, colorée. Elle était d’une
abondance stylisée, d’une élégance nourrie, d’une nouveauté pleine de paillettes
rares »
.
Laurent Tailhade s’extasie également sur ce miraculeux don de parole :
Jamais causeur plus exquis, plus varié, plus fécond en trouvailles. Mallarmé orientait ses propos, avec un art invisible et discret, vers l’idéalité la plus haute sans négliger pourtant de cueillir en chemin toutes les fleurs de sa riche fantaisie. En mots vivants, précis, diaphanes, exacts et lumineux, en phrases limpides comme le cristal, d’une voix un peu sourde… sans fatigue ni trêve, il déroulait, trésor infini, ses nobles paradoxes. Il formulait une sagesse rare, une philosophie élégante et dédaigneuse en axiomes imprévus. Son éloquence, tout d’abord, surprenait par la clarté… Rien de plus net, de plus direct que son discours. Le poète s’y révélait comme un héritier avantagé des Rivarol, des Chamfort, de ces maîtres qui faisaient tenir en un mot la substance d’un livre et poussèrent l’art de causer dans son intégrale perfection31.
Je puis en porter moi-même témoignage : Quelle ferveur attentive autour de lui dans cette petite salle à manger-salon, quand il parlait, debout, en pantoufles et veston, accoudé au poêle-cheminée d’angle en faïence, un cigare aux doigts, les yeux suivant, comme pour s’en inspirer, les méandres de la fumée. On eût dit qu’il ambitionnait de teindre ses propos à leur azur fugace. Le reflet rose de la lampe dormait sur la table, Derrière lui, son portrait, peint par Whistler, semblait s’effacer dans un brouillard de rêve. Mallarmé parlait à mi-voix, sur un ton de confidence.
« La causerie naissait vite, écrit Albert Mockel. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la solennité. »
« Un silence, ajoute Henri de Régnier, puis le geste hiératique devenait familier. L’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers ; la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre. »
« On entrait chez Mallarmé, écrit encore un poète de la génération suivante, M. André Gide ; c’était le soir ; on trouvait là d’abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient. Mallarmé ◀commençait à parler d’une voix douce, musicale, inoubliable !… Chose étrange : il pensait avant de parler. Et, pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée ; ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie existait ; un homme, ici, avait tout sacrifié à cela. »
Avez-vous remarqué dans cette citation de Gide la phrase : « On trouvait là
d’abord un grand silence ? »
On y sent le vœu des poètes du temps de s’isoler du
tumulte et des vaines agitations de la rue. Ce grand silence, c’est le seuil d’un autre
monde. La réalité ne compte plus. Nous sommes au cœur de la doctrine. Schopenhauer a
parlé. Le monde n’existe qu’en représentation. Le monde est une-création de l’âme. Le but
du poète n’est pas de rendre ce qu’il voit, mais ce qu’il sent. Tout ce qui se passe
autour de lui « n’intervient que pour être un prétexte à ses chants »
.
Moréas le dit et M. Édouard Dujardin nous le rappelle qui inscrit pour épigraphe en tête
de ses Hantises (1886) : « Seule vit notre âme »
et qui
cite pour référence cette pensée de Gourmont :
La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel.
Et ces mots de Régnier :
Cet idéalisme est la clef métaphysique de la plupart des esprits qui composèrent l’école symboliste.
Les symbolistes ont fait du silence leur patrie. Ils vivent dans cette ombre où, dit
Vielé-Griffin, « marchèrent côte à côte Vigny et Baudelaire, Verlaine et
Mallarmé »
et il ajoute :
Cette ombre où vit Verhaeren, où Laforgue est mort, fut, pour ceux à côté desquels j’ai pris conscience de la vie, comme l’ombre des lauriers. Nous nous y plaisions car le lieu était frais et solitaire, avant que le corbillard de Verlaine, menant à sa suite une horde étrange, n’y soulevât l’amère poussière des réclames. Ainsi, pour nous fut violée cette solitude. Savez-vous qu’on a peur de nommer trop haut celui qu’on estime de peur que la gloire ne l’enlève et le gâte et l’annule.
et il terminait en s’écriant : « N’est-il pas de garantie contre
la gloire ? »
Je pourrais multiplier les citations à l’infini. J’en pourrais cueillir chez Bernard
Lazare, chez Camille Mauclair, chez Charles Morice, chez Rodenbach, chez Charles Maurras,
chez Théodore de Witzewa, chez Pierre Quillard… chez Jules Lemaître lui-même qui découvre
en Mallarmé « un bon platonicien »
.
N’est-ce pas miracle que Mallarmé ait réussi à s’imposer à des esprits si divers, qu’il
ait pu fournir de quoi séduire à la fois le réaliste Huysmans et le mystique Le Cardonnel,
des partisans de l’art social comme Gustave Kahn et des dilettantes comme Henri de
Régnier,
des ironistes de la trempe de Laurent Tailhade et des moralistes de
la nature d’un Remy de Gourmont ou d’un André Gide et qu’il ait pu retenir l’attention
ensemble des outranciers du « symbolisme », et d’un esprit aussi lucide que Moréas ?
Comment Mallarmé, parnassien respectueux jusqu’à la manie des conventions prosodiques,
a-t-il pu mériter à ce point l’engouement des vers-libristes ? Comment expliquer ce
sortilège ? Est-ce par la seule magie de sa parole qui provoquait chez ses auditeurs
« une sorte de griserie intellectuelle »
? Est-ce par le besoin d’admirer
de la jeunesse et d’élire le premier guide qu’elle rencontre en chemin, comme l’insinue
M. André Gide quand il écrit :
Leconte de l’Isle était mort, Rimbaud perdu, Verlaine hagard, impossible à saisir. La conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu. Sully Prudhomme se méprenait, Auprès de qui aller ?… Qui admirer, grands dieux ? en dehors de Mallarmé !
Il y a de cela sans doute, mais il y a autre chose encore. Il fallait bien qu’il y eût chez Mallarmé, pour justifier son emprise, autre chose qu’un charme personnel et qu’une heureuse coïncidence. Il fallait qu’il y eût la force et l’attraction irrésistible d’une vérité.
* *
Mallarmé appartient à une génération imprégnée de Renan et à qui Flaubert et les Goncourt ont inspiré le mépris de la chose publique. Nulle préoccupation chez lui de dogmes politiques ou religieux et, par là, se trouve écartée une source irritante de conflits. Son idéalisme nuageux se plie à toutes les confessions. S’il manifeste un doute, ce n’est plus avec l’angoisse agressive d’un Musset, mais avec la résignation stoïque d’un Vigny ou, mieux encore, avec le détachement fataliste d’un Gautier :
L’espace a pour jouet le cri : Je ne sais pas..
Sa conviction c’est que le poète est l’ouvrier de la civilisation et que, sans lui, le monde ne serait que ténèbres et chaos. Voilà la vérité, déjà enclose dans le vieux mythe d’Orphée, bâtisseur de villes et autour de laquelle se jouait le caprice de sa dialectique. L’harmonie crée l’univers et en institue les lois. L’idéalisme de Mallarmé se réfère à la conception de Plotin.
La poésie, selon lui, est la transposition de la vie qui va du fait à l’idéal.
Il faut résolument en exclure le réel parce que vil et se méfier de toute affirmation précise comme d’une négation imprudente.
Le sens trop précis ratureTa vague littérature.
Et c’est ainsi qu’il en arrivait à déclarer à Edmond de Goncourt qui le rapporte dans son
journal : « Le livre, c’est la parole sous la figure du silence »
et
encore : « Un poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef. »
Il voulut « incorporer l’abstraction »
et pour cela imagina de substituer à
la musique des instruments, la musique de la « parole intellectuelle à son
apogée »
.
L’excellence de sa leçon consistait en ceci, qu’il engageait les poètes à :
1º S’éblouir de leur foi ;
2º Donner un sens plus pur aux mots de la tribu.
Lorsque la gloire lui vint, Mallarmé se vit obligé de descendre de sa tour d’ivoire et d’élargir son horizon. Autre chose est de se murmurer des paroles à soi-même dans la solitude, au coin du feu, ou de les proférer en plein air, quand on se sent écouté et qu’on prend charge d’âmes. Mallarmé n’avait pas été loin de considérer l’Art comme un jeu de mandarins ou, si l’on préfère, une spéculation d’initiés. Il se met alors à rêver d’une poésie éducatrice des foules, par le théâtre, mais dont la danse et la pantomime constitueraient les seuls moyens d’expression.
Ce fut, d’ailleurs, comme on l’a déjà remarqué, une évolution de pensée sans profit pour la poésie, car Mallarmé n’était plus à l’âge où l’on recommence sa vie. Le poète, chez lui, était à bout de souffle, qui ne se manifestera plus qu’à longs intervalles par des sonnets de circonstance. Mallarmé n’écrira plus guère qu’en prose. Et l’ère s’ouvre des Divagations.
Et ceci explique l’antinomie du théoricien et du poète imprimé. Ceci explique pourquoi l’unanimité se rompt des disciples de Mallarmé lorsque, affranchis de sa parole et désenvoûtés de sa présence, ils ne l’écoutent plus que dans ses livres.
Il est bien évident que Mallarmé ne s’est réalisé qu’imparfaitement dans ses vers. Il n’a laissé que de rares fragments. Ce sont plutôt, comme il le considérait lui-même, des ébauches, des essais, des indications. Des vers admirables éclatent, çà et là, des vers qui ont tout le relief des images et leur vertu suggestive.
René Ghil, dans la préface de son livre de début, appelait des vers qui seraient :
… un pré ou l’odeur des luzernes — une eau pâle et glauque aux rides s’élargissant ; des vers qui seraient l’inexprimable souvenir, devant deux grands yeux pâles et froids d’Aïeule, d’un soir d’hiver où veille la lune algide ; des vers qui seraient les mille murmures des heures noires, un dièze de violon, des voix dans la nuit, la saveur du vent de mer ; des vers qui donneraient l’écœurement d’une migraine, la lourdeur aveulie et molle d’une après-midi d’août, avec je ne sais quel rassasiement venu des moissons mûres.
Et René Ghil ajoutait :
Un seul poète, un grand poète a des vers pareils : Stéphane Mallarmé. C’est un rêveur qui, dans son rêve unique, met le sang de ses veines et son souvenir vivant de la terre. C’est un réaliste. Ses mots sont lumière, clair-obscur, sous-bois avec des chaleurs32…
René Ghil voyait tout cela dans l’Après-midi d’un faune, mais René Ghil sera le premier tout à l’heure à dénoncer d’abord le divorce qu’il y a entre l’écriture et la parole de Mallarmé et ensuite l’originalité contestable de son point de vue. Il écrira dès 1889 :
M. Stéphane Mallarmé a conçu une. Œuvre en maints volumes de laquelle pas un livre encore n’est écrit. Ce qu’il en dit montre que le principe de cette œuvre n’est nullement original et qu’elle ne doit se développer que comme très ingénieuse et intéressante compilation recréée par un esprit poétique, délicat et éminemment subtil, des conceptions idéales à priori.
C’est ainsi que l’un des livres générateurs est la mise en œuvre par des descriptions de nature de cette proposition : Si l’homme n’était pas, rien ne serait. Kant, Fichte, Hegel réclament.
Un mot de M. Stéphane Mallarmé montre enfin à quelles tendances s’arrête sa pensée : On ne peut se passer d’Eden.
Mais une idée de vérité le domine : le Symbole, quoique dans les poèmes détachés, les quelques sonnets surtout dernièrement parus et faits spécialement pour l’évidence de cette idée, elle n’apparaisse que comme jeu singulier et un peu puéril et faux. (Rappelons-nous tels sonnets descriptifs d’une console, d’un lit… où tout l’effort du poète tendit à décrire, sans les nommer, ces meubles),
Mais souventes fois M. Mallarmé a sévèrement et superbement parlé du vrai symbole. C’est vrai que tout est relatif et que chaque phénomène s’explique éternellement par un autre et notre vouloir doit travailler à pénétrer le plus de relations pour, si on les trouvait toutes, arriver ainsi à la cause première.
Seulement, comme étrange fut l’air de croire inventer cela… et dire qu’une prétendue école novatrice voulut vivre sur cette prétendue trouvaille !
M. René Ghil en profite pour partir en guerre contre l’école symboliste de laquelle il voulait se distinguer et entend démontrer que son symbolisme à lui, d’ordre philosophique, n’a rien à voir avec ce prétendu symbole qui n’est qu’un déroulement d’images successives.
Un symboliste authentique, M. Vielé-Griffin, se rencontre avec René Ghil dans sa
condamnation de Mallarmé, mais pour d’autres raisons. Il lui en veut d’avoir
« obscurci en nous le sens de la clarté »
. Et un second symboliste bon
teint, M. Adolphe Retté,
proclame que Mallarmé fut « l’erreur du
Symbolisme »
.
Voici, s’étonnait-il, un homme qui connut la célébrité pour n’avoir pas écrit l’œuvre annoncée pendant dix ans comme devant résumer, sous une forme définitive, l’âme humaine et l’âme universelle. Il employa son existence à rééditer dix sonnets, six poèmes en vers un peu plus étendus, quinze poèmes en prose, une scène de tragédie et quelques fragments théoriques. De son propre aveu, ce n’étaient là que des essais, les pierres d’attente d’un édifice toujours futur dont il expliquait à l’occasion le plan et la portée, mais qu’il ne voulut ou plutôt qu’il ne put bâtir.,
La raison de cette impuissance réside en ceci que Mallarmé se déclarait « incompétent en autre chose que l’absolu » ; or on ne réalise pas l’absolu.
Partant de ce principe bizarre que « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu », il s’interdit de traiter autrement que par allusions, les vers et les proses qu’il offrait à la sagacité de ses lecteurs… Il accuse les mots de ne pas représenter suffisamment ses concepts. D’une part, il les méprise si fort qu’il préfère à un texte même sublime, des pages blanches portant un dessin espacé de virgules et de points. Mais, d’autre part, il leur confère une fonction nouvelle à quoi personne n’avait pensé jusqu’alors : « Il faut, dit-il, que de plusieurs vocables, on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… qui nous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.
Et Retté, romantique malgré lui jusqu’à la moelle des os, s’élève contre cette prétention d’un langage spécial, convaincu qu’il est que le rôle du poète consiste à dépeindre, au moyen d’images frappantes, ses joies et ses douleurs personnelles, de telle sorte qu’elles offrent à tous une interprétation fidèle des joies et des douleurs communes.
Mais un autre poète, l’un de ceux qui ont suivi avec le plus d’attention et avec le plus de révérence la leçon de Mallarmé, M. Paul Valéry, lui fait précisément mérite de ce dont M. Retté lui fait grief, en nous expliquant la genèse d’une des pièces les plus hermétiques du maître : Jamais un coup de dés n’abolira le hasard.
Lorsque Mallarmé, écrit Paul Valéry, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, m’en fit enfin considérer le dispositif, il me sembla voir la figure d’une pensée, pour la première fois, placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. Je contemplais à mon aise d’inappréciables instants : la fraction d’une seconde, pendant laquelle s’étonne, brille, s’anéantit une idée ; l’atome de temps, germe de siècles psychologiques et de conséquences infinies, paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sensible. C’étaient murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu’à l’extrême de la pensée, jusqu’à un point d’ineffable rupture ; là, le prestige se produisait ; là sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le même vide interconscient, où comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole !
« Ne trouvez-vous pas, avait dit Mallarmé à M. Paul Valéry, en lui soumettant les
épreuves du Coup de dés, que c’est un acte de démence ? »
Paul
Valéry estima, au contraire, que c’était une tentative merveilleuse.
Il en
eut la révélation, le soir même, en contemplant, dans la campagne de Valvins,
« l’incomparable ciel de juillet, tandis qu’il marchait en compagnie du poète, au
milieu du Serpent, du Cygne, de l’Aigle et de la Lyre »
. Il y prit l’impression
que le texte de Mallarmé était calqué sur le texte de l’univers, « texte de clartés
et d’énigmes qui parle et qui ne parle pas, qui affirme et qui nie »
. Il y
retrouvait le même chaos de ratures et de surcharges, la même création de néant et il ne
put se retenir de penser que Mallarmé « avait essayé d’élever enfin une page à la
puissance du ciel étoilé »
.
Ne souriez pas trop. Si aventurée que paraisse l’hypothèse de M. Paul Valéry, elle est
plausible, Hugo n’avait-il pas émis la prétention de modeler son œuvre sur l’univers et
n’est-ce pas l’éternel conflit du bien et du mal qui s’y joue, qui lui avait suggéré son
procédé de l’antithèse ? Il se peut que M. Paul Valéry, croyant suivre Mallarmé, se soit
égaré dans son propre rêve et n’ait réussi qu’à se traduire lui-même, mais son cantique
méritait d’être reproduit. Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’on essaye de nous
donner une interprétation de Mallarmé. Ses passages obscurs n’ont pas manqué d’exercer
l’ingéniosité des scoliastes, mais de toutes leurs versions contradictoires aucune n’a
réussi à s’imposer et qu’importent après tous ces velléités d’élucidation, puisque, comme
le reconnaît Coppée lui-même, ami de la clarté, « le charme des vers de Mallarmé,
même lorsque leur sens se dérobe, agit en nous et nous pénètre à la façon d’une musique
ou d’un parfum »
. Le dernier mot appartient à Remy de Gourmont : « Là où
la poésie de
Mallarmé est belle, elle le demeure
incomparablement. »
* *
Jules Laforgue estime que Mallarmé ne relève que de la conscience parnassienne dont il
fut « l’apothéose »
et M. André Gide exprime le même avis, entendant par là
qu’il ne le considère pas comme un initiateur, mais comme le sommet et la consommation du
mouvement parnassien. Moréas, après avoir admiré Mallarmé, disait vers la fin :
« Je ne rouvrirai plus ses livres. »
Pourtant, plus d’un quart de siècle
après sa mort, la jeunesse intellectuelle qui a enterré d’un cœur joyeux le Parnasse et
qui est en train d’enterrer si résolument le symbolisme, se préoccupe toujours de Stéphane
Mallarmé. Son inquiétante figure de sphinx grandit avec le recul du temps et se dresse
plus obsédante que jamais à l’horizon. M. André Thérive retrouve son influence jusque chez
les néo-classiques contemporains. M. Albert Thibaudet lui consacre une importante étude,
M. Paul Souday qui n’a point accoutumé de se perdre dans les nuages répond avec
tranquillité à ceux que hante la peur d’être mystifiés : « On peut admirer
Mallarmé »
et ce matin même (1920), M. Poizat, esprit sage et prudent et que
requièrent peu les aventures, écrit dans son Histoire du Symbolisme :
« Nul poète ne mérite autant que Mallarmé ce titre de maître si facilement
prodigué. »
M. Albert Mockel s’était écrié un jour : « Mallarmé est un héros »
(Le Journal, 19 sept. 1898) et Paul Adam, incontinent, de renchérir :
« Mallarmé fut mieux qu’un
héros, il fut un saint. Il eut le culte
de la pensée au point de lui sacrifier tout bonheur. »
M. Édouard Dujardin le
range parmi les prophètes et voit, à travers lui, reluire les flammes d’Ézéchiel33. M. Joachim Gasquet le compare à
Prométhée : « Mallarmé, écrit-il, par le spectacle d’un immense génie fourvoyé,
nous a donné le goût de l’héroïsme et l’impérieux besoin de la victoire. »
Ainsi donc, le Mallarmisme a cessé d’être une doctrine littéraire pour devenir une religion. C’est le caractère que présageait à ses débuts Gustave Kahn, lorsqu’il parlait :
Des mardis soirs de Mallarmé suivis avec tant de recueillement qu’on eût dit vraiment, dans le bon sens du mot, une chapelle à son quatrième de la rue de Rome… Oui, on eût cru, à certains soirs, être dans une de ces églises, au cinquième ou au fond d’une cour, où la manne d’une religion nouvelle était communiquée à des adeptes.
La critique n’a plus ici qu’à enregistrer. Les articles de Foi échappent à la discussion. Après cela, il nous est loisible, comme nous y invitait Moréas, de refermer les livres de Mallarmé. Laissons les mystiques se débrouiller dans cette poésie fantôme et la sculpter à leur image. Ainsi, les nuages déploient, en courant dans l’azur, une succession de silhouettes mobiles que chacun interprète à son gré. À quoi bon disséquer l’œuvre de Mallarmé pour y chercher la justification d’un si formidable engouement ? Il suffirait à sa gloire d’en avoir été le prétexte et si, comme le prétendent certains, il y eut chez le poète une intention mystificatrice, il faut reconnaître qu’elle fut déjouée par le caprice du hasard. Mallarmé, dans ce cas, n’aurait réussi qu’à se duper lui-même.