(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre V. Le roman romantique »
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(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre V. Le roman romantique »

Chapitre V
Le roman romantique

Le roman au début du xixe  siècle : Obermann, Adolphe. — 1. Roman historique : V. Hugo. Notre-Dame de Paris. Les Misérables. — 2. Roman lyrique et sentimental : George Sand. Ses quatre manières : romans de passion : romans démocratiques ; romans champêtres ; romans romanesques. L’imagination de George Sand. Son idéalisme, ce qu’il y a de vérité et d’observation chez elle. Ses paysages. — 3. Passage du romantisme au réalisme : Balzac. Caractère de l’homme. Lacunes de l’œuvre : sa puissance. Peinture de caractères généraux dans les conditions bourgeoises ou populaires. Détermination individuelle des types. Description des groupes sociaux. — 4. Roman psychologique : Sainte-Beuve, Stendhal. L’homme. Son idée de l’énergie. Sa curiosité psychologique. — 5. La nouvelle artistique : Mérimée. Par où Mérimée diffère de Stendhal. Objectivité réelle de son œuvre ; sobriété pathétique et psychologie condensée.

Le roman romantique avait été préparé de longue date. Après Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël et Chateaubriand avaient opéré la transformation ou le développement du genre. Thèses philosophiques, autobiographie sentimentale, impressions pittoresques, ces trois éléments, ajoutés parfois, et le plus souvent substitués à la description des mœurs et à la psychologie analytique, avaient à peu près détruit l’objectivité du roman, et n’y avaient laissé que comme un voile au travers duquel transparaissait l’individualité librement étalée.

Ainsi Senancour s’est défini dans Obermann (1804), qui est déjà le roman parfait selon le type romantique : il n’y manque que le style, qui est celui des idéologues dont Senancour est le contemporain et le disciple. Sur ce fond d’expression analytique, grise et sèche, s’appliquent des paysages tournés en états d’âme et des couplets lyriques où l’émotion intime déborde : Senancour à son heure, entre Rousseau et Lamartine, a fait un « lac ». L’œuvre est très riche de pensée : voisine de Cabanis et de Destutt de Tracy par certaines théories, par d’autres elle touche à Sainte-Beuve et à Sand, et par d’autres enfin elle nous semble devancer Gautier et Baudelaire. On y trouve de l’ennui délirant, du socialisme, de l’exotisme, de curieux essais de domination sur le moral par le choix des états physiques ou l’emploi des stimulants et des liqueurs, d’originales déterminations de la valeur symbolique des diverses sensations et comme une esquisse d’un symbolisme des couleurs et des parfums. Mais l’essentiel est une théorie fondamentale qui marque l’originalité de Senancour à égale distance de Sand et de Stendhal. Profondément irréligieux, Obermann sent, avec une extrême acuité, l’angoisse des problèmes métaphysiques. Le monde et la vie n’ont pas de sens : et comment vivre sans savoir pourquoi l’on vit ? Pour Chateaubriand et pour la plupart des romantiques, l’inquiétude est d’ordre sentimental : chez Senancour, c’est l’intelligence surtout qui est tourmentée ; il s’agit moins de jouir que de savoir. Mais s’il veut savoir, c’est pour agir. Être, c’est être soi ; la vertu, comme le bonheur, c’est de conserver, de concentrer, de cultiver le moi ; il faut empêcher le monde extérieur de pénétrer ce moi, de l’altérer, de le dissoudre ; et il faut développer toutes les puissances de ce moi, toutes légitimes, dès lors que naturelles. La vertu, c’est l’effort de l’être pour réaliser sa loi ; c’est l’effort vers l’ordre. Mais où prendre cette loi ? La volonté dépend de l’intelligence : pour vouloir, il faut comprendre ; pas d’énergie sans connaissance. Le mal d’Obermann, c’est que ne croyant plus à la religion, ne pouvant rien par sa raison, il s’épuise, se ronge, use sa vie dans l’ennui ; il n’agit point, parce que la vie et le but de la vie lui sont incompréhensibles. Il ne trouve enfin d’autre action possible que l’action littéraire, qui consiste à décrire son mal. Cette singulière peinture d’une volonté impuissante pour des raisons métaphysiques n’eut aucun succès en 1804 : le roman de Senancour dut attendre 1830 pour être en vogue, je ne dis pas pour être compris, car les romantiques y virent surtout l’inertie désespérée qu’ils sentaient en eux, sans regarder aux doctrines et au tempérament qui faisaient Obermann tout à fait distinct de René ou de Lélia.

Il y a de tout dans le roman de Senancour ; mais la traditionnelle observation de psychologie s’y produit sous le sentiment et la métaphysique.

Dans un chef-d’œuvre plus récent, on retrouvait des qualités que, depuis Marivaux, les romanciers semblaient avoir délaissées. Adolphe (1810) est un roman d’analyse, d’une précision aiguë et puissante, où Benjamin Constant a noté toutes les phases d’un amour douloureux, les palpitations et les sursauts d’un amour qui s’éteint : jusque-là on avait plutôt étudié l’éveil et les lents progrès de la passion. Rien de plus classique que ce roman à deux personnages, où les sobres indications de cadre et de milieu laissent la crise morale s’étaler largement. Mais Adolphe et Ellénore, c’est B. Constant et Mme de Staël ; et s’il a eu la délicatesse de ne pas faire d’Ellénore un portrait cruellement applicable, il n’a pas essayé de peindre un autre que lui-même dans Adolphe. Par-là, ce roman est à la vie sentimentale de l’auteur exactement dans le même rapport que René pour Chateaubriand ou Delphine pour Mme de Staël. L’art et le talent restent classiques.

Sous le débordement de l’invention romantique, les principales directions du genre vont subsister : le roman individualiste va se charger de lyrisme ; le roman analytique et objectif se maintiendra cependant, et le roman de mœurs se réveillera. Mais à la première heure, une nouvelle forme du roman s’épanouira, qui semblera devoir éclipser ou étouffer toutes les autres : c’est le roman historique.

1. Roman historique : V. Hugo.

Le roman historique n’avait jamais été tenté chez nous : je ne puis appeler de ce nom les contrefaçons de l’histoire, les simples falsifications de faits que l’on avait parfois essayées815. Avec les romantiques, l’intérêt passe des faits aux mœurs, à la couleur : de récit apocryphe le roman historique devient ou prétend devenir peinture exacte, évocation : c’est l’éveil du sens historique.

Les restitutions de mœurs lointaines et de civilisations disparues faisaient souvent éclater l’étroitesse de la forme dramatique : nos romantiques se trouvèrent plus à l’aise dans la forme indéterminée du roman, qui se resserrait ou s’étendait selon la matière ou la fantaisie. Ils furent d’autant plus ardents à se porter vers ce genre que W. Scott venait de lui donner en Angleterre un incomparable éclat.

Les romans historiques pullulèrent, plus fantastiques souvent qu’historiques, et mêlant les plus excentriques aventures au plus criard bariolage de couleur locale : ce ne sont souvent que de noirs ou extravagants mélodrames, mis en forme narrative. Ilan d’Islande (1823) est le modèle du genre, où l’on peut classer aussi quelques-unes des œuvres de jeunesse de Balzac.

Mais entre les mains de quelques grands artistes, le genre s’éleva et des œuvres puissantes naquirent. Cinq-Murs (1826) a bien vieilli, et poussé au mélodrame : les caractères historiques, dont les originaux sont trop voisins et trop connus, sont d’une fausseté choquante ; les intentions sentimentales et philosophiques jurent avec la date et le costume du sujet ; les inventions pathétiques sont outrées et grimaçantes ; le style est trop appliqué et ronflant, de qualité médiocre au fond sous l’éclat travaillé des images. C’est l’œuvre la plus manquée d’Alfred de Vigny.

La Chronique de Charles IX (1829), d’une facture sobre et serrée, a gardé une couleur plus fraîche : c’est d’un homme qui a le sens de l’archéologie, qui sait la valeur et l’emploi du petit fait unique, documentaire, apte à représenter toute une série. Mais nous retrouverons ailleurs Mérimée.

L’œuvre maîtresse de la grande époque romantique, en ce genre, c’est Notre-Dame de Paris (1831). Le roman est bourré de digressions, de dissertations, où l’auteur s’étale sur tous les sujets qui l’intéressent autour et à propos de son sujet : cette composition est caractéristique du goût romantique : et par là, comme par tant d’autres aspects de son génie, V. Hugo est le romantisme incarné. L’histoire est mince et quelconque, très factice en même temps dans sa contexture : une bohémienne aime un beau capitaine, est aimée d’un prêtre sombre et d’un grotesque difforme. Ce sont les épisodes et les tableaux qui font l’intérêt du livre : il faut y voir comme une suite d’estampes, où sont rendues, avec de saisissantes oppositions de blanc et de noir, des scènes tour à tour amusantes, fantastiques ou terribles. Les individus sont peu vivants, d’essence banale, tout en surface, et, si l’on peut dire, en silhouette : mais ces silhouettes sont souvent d’une précision pittoresque qui charme. Plus vivantes sont les foules, les foules populaires surtout, le grouillement des gueux et des truands : plus vivante est la ville même, le Paris du xve  siècle, noir, infect, fourmillant, curieusement ressuscité dans sa topographie compliquée et dans sa physionomie bizarre. Mais vivante surtout est la cathédrale dont l’ombre couvre la ville ; Notre-Dame de Paris est le seul individu qui ait vraiment une âme dans le roman ; ce monstre terrible et séduisant, où le poète a saisi un « caractère », est le vrai héros de l’œuvre. En somme, psychologie nulle, drame insignifiant, tableaux curieux, art original et puissant, vision presque hallucinatoire du vieux Paris et de son immense cathédrale, voilà ce que V. Hugo nous présente dans un roman qui peut-être n’est pas une restauration certaine, mais qui du moins est une évocation prestigieuse.

Le Rouge et Noir (1831), la Chartreuse de Parme (1839) et diverses Nouvelles de Stendhal, quelques romans de Balzac et de George Sand se rattachent par certains côtés au genre du roman historique816. Puis Dumas s’en empare817 et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. Le roman littéraire s’est engagé dans d’autres voies ; le temps du romantisme est passé.

C’est pourtant un roman historique que donne Flaubert dans Salammbô (1862), un roman archéologique et scientifique, purgé de lyrisme, tout objectif et impersonnel. Mais le romantisme survit, puisque V. Hugo est toujours là : et cette année 1862 voit paraître avec le petit volume de Salammbô les dix volumes des Misérables. C’est un monde, un chaos que ce roman, encombré de digressions, d’épisodes, de méditations, où se rencontrent les plus grandes beautés à côté des plus insipides bavardages. V. Hugo a réalisé là cette vaste conception que le drame étouffait : Tout dans tout. Il a mêlé tous les tons, tous les sujets, tous les genres. Il y a des parties de roman historique : Waterloo, Paris en 1832, la barricade, etc. L’ensemble est un roman philosophique et symbolique : d’abord c’est le poème du repentir, du relèvement de l’individu par le remords et l’expiation volontaire. Puis c’est un poème humanitaire et démocratique : en face du bourgeois égoïste et satisfait, le peuple opprimé, trompé, souffrant, irrité, mourant, l’éternel vaincu ; en face des vices des honnêtes gens, les vertus des misérables, des déclassés, d’un forçat, d’une fille. C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. L’insurgé Marius, fils d’un soldat de l’empire, race de bourgeois, c’est bien visiblement le fils du général comte Hugo, le pair de France de Louis-Philippe, qui est allé au peuple, et qui s’est fait le serviteur glorieux de la démocratie. Enfin, il y a même des chapitres de roman réaliste dans les Misérables : on y trouve des descriptions de milieux bourgeois ou populaires, de mœurs vulgaires ou ignobles, des scènes d’intérieur ou de rue, qui sont d’une réalité vigoureuse. Les vraies origines de M. Zola doivent se chercher bien plus dans les Misérables que dans Madame Bovary.

Cette œuvre immense, fastidieuse ou ridicule par endroits, est souvent admirable. L’idée morale que V. Hugo veut mettre en lumière, donne aux premiers volumes une grandeur singulière : et cette fois, le poète, si peu psychologue, a su trouver la note juste, marquer délicatement les phases, les progrès, les reculs, les angoisses et les luttes d’une âme qui s’affranchit et s’épure : Jean Valjean, depuis sa rencontre avec l’évêque, jusqu’au moment où il s’immole pour empêcher un innocent d’être sacrifié, Jean Valjean est un beau caractère idéalisé, qui reste vivant et vrai.

Autour de lui, le poète a groupé une innombrable foule de figures poétiques ou pittoresques, angéliques ou grimaçantes, amusantes ou horribles : la psychologie est courte, souvent nulle ; mais ici encore les profils sont puissamment dessinés, les costumes curieusement coloriés. Comme dans Notre-Dame de Paris, les tableaux d’ensemble sont supérieurs à la description des individus : si les amours de Marius et Cosette sont de la plus fade et banale élégie, l’insurrection fournit une large narration épique. Par malheur, le symbolisme prétentieux de l’œuvre y répand souvent une fade ou puérile irréalité. Les individualités s’évanouissent dans l’insubstantielle abstraction des types, et Enjolras, l’idéal insurgé, Javert, l’idéal policier, Jean Valjean, l’idéal racheté, dégradent la pathétique peinture de la barricade.

2. Roman lyrique. George Sand.

Le romantisme lyrique, considéré comme l’expansion d’une sentimentalité effrénée et de tous ces états extrêmes dont Chateaubriand et Byron donnèrent les modèles, s’exprima surtout dans le roman par George Sand818.

Aurore Dupin commence à écrire vers 1831, lorsque, séparée de son mari, elle doit se procurer des ressources pour vivre. Elle rend vite célèbre son pseudonyme de George Sand : Indiana paraît en 1832 et Lélia en 1833. Dès lors, elle ne s’arrête plus : chaque année, pendant quarante ans, elle donne un ou deux romans, des nouvelles, des récits biographiques ou critiques. Sa vie n’est plus qu’un prodigieux labeur d’écrivain. J’ai tort de dire labeur : elle s’est découvert, quand elle s’est mise à écrire, une inépuisable facilité. Souvent elle ne sait pas où elle ira, lorsqu’elle s’assied à sa table pour commencer un roman : les incidents, les sentiments naissent les uns des autres, se suscitent et s’engrènent dans son imagination ; elle n’est que le spectateur et le rédacteur d’une action qui se développe en elle, sans elle.

Ce système, qui n’en est pas un, a ses inconvénients : le pire est la prolixité ; quand on n’a pas marqué d’avance le terme où l’on doit arriver, il n’y a pas de raison pour s’arrêter ; il n’y en a pas non plus pour borner l’étendue de chaque partie, par son rapport à un ensemble qui n’existe pas. Il arrive aussi que les caractères se déforment au courant de l’histoire, ou qu’un récit entamé d’enthousiasme avec une robuste allégresse se traîne péniblement après les premières étapes, sans que l’auteur, qui a marché au hasard, puisse naturellement ni continuer ni finir.

À son exercice littéraire George Sand apportait une intelligence plus vive qu’originale, plus apte à refléter qu’à produire des idées, toute soumise aux impulsions de la sympathie et de l’imagination. Aussi, selon ses lectures, ses fréquentations et ses états de sentiment, distingue-t-on dans son œuvre trois courants, ou trois sources d’inspiration, qui y caractérisent trois périodes successives.

Élève de Rousseau, gagnée par la fièvre romantique, blessée par la dure expérience de son mariage, elle fait l’amour souverain et sacré, sans mesure et sans frein ; elle condamne la société qui opprime la passion par l’intérêt, la raison et la loi. Elle écrit des romans débordants de lyrisme, d’idéalisme, de romantisme, Indiana (1832), Lélia (1833 ; éd. complétée 1839), Jacques (1834). Dans Mauprat (1837), le thème lyrique s’enveloppe et se tempère d’une sorte de restitution historique : dans ce décor xviiie  siècle, le romantisme de 1830 semble retourner à ses origines, à la sensibilité de la Nouvelle Héloïse ; il y a plus d’objectivité, de calme impersonnel dans cette peinture de l’amour matant, polissant, affinant une brute sauvage.

Puis la vue de George Sand s’élargit : un peu apaisée par sa liberté reconquise, elle regarde hors d’elle-même, et sa sympathie cherche d’autres objets que les affaires ou les états de son propre cœur. Lectrice des philosophes du xviiie  siècle, amie de Barbès, de Michel (de Bourges), de Pierre Leroux, de Jean Raynaud819, et surtout bonne, d’une bonté immense et profonde, elle adopte la religion de l’humanité. Elle se fait socialiste, à la façon de ce temps-là, d’un socialisme doux, sensible, déclamatoire, volontiers mystique. Elle écrit alors le Compagnon du tour de France (1840), Consuelo (1842), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de Monsieur Antoine (1847) ; elle crée un roman social et humanitaire, où elle expose son rêve d’un âge d’or, entrevu dans l’avenir, établi par l’égalité et la fraternité, et par la fusion des classes. Le difficile problème de cette fusion est résolu — avec une facilité un peu naïve — par l’amour : un beau et génial jeune homme, ouvrier ou paysan, aime une belle et parfaite demoiselle, noble et riche ; ils se marient, et voilà les classes fondues. Rien de plus romanesque, parfois de plus fantastique que ces histoires d’amour, traversées de déclamations philosophiques et d’exposés souvent bien verbeux de théories égalitaires.

Enfin, élevée à courir par les traînes du Berry, elle a appris de toute la littérature depuis Rousseau la valeur littéraire des impressions qu’on ramasse au contact de la nature. Déjà, dans tous ses romans précédents, on trouvait des paysages charmants, et George Sand s’était révélée comme un grand peintre de la nature. En pleine éruption de roman socialiste, par une évolution imprévue, elle revient à son Berry, s’y renferme, et se met à décrire les aspects de sa chère province, des scènes rustiques toutes simples, sans éclats de passion ni tapage de doctrines : elle écrit la Mare au Diable (1846), la Petite Fadette (1848), François le Champi (1850), qui sont les chefs-d’œuvre du genre idyllique en France, avec leurs paysans idéalisés, et pourtant ressemblants, leurs dialogues délicats, et pourtant naturels820. Ce n’est pas la réalité : mais c’est une vision poétique qui transfigure la réalité sans la déformer.

À ces trois périodes de la vie littéraire de George Sand est venue s’en ajouter une quatrième, dans sa vieillesse sereine et souriante. Elle se met à conter des histoires, comme une aimable grand’mère qu’elle est : elle traite le public comme son enfant ; elle lui offre Jean de la Roche (1860), le Marquis de Villemer (1861), des idylles bourgeoises ou aristocratiques, de beaux récits d’amour sans brutalité, encadrés dans des paysages qu’elle va étudier sur place, d’après nature, prenant plaisir à sortir de son Berry et à caractériser d’autres provinces. Parfois elle s’enfonce dans le passé, et elle nous conte avec bonheur, un peu verbeusement, son rêve d’un xviie  siècle précieux, galant, et généreux, un rêve formé d’après l’Astrée : ce sont les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1858).

Nous pouvons laisser de côté les théories politiques, sociales et philosophiques de George Sand : elles attestent la force de ce grand courant d’idées humanitaires, démocratiques et socialistes qui a traversé la société et la littérature après 1830, et surtout entre 1840 et 1850. Mais ces idées manquent d’originalité et de précision : ce ne sont que des reflets, et de vagues reflets, dont la générosité intime de l’âme de George Sand s’enchante aux dépens souvent de la perfection littéraire.

La faculté la plus forte de George Sand, c’est l’imagination, et elle en a toutes les formes, toutes les qualités, de la plus vulgaire à la plus fine. Elle s’est complu parfois aux combinaisons mélodramatiques, fantastiques, qui ont l’intention d’être terrifiantes ou merveilleuses, et qui ne sont aujourd’hui que déconcertantes et ridicules. Mais ce n’est pas dans l’intrigue à l’ordinaire qu’elle met l’intérêt de ses romans. Théories à part, elle est curieuse surtout des âmes et de la vie.

On l’oppose ordinairement à Balzac, comme l’idéalisme au réalisme ; mais cette antithèse, ainsi que beaucoup d’autres du même genre, est fausse dans ses deux termes. De même qu’il y a en Balzac autre chose qu’un réaliste, ainsi George Sand ne s’est pas confinée dans le pur idéalisme. Sans doute, dans les deux premières périodes de sa vie littéraire, le parti pris dogmatique, la foi romantique ont souvent faussé sa vue, et déformé les personnages que la réalité lui présentait. Sans doute aussi, dans les deux autres périodes, son optimisme féminin, son besoin d’aimer les gens dont elle disait l’histoire, lui ont fait peupler ses romans d’êtres plus généreux, de passions plus nobles, de plus belles douleurs qu’on n’en rencontre selon la loi commune de l’humanité ; elle forme des idées de pures ou hautes créatures sur qui sa large sympathie puisse se reposer sans regret.

Cependant elle sait que les modèles dont son art a besoin sont dans la vie ; elle professe que, pour trouver des sujets de roman, il n’y a qu’à regarder autour de soi ; elle prend son point de départ dans la réalité. Mais elle ne s’astreint pas à la suivre ; elle s’en éloigne insensiblement par le développement des situations et des caractères ; et c’est encore une raison qui fait que ses commencements sont souvent ce qu’il y a de meilleur dans ses œuvres ; ils retiennent plus de réalité et de vie. Il arrive aussi que ses héros, ses personnages de premier plan sont plus vaporeux, plus insubstantiels — plus faux, pour parler brutalement — que les comparses et caractères accessoires : c’est qu’elle embellit, et déforme les types réels, selon l’intérêt, la sympathie qu’ils lui inspirent. Elle laisse les personnages secondaires tels qu’elle les a observés.

Elle ne se pique pas d’observation scientifique : Mme Sand a su éviter toutes les poses littéraires ; elle a fait simplement, avec bonhomie, son œuvre d’écrivain, sans plus d’embarras que si elle eût raccommodé du linge. Mais elle voit juste, et son œil retient fidèlement l’impression des choses. Intelligente et fine, elle saisit les dessous des actes, les mobiles, les passions et les réactions internes. Sans affectation de profondeur, elle a des analyses pénétrantes, comme, sans jouer à l’artiste, elle sait esquisser de pittoresques silhouettes. George Sand a plus de psychologie que Balzac.

Voilà comment à côté des fantaisies furibondes du lyrisme, dans Indiana, dans Jacques, on rencontre soudain des coins de réalité prochaine et précise, une figure, une scène, un bout de dialogue ou de description, qui donnent la sensation de la vie telle qu’elle est. Dans les romans de sa vieillesse, les dénouements, et toutes les pièces de sentiment ou d’intrigue qui servent à les faire sortir, portent la marque de l’optimiste illusion de l’auteur : mais les données, et leur développement, jusqu’à ce tournant qui va les rabattre vers la fin souhaitée, sont souvent d’une fine exactitude. Ainsi, dans Jean de la Roche, cette famille anglaise : le père, un savant, doux, distrait, ayant peur de vouloir ; le fils, un enfant intelligent, débile, égoïste, despote, et la sœur sacrifiée à ce malade, qui est jaloux d’elle, l’empêche de se marier, et confisque sans scrupule toute cette existence : dans le Marquis de Villemer, la peinture d’un amour réciproque qui naît insensiblement, se révèle par de fines nuances jusqu’à devenir une ardente passion : voilà des parties vraies et bien vues.

Un mérite de George Sand, et qui tient à sa facilité même, c’est qu’elle n’emprisonne pas ses caractères dans des formules : elle les laisse ondoyants, inachevés, capables de se compléter et de se compliquer ; en sorte que, par la négligence de sa composition, elle imite plus exactement le perpétuel devenir de la vie. Elle a su faire des personnages qui évoluent, dont le caractère se défait et se refait. Voyez dans Mauprat la peinture de ce brigand qui se civilise comme un cheval qu’on dresse, cent fois cabré et ruant, doux à la fin et soumis. Étant femme, elle a évité l’ordinaire écueil des romans et du théâtre, la jeune fille ; elle est sortie des formules banales et convenues. Ses jeunes filles sont plus nuancées, plus compliquées, et — malgré leur idéale perfection — plus finement vivantes que les imaginations d’hommes ne savent les faire.

Elle est aussi un des rares écrivains qui aient su peindre le grand monde : elle en était, elle en avait la tradition par sa grand’mère Mme Dupin. Elle en a le ton, les manières, l’esprit, quand il faut que ses personnages les aient. Mais hors de la nécessité du dialogue, elle n’est mondaine que par l’exquise distinction de son style naturel. Elle est toute bonne, toute sensible, rêveuse, enthousiaste, « bête », comme elle disait ; elle ne se plaît nulle part autant que dans son Nohant, au milieu de son Berry, dont elle a si complaisamment décrit les aspects.

Elle voit le détail et l’ensemble du paysage ; elle en sent l’âme comme la forme. Elle n’en efface pas le contour et la couleur ; elle n’en fait pas une vision hallucinatoire ; elle n’y fourre point de symboles ; elle n’en donne pas une traduction précise et encadrée comme un tableau. Elle jouit profondément des lignes et des formes, de l’air, de la lumière, de la douceur, de la gaieté, de la mélancolie du paysage. Elle s’unit à la nature par une sympathie profonde, elle aime partout la vie, elle mêle son âme aux choses : sa description, pittoresque et poétique tout à la fois, emplit l’œil et le cœur, nous livre à la fois l’objet et le sujet, le peintre ajouté et comme fondu dans son modèle.

3. Du romantisme au réalisme : Balzac.

Balzac821 eut des parties d’admirable artiste : c’est une nature vulgaire, robuste, exubérante. Il a un besoin fiévreux d’activité. D’abord clerc de notaire, c’est là qu’il prend l’idée et le goût de ces plaisanteries odieuses qu’il a si prolixement étalées dans ses romans ; puis il s’associe avec un imprimeur. Il a l’imagination des affaires : il passe son temps à inventer des combinaisons qui contiennent des fortunes. Un ou deux ans avant sa mort, il s’enflamme pour l’idée d’amener 60 000 chênes de Pologne en France : il voit 1 200 000 francs à gagner là-dedans. Il lui manquait le sens pratique : il ne réussit qu’à s’endetter pour une partie de son existence. Cette imagination, périlleuse dans la réalité, devint une grande qualité littéraire pour représenter par le roman une société où les affaires et l’argent tenaient tant de place.

Pour solder ses dettes et vivre, Balzac dut produire incessamment. « On met bien du noir sur du blanc en douze heures, petite sœur, écrivait-il, et, au bout d’un mois de cette existence, il y a pas mal de besogne de faite. » Il se couche à six heures, « avec son dîner dans le bec », il se lève à minuit, prend du café, et travaille jusqu’à midi. Ainsi se fait en vingt ans (1829-1850) la Comédie humaine : œuvre puissante, comme le siècle en offre peu ; non pas parfaite à coup sûr. Les défauts sont énormes et sautent aux yeux.

D’abord le style manque : de ce côté-là, Balzac n’est pas du tout artiste ; dès qu’il se pique d’écrire, il est détestable et ridicule ; il étale une phraséologie pompeuse, ornée de métaphores boursouflées ou banales. Cela lui rend impossible les notations délicates de sentiments poétiques, les fines analyses de passions tendres, d’exaltations idéalistes : là Balzac s’enfonce dans le pire pathos, étale un pâteux galimatias ; lisez, si vous pouvez, le Lys dans la vallée. Son impuissance éclate cruellement partout où la perfection du style est nécessaire à la valeur de l’idée.

Puis, Balzac est un penseur : il exerce sa fonction de romancier comme V. Hugo sa fonction de poète. Il se croit une lumière des esprits, tout au moins un médecin qui, gravement, tâte le pouls au siècle, il réfléchit, disserte, expose, coupe son récit de tirades sociales ou philosophiques, où il affaiblit et délaie les observations justes dont l’action même du roman fournissait une expression concrète.

Puis, Balzac, comme George Sand, manque de sobriété. Même où il excelle, il en met trop, sans goût et sans mesure. Au délayage du penseur succède l’intempérance de l’artiste, qui ne se lasse pas de ce qui l’amuse, qui s’efforce d’embrasser ou d’égaler toute la réalité, tous les détails avec tout l’ensemble : descriptions de mobiliers et de propriétés, conversations de portiers ou d’employés ; là-dessus Balzac est intarissable.

Puis, absence totale du sentiment de la nature : ses paysages sont de l’écriture quelconque, des inventaires d’homme du métier qui applique sa vision ; devant les champs et les bois, ce grand peintre a des émotions de commis voyageur.

En un sens, il est de la tradition classique : il n’y a que l’homme qui l’intéresse, et tout ce qui accompagne ou révèle l’homme. Si on le prend où il est lui-même, il est exclusivement peintre des relations sociale et des natures humaines.

Mais, ici encore, il faut d’abord marquer des défauts et des lacunes. Balzac est déplorablement romanesque : la moitié de son œuvre appartient au bas romantisme, par les invraisemblables ou insipides fictions qu’il développe sérieusement ou tragiquement. Mélodrame, roman-feuilleton, tous les pires mots sont trop doux pour caractériser l’écœurante extravagance des intrigues que combine lourdement la fantaisie de Balzac. Il fait concurrence à Eugène Sue, et à Dumas père, dans Ferragus, et les Treize, dans la Dernière Incarnation de Vautrin, dans Une ténébreuse affaire, dans la Femme de Trente Ans, dans maint épisode ou incident des meilleurs romans. Une seule fois peut-être il a tiré d’une donnée extraordinaire un pathétique puissant : c’est dans la nouvelle du Colonel Chabert.

Balzac, avec son génie robuste et vulgaire, est incapable de rendre les caractères et les mœurs dont la caractéristique est la délicatesse. Son aristocratie de la Restauration, ses grandes dames, douairières ou coquettes, nous mettent en défiance, sans que l’on connaisse l’original. Elles nous font l’effet de cabotines jouant des rôles de duchesses dans un théâtre de sous-préfecture : elles ont des grâces épaisses, et un étrange sans-façon, sous prétexte d’aristocratique désinvolture. Ses jeunes filles sont des répliques de l’ingénue banale ; il les a tirées de la même armoire que Scribe : de fades poupées, modestes, patientes, aimantes : la vertu, comme la grâce, réussit mal à Balzac ; son génie commence à la vulgarité et au vice.

Nous avons ainsi les limites de notre romancier : dans son domaine, rien ne l’égale ; et ce domaine, c’est la peinture des caractères généraux dans les classes bourgeoises et populaires. Il a une rare puissance d’imagination synthétique ; il met comme personne un personnage sur pied ; il lui donne une vie intense, par la netteté de sa vision, par la conviction de sa description. Sans doute, il ne fait pas de psychologie profonde ; il ne s’attache pas au travail intérieur qui fait ou défait une âme ; il n’essaie pas d’isoler et de peser tous les éléments qui se mêlent dans une volonté, dans un désir. Il compose solidement son personnage intérieur ; il y met une passion forte, qui sera le ressort unique des actes, qui forcera toutes les résistances des devoirs domestiques ou sociaux, des intérêts même. Il lui faut, en somme, pour modèles des maniaques. Mais jamais on n’a plus vigoureusement représenté le ravage de toute une vie, la destruction de toute une famille par l’incoercible manie d’un individu. Jamais de l’identité immuable d’un tempérament on n’a tiré plus logiquement des effets plus variés et plus saisissants. C’est l’avarice chez Grandet, la débauche chez Hulot, la jalousie chez la cousine Bette, l’amour paternel chez Goriot, la tyrannie d’une invention chez Balthazar Claës ; partout un irrésistible instinct, noble ou bas, vertueux ou pervers ; le jeu est le même dans tous les cas, et la régularité toute-puissante de l’impulsion interne fait du personnage un monstre de bouté ou de vice.

Mais ces types énormes sont réels, à force de détermination morale et physique. Voyez l’avare : c’est le bonhomme Grandet, le paysan de Saumur, avec telle physionomie, tel costume, tel bredouillement ou bégaiement, engagé dans telles particulières affaires. Voyez l’envieuse : c’est la cousine Bette, une vieille fille de la campagne, sèche, brune, aux yeux noirs et durs. Tout le détail sensible du roman, descriptions et actions, traduit et mesure la qualité, l’énergie du principe moral intérieur.

L’homme d’affaires qu’il y avait eu Balzac a rendu un inappréciable service au romancier. La plupart des littérateurs ne savent guère sortir de l’amour, et ne peuvent guère employer que les aventures d’amour pour caractériser leurs héros. Balzac lance les siens à travers le monde, chacun dans sa profession. Il nous détaille sans se lasser toutes les opérations professionnelles par lesquelles un individu révèle son tempérament, et fait son bonheur ou son malheur : le parfumeur Popinot lance une eau pour les cheveux, voici les prospectus, et voilà les réclames, et voilà le compte des débours. Le sous-chef Rabourdin médite la réforme de l’administration et de l’impôt : voici tout son plan, comme s’il s’agissait de le faire adopter. Ce ne sont que relations de procès, de faillites, de spéculations ; mais, à la fin, on croit que c’est arrivé.

Balzac est incomparable aussi pour caractériser ses personnages par le milieu où ils vivent. On peut dire que sa plus profonde psychologie est dans ses descriptions d’intérieur, lorsqu’il nous décrit l’imprimerie du père Séchard, la maison du bonhomme Grandet, la maison du Chat qui pelote, un appartement de curé ou de vieille fille, les tentures somptueuses ou fanées d’un salon ; c’est sa méthode, à lui, d’analyser les habitudes morales des gens qui ont façonné l’aspect des lieux. Balzac était extrêmement scrupuleux sur toutes les parties de la vraisemblance extérieure. Il se promenait au Père-Lachaise pour chercher sur les tombes des noms expressifs ; il écrivait à une amie d’Angoulème pour savoir « le nom de la rue par laquelle vous arrivez à la place du Mûrier, puis le nom de la rue qui longe la place du Mûrier et le palais de Justice, puis le nom de la porte qui débouche sur la cathédrale ; puis le nom de la petite rue qui mène au Minage et qui avoisine le rempart822 ». Et il exigeait un plan. Il était collectionneur, amateur de bibelots et de curiosités, et bien qu’il ait un peu trop complaisamment donné dans l’étalage du bric-à-brac, il assortit en général très finement les mobiliers à la condition et au moral des personnages.

Il distingue très bien aussi les groupes sociaux, monde élégant, bourgeoisie riche, petit commerce, peuple de Paris, aristocratie et bourgeoisie provinciales ou campagnardes, paysans, fonctionnaires, employés, journalistes, toutes les coteries, toutes les professions, toutes les conditions : dans chaque groupe, les individus-types, qui accusent un des travers, un des instincts, un des manèges spéciaux du groupe. Voici les paysans âpres au gain, chez qui la passion de posséder de la terre, et d’en posséder toujours plus, affine la lourdeur de la nature brute. Voici les employés, et la stupide vie de bureau : l’employé vaudevilliste, l’employé loustic, l’employé abruti, le plat intrigant qui avance, l’honnête imbécile ou le travailleur naïf qui marquent le pas, les « potins », les protections, la collaboration des femmes à l’avancement des maris, et la cour obligatoire aux femmes des chefs. Voici les salons ou les sociétés de petites villes, médisances, calomnies, prétentions, jalousies, espionnages, marches et contremarches pour le gain d’un héritage, la conclusion d’un mariage, le succès d’une élection, la nomination d’un fonctionnaire. Le curé de Tours, César Birotteau, des parties d’Ursule Mirouet, de la Vieille Fille, certains morceaux des Paysans, de Un grand homme de province à Paris, etc., sont de curieuses scènes de mœurs locales ou professionnelles : même dans cette extravagante Femme de Trente Ans, ou dans ces fastidieux Employés, il y a quelques tableaux d’une réalité intense.

Balzac est le peintre vigoureux et fidèle d’un moment et d’une partie de la société française : il a représenté la bourgeoisie, qu’en bon légitimiste il détestait, cette bourgeoisie parisienne et provinciale, laborieuse, intrigante, servile, égoïste, qui voulait l’argent et le pouvoir, qui allait à la fortune par le commerce et l’industrie, qui à la seconde génération se décrassait par les titres et les places. Une fois faites toutes les réserves qu’il faut faire, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se tiennent et se relient, ces individus qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient, et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. Tous les défauts disparaissent dans la grandeur de l’ensemble, et lorsqu’on feuillette le Répertoire de la comédie humaine, on a besoin de faire effort pour distinguer les personnages fictifs des individus historiques qui sont mêlés parmi eux. L’œuvre de Balzac, par cette cohésion et par la puissance d’illusion qui en résulte, est unique.

On voit aisément par où Balzac a pu passer pour le père du réalisme contemporain. Il a été effrénément romantique : mais comme il manquait de sens artistique, de génie poétique et de style, les romans et les scènes d’inspiration romantique sont justement aujourd’hui les parties mortes, ayant été toujours les parties manquées de son œuvre. Au contraire il a représenté en perfection les âmes moyennes ou vulgaires, les mœurs bourgeoises ou populaires, les choses matérielles et sensibles ; et son tempérament s’est trouvé admirablement approprié aux sujets où il semble que l’art réaliste doive toujours se confiner chez nous. Ainsi, par ses impuissances et par sa puissance, Balzac opérait dans le roman la séparation du romantisme et du réalisme. Il reste cependant dans son œuvre quelque chose d’énorme, une surabondance et une outrance qui en trahissent l’origine romantique.

4. Le roman psychologique : Sainte-Beuve, Stendhal.

Sainte-Beuve n’a donné qu’un roman, Volupté (1834) : cette œuvre très moderne, plus facile à goûter aujourd’hui qu’il y a soixante ans, est lyrique par certains détails d’exécution, par des couplets effrénés, fort ridicules aujourd’hui, mais surtout par le caractère strictement intime et personnel de l’étude morale. Si l’on veut comprendre comment Sainte-Beuve passa de Joseph Delorme à Port-Royal et aux Lundis, il faut lire Volupté. L’analyse psychologique y est d’une finesse, d’une pénétration étonnantes : nous y retrouvons le Sainte-Beuve que nous connaissons, expert à démêler toutes les traces d’influences physiques et sociales dans la composition d’un caractère, curieux surtout des formes d’âmes imprécises et complexes, des états mêlés, morbides, anormaux, extrêmes, sentant avec une sûreté singulière le travail invisible des consciences, les effondrements, les crises, les agonies internes, sous les apparences unies et paisibles de la santé morale. L’art est analogue à l’observation : un art flou, souple, insinuant, enveloppant surtout, où l’expression à chaque instant diffuse ou entortillée finit par donner le sentiment des plus fines nuances.

La psychologie de Sainte-Beuve s’exerçait, dans son roman, surtout sur lui-même. Pour trouver des études vraiment impersonnelles il nous faut venir à Stendhal.

En 1842 mourait un homme à demi célèbre, Henri Beyle823. Il avait publié, sous le pseudonyme de Stendhal, des romans, des nouvelles, des récits de voyage, des impressions d’art : il passait pour un esprit paradoxal, ironique, froid, qui aimait à mystifier et scandaliser les gens. Il disait de lui-même : « Je serai compris vers 1880 ».

Et grâce à Taine, malgré Sainte-Beuve, il l’a été. Il a même été surfait par des idolâtries peu convenables à son genre de talent.

L’homme est assez vulgaire, un peu déplaisant, tour à tour grossier ou prétentieux : on lui a fait tort en étalant indiscrètement ses paperasses, ses notes les plus plates ou les plus sottes. Il a dit ce qu’il avait à dire dans deux ou trois romans, et dans quelques nouvelles : comme nos classiques, il faut le chercher là, et non ailleurs. En dehors des grandes lignes de sa vie, ses aventures personnelles ne sont guère intéressantes.

Stendhal est un disciple du xviiie  siècle, de Condillac, de Cabanis, des encyclopédistes et des idéologues. Il a pour principe que tous les hommes tendent au bonheur ; et la peinture de la vie, c’est pour lui la peinture des moyens qu’ils choisissent pour s’y diriger. La méthode qu’il emploie, est l’analyse : il décompose l’action de ses personnages en idées et en sentiments, et chaque état de conscience est résolu en ses éléments par une opération délicate et précise. Tout ce qui est peinture extérieure, description physique, paysage, ne tient guère de place dans les romans de Stendhal : sa profession, c’est d’être « observateur du cœur humain » ; et il est en effet de première force dans l’observation, dans l’imagination psychologique. Il fouille les motifs d’un acte, détaille les nuances d’un sentiment avec une exactitude minutieuse.

Cependant cet analyste est un homme d’action : les plus rares jouissances de sa vie lui sont venues de l’action. Il s’est rappelé toujours avec délices le temps où il était dragon à l’armée d’Italie. Plus tard il fait la campagne de Russie dans l’intendance : il y donne la preuve d’une fermeté plus rare que le courage, lorsque, dans la désastreuse retraite, il se présente chaque jour à son chef dans la tenue la plus correcte, n’ayant jamais omis de faire sa barbe. Avec son sang-froid, il garde ses curiosités de psychologue, dont nul péril, nulle fatigue ne le détournent : il observe, dans les deux armées, les soldats des diverses nations pour y saisir les caractères propres à chacune.

La préoccupation principale de Stendhal, dans son œuvre littéraire, se rattache à ce goût de l’action et de la volonté. Classique de discipline comme il était, il sort du xviiie  siècle, par son horreur de l’atonie où deux cents ans de politesse et de mœurs de salon avaient réduit les âmes. Il voyait distinctement cet effet, et c’est lui qui a fourni à Taine l’idée de l’Ancien Régime : par la vie mondaine, le ressort de l’énergie a été si bien détruit que la noblesse s’est trouvée, en 1792, incapable d’une résistance active : elle n’a su que mourir avec une grâce passive. En 1789 et en 1825, il n’y a d’énergie que dans le peuple : la justification du la Révolution est là, et la condamnation de la Restauration. Car il aime l’énergie plus que tout. Ainsi s’explique le culte qu’il a voué à Napoléon : Napoléon représente à ses yeux la plus grande somme d’énergie qu’il lui ait été donné de voir ramassée dans un individu. Les héros qu’il expose sont à l’ordinaire des natures énergiques, qui ont suivi leur volonté jusqu’au crime. M. Faguet reproche à Stendhal de confondre l’énergie volontaire avec la passion impulsive qui en est tout juste le contraire : il a tort, je crois. Car cette apparente confusion repose sur une fine observation : ces passions brutales ou forcenées dont il nous étale les effets dans l’Italie du xvie  siècle, c’est bien de l’énergie, non pas de l’énergie volontaire, si l’on veut, mais de l’énergie apte à devenir énergie volontaire. Le réservoir des forces qu’emploie la volonté est dans la sensibilité : la volonté maîtrise et manie l’impulsion, mais, l’impulsion défaillant, la volonté n’a plus où s’exercer.

L’étude de l’énergie est l’âme des romans de Stendhal : mais sous cette idée maîtresse il a saisi, expliqué bien des caractères individuels et divers états sociaux.

Il a aimé passionnément l’Italie : dans son passé et dans son présent. Il a voulu qu’on mit sur sa tombe : Henri Beyle, Milanais. Le secret de cette sympathie, c’est peut-être la place que l’amour — toutes les qualités d’amour — tient à ses yeux dans la vie italienne : c’est surtout que le tempérament italien lui semble plus impulsif, plus énergique que le français. Voilà pourquoi il a souvent traité des sujets italiens.

L’une de ses deux œuvres maîtresses, la Chartreuse de Parme, est presque entièrement une étude de l’âme et de la vie italiennes. A peine touche-t-elle à la France par le fameux récit de la bataille de Waterloo : récit d’un homme d’expérience, original et saisissant par la médiocrité voulue et l’insignifiance expressive du détail. A quoi se réduit la plus grande bataille du siècle pour un conscrit qui la traverse ! Stendhal a vraiment donné là un modèle d’art réaliste, ou plutôt d’art vrai. Mais, après ce début, nous revenons en Italie, et nous y restons. Beaucoup de lecteurs s’en plaignent : toutes ces aventures et toutes ces analyses les surprennent, les laissent incrédules et étourdis. Cependant il y a dans ce roman une peinture fine et serrée de l’Italie après 1815, de ces petites principautés, où l’intrigue, la tyrannie, toutes les passions et tous les manèges s’offraient à l’observateur dans un champ borné, où la course au bonheur se faisait avec moins de scrupules, plus d’habileté et plus d’énergie qu’en France. On sent que Stendhal a été idolâtre de son modèle : il donne l’impression d’être entré dans l’âme italienne plus avant qu’aucun Français.

On est moins dérouté quand on lit le Rouge et le Noir. Cette fois nous sommes en France, et nous reconnaissons la France issue de la Révolution. D’une vulgaire affaire de cour d’assises. Stendhal a fait une étude profonde de psychologie et de philosophie historiques. En cinq cents pages, il nous apprend autant que toute la Comédie humaine sur les mobiles secrets des actes et sur la qualité intérieure des âmes dans la société que là Révolution a faite. Balzac nous montrait les faits : l’effort universel, la lutte brutale pour la fortune, pour les places, pour le pouvoir. Il prenait comme une hypothèse fondamentale l’appétit du succès, le déchaînement des convoitises. Stendhal va plus au fond des choses. Il regarde dans le secret des âmes comment se forme la disposition d’où sortent tous les effets qui donnent à la société contemporaine sa physionomie : il trouve que la Révolution a établi l’égalité entre tous les Français, et, supprimant tous les privilèges, a proportionné les droits au mérite. On inculque ce beau principe aux individus dès le bas âge ; ils apprennent que le talent mène à tout : ils ont le talent ; ils apprennent que la supériorité sociale suit la supériorité intellectuelle : ils sont des esprits supérieurs.

Et quand, à vingt ans, ils sont lâchés à travers la société, avec l’ambition et avec l’assurance d’arriver à tout, ils trouvent toutes les places prises ; les parentés, les protections, l’argent, l’intrigue ont poussé et poussent devant eux des médiocrités dans tous les emplois. Nos esprits supérieurs crèvent de faim : il faut suivre la filière, restreindre son appétit, s’user dans de petits emplois pour de maigres résultats, s’aplatir, servir, pour arracher peut-être bien péniblement après vingt ans d’un travail de forçat, ou pour manquer finalement, malgré tout le talent et toutes les bassesses, ce que l’on s’estimait légitimement dû. La société fait une honteuse banqueroute aux meilleurs des enfants qu’elle élève. Ceux qui sont artistes ou philosophes, se réfugient dans le rêve. Ceux qui sont d’honnêtes natures, douces et veules, se résignent à vivre mesquinement, à avancer lentement ou à marquer le pas dans leur carrière, contents du lopin qu’on leur abandonne, ou bien découragés par les compétitions, abrutis par l’effort. Mais les natures énergiques — et nous revenons à l’idée favorite de Stendhal — les forts, qui n’ont ni protecteurs ni parents pour leur aplanir la route, que feront-ils ? Ils ne renonceront pas, ils mettront habit bas, bas aussi toutes les délicatesses de sentiment, toutes les idées de moralité dont l’éducation les ligotte, et ils entreront dans la mêlée, la tête haute et le poing levé : ils feront leur trou, hardiment, brutalement824. Ils seront assommés, ou ils seront maîtres : rien de médiocre ne leur convient. L’homme supérieur redevient un animal de proie. Par malheur le gendarme est là, et l’homme supérieur finit parfois sur l’échafaud, comme Julien Sorel, le héros de Rouge et Noir, un caractère d’une autre envergure que tous les ambitieux de Balzac, à qui il n’a manqué qu’un peu de chance pour faire agenouiller devant lui la société qui le condamne.

La forme, dans Stendhal, est indifférente ; elle n’existe pas comme forme d’art ; elle n’est que la notation analytique des idées. Notre romancier a appris à écrire dans l’Art de raisonner, l’Art de penser, et la Grammaire de Condillac.

5. La nouvelle artistique : Mérimée.

On a souvent donné Mérimée comme un disciple de Stendhal : les deux hommes furent liés d’amitié. Il y avait entre eux des sympathies de tempérament, des communautés d’antipathie ; quelques idées littéraires aussi les rapprochaient. Ils aimaient tous les deux à bousculer la morale bourgeoise ; ils étaient tous les deux flegmatiques, observateurs, ils se moquaient des beaux enthousiasmes romantiques ; ils avaient tous les deux l’esprit de la psychologie. Mais bien des différences aussi les séparaient. Stendhal reprochait à Mérimée de n’avoir pas lu Helvétius ni Condillac ; il lui reprochait son ironie cruelle et son manque de tendresse. Mérimée est le moins humanitaire des hommes, et son pessimisme est ce qu’il y a de plus opposé au rationalisme optimiste des encyclopédistes ; il méprise trop l’homme pour avoir foi au progrès.

Il ne tient au xviiie  siècle que par certaines audaces et certaines crudités de pensée : par l’aspect extérieur aussi de sa personne intellectuelle. Et il ne se rattache guère qu’au xviiie  siècle sceptique et sec ; Mérimée est un homme du monde, de tenue parfaite, d’esprit aigu et mordant, sans illusion, sans élan, volontiers cynique, avec la plus exquise correction de langage. Il a peut-être plus de sensibilité qu’il n’en montre : il est capable d’affection ; mais il craint extrêmement le ridicule ; il pose pour l’homme fort et détaché.

Il tient beaucoup à ce qu’il écrit, mais il ne veut pas paraître y tenir. Il fait effort pour n’avoir pas l’air d’un écrivain de profession. Il s’est donné une spécialité, l’histoire, et surtout l’archéologie ; volontiers il présente ses nouvelles comme des propos d’archéologue qui évoque quelque souvenir de ses voyages. Aussi son œuvre est-elle, extérieurement, moins objective que celle de Stendhal : il parle de lui, des objets qui l’intéressent, des recherches pour lesquelles il s’est mis en route. Il mêle des réflexions, des dissertations d’archéologue à ses récits ; il nous rappelle ainsi de temps à autre, de peur que nous ne l’ignorions, que ce n’est pas son affaire de faire un roman, et qu’il ne s’est mis ci conter que par accident, pour nous faire plaisir. La même coquetterie se fait paraître par d’autres procédés ; ainsi quand dans la Chronique de Charles IX il laisse au lecteur le soin de choisir le dénouement qui lui plaira : grossier défaut, mais défaut voulu.

Cependant, il ne faut pas s’arrêter aux accessoires ni à la surface de l’œuvre. En réalité le roman de Mérimée est essentiellement objectif : il se répand autour de son sujet, mais le récit lui-même est impersonnel. Lisez ses chefs-d’œuvre : les parties principales de la Chronique de Charles IX. Colomba, Tamunjo, Matteo Falcone, le corps du récit de Carmen, etc. ; Mérimée s’efface ; ce n’est plus qu’un scrupuleux artiste qui s’efforce à faire sortir le caractère du modèle naturel. Personne ne s’est, en notre temps, plus rapproché que lui du réalisme classique.

D’abord il compose, très solidement, très soigneusement : dans la moindre nouvelle, il pose ses caractères, il établit son action initiale, et tout se déduit, s’enchaîne ; le progrès est continu, et les proportions exactement gardées. Puis, il est sobre, il ne s’étale pas. Il sait faire vingt pages, où les romantiques s’évertuent à souffler un volume. Aussi quelle plénitude dans cette brièveté ! Un paysage est complet en cinq ou six lignes. Les caractères se dessinent par une action significative, que le romancier a su choisir en faisant abstraction du reste. Il ne se perd pas en longues analyses : il se place entre Balzac et Stendhal : comme le premier, il indique le dedans par le dehors, mais il indique avec précision des états de conscience perceptibles seulement au second.

Il est simple aussi : ni sensibilité ni grandes phrases ; un ton uni, comme celui d’un homme de bonne compagnie qui ne hausse jamais la voix. On peut imaginer l’effet de cette voix douce et ‘ sans accent, quand elle raconte les pires atrocités. Car Mérimée est « cruel » : il conte avec sérénité toutes sortes de crimes, de lâchetés et de vices, les histoires les plus répugnantes ou les plus sanglantes ; ne croyant ni à l’homme ni à la vie, il choisit les sujets où son froid mépris trouve le mieux à se satisfaire.

Il se plaît à déconcerter nos intelligences, à troubler nos nerfs, par des récits étranges, qui nous laissent dans le doute, si nous avons affaire à un mystificateur ou réellement à un miracle. Ce sont des aventures singulières, qui à la rigueur se peuvent expliquer par un concours de circonstances naturelles, qui laissent pourtant une sorte de saisissement dont on ne peut se défendre, comme devant une apparition authentique du surnaturel. Quelque sujet qu’il ait choisi, Mérimée le traite avec une puissance singulière d’expression. Il n’y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen : nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques ; et leur individualité singulière n’en fait pas des êtres d’exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d’une forme unique.

Il n’y a pas de réalisme plus expressif que certaines parties de la Chronique de Charles IX : les propos de soldats, et d’autres scènes vulgaires ont une intensité pittoresque, qui dépasse peut-être ce qu’on trouve dans le Camp de Wallenstein, le modèle littéraire du genre. Il n’y a pas de morceaux d’art où l’imitation soit plus adéquate que dans l’Enlèvement de la redoute à la vue même des choses. Le style de Mérimée, propre, précis, objectif, plus fin et moins abstrait que celui de Stendhal, concourt à l’illusion.

Mérimée appartient à la grande période romantique : son œuvre de romancier tient à peu près toute dans une vingtaine d’années, elle est achevée en 1847. V. Hugo faisait du roman tantôt une vision historique, tantôt un poème symbolique. George Sand l’inondait de lyrisme. Balzac y poursuivait une enquête sociologique. Stendhal l’employait comme un instrument d’observation psychologique. Mérimée, lui, est purement artiste : son œuvre relève de la théorie de l’art pour l’art. Morale, philosophie, histoire, il a tout subordonné à l’effet artistique. Ainsi en un sens il tient dans le roman la place que tiennent au théâtre Scribe. Gautier dans la poésie. Mais il est infiniment supérieur à Scribe ; et il ne donne jamais cette sensation de perfection vide que Gautier nous procure parfois. C’est ici que l’on voit combien les théories valent par les hommes qui les appliquent. Mérimée est un homme d’une intelligence très distinguée, doué d’une réelle aptitude à former des idées : cela suffit. Il peut ne penser qu’à l’art ; il évitera la niaiserie ingénieuse de Scribe, le néant intellectuel de Gautier.