(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41

Villemain

I

Choix d’études sur la littérature contemporaine [I-III].

Dans les derniers temps de sa vie, Villemain, qui était (en date seulement) le premier critique du siècle, a publié un choix d’études sur la littérature contemporaine, et quoique ce choix ressemble à un pêle-mêle et que la plupart des travaux qu’il remet en lumière aient déjà paru, la Critique (ce n’est point la nôtre), qui a tant de fois salué M. Villemain comme un maître, écrivit que ces redites sont un événement. Ce sera même une succession d’événements, car ces rapports annuels de 1846 à 1856, « que les conseils bienveillants de quelques amis des lettres ont engagé l’auteur à réimprimer », comme il nous le dit dans sa préface, ont tous plus ou moins produit leur effet à leur date quand ils furent lus en séance publique d’Académie, — ce genre de solennité dont nous sommes friands encore par un reste de nos anciennes mœurs. Villemain, pour beaucoup d’esprits auxquels il imposa, est une espèce d’archi-chancelier de la littérature française. Et il ne le fut pas seulement par ses fonctions officielles à l’Académie, il le fut de plus par le consentement de cette bonne fille d’Opinion publique, qui a parfois un jour de complaisance sur lequel un homme peut vivre aisément… une éternité.

Tel Villemain. Il a connu ce jour de faveur et de complaisance, et il a su s’éterniser. Quand il ne fut plus jeune (on pourrait même écrire un autre mot), il vécut toujours sur les premiers succès de sa jeunesse et de sa petite jeunesse, comme disait avec tant de grâce M. de Talleyrand. Vous le rappelez-vous ? Ne l’avez-vous pas lu quelque part ? il fut presque un enfant célèbre. La fortune de l’enfant fut naturellement celle de l’homme. Mais l’homme, pour sa part, y a-t-il beaucoup ajouté ?… Les contemporains de Villemain, ceux qui furent les témoins de ses succès d’université, de concours publics, d’académie, de toute cette gloire, charmante mais éphémère comme une aurore, crurent à un petit Pic de la Mirandole retrouvé. Ils se trompaient. Pic de la Mirandole, s’il avait vieilli, n’aurait peut-être été non plus que le secrétaire perpétuel de l’Académie de Florence ; mais il eut la bonne idée de mourir à vingt-quatre ans, et par là de donner à sa mémoire la beauté éternellement verte d’une espérance, tandis que M. Villemain a vécu… et probablement a mieux aimé vivre, car il nous a offert, pendant un demi-siècle, le spectacle de la plus inaltérable et de la plus curieuse prospérité littéraire. Rien n’a troublé ce bel azur. Personne, parmi les plus heureux d’une époque où les réputations étaient faciles, parce que l’amour des lettres, maintenant éteint, jetait sa dernière flamme, ne fut moins discuté et plus aisément accepté que Villemain. Il n’attendit pas sa renommée. Même son fauteuil d’académicien vint vers lui, à toutes roulettes, avec un empressement qui honorait ce fauteuil. De plus forts que lui avaient la peine (la force est faite pour cela, du reste), de porter comme l’orage de leur génie autour de leur nom et de leurs œuvres, lorsqu’il paissait une gloire agréable et tranquille, et, le croira-t-on ? cette agréable gloire, la révolution littéraire de 1830, qui ne l’avait pas faite, l’épargna.

Les Montagnards d’alors n’envoyèrent pas à l’échafaud ce Girondin de la rhétorique, cet esprit de milieu, cet homme de goût (le dernier degré de l’injure… pour eux !), passé classique en sortant de ses classes, et qui continuait (disait-on) de parler la belle langue du dix-septième siècle. Cette position unique vis-à-vis de tout le monde, cette grande estime des arriérés et des novateurs qui se réunissait sur sa tête, Villemain ne la compromit point. Il avait l’esprit d’un chanoine. Il se tint fort coi dans cette gloire qui lui avait si peu coûté, écrivant rarement pour qu’elle ne lui coûtât pas davantage, et aussi pour deux raisons, excellentes toutes deux : la première, c’est qu’au fond il était un esprit sec sous une forme péniblement travaillée, et la seconde parce que se faire rare c’est se faire précieux aux yeux des imbéciles, économisant ainsi son talent pour qu’on le crût immense, et prenant la pose, laquelle n’est pas mauvaise, d’un homme qui, malgré sa richesse, ne peut cependant pas détacher tous les matins un diamant de sa cravate pour nous le donner.

Eh bien, en quatre mots, voilà Villemain· ! Voilà cette vie, qui peut faire rêver, mais qu’après tout on explique. Les œuvres dont elle est ornée ne sont pas d’une telle splendeur qu’elles puissent faire baisser les yeux à toute une génération, suivie de ses petits, car la renommée de Villemain n’a reçu, il faut bien en convenir, aucune atteinte du temps qu’il a vécu. Si on ne se laissait pas démoraliser par cette renommée, si on osait regarder ses œuvres, on verrait bientôt que l’on s’est entendu un peu trop aisément et trop vite pour les trouver de grandeur et de force à honorer la tradition littéraire d’un pays. Nous l’avons déjà dit, mais nous le répétons : Villemain a peu écrit relativement aux années et au loisir d’un homme heureux qui ne fut que littérateur, et qui tira de sa littérature jusqu’à ses fonctions politiques ; et cependant, malgré leur petit nombre, les quelques volumes de critique et d’histoire qu’il a publiés ne justifieront point, par leur valeur, le temps qu’il lui a fallu pour les produire. Il y a des gens qui vous disent, sans se déferrer, — car ils sont ferrés, je le crois ! — que Villemain est un grand improvisateur ; mais c’est là encore un de ces doux mensonges de l’opinion sur le compte de son ancien et bien-aimé baby, une de ces assertions qui ne supportent pas le regard. Laissons l’illusion aux bonnes et aux mères ! Pour tous ceux qui savent ce que c’est que l’organisme d’un style et sa génération dans la pensée, Villemain est un de ces esprits qui travaillent énormément le mot-à-mot de leur phrase et en cherchent longtemps l’effet. On raconte, discrètement il est vrai, qu’il faisait à l’avance des cahiers d’expressions, qu’il emmagasinait sur de petites feuilles des alliances de mots ou des expressions qui l’avaient frappé dans ses lectures, et que, plus tard, il en saupoudrait ce qu’il avait écrit. Ainsi, il aurait eu l’art de placer ses souvenirs et aurait cru avoir des idées. Ses Mélanges littéraires, ses Éloges, ses Histoires, tout ce qu’il a jamais écrit, dépose nettement du soin et de l’effort avec lequel il invente et polit sa phrase ; et il a bien raison, du reste ! Sa phrase étant tout son talent, s’il ne l’avait pas, que lui resterait-il ?… Aurait-il l’aperçu, l’aperçu qui est de rigueur en critique et en histoire, sous peine de tomber dans le gros ou dans le menu des faits ? Aurait-il l’émotion par laquelle on arrive parfois à l’aperçu ? Aurait-il même la science, la science qu’on peut toujours avoir quand on le veut et quand toutes les bibliothèques de France s’en viennent vers vous sur un signe, comme jadis y vint votre fauteuil d’académicien ?… Ses divers ouvrages ont suffisamment répondu. Que nous a-t-il appris sur Cromwell que nous ne sussions ? Son cours sur la Littérature anglaise dépassa-t-il jamais, par la profondeur et le saisissement du sujet, le bout des lèvres d’une causerie ? Les Études sur les Pères de l’Église, si maigres et si superficielles, ne parurent savantes qu’aux ignorants, à ceux-là qui, nombreux alors et qui le sont encore aujourd’hui, n’avaient jamais ouvert ces livres merveilleux où l’Église a versé son génie par la plume de ses Docteurs et de ses Saints. Ce qui prouve, du reste, la triple absence de l’aperçu, de la sensibilité et de la science réelle en Villemain, c’est qu’au meilleur moment de sa jeunesse et de sa force il n’ait cherché dans les Pères et dans l’étude de leurs écrits qu’une raison et qu’un moyen d’enseigner l’éloquence, comme si l’éloquence s’enseignait ! Illusion de nature médiocre ! L’art des mots, réduit à lui-même, a préoccupé tellement, toute sa vie, ce bel esprit frivole, qu’il n’a jamais vu dans la critique et dans l’histoire qu’une occasion de les arranger. Assurément on conçoit Quintilien dans l’antiquité, au sein de ce monde extérieur et sonore où pesait tant la phraséologie romaine, mais dans une société comme la nôtre, où l’âme et la pensée n’ont plus de ressources, d’originalité et de puissance que dans la profondeur de la réflexion ou du naturel, tout Quintilien voulu tombe dans la modiste, et c’est là ce qu’est Villemain, — une modiste de mots ! Or, comme la vie des hommes les plus superficiels a beaucoup plus d’unité qu’on ne croit, Villemain est mort comme il a vécu. Il a, ce rhétoricien d’autrefois, toujours défendu son droit de faire des phrases… et c’est même la seule nouveauté et la seule portée du vieux livre composé avec des centons de dix ans, qu’il ne craignit pas de republier.

II

Le sens de ce livre est dans la préface, c’est là qu’il faut aller chercher toute la pensée de son auteur. Amour-propre à part, les fragments dont il est bâti n’ont peut-être été réunis qu’en vue de cette préface, exercice d’opposition constitutionnelle à mots courtois, poison qui ne tuera personne et qui est servi à plats couverts. On y trouve, sous les ambages d’une prudence sénile, les passions de l’universitaire et de l’académicien, car nous avons des passions l’Académie !… Si, pour son malheur, et très souvent pour notre ennui, l’Académie ne s’était pas aujourd’hui volontairement placée au-dessous des visées qu’eut pour elle le grand Cardinal, il faudrait la mettre au régime des avertissements salutaires ; mais le plomb de ses taquineries les submerge. La pesanteur n’a pas de vogue en France, où la malice fut toujours une chose fine, hardie et légère. Villemain, si disert, du moins de renommée, n’a guère donné de vif et de montant aux petites rancunes et aux petites afflictions de la maison dont il fait partie : il est émoussé et il est triste. Laissons le bric-à-brac littéraire qui se cogne et retentit dans ses rapports de secrétaire d’académie ; laissons les airs de connaisseur qu’il doit à sa fonction officielle, et demandons-nous nettement ce qu’il veut quand, à propos de Prix, il construit des phrases de cet amphigouri, transparent pourtant : « Évidemment, — dit-il, — aux fortes études d’antiquités, de philosophie et d’histoire, fut toujours liée la maturité (une maturité liée, par parenthèse, n’est pas excessivement académique), et elle n’aurait de déclin nécessaire que par l’oubli de ce qui a fait sa force. C’était un abus de langage d’appliquer à une nation dont la vie se compose de jeunesses successives (peste ! c’est mieux que le progrès !), cette gradation inflexible de l’âge mûr, de la vieillesse et de la caducité qu’on remarque dans l’homme. Un peuple ne dépérit pas ainsi… S’il prévient, au contraire, la décadence par le travail continu des esprits, par le sentiment élevé du devoir, par quelque grandeur dans la vie publique, il ne subit pas la loi du temps et il peut compter indéfiniment sur de nouveaux âges virils. » Villemain, évidemment, a trop l’expérience de la vie pour croire à cette plaisanterie de jeunesses successives. Il sait, s’il a compris l’histoire, que l’expérience des nations ne se compose que de bâtardises ou de légitimités successives, rachitiques et dégénérées. Mais toute cette phrase ambitieuse et menteuse n’a été dressée à grand’peine sur son brodequin de Muse, que pour introduire adroitement le petit mot de grandeur dans ία vie publique. Là est l’intention… et c’est toujours la même histoire ! Depuis le serpent d’Ève (l’orateur d’alors), le plus rusé et le plus insidieux des animaux c’est toujours l’orateur.

Et l’orateur parlant pour lui-même, pro aris et focis, car, ne nous y trompons pas, c’est pour lui que Villemain veut de la grandeur dans la vie publique ! c’est lui qui se croit menacé dans la personne de la littérature, parce qu’au rebours d’exorbitantes prétentions trop longtemps soutenues, la littérature n’est plus considérée maintenant comme la première des forces sociales ! Il croit, avec juste raison, que le règne se passe de ceux-là qui, depuis trente ans, débitaient de la rhétorique sur toutes choses, et qu’après la tribune qu’on leur a brisée sous le pied on pourrait bien descendre, au moins d’un degré, la chaire qui leur reste… et voilà le secret de ces plaintes de Josse en déconfiture, que l’on nous soupire aujourd’hui sur le chalumeau d’une fausse nationalité. « La France. — nous dit Villemain — n’entend pas déchoir du rang éminent où l’intelligence l’a mise en Europe. » Mais qui pense à faire déchoir le pays des vainqueurs de Sébastopol ? Et cette intelligence de la France qui ne bavarde pas, mais qui travaille, et qui, au jour des périls et de l’action, fait rentrer dans le ventre des rhéteurs leurs sophismes dangereux et leurs inutiles élégances, cette intelligence, à qui la devons-nous et qui l’a créée ?… Est-ce Villemain et son enseignement ?… Quelle perspective ou quel fantôme a donc altéré la grasse paix de cet universitaire, qui n’avait peut-être eu jamais de souci et d’anxiété dans sa vie, si ce n’est le jour où le baron d’Echstein, ce terrible savant qui n’a pas lu les Pères de l’Église seulement pour faire la classe à des conscrits intellectuels, lui défendit, au nom du sérieux de l’histoire (telle du moins se raconte l’anecdote), de toucher à ce grand sujet du pontificat de Grégoire VII que les journaux avaient annoncé, et qui, effectivement, n’a paru qu’après la mort du baron d’Echstein. Si, de l’adjonction des capacités qu’il regrette, « on en est venu — dit Villemain — à ce qui lui ressemble le moins, le suffrage universel (nous croyons, nous, que c’est ce qui lui ressemble le plus), est-ce une raison pour ne plus souffrir dans le pays un degré supérieur, une aristocratie d’études destinée surtout à la classe aisée, et promettant, par l’habile emploi des premières années de la jeunesse, une recrue certaine d’esprits cultivés ? » Évidemment, si l’on comprend bien, c’est toujours là le gouvernement des classes moyennes, baptisé par Guizot et transporté dans l’instruction publique ; c’est toujours ce gouvernement des Montmorency de la bouteille à l’encre et des Bayards de la leçon d’une heure, qu’il faut reconstituer à tout prix et en vue duquel on demande plaintivement aujourd’hui, mais sans modification d’aucune sorte, le maintien de l’état de choses qui nous a régis tant d’années, sans nous conduire et sans nous diriger. Ici, l’Arthémise inquiète de l’Université mêle ses pleurs à ceux de l’Arthémise parlementaire désolée, au sein de cette pauvre Académie, devenue l’asile de toutes les afflictions contemporaines. Nous avons appelé cela de l’opposition constitutionnelle, mais c’est plutôt de l’opposition lacrymatoire. Dans tous les cas, plus poussive qu’ardente, plus mélancolique que redoutable, sa tristesse ne peut en donner. Quand, autrefois, madame de Staël faisait de l’opposition à un grand homme, elle en faisait de plus virile. Mais parce que l’Académie a des passions de femme qui boude contre un pouvoir qu’elle devrait respecter, et parce qu’elle s’imagine que le pavillon Mazarin est aussi inviolable que le château de Coppet, elle n’est pas pour cela madame de Staël,

III

Et Villemain vient de le prouver pour sa part, — pour son quarantième de talent et de flamme inspirée. Il est au contraire impossible d’être plus lui-même qu’il ne l’est dans son livre, et plus, en même temps, la voix de ce groupe d’ombres égyptiennes qui se lamentent entre elles, enveloppées dans leurs bandelettes écrites et solennellement immobilisées dans la grimace de leur chagrin. Cette préface, sur laquelle on a tant compté, n’a pas été tracée, en effet, par une main vivante. On y sent la sécheresse et le froid du podridero d’où elle est sortie, de cette catacombe qui n’a pas même la majesté silencieuse des pourrissoirs de l’Escurial. Quant au livre attaché à cette préface, chiche de tout point, nul en religion, pauvre en philosophie, vide enfin, ce choix d’études, dont l’arrière-prétention est de se poser comme l’expression photographique de l’esprit moderne, n’est qu’un babillage littéraire, dénué profondément de charme. Excepté l’article sur le Milton de Chateaubriand, d’un renseignement assez agréable et luisant de plusieurs mots heureux, vous n’avez plus que l’ennui navrant et mortel d’appréciations sans saveur de livres sans saveur, comme l’Histoire littéraire de Nettement ou les élucubrations politiques de MM. de Broglie et de Rémusat.

Assurément, dans tout état de cause et dans tout autre moment nous n’aurions pas demandé à Villemain de la critique. Pour en faire, il faut un sens profond, métaphysique et rare. La Critique s’exerce en vertu d’une théorie morale plus haute quelle. Elle n’est point, comme celle de tant de gens, la bâtarde de l’esprit, née de ses jouissances et de ses manières de sentir. C’est la fille légitime de l’intelligence savante et réglée, et, dans une société chrétienne et française, elle a pour blason la croix, la balance et le glaive. Certes, nous ne pouvions pas demander une si grande chose à Villemain, mais, nous le lui dirions à lui-même, nous le croyions réservé à une moins triste fin que cette extinction de son ancien talent dans la littérature fusionniste et les fautes de français ! Ceux qui, depuis trente ans, l’invoquent comme un classique, ne se doutent guère des incorrections dont fourmille le livre qu’on republie aujourd’hui. Croiront-ils que cette modiste de style pour le style a des phrases attifées comme celles-ci :

« L’inexpérience et le faux zèle ont pu vouloir changer tout cela, mais le changement lui-même était un essai qui ne saurait durer longtemps. — Un souffle d’Athènes pouvait encore animer en la réglant (un souffle qui règle !) notre liberté théâtrale. — Ces résultats déjà connus d’une méthode divergente et confuse, qui étourdit l’esprit au lieu de le former et le rend inappliqué sur plusieurs points au lieu de le fixer utilement sur un seul, nous est un garant d’un retour prochain à la vérité dans une question… » La phrase est si longue qu’on l’abrège. En effet, lorsque la faute de grammaire ou d’intelligibilité n’est pas dans la langue de Villemain ; quand il a le hasard d’une pureté dont il semble avoir la recherche, il traîne toujours je ne sais quelle glaise visqueuse autour de sa pensée, et il nous empêtre dans des phrases de ce terne et de cette lourdeur : « La pensée toute française — dit-il au commencement d’un de ses rapports — qui, pour susciter d’éloquents travaux sur notre histoire, a réservé au talent une sorte de majorat annuellement électif, reçoit de nouveau la destination que lui avait indiquée dès les premiers jours le suffrage public. »

On n’a jamais attendu en se travaillant davantage une éloquence qui ne veut pas venir ! Quelquefois Mirabeau, perplexe et pesant, mâchait de la laine dans sa gueule de lion avant de trouver le sang de l’idée ou du sentiment qu’il allait tout à l’heure faire jaillir ; mais la laine des phrases de Villemain lui reste dans les dents, et le rhéteur en meurt étouffé.

Encore une fois, c’est là une triste fin. Le commencement paraît splendide ; le milieu brille encore des reflets d’une aurore évanouie, de ces reflets qui ne sont plus dans le ciel mais dont on garde longtemps l’impression dans les yeux ; puis vient la fin grise, déteinte, obscure : telle est l’histoire de Villemain. Il n’a pas eu le midi de sa matinée. Il n’a pas eu le soir de son jour. Son cercueil d’enfant aurait été plus vaste que son cercueil de vieillard ; mais la place littéraire de l’homme, que sera-t-elle, quand la postérité, pour laquelle il n’est pas d’enfance et qui ne se soucie que des hommes faits, aura oublié en le lisant l’enfant célèbre et trop gâté pour n’avoir pas un peu noué l’homme ? Voilà la question qui reste entière. L’avenir la résoudra, mais nous pouvons la préjuger. Rhéteur et bel esprit à force de mémoire, mais au fond trop dépourvu de ressources et de vigueur pour avoir été un sophiste, ce Gorgias manqué de notre temps passera dans l’histoire comme cette foule de beaux esprits dont les noms fatiguent, le regard sans l’intéresser. À tort ou à raison, il aura décoré son époque et il sera tombé avec elle. Pour nous, qui le coudoyons aujourd’hui dans la littérature, nous pouvons prendre sa hauteur de talent et en déterminer le caractère. Mais qu’est-ce que cela importera à nos neveux ? Villemain ne peut intéresser que ses contemporains. Si, pour le peindre exactement d’un mot, il fallait, le comparer à l’un d’eux, nous dirions qu’il est le Jules Janin de l’Université et de l’Académie ; et encore un Janin sérieux et guindé, par conséquent bien moins artiste à sa façon que Jules Janin ne l’est à la sienne. Comme Janin, Villemain n’a jamais mis l’effort de sa pensée que dans les artifices et les combinaisons du langage. Mais, du moins, dans le style de Janin on sent un écrivain qui aime la langue avec ses entrailles. Il a de l’Érigone ivre dans la manière ; mais l’Érigone sait se renverser sur son thyrse et rejeter, avec un geste délicieusement ivre, la coupe à laquelle elle a bu par-dessus son épaule rougie, tandis que Villemain n’a ni thyrse, ni coupe, ni feu de bacchante dans la veine. Il garde toujours son sang-froid, et nous ne voyons pas ce que son talent gagne à cette inerte solidité. Gens de forme littéraire tous les deux, l’un est une sensibilité, l’autre n’est qu’une mémoire. Artistes en mots, et, puisque nous avons écrit ce mot-là, modistes de phrases, l’un est la modiste pur sang, l’autre n’est que l’industrielle. Allez ! si l’Académie avait, plus tard, remis au concours l’éloge de Montaigne et que Janin eût concouru, ce n’est plus Villemain qui aurait eu le prix.

IV

Essai sur Pindare [IV-IX].

Ce fut dans les derniers temps de sa vie que Villemain publia un Essai sur Pindare, qui, sous sa plume de scoliaste, devint un énorme livre de six cents pages. Singulier essai, par un homme qui devait savoir par état la valeur des termes qu’il employait, et dont le talent n’était pas d’ailleurs à l’âge timide où l’on essaye ! Un essai, c’est comme un prélude. C’est, dans l’intérêt d’un dégourdissement de facultés quelconques, l’attaque d’un sujet faite par une main audacieuse ou prudente, mais toujours rapide, car qui s’appesantit sur un sujet ne l’essaie plus.

Tenté par le sujet de Pindare, auquel il a rattaché la question de la poésie lyrique chez tous les peuples, Villemain, qui a manqué cette svelte chose qu’on appelle un essai en littérature, l’aura-t-il manquée glorieusement parce qu’il a fait davantage, parce que, de renseignement, de doctrine et d’aperçu, il nous aura donné un livre à fond, un traité complet sur Pindare et la poésie lyrique ?… Aux mains de cet habile homme, emporté par sa verve, le prélude sera-t-il devenu un concert et l’essai une œuvre accomplie ?… Casanova — si j’ai bonne mémoire — dit quelque part, en parlant de son adresse au pistolet, « qu’il ne mettrait pas dans· une porte cochère ». Eh bien ! ce vaste essai, ouvert à deux battants sur Pindare, me rappelle cette porte cochère dans laquelle Casanova ne mettait pas.

Et, en effet, Villemain n’y a rien mis non plus. Rien de neuf, du moins ; rien que des choses connues, dites déjà et mieux dites, même par lui. Cependant un livre pareil, un livre sur Pindare, semblait l’occasion d’un vrai chant du cygne pour une critique en train de mourir et qui devait s’y résigner. C’était l’occasion d’une belle inspiration dernière pour Villemain, cet humaniste émérite parfumé de grec depuis son enfance, plus sensible à ce grec, s’il ne le savait pas mieux, car nos souvenirs, même littéraires, nos plus pâles fleurs de rhétorique sont comme les autres fleurs et donnent un parfum plus fort-vers le soir.

V

Pindare ! Ne touche pas qui veut à Pindare ! Pindare, dont on peut comprendre la lettre, mais dont l’esprit évaporé sous le souffle des siècles rend la gloire incompréhensible, est presque un sujet vierge en littérature Longin et Boileau l’ont touché, mais le peu qu’ils en ont dit, ces porte-respects formidables, a suffi pour empêcher la petite critique familière de l’approcher ; et il est resté, ce fameux Pindare, sans traduction intégrale ou convenable, sous le balustre de son texte : mystérieux, fermé, mais n’ayant plus la vie, — absolument comme un tombeau, Certes, pour qui y voit la vie encore, il n’est rien de plus attirant que ce sépulcre fermé de Pindare, qu’il s’agit d’ouvrir pour nous montrer qu’il est plein de choses immortelles et que la Gloire n’a pas menti ! Pour mon compte, je ne connais pas de difficulté plus grande que celle-là, et qui soit par conséquent plus digne d’occuper l’esprit d’un scoliaste érudit, sagace et fécond, comme Villemain a passé pour l’être — environ quarante ans. Seulement, — le livre que voici l’atteste ! — la difficulté a été plus forte que l’esprit auquel elle a eu affaire, et Pindare, en tant qu’on veuille, le faire revivre, à l’honneur d’une Académie, n’est pas encore, de cette fois-ci, ressuscité !

VI

C’est effectivement à propos d’une traduction de Pindare, mise au concours par l’Académie française, que Villemain s’est donné la peine d’écrire à l’avance ce commentaire encourageant pour une traduction qui manque encore. Rien de plus naturel, du reste, que l’admiration de Villemain pour Pindare, un des poètes les mieux faits pour plaire à toutes les Académies de la terre et à leurs secrétaires perpétuels. À part, en effet, quelques mots plus profondément jaillis que les autres à travers un langage très artistement composé, Pindare est un poète essentiellement de convention, comme le sont les Académies. Cet homme, qui chantait les lauréats olympiques, était lui-même une nature de lauréat. Il fut, à quelque mille ans de distance, un Robert Southey, — le Robert Southey du roi Hiéron. C’était un poète de mœurs locales très restreintes, très grec, très thébain, et, quand il n’était pas thébain, très syracusain dans le grec. Tour à tour courtisan et presque hiératique, chanteur de temple ou de palais, il était quelque chose d’aussi particulier, à sa manière, qu’un héraut d’armes au Moyen Âge, et, dans ces derniers temps, qu’un premier violon de chapelle, comme l’a dit Voltaire, le maître de Villemain, et qui ce jour-là n’a pas, après tout, dit si mal ; car il a fait sentir d’un tel mot ce qu’il y a de local et de particulier dans Pindare.

Impossible à nier, cette particularité dans le génie de Pindare peut seule expliquer ce que j’ose appeler la mort de ses œuvres, que les traductions les mieux faites et la connaissance plus profonde et plus répandue de la langue grecque ne parviendront pas à ranimer, Il faut en prendre son parti : Pindare, malgré des qualités nettement supérieures, est un poète dont le sens intime est perdu. Il ne relève plus que des linguistes et des archéologues, et n’a de saveur appréciable que pour quelques dégustateurs littéraires qui démêlent, comme certains chimistes, la présence d’un arôme que le temps n’a pas encore entièrement rongé dans une liqueur vieille de plusieurs siècles. L’inspiration du poète thébain n’est plus qu’une lettre morte, d’un fini vraiment grec ; mais elle est finie dans un autre sens : elle est finie comme tout ce qui ne fut que grec, comme tout ce qui ne s’appuie point à la grande nature humaine, la seule chose qui ne périsse pas !

Et j’irai plus loin. La statuaire, cet art suprême des Anciens, avec sa nudité impassible et ses impudiques perfections, réprouvées par toute société spirituelle, est moins morte que la poésie de Pindare ; car la statuaire c’est de la nature humaine prise, il est vrai, et divinisée par son côté inférieur, mais c’est de la nature humaine, tandis qu’il n’y a plus que du convenu et de l’officiel dans les vers mythologiques de Pindare en l’honneur, qu’on me passe le mot, de boxeurs ou de basques grecs. Villemain, qui s’est fait grec le plus qu’il a pu pour admirer sans honte cette vaine poésie qui ne parle pas plus à notre pensée qu’à nos cœurs, prétend que de toute cette poussière, mêlée de sueur, foulée par la muse de Pindare, sortirent tous ces héros, beaux comme des demi-dieux, qui sauvèrent la Grèce et suivirent en Asie Alexandre. Mais cela fût-il vrai, ce qui est douteux, qu’importerait une école militaire détruite, qui faisait de l’âme avec des muscles, à nous qui avons des canons rayés et l’âme chrétienne ? La poésie de Pindare a crevé avec le dernier athlète. Pour la goûter, c’est aux athlètes qu’il faudrait revenir, et encore ! Je doute que le Club des Boxeurs de Londres fût très sensible aux vers de Pindare. Quitte à ne pas être entendus partout, je m’imagine qu’on y préférerait ceux de Byron, de Byron l’ami de Jackson pourtant, de Byron qui cultivait l’art de la boxe, mais qui était un trop grand poète pour la chanter !

Mais le scoliaste Villemain n’a pas voulu voir tout cela. C’est un olympique. Cet oubli tombé sur l’œuvre de Pindare, cet oubli qui lui fait demander aujourd’hui à toute la France la charité d’une traduction, dans les trente-neuf chapeaux de ses confrères d’Académie ajoutés au sien, il ne s’en explique pas la cause. Il ne cherche pas même à se l’expliquer. Il a de l’humeur contre les traductions, naïvement calomniatrices, de Pindare au xviie  siècle, et il a raison d’en avoir, car elles manquent de la couleur grecque, de l’accent indigène, qui sont tout Pindare. On ne comprenait pas alors ces deux choses qu’on a comprises plus tard et que Massieu et Fraguier n’avaient pas, ces Judas benêts de traduction ! Boileau, lui, les eut davantage, mais Boileau a mieux fait que de traduire Pindare : il l’a jugé. Il lui accorde ce qu’il a, des qualités de poésie extérieure, l’harmonie et surtout le nombre, mais, malgré le prestige d’Ancien que Pindare devait exercer sur le contempteur de Perrault, le critique du xviie  siècle, dont le goût ferme est une lumière qui ne vacille jamais, ne voit pas dans Pindare le poète colossal que voit Villemain dans ce Grec évidé et sonore, dont se détourna si naturellement le génie de Racine, grec pourtant aussi par tant de côtés, mais qu’on ne prenait pas seulement avec des sons ! Ni cette indifférence de Racine pour Pindare, ni le grand creux que trouvait Bossuet dans toutes les poésies grecques n’ont averti Villemain, et, le croira-t-on ? c’est précisément à Bossuet, au biblique et à l’homérique Bossuet, c’est-à-dire à un grand écrivain de nature humaine, qu’il ose comparer ce Pindare qui, hors de son rythme et de son haillon de couleur locale, disparaît et n’existe plus.

Et jamais comparaison ne fut moins justifiée. Elle ne l’est ni par les raisons que Villemain nous en donne, ni par les échantillons de Pindare qu’il ajoute à ces raisons, comme preuve à l’appui. Ces traductions choisies, mais qui sont faites avec la fidélité de l’expression, le respect du tour, la conservation pieuse de la couleur, auraient dû dégriser à ce qu’il semble Villemain de cette admiration démesurée pour Pindare, étonnante chez lui comme une ivresse si elle ne s’expliquait par quelque chose qui explique tout, — l’analogie de nature entre le critique et le poète, proportion gardée entre la force de l’un et de l’autre. Pindare, en effet, n’est qu’un poète de rhétorique pure, qui a trouvé dans Villemain un critique de rhétorique, d’une rhétorique aussi complète que la sienne ; et le rhéteur en prose, qui s’est cru ému ou qui a voulu faire croire qu’il l’était, a rendu hommage, comme il le devait du reste, à son prince, le rhéteur en vers.

VII

Ainsi, voilà toute l’histoire de ce gros volume de Villemain sur Pindare : rhétorique, rhétorique, rien de plus ! Villemain a fini sa vie comme il l’a commencée, en faisant de la rhétorique qu’il croit de la littérature. Tout le monde le pense, personne ne l’a dit ; mais la Critique est tenue de l’écrire. Villemain est un rhéteur, une chose d’origine grecque, mais devenue diablement française. Seulement, il est bien ingénieux, disent les uns ; il est bien éloquent, disent les autres. Les uns et les autres amateurs du vent qu’on module, car qu’est-ce que l’ingéniosité sans idées et l’éloquence sans entrailles, sinon des études sur le vide, du vent chassé ou comprimé plus ou moins bien ? Ce vent de la parole dont Villemain a joué toute sa vie, il en joue aujourd’hui pindariquement pour Pindare ; mais une vue réelle, un mot profond, une pensée qui attire une autre pensée, voilà ce qu’en six cents mortelles pages nous défions de trouver une fois. Ces six cents pages ne sont pas même le tour de force sur le vent que nous attendions d’un si grand artiste en vide que Villemain ; car, au bout de quelques haleines, il clôt, épuisé, la dissertation sur Pindare, et se met à pourchasser la poésie lyrique partout où elle s’est montrée dans la littérature des peuples, afin de nous prouver (dit-il) qu’elle fut toujours en harmonie avec l’élévation morale et religieuse des nations !

C’est là la seconde prétention du livre de Villemain, et je la croirais plus aisée à justifier que celle de la supériorité absolue de Pindare ; mais cette thèse imposante, à la condition qu’elle fût tirée du lieu commun, Villemain ne la discute point. Il ne sait pas même la poser. Pour lui, cela est trop évident, l’important n’est pas, comme il devrait être, de déterminer souverainement et une fois pour toutes, avant d’arriver à ce genre de poésie qui s’appelle la poésie lyrique, l’influence de la moralité sur la pensée, et des idées religieuses, ou pour mieux dire d’une religion vraie, sur la moralité humaine. Deux grandes questions de critique qu’un jour il faudra bien résoudre, quoique les pusillanimes de ce temps n’osent y toucher, de peur de ne plus avoir ά se trouver de talent.

Non, pour Villemain, l’important n’est pas là ! Sceptique en tout, même en littérature, moitié de voltairien et de chrétien, mais de chrétien protestant, y a-t-il pour lui une religion et une morale, je ne dis pas en rhétorique, mais en réalité ? Homme de mots, qui vit par les mots et pour eux, a-t-il jamais senti la nécessité de ces notions premières, qu’il écrit aujourd’hui à la tête d’un nouvel ouvrage — comme il écrit tout — pour obtenir un effet de phrase ou un effet de lecture ? et pour lui, enfin, malgré l’emploi et le choix des mots, y a-t-il une autre idée au fond de son livre que celle de nous égruger ses lectures et de se balancer à l’escarpolette éternelle de sa phraséologie accoutumée ?…

Eh bien ! non, il n’y en a pas, car on ne change pas de nature avec le sujet de ses livres. Dans cette partie du livre de Villemain qui concerne la poésie lyrique, tout autant que dans celle qui regarde Pindare, Villemain est l’homme de toute sa vie, de son organisation, et, il faut bien le dire, de quarante ans de succès, car Villemain a trempé dans le succès. Depuis quarante ans, il est une de ses plus vieilles et de ses plus tranquilles compotes, et c’est un spectacle curieux offert par le temps, un spectacle triste ou gai, comme vous voudrez le prendre, mais curieux, que cette gloire facile, indiscutée, faite tout de suite et conservée à un homme qui n’a en lui pourtant, pour tout talent, que les feuilles du dictionnaire et une espèce d’art dans la manière de les tourner ! Le livre actuel de Villemain est donc à peu près tout ce qu’il doit être. C’est toujours ce dictionnaire d’où il tombe, dans un certain ordre, des mots avec lesquels on fait du style et on joue la pensée, ce qui ravit les sots de voir qu’on peut se passer d’elle !

VIII

J’ai dit que, pour Villemain, la grosse question était de nous égruger ses lectures, et, de fait, jamais cours public fait par cet ancien professeur ne nous a offert le nombre de citations, de traductions et de souvenirs que nous offre aujourd’hui cet essai sur Pindare, qui est un essai sur bien d’autres. En soi, cette espèce de revue et de panorama littéraire a son intérêt, mais ce n’est pas l’intérêt élevé, profond et harmonieux d’un livre ; c’est plutôt l’intérêt dénoué, lâché, trop coulant peut-être, d’une de ces causeries qu’à une certaine heure de sa vie l’homme, hélas ! ne sait plus gouverner… Causerie donc, ou, pour mieux dire encore, notes prises en vue d’un cours qui ne fut jamais fait, et dont le professeur se débarrasse en les étiquetant d’Essai sur Pindare et la poésie lyrique, quand il aurait pu tout aussi bien les décorer de tout autre nom. C’est d’abord la poésie grecque d’avant et d’après Pindare, puis la poésie à Rome païenne, puis à Rome chrétienne, puis au Moyen Âge, et enfin dans le monde moderne. À voir seulement les têtes de chapitre, on dirait une savante, immense et majestueuse histoire ; mais en pénétrant dans chaque biographie qui en est l’objet, on se démontre facilement à soi-même combien ces notules, ramassées au courant d’une lecture de dilettante, sont superficielles et vulgaires, et on se dit que l’histoire littéraire ne s’écrit pas à si bon marché. En effet, à part les principes qu’il n’a point et en restant dans l’ordre abaissé des impressions personnelles, Villemain ne sait résoudre aucune des questions de critique qui se rencontrent sur son passage, et même sur celles-là qu’une érudition plus forte que la sienne a le plus discutées, l’existence d’Homère, par exemple, la moralité de Sapho, l’authenticité des Orphées, etc., etc., la décision de Villemain ne dépasse pas le doute, et il rappelle à l’esprit le mot de Goethe, que nous ne nous lasserons jamais de citer à ces sceptiques, qui devraient être les trappistes de la pensée, car qui doute n’a pas le droit d’enseigner et même de parler : « J’ai bien assez d’opinions douteuses en moi sans que vous y ajoutiez encore ! »

Villemain n’a même pas le courage des négations qu’il sous-entend. Ainsi, quand il a la bonté de constater dans les Prophètes le plus beau lyrisme qui ait jamais brillé sur la terre, il l’impute à l’amour de la patrie, à la pureté des mœurs, à la pratique des vertus les plus hautes, mais il se tait sur l’inspiration divine. À ses yeux, les Prophètes ne sont guère que des hommes parfaitement élevés. Opinion risible ! et c’est ainsi que, sans conviction et sans idées, il est entraîné par le courant du sophisme contemporain qui veut humaniser les êtres surnaturels dans l’histoire, pendant que la philosophie tend à diviniser les hommes.

IX

Nous avons à peu près tout dit sur le Pindare de Villemain. C’est un livre qui, grâce à la renommée de son auteur, est bien heureux d’avoir sa place dans la publicité, car, s’il ne l’avait point, il ne se la ferait pas… Il est écrit comme Villemain sait écrire, de cette longue phrase cicéronienne, moins pure que l’antique et que Villemain émaille de ces prosopopées (ô Racine ! ô Bossuet !) aimées de Rousseau le rhéteur, mais qui, au moins, lui, avait quelque chose par-dessous sa rhétorique. Pour Villemain, il n’y a rien sous la sienne, et c’est là sa gloire. C’est la rhétorique même.

Nous l’avons vu, ce n’est pas la pensée, ce n’est point l’émotion, ce n’est pas la littérature : c’est la rhétorique… Mais en France, cela suffit. En France, ce pays positif, vous ne savez pas à quel point on l’aime ! La rhétorique a fait toute la vie de Villemain et elle n’est pas près de la défaire. Vous verrez qu’à propos de ce commentaire sur Pindare, écrit par un homme dont le seul mérite net et vrai fut de savoir bien le latin dans son temps, il est des gens qui parleront encore longtemps de la gloire de collège de Villemain ; et ils auront raison, car cette gloire a fait son heureuse position dans les lettres, et tous les livres qu’il a écrits depuis n’y ont pas beaucoup ajouté.

X

La Tribune moderne [X-XII].

La Tribune moderne est un livre posthume de Villemain, que Mlle Geneviève Villemain, sa fille, a édité. Mlle Geneviève est l’Antigone de ce livre attardé de son père et qui soutient ses pas tremblants devant la postérité : car ils y vont trembler un peu… Elle n’a pas voulu que ce livre fût perdu, et elle l’a publié en y ajoutant deux mots d’avertissement d’une simplicité que je me plais à reconnaître, d’autant plus qu’elle était pour moi très inattendue. Cette fille d’académicien, et d’un académicien qui a passé sa longue vie à faire des éloges académiques, ne sent nullement dans cette préface son origine, et elle n’a point académisé sur son père. C’était là une bonne occasion pourtant de prouver qu’elle avait de l’encre dans les veines… Élevée probablement pour être un bas-bleu, elle ne nous a pas montré le moindre bout de l’odieuse chaussette, et elle s’est contentée de nous dire ce qu’est le livre de son père, avec la simplicité de monsieur Jourdain demandant à Nicole ses pantoufles…

À rigoureusement parler, ce livre de la Tribune moderne n’est pas un livre, mais le projet d’un livre interrompu et dont on a réuni les fragments qui ont été achevés. Villemain, le professeur qui de sa chaire (c’est l’atrium) avait passé à la tribune, regrettait cette tribune, si chère aux bavards politiques, que l’Empire avait supprimée pour mourir de cette même tribune qu’il avait si imprudemment rétablie ; Villemain qui, comme Montalembert, en avait la nostalgie et souffrait d’une hypertrophie de paroles, s’était dit que s’il n’y avait plus de tribune où il pût monter, il en ferait au moins l’histoire. Le professeur d’art oratoire, le rhéteur, l’ancien ministre du Juste Milieu qu’avait été quelques instants Villemain, trouvaient leur compte à cela… Seulement, il aurait fallu un esprit plus puissant que celui de Villemain pour mener à bien pareille œuvre. Son esprit, sans unité et sans métaphysique, était radicalement incapable de la moindre synthèse et de la moindre critique vue de haut. Aussi, au lieu de nous écrire une histoire, il nous écrivit des histoires. Il versa dans les biographies. Son livre d’aujourd’hui se compose de ces biographies décousues, qu’aucun lien ne rassemble et qu’aucun principe ne domine. Ce livre, qui ose s’appeler La Tribune moderne, n’est l’histoire, en somme, que de quelques tribuns, triés sur le volet par le goût individuel de Villemain et ses préférences politiques. Ni en histoire, ni en critique, il n’était de force à écrire le livre qu’il avait entrepris et qu’il a laissé là, vaincu… Dans ce livre de La Tribune moderne, qui dit pompeusement la prétention et l’impuissance de l’auteur, on ne trouve que quelques orateurs d’Angleterre et de France, et ce ne sont pas même les premiers ! Ce ne sont pas ceux qui devraient être à la tête de ce Livre d’or de la tribune. En Angleterre, il y a Fox et lord Grey. En France, il y a de Serres, Royer-Collard, le président Dupin, et, en descendant (de combien de degrés ?), Desmousseaux de Givré !! Mais partout, partout derrière eux, il y a Villemain, Villemain le professeur et le rhéteur, Villemain le ministre du Juste Milieu, l’académicien perpétuel aux éloges académiques éternels, Villemain célèbre un jour, mais qui commence à ne plus l’être, qui commence enfin d’entrer dans la pénombre vengeresse qui suit trop de célébrité !

Il en eut trop en effet et de trop bonne heure. On peut le dire, à présent que le temps de la Satire et de l’Épigramme est passé, qu’on ne vise plus le vieil Archer contre l’Empire et qu’on ne lui renvoie plus ses flèches retournées, la célébrité de Villemain, qui a duré cinquante ans, dépassait de beaucoup la mesure de son esprit et son mérite d’orateur et d’écrivain, qui furent deux rhéteurs en un seul. Villemain, cet écolier aux études éclatantes, eut, dans le collège (ce collège qu’il traîna toujours un peu derrière lui dans le monde), le bonheur terrible d’une célébrité prématurée que souvent on paie cher cruellement plus tard… Il fut presque un enfant célèbre, — ce prodige qui est une monstruosité tout le temps qu’il dure, mais qui, quand il n’est plus, ne laisse après lui que d’incompréhensibles médiocrités. Le bataillon des hommes de gloire n’est jamais sorti de ces enfants ! Avant Villemain, François de Neufchâteau, ministre comme lui, avait été, comme lui aussi, un enfant célèbre ; François de Neufchâteau, entré maintenant plus, profondément que Villemain dans cette mer d’obscurité où, comme les vivants s’enfoncent dans la mort, s’enfoncent leurs tombeaux après eux !… Villemain, lui, n’a pas disparu complètement encore. Mais ce n’est là qu’une question de temps, et le temps va vite. Il disparaîtra. Cet homme, qui a tenu une place haute dans l’opinion de la littérature de son époque et qui avait pignon sur rue inamovible dans la cour même de l’Institut, Villemain, dont par piété filiale on publie le dernier livre, que peut-être on ne lira pas, est déjà, maintenant qu’on ne sent plus le besoin d’épigrammatiser contre l’Empire, absolument indifférent, lui et ses livres, à la génération présente, — et s’il y a une place d’où on le voie encore, ce n’est pas de la niche de son buste, s’il en a un à l’Académie, mais c’est du cabinet de l’Empereur où, aux jours des désastres de ce grand homme, il eut l’honneur, adolescent, de travailler et d’écrire ce que lui dictait Napoléon !

XI

Mais ce fut là une circonstance vaine. Le rayon du grand homme, qui y tomba une seconde, n’ouvrit pas ce front de jeune rhétoricien fermé à tout ce qui est grand. Il ne s’ouvrit jamais à la grandeur. Bon pour faire brillamment une classe, Villemain voulut un jour aborder l’histoire et il ne comprit rien à celle de Grégoire VII, sous laquelle sa minceur d’homme de lettres resta écrasée… Pas plus d’instinct que de réflexion, Villemain ne va à ce qui est supérieur et grand, et pas plus dans l’ordre de la parole, qui est son domaine, que dans l’ordre de l’action, qui ne l’est pas… Chose à remarquer ! dans son livre sur la Tribune moderne, il n’est allé d’emblée et de sympathie en Angleterre ni à lord Chatham, ni à Pitt, ni à Burke, ni à Sheridan quoique wigh, et, en France, il n’a pas touché à Mirabeau !… En Angleterre, c’est Fox et Grey qui l’ont séduit et qui l’entraînent, Grey, un homme médiocre qui n’eut qu’une idée et une attitude, — il n’en faut pas plus en politique, — une idée qui a triomphé moins par la force du talent que par la force d’une situation, dans un pays aristocratiquement organisé, comme l’Angleterre, et Fox, comme lord Grey, parce qu’il représentait le wighisme, qui est le libéralisme anglais, cher à tous les libéraux de France, et non pas pour les raisons humaines tirées de l’âme de Fox, et qui, eût-il tort dans ses opinions politiques, ce qu’il eut souvent, faisaient cependant de son âme une toute-puissance d’orateur ! C’est que l’âme est chose parfaitement inconnue aux rhéteurs et que Villemain, tout lettré et spirituel qu’il fût, en réalité n’avait pas d’âme. Il ne sentit jamais frissonner et palpiter quelque chose dans la fameuse mamelle gauche de Diderot. Villemain, c’est un livre fait avec des livres. Il ne pouvait pas comprendre la nature éloquente, violente et passionnée jusqu’aux larmes de Fox, de ce fastueux et furibond mauvais sujet de Fox, de ce Mirabeau anglais qui eut le hasard d’avoir un père aussi fou de tendresse pour son fils que le marquis de Mirabeau avait de dureté pour le sien. Le père de Fox adora les vices de son fils autant que le marquis de Mirabeau, qui, ne pouvant jeter sa monstrueuse progéniture à la rivière, comme il en fut tenté, exécrait les vices du sien, qu’il embastilla avec une prévoyance féroce. Ce fut même le père de Fox qui lui inocula ses vices, dans l’adoration d’une paternité insensée. Il le fit lui-même joueur, débauché, buveur et prodigue, dépensier à jeter des milliers de guinées par les fenêtres avant ses vingt ans, et il lui paya trente chevaux de race à la fois que montait sur le turf le jeune effréné pour gagner des paris ruineux, et qui par deux fois le ruinèrent… Fox fut par ses mœurs, dans un temps qui avait cessé d’être puritain, le plus retentissant scandale de l’Angleterre. Mais l’âme de cet éclatant mauvais sujet, que fut Fox, resta, au milieu de ses incroyables excès, indestructiblement généreuse, et c’est cette générosité indestructible qui fit son éloquence. Or, cette éloquence n’était pas celle qui dépend d’une tribune. On l’a partout, quand on l’a, et même à la tribune ; mais l’accident de la tribune n’y est pour rien. Fox l’avait avec ses palefreniers comme il l’avait au Parlement ! Ce n’est pas l’éloquence des rhéteurs ; c’est l’éloquence vraie, spontanée, naturelle, qui sort à tout propos du cœur comme le sang jaillit de la veine !… Disons davantage et creusons cette idée d’éloquence et de tribune. À proprement parler, il n’y a pas d’histoire de la tribune, par l’impérieuse et souveraine raison qu’il n’y a pas d’art de la parole, si ce n’est pour les rhéteurs qui se vantent de l’enseigner. L’art de la parole n’existe pas en soi. Ce n’est pas une rhétorique, c’est une faculté, et qui n’existe que quand on l’applique à quelque chose qui n’est pas elle. Elle n’est jamais la parole pour la parole, mais la parole en vue d’un but à atteindre ou d’une résistance à briser. L’histoire de la tribune moderne est donc, en fin de compte, toute l’histoire moderne, dans un pays où il y a une tribune comme l’Angleterre et comme la France. Ce n’est donc pas l’histoire détachée ni de Fox, ni de Grey, ni de Mirabeau, ni de Royer-Collard, ni de personne, et la conception de Villemain est aussi fausse qu’elle est étriquée. L’histoire de la tribune, dans les pays qui l’ont, c’est l’histoire générale, synthétique et d’ensemble, que le lettré Villemain, qui n’était que lettré, n’avait pas l’esprit assez mâle et assez décidé pour écrire, autrement qu’en la rapetissant entre les lignes de la sienne.

Car toute rapetissée, toute tassée, toute étouffée qu’elle y soit, on la sent à travers ces lignes qui la diminuent pour qu’elle y tienne. L’opinion historique et politique du rhéteur passe à travers sa rhétorique. Fox, je l’ai dit, était pour Villemain la plus belle incarnation du wighisme, qui est le libéralisme de l’Angleterre. Fox, c’est même mieux que le libéralisme tempéré. C’est l’enthousiaste de la Révolution française, qui eut la bravoure de son enthousiasme, et rompit pour elle avec Burke une amitié de vingt-cinq années ! Il la rompit en plein Parlement, avec des sanglots qu’on entend encore, mais qui ne lui font pas pardonner d’avoir sacrifié l’amitié d’un homme comme Burke à la Révolution française ! Fox, c’est, dans la question de la régence lors de la démence du roi d’Angleterre, l’homme des soupers du prince de Galles et l’orateur des Communes qui fit le plus d’efforts pour mettre la vieille royauté anglaise sous les pieds de son Parlement. Fox, c’est le buveur assoiffé de popularité et qui, pour l’étancher, inventa le fameux toast : « À Sa Majesté le Peuple ! » toast régicide, puisqu’il déplaçait et transportait du roi au peuple la Majesté ! Fox, c’est enfin le philanthrope exalté qui croyait, avec la candeur d’un ignorant en histoire, à la paix du monde, et que Bonaparte avait exactement toisé, sûr qu’avec celui-là il ferait mieux ses affaires qu’avec Pitt, — l’indomptable Pitt ! Et quoique Villemain, le révolutionnaire mitigé, l’homme du Juste Milieu en tout, même en littérature, n’approuve pas complètement toutes les audaces de Fox, de ce sanguin au sang bouillant et pourpré ; quoiqu’il trouve de mauvais goût peut-être tous ces déboutonnements du gilet jaune du whig, enivré de démocratie comme il l’était souvent de porto gingembré, il préfère Fox cependant avec ses débraillements démocratiques à des hommes bien plus grands que lui, aux deux Pitt, par exemple, et à Burke, qu’il a oubliés dans son histoire, et il nous l’a donné (le croirait-on ?) avec Grey ! comme la plus grande gloire de « la tribune moderne » en Angleterre, puisque dans son livre il n’a parlé que de ces deux-là !

XII

Et si, moi, j’ai parlé de Fox avec cette insistance, c’est que de toutes les notices isolées que Villemain, à la vue courte et à la plume courte, prend pour de l’histoire, la sienne est la plus importante, la plus intéressante, — parce qu’après tout, Fox, qui ne fut point un homme d’État, est une des gloires incontestables de la tribune anglaise, quoique ce n’en soit pas non plus la plus grande gloire… Si ce que les rhéteurs comme l’était Villemain appellent l’art oratoire n’existe qu’appliqué à de grands sujets, on peut se demander ce qu’était Fox, l’homme le plus naturellement éloquent, quand dans toute sa vie d’orateur, sur les sujets qui l’inspirèrent, il n’a jamais vu juste et s’est toujours brillamment, mais déplorablement trompé… L’homme d’entrailles chez lui n’avait que des entrailles, et ce n’est pas avec cela qu’on mène les nations, Il est mort à temps, comme Mirabeau, pour l’honneur de sa renommée. Ce sont tous les deux — l’un moins que l’autre, il est vrai, — les heureux coupables de l’Histoire. Quoi qu’il en soit, il reste à savoir pourquoi l’auteur de La Tribune moderne a oublié Mirabeau. Le lettré, dans Villemain, a-t-il trouvé que cet homme qui n’avait que du génie, dans sa puissante incorrection, déconcertait par trop son bon goût et sa plume d’académicien ?… Toujours est-il que le Léviathan oratoire n’apparaît pas dans cette histoire des orateurs, et ce qui l’en a écarté ce ne sont pas les raisons politiques qui ont fait se détourner l’auteur de La Tribune moderne de Chatham, de Pitt et de Burke, et ne voir que Fox ! Pour boucher cet immense et inexplicable hiatus, dans un livre qui s’appelle La Tribune moderne, où l’on cherche Mirabeau en vain, Villemain nous a donné quatre hommes qui n’en sont pas même la petite monnaie. C’est de Serres, Royer-Collard, le président Dupin et Desmousseaux de Givré, mais à eux quatre, pauvre ciment ! ils n’ont pas bouché le trou énorme fait dans cette histoire par l’absence seule de Mirabeau.

Hommes de seconde main, ils convenaient davantage à une plume de seconde main. L’auteur de La Tribune moderne, qui les avait connus et pratiqués, était plus à l’aise avec eux. Eux, ils ne le gênaient pas par leur grandeur… Que de raisons pour les préférer ! C’étaient comme lui des gens de Juste Milieu, des moitiés de royalistes et de révolutionnaires. C’étaient, comme on le disait dans ce temps-là, de profonds constitutionnels, des précurseurs de cette politique qui nous a conduits où nous en sommes et qui nous a fait tomber dans cette révolution, dont le centre est partout et la circonférence nulle part, en croyant reculer habilement devant elle ! De tous ces illustrateurs de la tribune française, Royer-Collard est le seul qui eut une supériorité. Ce n’était pas un orateur dans la largeur et la fougue du mot, mais il eut des mots d’orateur. Il avait le trait, l’idée générale frappée d’un coup, comme une médaille, la sentence majestueuse qui impose. Ce janséniste de France, qui, en Angleterre, aurait été à une autre époque un puritain, était presque, de gravité et de dignité, une figure anglaise… Royer-Collard, espèce de tory solitaire sous un régime de Constitution nouvelle, n’ayant d’ambition que pour ses idées, avec un talent dans lequel il y avait de la conscience et du caractère et une parole de plus de profondeur que d’éclat, était trop au-dessus de de Serres et de Dupin, avec lesquels Villemain l’a mis, pour pouvoir leur être comparé. Royer-Collard, c’est le philosophe de la tribune. De Serres et Dupin n’en étaient que les jurisconsultes et y apportaient, à cette tribune, qui les élevait jusqu’à elle et qu’ils n’élevaient pas jusqu’à eux, des habitudes de tribunal. Mais aucun d’eux trois — même Royer-Collard, qui avait un peu de Burke en lui, du Burke moins inspiré et moins grandiose que l’ardent Prophète de la tribune anglaise, du Burke contracté et froidi, — n’égala jamais les grands orateurs d’Angleterre. Le général Foy, leur contemporain, aurait pu rappeler les orateurs anglais davantage, mais il manque aussi au livre honteusement surprenant de Villemain… Certes, s’il y a quelque chose qui puisse étonner après l’oubli incompréhensible qu’il a fait de Mirabeau, c’est l’oubli qu’il y ajoute du général Foy, l’honneur de la tribune française sous la Restauration, le plus vivant et le plus palpitant des orateurs que leur cœur a tués, car cet impassible au canon est mort des émotions de la tribune. On dirait vraiment qu’avec Villemain là où il y a la vie qui fait l’éloquence, la passion, l’intensité, l’enthousiasme, le rhéteur d’Académie dépaysé ne les voit pas et les méconnaît. Mais, allez ! c’est toujours le même Villemain en art oratoire qu’en littérature qui commet de ces bévues-là. Le Villemain qui a oublié Mirabeau et Foy, dans un livre sur la tribune moderne, est toujours le même Villemain qui en critique littéraire a oublié Rabelais, — « le père et la mère tout à la fois de la langue française », a dit Chateaubriand, — et daté du commencement du xviie  siècle le premier livre écrit en français !

Voilà le critique dans Villemain, — qu’on pourrait appeler le Ménalque de la Critique ! Et ce n’est pas, dans son livre d’aujourd’hui, la seule chose qu’on puisse lui reprocher que ces distractions ou ces défauts de mémoire, impardonnables et déshonorants pour un historien ; il y a de plus ici le défaut d’appréciation, le manque de vue absolu, qui va jusqu’à la cécité. Villemain ne voit pas le soleil ! Mais ce qu’il voit à la place, sait-il le décrire ? Sait-il le montrer ?… Les quelques notices qu’on vient de publier nous vengent-elles, au moins, par l’expression, des oublis pires que les erreurs de ce livre sur la tribune moderne où l’on ne trouve ni classement, ni comparaison, ni hiérarchie établie entre les talents qu’il veut juger ?… Les biographies des hommes auxquels il a consacré ce volume sont-elles au moins des œuvres de style, si elles ne sont pas des œuvres de critique ? Ah ! le style de Villemain ! On le connaît de reste ! On n’en change pas dans un dernier livre, quand on est à l’extrémité de la vie. C’est toujours le style palement et froidement élégant de Villemain, ce style cultivé, travaillé, d’un goût sobre comme doit l’être l’indigence, ce style classique qui veut être pur comme la bégueule veut être vertueuse et qui souvent ne l’est pas plus qu’elle, ah ! enlevez la table ! nous en avons assez, de ce style-là !… Les notices de Villemain, troussées à peu près comme des éloges académiques, cette insignifiance ! ou des articles de Revue, cet ennui ! n’apprennent rien à personne et ne sortent, par aucun côté, de la médiocrité la plus accomplie. Il faut être la fille de l’auteur pour oser publier, dans une illusion de tendresse, ce livre posthume que son père avait abandonné… En littérature, ce n’est pas suffisant, les vertus domestiques ! Antigone, voulant ajouter à une gloire qui devient de plus en plus incertaine, a, de ses trop pieuses mains, enterré définitivement son père sous le livre même qu’elle vient d’exhumer.