II. (Suite.)
Au sortir du sanglant et glorieux combat du 30 mars, Marmont, rentrant à Paris en son hôtel rue Paradis-Poissonnière, vit arriver chez lui, dans la soirée, ce qui restait dans la ville de grands fonctionnaires, les chefs de la Garde nationale, les magistrats municipaux, et les personnages marquants de tout genre. Il y reçut l’impression parisienne du moment, qui était très vive, non seulement celle de la banque et de la finance, mais celle de la bourgeoisie élevée et de tout ce qui avait le sentiment pacifique et civil. Ce passage de quelques heures à Paris eut la plus grande influence sur sa manière d’agir les jours suivants.
Chacun paraissait d’accord sur la chute de l’Empereur : le nom des Bourbons
était déjà prononcé par quelques-uns. Celui qui, ce soir-là, en parla le
plus énergiquement, était M. Laffitte ; il plaidait pour eux et pour les
chances favorables d’une restauration. À quelques objections que Marmont lui
adressa : « Eh ! monsieur le maréchal, répondit-il, avec des
garanties écrites, avec un ordre politique qui fondera nos droits, qu’y
a-t-il à redouter ? »
Les serviteurs les plus dévoués du régime impérial, ceux qui plus tard en ont paru les martyrs, n’étaient pas alors des derniers à céder à la force des choses. M. de Lavalette, directeur général des postes, était ce soir-là chez le maréchal : celui-ci, voulant emmener avec lui le plus d’artillerie possible, lui demanda un ordre pour prendre tous les chevaux dont disposait l’administration. M. de Lavalette refusa, de peur de se compromettre.
M. de Talleyrand vint ce soir-là chez le maréchal avec une arrière-pensée. Il demanda à le voir seul ; il l’entretint longuement des malheurs publics, et il cherchait jour sensiblement à une ouverture. Le maréchal ne lui en donna pas l’occasion. Il avait peu de goût pour M. de Talleyrand et pour ses manœuvres.
Ce qui n’était pas une manœuvre et une intrigue, c’était le sentiment public alors répandu dans les classes supérieures et aisées de la société, et qui faisait explosion pour la première fois. Marmont, par son esprit, par ses lumières, par cette rapidité d’impressions dont il était susceptible, s’y laissa gagner plus qu’il n’eût convenu à un homme qui n’eût voulu rester que dans sa ligne de soldat. Il sortit de Paris le 31 mars au matin, ayant reçu un choc électrique dans un autre sens que sa religion militaire.
Il avait compris la situation par tous ses côtés. Trop comprendre est souvent une difficulté de plus pour agir. Il allait se trouver partagé.
N’ayant en tout ceci d’autre désir que d’être vrai et d’autre rôle que d’exposer fidèlement un caractère auquel le mot de traître ne convient pas, un de ceux auxquels il s’applique le moins, je demande à bien définir la question politique d’alors, telle que nos souvenirs calmés nous la laissent voir à cette distance, et je veux d’abord l’élever à sa juste hauteur.
Il y avait en 1814 deux opinions, deux sentiments en présence. Il y avait l’honneur des armes, la défense patriotique du sol, le vœu fervent d’en repousser les étrangers, l’exaltation subsistante dans une partie de la jeunesse, dans les populations ouvrières des grandes villes et dans celles des campagnes en quelques provinces. Il y avait cette magie du nom de Napoléon enflammant la masse et les rangs inférieurs de l’armée, et restant pour elle synonyme de France ; enfin, pour répéter un mot que je viens d’employer et qui dit tout, il y avait une religion.
De l’autre côté, il y avait des intérêts civils, patriotiques aussi, mais surtout positifs, des idées longtemps étouffées et qui voulaient renaître ; idées en travail, intérêts en souffrance, lassitude profonde et besoin de paix, chez quelques-uns d’anciens sentiments qui se réveillaient, c’était tout un ensemble d’opinion déjà puissante et mal définie ; mais surtout, à ces premiers jours de 1814, et en face d’une religion militaire qui épuisait ses derniers miracles, il y avait une raison.
Pour prendre des noms très purs et presque consacrés qui représentent l’un et l’autre de ces deux aspects de la France, je nommerai comme expression de la raison publique alors, des hommes tels que M. Lainé, et comme type de la religion et de la fidélité militaire, le général Drouot.
Le malheur de Marmont est d’avoir été entre les deux, d’être allé à l’une, lui qui était de l’autre. Placé entre une religion et une raison, il les comprit, il les balança, il essaya de les concilier. Militaire et homme du drapeau, il donna accès, dès le premier jour, au sentiment civil : c’est là son seul crime. Dans le moment, il crut y voir son honneur. Pour ceux qui ont examiné, il est certain qu’aucune pensée de calcul étroit ni d’intérêt particulier n’entra dans ses résolutions.
Ou du moins, si l’instinct de la conservation y entra pour quelque chose, s’il se dit que c’était assez de sacrifice, s’il eut ce sentiment commun et naturel alors à toutes les grandes existences établies de surnager et de survivre, il l’eut certes moins nettement, moins sciemment que beaucoup d’autres maréchaux, et il ne méritait pas plus de blâme.
Nous le suivrons dans les actes décisifs auxquels il prit part alors. Le
31 mars au matin, il quitte avec toutes ses troupes Paris qui a capitulé, et
il occupe la position d’Essonne, en avant de Fontainebleau. Dans la nuit du
31 mars au 1er avril, il va trouver l’Empereur à
Fontainebleau et lui rendre compte des derniers événements. L’Empereur le
loue fort de sa belle défense devant Paris et lui ordonne de lui préparer
une liste de récompenses. « L’Empereur comprenait alors sa position :
il était abattu et disposé enfin à traiter. »
Le lendemain, de
bon matin, 1er avril, Napoléon arrive à Essonne et
visite la position du 6e corps. Cette conversation du
1er avril fut marquée par divers incidents. Pendant
que l’Empereur était là, arrivèrent les deux officiers que le maréchal avait
laissés à Paris pour faire la remise des barrières aux Alliés, les colonels
Fabvier et Denys (de Damrémont) ; ils apprirent à l’Empereur ce qui s’était
passé à l’entrée des troupes ennemies dans la capitale ; ils ne
dissimulèrent pas les transports indécents qui avaient accueilli les Alliés
à leur passage dans les plus brillants quartiers ; ils lui firent part de la
déclaration de l’empereur Alexandre, par laquelle les souverains
proclamaient « qu’ils ne traiteraient plus avec Napoléon ni avec
aucun membre de sa famille »
. Ce récit fit révolution sur
l’esprit de Napoléon et changea à l’instant le cours de ses idées : il
revint à la résolution de combattre en désespéré : « Eh bien ! la
guerre à tout prix, puisque la paix est impossible ! »
Il
assigna aux 10 000 hommes du maréchal des mouvements et des
positions, et, sur la remarque que lui fit Marmont que,
loin de disposer de 10 000 hommes qu’il n’avait plus depuis longtemps, il
n’en avait guère alors que la moitié, l’Empereur (soit calcul, soit oubli)
continua de raisonner dans la supposition des 10 000. Comme il parlait de
passer la Seine et d’aller attaquer l’ennemi là où on avait combattu devant
Paris deux jours auparavant, il fallut que Marmont lui rappelât que la Marne
était sur la route, et que tous les ponts de cette rivière avaient été
détruits. Après quelques ordres de détails, l’Empereur, agitant ainsi le
tumulte et l’orage de ses pensées, repartit pour Fontainebleau. C’est la
dernière fois que Marmont le vit, et il dut conserver depuis lors de cet
entretien inachevé un amer et douloureux souvenir.
De loin, aujourd’hui, il n’est pas jusqu’à cet instant de trouble et de confusion dans les idées qui ne nous touche chez le grand capitaine poussé à bout, et qui se retourne comme le lion blessé ; cet éclair égaré est d’une beauté dramatique et d’une grandeur épique suprême.
Mais alors, mais dans le moment, Marmont demeura surtout frappé de ce soudain
revirement dont il avait été témoin, et de l’inutile danger d’une lutte
désespérée : et lui-même ne venait-il pas d’affronter cette lutte et d’en
supporter tout l’effort ? Les nouvelles de Paris se succédaient à chaque
heure ; les décrets du gouvernement provisoire, les actes du Sénat
arrivaient au quartier général d’Essonne. M. de Montessuy, ancien aide de
camp du maréchal, lui fut envoyé de Paris cette journée même du 1er avril, avec des lettres de personnes considérables et
de tout point honorables, et des sollicitations de tout genre. Sauvez la
France, sauvez le pays, lui écrivait-on ; donnez, par votre adhésion, appui
et force au gouvernement provisoire ; repliez-vous vers Rouen, où est
Jourdan, conservez dans la Normandie une armée à la France. — Le nom de
Monk, le grand
médiateur, si souvent invoqué, ne
manquait pas de revenir comme exemple. Ici commença▶, dans l’esprit du
maréchal, une lutte morale sur laquelle il faudrait lui-même l’entendre :
d’un côté, un ami, un bienfaiteur, le plus grand capitaine dont il avait été
de bonne heure l’aide de camp et l’un des lieutenants préférés, mais ce
grand capitaine, auteur lui-même de sa ruine, qui semblait déjà consommée ;
de l’autre, un pays qui criait grâce, une situation politique désastreuse
dont, plus éclairé que beaucoup d’autres, il avait le secret, et dont il
envisageait toutes les extrémités. N’avait-il donc pas, durant toute cette
campagne, et hier encore, payé personnellement toute sa dette à l’un, et
n’était-il pas temps de songer à l’autre ? Ce qu’on peut dire après avoir
écouté Marmont, et ce que diront tous ceux qui l’entendront un jour, c’est
que, dans la résolution qu’il prit, il n’entra rien de cet égoïsme qui songe
avant tout à soi et non au bien public, et qui déshonore. « Il est
facile à un homme d’honneur de remplir son devoir quand il est tout
tracé ; mais qu’il est cruel de vivre dans des temps où l’on peut et où
l’on doit se demander où est le devoir ! »
Il fut donné à
Marmont de se poser deux fois ce fatal problème : « Heureux,
s’écriait-il, heureux ceux qui vivent sous l’empire d’un gouvernement
régulier, ou qui, placés dans une situation obscure, ont échappé à cette
cruelle épreuve ! ils doivent être indulgents. »
Ne voulant pourtant rien prendre sur lui sans avoir consulté ses généraux de division, il les assembla, leur fit part des nouvelles de Paris, obtint leur adhésion unanime, et il fut résolu qu’on reconnaîtrait le gouvernement provisoire. Deux considérations agissaient surtout sur l’esprit de Marmont : donner à ce gouvernement une force militaire et morale qui lui permît de compter près des Alliés, et obtenir pour Napoléon déchu des conditions meilleures.
Son corps d’armée en conséquence serait allé se joindre en Normandie au corps de Jourdan, et y aurait formé une sorte de petite armée nationale ou croyant l’être.
Une réponse fut faite en ce sens par Marmont aux ouvertures du prince de Schwarzenberg, et, en attendant l’acceptation définitive, une autre lettre fut préparée par lui et adressée à l’Empereur, dans laquelle il lui disait qu’ayant rempli ce qu’il devait au salut de la patrie, il venait désormais remettre en ses mains sa tête et sa personne. Cette lettre, qui ne fut point envoyée, ne paraîtra point invraisemblable à ceux qui connaissent Marmont ; et, si incohérente que puisse sembler cette double action, elle est peut-être ce qui exprimerait le mieux la lutte et la contradiction de ses pensées dans toute cette crise. Tout pour lui eût été concilié en 1814, s’il eût pu dire : J’ai donné mon corps d’armée au gouvernement provisoire pour l’aider à traiter, et moi je demande à aller à l’île d’Elbe. — De telles pensées ne passèrent dans son esprit sans doute qu’à l’état d’éclair, mais elles suffisent pour le peindre. Il aurait voulu accorder l’inconciliable.
Cependant les événements marchaient : les maréchaux, réunis à Fontainebleau,
avaient arraché l’abdication de Napoléon. Macdonald et Ney, et le duc de
Vicence, qui en étaient porteurs, passèrent le 4 avril au quartier général
d’Essonne, et y virent Marmont, à qui ils dirent l’objet de leur message :
ils allaient plaider pour le roi de Rome et pour une régence. Marmont, dès
les premiers mots, comprit que cette décision changeait tout, et qu’il ne
pouvait continuer de s’isoler en négociant. Il apprit aux trois
plénipotentiaires ce qu’il avait entamé, où il en était, et déclara qu’il ne
ferait qu’un désormais avec eux. La première idée fut qu’il ne conclurait
rien avant leur retour et qu’il se rendrait jusque-là
invisible ; la seconde idée, plus simple, qui vint des
maréchaux et de Ney en particulier, fut : « Mais pourquoi ne
venez-vous pas à Paris avec nous ? Vous nous y aiderez. »
Marmont y consentit avec empressement. Avant de quitter Essonne, il eut soin
d’expliquer aux généraux à qui il laissait le commandement, Souham le plus
ancien, Compans et Bordesoulle, les motifs de son absence, son prochain
retour. Ordre fut donné devant les plénipotentiaires de ne faire aucun
mouvement de troupes jusque-là.
Arrivés à Petit-Bourg, où était le quartier général, dans la soirée du 4 avril, pendant que les maréchaux parlementaient, Marmont vit le prince de Schwarzenberg, qui lui dit que ses propositions étaient acceptées ; mais Marmont, lui expliquant le nouvel état de choses résultant de l’abdication, demanda à être dégagé ; ce qui fut entendu et convenu à l’instant. Arrivés très tard dans la soirée à Paris, Marmont et les autres maréchaux furent reçus par l’empereur Alexandre, et aucun ne plaida plus vivement que lui pour la régence et pour les droits du roi de Rome. Les détails et les anxiétés de cette nuit mémorable du 4 au 5 avril sont dans les histoires. L’empereur Alexandre, hélas ! tenait en ses mains la balance de nos destinées et semblait se plaire à prolonger l’incertitude. Au matin, Marmont était chez le maréchal Ney, lorsque le colonel Fabvier, arrivant en toute hâte d’Essonne, lui apprit que, contrairement à ses ordres, les généraux avaient mis les troupes en mouvement vers les lignes ennemies, et qu’une défection était imminente. Marmont dépêche, à la minute, un aide de camp et va partir lui-même pour tout arrêter, lorsqu’un autre officier survient annonçant que le 6e corps doit être, en ce moment, arrivé à Versailles, et qu’il est trop tard. Ce mouvement fatal, exécuté en un si fâcheux moment, avait été provoqué par une sorte de panique des généraux Souham et autres. L’Empereur avait envoyé dans la soirée du 4 avril plusieurs officiers d’ordonnance à Essonne pour mander Marmont à Fontainebleau, ou en son absence le général commandant à sa place. Craignant que l’Empereur n’eût été informé des négociations précédemment entamées, les généraux avaient pris sur eux de se soustraire à sa colère et d’emmener les troupes à travers les lignes ennemies.
Mais l’on n’était pas au bout de la journée (5 avril). Les troupes, en se voyant ainsi menées hors de leurs voies et contre leur vœu, se révoltent ; elles crient à la trahison. Marmont qui, dans le premier moment, dès qu’il avait su la démarche irréparable, n’avait songé qu’à conserver les troupes au gouvernement provisoire, à les maintenir sous le drapeau, et qui accourait pour cela à Versailles, apprend en chemin cette sédition furieuse. Tous les généraux lui conseillent de rétrograder : il n’en fait rien, il envoie aide de camp sur aide de camp pour tâcher de préparer les esprits, et lui-même il rejoint les soldats en désordre à Trappes. Il fait faire cercle d’officiers, il harangue les troupes, il les rallie. À force de présence d’esprit, d’émotion et de cordialité, il ramène à l’ordre ce corps d’armée, qui reprend les armes et le salue d’un dernier cri.
Un grand émoi régnait dans Paris : tout pouvait être grave alors. Aussi, quand, ce soir du 5 avril, Marmont revint et qu’il entra chez M. de Talleyrand, il fut fêté, entouré de tous. Bourrienne nous le montre dans le salon, dînant seul à part sur un petit guéridon, et devenu le héros du jour. On exaltait ses services. Il dut croire en avoir rendu un bien réel pour cet acte de vigueur qui avait empêché la dispersion et le sacrifice inutile de braves gens. Généreux comme il était, il pensa qu’il valait mieux tout couvrir, ne pas laisser peser sur ses généraux une responsabilité accablante ; il voulut absoudre tout le monde au moyen d’une déclaration où il prendrait tout sur lui. La négociation avec le prince de Schwarzenberg, qui n’avait pas été contractée ni conclue, fut censée l’avoir été, et les pièces qui la constataient, mises après coup à la date du 4 avril, furent insérées au Moniteur le 7 ; le tout pour cacher la confusion et régulariser ce qui n’avait été que l’effet de la peur et du désordre.
Dans toute cette suite rapide de déterminations et d’actes si décisifs, on voit à chaque instant Marmont agir sous l’impression de sentiments vifs et sincères, qu’il ne croit pas avoir besoin de justifier. On l’en louait si fort dans le moment autour de lui, qu’il fut assez longtemps à s’apercevoir que cette flatterie des uns allait donner un redoublement de pâture à la calomnie des autres. Aussi, quand il lui fallut répondre là-dessus et se justifier, il le fit avec étonnement, avec surprise, et tout en mêlant l’indignation à la négligence. Une des pièces les plus positives qu’il eût pu produire et qui est une lettre du général Bordesoulle à lui adressée, par laquelle les généraux s’excusent d’avoir exécuté ce mouvement du 4 au 5 avril qu’on était convenu de suspendre, cette lettre avait été négligée, omise par le maréchal, et ne fut retrouvée au fond d’un tiroir qu’après 1830, par ses amis, occupés alors à le justifier.
Pendant les journées qui suivirent, Marmont était des plus vifs à défendre
les intérêts de l’armée, le maintien des couleurs nationales qui
représentaient pour lui tout un ordre de sentiments patriotiques et
modernes. Pendant qu’on discutait là-dessus, M. de Talleyrand fit si bien,
qu’on apprit tout à coup que le vieux maréchal Jourdan, en sa qualité
d’ancien républicain, avait pris le premier à Rouen et fait prendre à son
corps d’armée la cocarde blanche, ce qui tranchait de fait la question.
À Jourdan, on avait fait accroire, pour le décider,
que Marmont l’avait déjà prise, et à Marmont on répondait : « Mais
que faire ? voilà Jourdan qui l’a adoptée déjà. »
Et malgré
tout, lors de l’entrée à Paris de Monsieur, comte d’Artois, le 12 avril,
Marmont fut du petit nombre des officiers qui avaient gardé la cocarde
tricolore : ce dont on se souvint toujours, et dont on lui sut peu de gré.
— Sa position fausse ◀commençait▶ déjà2.
Je n’ai pas à faire son histoire durant les deux Restaurations, et il me suffit de dessiner sa ligne générale de conduite et d’opinion. En mars 1815, à la nouvelle du débarquement de Napoléon, Louis XVIII envoya un courrier à Châtillon-sur-Seine pour mander à l’instant Marmont, dont l’avis fut de tenir bon à Paris et de résister. De tels conseils étaient trop forts pour ceux qui les demandaient, et Marmont, nommé commandant de toute la maison militaire du roi, dut se borner à diriger la retraite vers la frontière et jusqu’à Gand. Au moment où s’ouvrit la campagne contre la France, le maréchal n’admit pas un seul instant qu’un corps français pût faire partie de l’armée anglaise et associer son drapeau à celui de l’étranger : lui-même il quitta Gand et alla à Aix-la-Chapelle, d’où il partit pour rejoindre le roi à Mons, lors de la seconde rentrée.
Pendant les Cent-Jours, il avait répondu, par un Mémoire
justificatif daté de Gand (1er avril), à
l’accusation de trahison lancée contre lui par Napoléon dans sa proclamation
du golfe de Juan. Qu’il nous suffise de
dire que
lorsqu’un des officiers longtemps attaché au maréchal, le colonel Fabvier,
se plaignit vivement de cette qualification dans une note écrite qui fut
mise sous les yeux de Napoléon, l’Empereur répondit alors au général Drouot
qui s’en était chargé : « Calmez Fabvier ; ce que j’ai dit, j’ai dû
le dire dans l’intérêt de ma politique. Je sais comment les choses se
sont passées. Marmont s’est trouvé en face d’événements plus forts que
les hommes ; tout s’arrangera ; il nous reviendra avant
peu. »
Dans tout ce que je dis ici sur Napoléon, je sens combien la lutte est
inégale entre lui et Marmont, et je ne prétends nullement l’établir : mais
j’aime à recueillir les bonnes paroles, celles qui tendaient à réparer.
Marmont, aux heures habituelles, aimait à résumer ainsi le sens de toute sa
conduite avec Napoléon : « Tant qu’il a dit : Tout pour
la France, je l’ai servi avec enthousiasme ; quand il a dit :
La France et moi, je l’ai servi avec zèle ; quand
il a dit : Moi et la France, je l’ai servi avec
dévouement. Il n’y a que quand il a dit : Moi sans la
France, que je me suis détaché de lui. »
Je rappellerai
plus tard des paroles de lui sur Napoléon plus émues et plus semblables aux
impressions de sa jeunesse.
À la seconde Restauration, les compagnies des gardes du corps ayant été réduites à quatre au lieu de six, Marmont cesse d’être capitaine des gardes (ce qu’il avait été en 1814) et devient l’un des quatre majors généraux de la Garde royale, faisant service chacun par quatre mois. C’est par suite de ce roulement de service que les événements de juillet 1830 retomberont sur lui un jour.
Sa conduite pleine de cœur en 1815, après la condamnation de Lavalette,
mérite un souvenir. On lui demanda s’il voulait tenter quelque chose pour le
sauver : « Tout ce qu’on voudra et tout ce que je pourrai »
,
répondit-il. Les paroles qu’il dit en sa faveur
au roi étant restées sans réponse, il s’agissait, en désespoir de cause,
d’introduire Mme de Lavalette au château, nonobstant les
consignes les plus sévères, et de la faire se trouver sur le passage du roi
et de la duchesse d’Angoulême. On choisit exprès le temps où Louis XVIII
était à la messe. On y mit une ruse singulière et du stratagème. Mme de Lavalette arriva dans une chaise à porteurs près
du guichet du Pont-Royal, sans que le suisse y prît trop garde. Un aide de
camp du maréchal était là pour la recevoir et l’introduire par un escalier
particulier. Un rouleau de louis, donné brusquement à propos, étourdit un
autre suisse, qui ne dit rien. Le maréchal lui-même tenant à son bras la
suppliante, passait outre, et la guidait jusqu’à l’étage supérieur. Arrivé à
la porte de la salle des Maréchaux par où le roi devait repasser, le garde
du corps de faction refusait l’entrée ; l’officier de service,
M. de Bartillat, alléguait les ordres donnés : « Allons, monsieur de
Bartillat, lui dit le maréchal, une bonne action pour quelques jours
d’arrêt ! »
Pendant ce colloque, Louis XVIII et la famille
royale entraient dans le salon, revenant de la messe. Mme de Lavalette s’agenouilla en vain ; les passions du jour
étaient plus fortes que le désir de pardonner. Le maréchal, un moment
disgracié, dut partir pour Châtillon.
En 1817, la conduite du duc de Raguse à Lyon caractérise sa ligne politique,
ligne de modération et d’humanité. Ce qu’étaient Lyon et le département du
Rhône en septembre 1817, au moment où le maréchal y fut envoyé avec de
pleins pouvoirs comme lieutenant du roi, se pourrait difficilement
comprendre aujourd’hui. Le général Canuel, ancien jacobin devenu ultra, peu
scrupuleux en moyens, homme ambitieux et sanguinaire, avait tiré parti de
quelque conspiration pour en
supposer d’autres et
pour organiser la terreur dans le département. Un préfet honnête homme, mais
faible, M. de Chabrol, s’était laissé dominer par son collègue violent.
Quand le duc de Raguse arriva à Lyon, la Terreur au pied de la lettre,
c’est-à-dire la guillotine, régnait dans les communes avoisinantes. Il remit
l’ordre, rétablit les idées de justice, rendit courage à la portion
judicieuse et saine du pays, et fut bientôt salué de la masse de la
population comme un sauveur. C’était l’époque des fureurs de parti ; des
accusations s’élevèrent peu après au sein de la Chambre des députés contre
le duc de Raguse, et les prescripteurs trouvèrent des apologistes. Le
colonel Fabvier, qui avait accompagné le maréchal à Lyon, et qui avait été
son chef d’état-major dans cette mission délicate et ferme, jugea à propos
de rétablir les faits et de justifier par un écrit public ces actes que le
ministère ne défendait que faiblement. Le maréchal lui-même ne voulut pas
laisser le colonel sans appui : « J’étais à Châtillon, dit-il, occupé
de mes affaires, approuvant complètement les assertions de Fabvier,
toutes entièrement vraies, mais bien tourmenté par l’idée de le voir se
mettre en avant pour défendre mes actes, et se battre pour moi, tandis
que je restais à l’écart. »
Il eut l’idée alors d’écrire une
lettre au duc de Richelieu, président du Conseil, en le prenant à témoin des
faits et en lui rappelant ce que le gouvernement savait bien ; il fit en
sorte que cette lettre imprimée fût répandue dans tout Paris au moment même
où elle était remise au ministre. Il en résulta tout un éclat qui finit par
une disgrâce momentanée et une défense de paraître à la Cour.
En 1820, comme major général de la Garde royale, il faisait vigoureusement son devoir en déjouant la conspiration militaire du mois d’août, dont le capitaine Nantil était l’âme. Il se montra en même temps humain et moral, fidèle à ses principes de Lyon, en insistant pour qu’on prévînt la conspiration une fois connue, au lieu de la laisser à demi éclater comme quelques ministres l’auraient voulu
Vers ces années, pour se consoler des injustices de l’opinion publique à son égard, se sentant peu de goût d’ailleurs pour tout ce qui se pratiquait à la Cour, et croyant aussi qu’il était séant à une époque de paix d’inaugurer le rôle d’une espèce de grand seigneur industriel, il conçut l’idée de fonder dans sa terre de Châtillon un vaste établissement où il assemblerait toutes les industries, et moyennant lequel il doterait son pays des innovations utiles en tous genre. Ici, il est permis de dire que, malgré les connaissances scientifiques très étendues du maréchal et ses talents d’exécution, il aurait eu besoin de quelque contrepoids et de quelque contrôle. Son imagination, en ces matières, lui faisait tableau, et il était incapable par lui-même de ces lentes économies de détail qui seules assurent le succès des grandes entreprises particulières. D’autres ont profité pourtant de cette initiative libérale, dont il n’a recueilli que les embarras et les ennuis ; et il est arrivé que les débris mêmes de son naufrage ont été pour Châtillon des bienfaits. Son existence toutefois s’en ressentira dans sa liberté d’action et son indépendance.
Envoyé pendant l’été de 1826 à la cour de Russie pour y assister en qualité d’ambassadeur extraordinaire au couronnement de l’empereur Nicolas, il a laissé dans cette ambassade de quatre mois, tant à Moscou qu’à Pétersbourg, des souvenirs qui n’ont pas seulement ébloui les yeux, mais qui lui ont conquis une estime durable pour ses qualités personnelles.
Tel, on le voit, tel vivait le duc de Raguse pendant la seconde moitié de la Restauration, oubliant peu à peu ses disgrâces, très aimé de ses amis, absous et plus qu’absous de tous ceux qui rapprochaient, et qui lisaient à nu dans cette nature vive, mobile, sincère, intelligente, bien française, un peu glorieuse, mais pleine de générosité et même de candeur (le mot est d’un bon juge, et je le reproduis) ; piquant d’ailleurs de parole, pénétrant dans ses jugements, parlant des hommes avec moquerie ou enthousiasme, des choses avec intérêt, avec feu et imagination, parfaitement séduisant en un mot, comme quelqu’un qui n’est pas toujours froidement raisonnable. Sa physionomie était des plus expressives ; des sourcils noirs proéminents ombrageaient un œil bleu qui ne cachait jamais ses pensées.
Vers 1828, il songea à rédiger ses mémoires. Établi à Grandchamp près de
Saint-Germain, il repassait en idée ses souvenirs. Quatorze années de
réflexions avaient succédé pour lui à l’époque de l’action et des combats.
Il se demandait si c’en était fait pour lui de la grande gloire, si l’avenir
lui réservait encore quelque occasion, et, comme il le disait amoureusement,
« si la Fortune aurait encore pour lui un dernier
sourire »
. Un moment il crut, avoir trouvé ce dernier retour de
faveur qu’elle lui devait bien. On parlait de l’expédition d’Alger ; bien
des personnes en haut lieu paraissaient la croire impossible. On s’adressa à
lui comme militaire éminent, et comme ayant eu affaire en Égypte et en
Bosnie à des populations barbares et musulmanes. Il eut ordre de se livrer à
un travail spécial pour éclairer la question. Il s’enferma avec l’amiral
Mackau, réfuta les objections, indiqua les moyens et prépara tout le plan
d’une expédition africaine. Il semblait naturellement être désigné pour la
commander, et lui-même il se crut nommé jusqu’au jour où il vit le nom du
général Bourmont, qui n’avait rien négligé pour le tromper, inséré, au lieu
du sien, dans Le Moniteur
3.
Le sort lui réservait une autre tâche. Le lundi
26 juillet 1830, il était le matin à Saint-Cloud, où il avait couché comme
major général de service ; il se disposait à venir à Paris pour aller à
l’Institut (il était membre libre de l’Académie des sciences depuis 1816),
lorsqu’un de ses aides de camp le prévint qu’on disait que Le Moniteur renfermait de graves ordonnances. Il fit chercher le
journal officiel sans pouvoir le trouver à Saint-Cloud : il n’y avait dans
tout le château qu’un exemplaire que le roi avait emporté en partant pour la
chasse. Le maréchal arriva à Paris, rue de Surène où il demeurait, et se
procura Le Moniteur chez son voisin le général de Fagel,
encore aujourd’hui ministre de Hollande en France. Il jugea ces mesures
comme tout homme sensé les appréciait alors ; il en parla ainsi à toutes les
personnes qu’il vit dans la journée, et à l’Institut même : « Jamais
insulte plus grande n’avait été faite au bon sens d’une
nation. »
Et j’irai ici au-devant de toute méprise. On est revenu de bien des illusions aujourd’hui, et je continuerai pourtant de parler des Ordonnances de Juillet à peu près comme on en pensait alors. On a vu depuis de grandes mesures de salut, et que les prudents eussent jugées impossibles, réussir et se réaliser. Mais qu’on n’établisse aucun parallèle. En politique, dans ces actes extraordinaires, tout dépend de la manière, du but et du moment. L’habileté, la prévision, le calcul précis, la force et la combinaison des moyens, la vigueur de l’exécution assurent le triomphe, mais il est autre chose encore que le triomphe du jour. Il y a l’effet produit sur le corps social. Dans le traitement des sociétés, il est tout différent d’agir au hasard, sans préparation, sans consulter l’état moral de l’ensemble, ou de tenir compte de ces données générales qu’on dirige et qu’on modifie ensuite, mais qu’on ne supprime pas. Une société qui a épuisé son feu et qui a vu en face les dangers, se présente tout autre qu’une société confiante en la théorie et qui a oublié l’expérience. La société française, en juillet 1830, était dans une situation d’esprit telle que la traiter comme on l’a fait, avec ce mélange de témérité et de légèreté, avec cette absence de connaissance et de crainte, était de la folie. Ce qui ne veut pas dire qu’elle-même alors fût très sage. Cela dit, je reviens au maréchal Marmont.
Ses amis pourtant ◀commençaient▶ à s’alarmer du rôle imprévu qui pouvait lui
échoir dans ce brusque changement de scène. Pour lui, il espérait que la
résistance serait légale, qu’il ne serait plus de service au moment où les
élections, avec leurs orages, ◀commenceraient▶, dans les premiers jours de
septembre prochain, et il se promettait alors de partir au plus tôt pour
l’Italie. Ce lundi, au sortir de la séance de l’Institut, il dîna à
Paris4 et retourna
coucher à Saint-Cloud. Le lendemain, mardi au matin, le roi le fit appeler
et lui dit : « Monsieur le maréchal, j’apprends qu’il y a quelques
rassemblements à Paris. Vous allez vous y
rendre pour y prendre le commandement des troupes ; vous ferez dissiper
les attroupements, et si, comme je l’espère, tout est tranquille ce
soir, vous reviendrez coucher à Saint-Cloud. Dans tous les cas, passez
chez le prince de Polignac, qui vous donnera des
instructions. »
Le maréchal, arrivé à Paris, passa chez le prince de Polignac, à l’hôtel des Affaires étrangères, et c’est là seulement qu’il eut connaissance de l’ordonnance signée depuis le dimanche, qui le nommait au commandement des troupes de la 1re division
Marmont, depuis 1814, avait été accusé dans l’opinion pour avoir interprété
trop librement son devoir militaire. Étrange retour ! En 1830, il allait
être victime pour ce même devoir strictement suivi. « Le maréchal se
perd »
, dirent ses amis en apprenant cette nomination. Mais il
n’est pas un militaire alors qui ne répondît pour lui : « Peut-il
faire autrement ? »
Au sortir de chez M. de Polignac, il se rendit à l’état-major de la Garde aux Tuileries, où il était vers une heure. Il n’y trouva que l’officier de service, et c’est en ce moment qu’il dut, en ces circonstances critiques, improviser toute une organisation avec des moyens épars que la plus souveraine imprévoyance semblait avoir pris d’avance à tâche d’affaiblir.
On a souvent écrit l’histoire des journées de Juillet au point de vue parisien et populaire ; au point de vue militaire, elle est encore à écrire, et j’ai sous les yeux des documents précieux où je ne puis que glaner5.
Ce serait aujourd’hui la matière d’un chapitre assez piquant par le contraste, et qu’on pourrait intituler : « Comment il faut s’y prendre quand on veut mai faire un coup d’État. »
Non seulement le prince de Polignac s’était mépris sur le chiffre de l’effectif des troupes qui étaient alors à Paris, prenant ce mot d’effectif au pied de la lettre sans les déductions considérables qu’il y faut faire ; mais encore la plupart des chefs étaient absents. La Garde royale comptait quatre lieutenants généraux, et tous les quatre se trouvaient absents de Paris pour le moment. La plupart des officiers de la Garde étaient allés par congé aux récentes élections et n’en étaient point revenus ; il y avait des compagnies où il n’y avait qu’un officier présent sur trois. Tout le reste était sur un pied analogue d’incurie et d’imprévoyance. Le maréchal, en arrivant à l’état-major, trouva les troupes dispersées par la ville, comme il arrive quand elles n’ont pas été consignées le matin ; on ne put les prévenir qu’à la rentrée, à la soupe de quatre heures. Ce ne saurait être un récit détaillé que je présente ici, et il n’y a que deux points qu’il importerait de constater :
1º Que, comme militaire, le maréchal usa avec force et habileté de tous les moyens incomplets qu’il put réunir ;
2º Que, comme Français et comme homme, il accueillit, il invoqua jusqu’à la dernière heure tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir.
Je crois que ces deux points, pour qui désormais examinera en détail et dans un esprit d’entière impartialité, seront résolus en faveur de Marmont.
Le mercredi matin fut l’instant décisif. De très grand matin, le maréchal,
qui ne recevait aucun renseignement de la préfecture de Police, avait dû
envoyer ses officiers d’état-major en bourgeois pour reconnaître l’état de
la ville. L’insurrection se généralisait. Il écrivit à sept heures du matin
une lettre à Saint-Cloud au roi ;
elle s’égara en
chemin. Il en récrivit une autre, qui parvint au roi avant neuf heures.
Après avoir rendu compte de l’état de Paris et des dispositions militaires
qu’il prenait, il terminait ainsi : « Ce n’est plus une émeute, Sire,
c’est une révolution qui se prépare. L’honneur de votre couronne peut
encore être sauvé aujourd’hui : demain, peut-être, il ne serait plus
temps. J’attends avec impatience les ordres de
Votre Majesté. »
L’officier d’ordonnance porteur de cette lettre la remit au moment où le roi allait à la messe ; elle ne fut ouverte qu’au retour de la chapelle, et resta sur un tabouret de la galerie pendant tout ce temps. Il n’y fut point fait de réponse.
À neuf heures, ayant réuni en conseil aux Tuileries les généraux de la Garde,
le maréchal leur exposa son plan, et il fut décidé qu’on opérerait sur trois
colonnes principales, agissant par la ligne des boulevards, par celle des
quais, et par le centre jusqu’au marché des Innocents. Mais on était très
préoccupé alors de n’être point agresseur, et il fut dit et redit qu’on
dissiperait les rassemblements, qu’on détruirait les barricades, et qu’on ne
riposterait au feu que si l’on était attaqué. Le maréchal ajouta :
« Vous entendez bien que vous ne devez tirer que si on engage sur
vous une fusillade, et je définis une fusillade non pas quelques coups
de fusil, mais cinquante coups de fusil tirés sur les
troupes. »
On est bien revenu depuis de ces délicatesses. Si des politiques étaient tentés aujourd’hui de les trouver excessives, je rappellerai encore une fois que tout est relatif dans ces situations extraordinaires. De telles précautions morales étaient alors nécessaires dans l’état des esprits, et si une transaction avait été possible à quelque moment, comme l’espérait le maréchal, elle ne l’était que moyennant ces ménagements mêmes. Car, ne l’oublions pas, une transaction alors, dans une affaire si mal engagée, était la seule solution possible.
Les généraux et les troupes de la Garde (je ne parle pas des autres) exécutèrent prudemment et vaillamment ce qui leur était commandé. La place de la Bastille, l’Hôtel de Ville, le marché des Innocents, étaient occupés vers une heure ; les troupes, après de rudes combats, étaient maîtresses de la situation ; mais ce n’était qu’un instant, et, les cinq députés marquants s’étant présentés aux Tuileries pour transiger, il n’y avait pas de temps à perdre, il y avait urgence à les écouter.
M. Laffitte, celui même qui avait parlé si vivement pour les Bourbons le soir
du 30 mars 1814 dans le salon du maréchal, rue Paradis-Poissonnière,
s’adressant à lui encore, lui dit : « Monsieur le maréchal, nous
venons nous adresser à un général qui a le cœur français, pour lui
demander de faire cesser l’effusion du sang. »
Le maréchal
répondit qu’il était prêta arrêter le feu des troupes si les hostilités
cessaient du côté des habitants. Il s’offrit, s’il y avait trêve, à
accompagner les députés à Saint-Cloud pour appuyer leurs instances, ne
pouvant prendre de lui-même aucun engagement. Comme M. Mauguin ◀commençait▶ à
discuter sur l’illégalité des Ordonnances, il l’interrompit en lui
disant :
Monsieur Mauguin, quelles que soient les raisons que vous énumériez, j’en pense encore plus que vous n’en direz là-dessus ; mais j’ai ici des devoirs militaires à remplir ; j’en comprends toute l’étendue, toutes les conséquences, et, dussent la proscription et la mort être pour moi le résultat de ma conduite, je remplirai en homme d’honneur les devoirs militaires qui me sont imposés ; — et j’en appelle à mes camarades, MM. de Lobau et Gérard, puis-je agir autrement ? — Non, c’est vrai, répondirent les deux généraux.
Passant alors dans la pièce voisine où étaient les ministres et M. de Polignac, le maréchal fit tout pour qu’on profitât de ces avances qu’avait amenées l’action très vigoureuse des troupes, prévenant bien qu’il n’était pas en mesure de renouveler un semblable effort. Rien n’y fit. Le prince de Polignac se refusa à voir les députés, et le maréchal écrivit en toute hâte pour Saint-Cloud une lettre au roi, laquelle fut devancée par une autre qu’écrivit en même temps M. de Polignac.
Cette lettre du maréchal, importante et décisive, fut portée par son premier
aide de camp M. de Komierowski. Arrivé à Saint-Cloud avant quatre heures, et
introduit par le premier gentilhomme de la Chambre, il remit la dépêche. Le
roi la lut, lui adressa quelques questions, et lui dit d’aller attendre la
réponse. Comme cette réponse ne venait point, et que l’aide de camp sentait
le prix des instants, il insista pour qu’on rappelât au roi qu’il attendait.
Le premier gentilhomme de la Chambre allégua l’étiquette qui ne permettait
point de rentrer si promptement chez Sa Majesté6. Lorsque l’aide de camp fut enfin
introduit, le roi lui fit cette seule réponse : « Dites au maréchal
qu’il groupe ses troupes, qu’il tienne bon, et qu’il
agisse par masses. »
Il serait pénible de pousser plus loin ce récit qui présenterait jusqu’à la
fin les mêmes situations, les mêmes efforts infructueux, les mêmes
récidives, avec des chances de moins en moins favorables à chaque minute
écoulée. La patience, le sang-froid, le courage du maréchal, son humanité en
ces extrémités irritantes, ne se démentirent pas un moment. L’obstination du
coté de Saint-Cloud, non plus, ne se démentait pas encore. On sait comment
il y fut reçu, les scènes qui l’y accueillirent dans la soirée du 30, cet
accès de colère qu’il eut
à essuyer de la part de
M. le Dauphin, et dont ce prince lui a demandé ensuite pardon comme chrétien
et comme homme. Le maréchal Marmont, voué par la force des circonstances à
une cause qui était celle de son devoir bien plus que de son cœur, en
accepta sans murmure toutes les conséquences. Dans ce lent voyage de
Cherbourg, il maintint jusqu’à la fin l’ordre et un certain décorum
militaire dans l’escorte royale : lui qui gardait encore sa cocarde
tricolore le 12 avril 1814 à l’entrée de Monsieur dans Paris, il était le
dernier maintenant à garder sur la terre de France cette cocarde blanche
menacée. Monté sur le même paquebot que Charles X, il quitta le vieux roi en
arrivant dans la rade de Portsmouth. Ce prince bienveillant et faible, et
qui appréciait avec cœur des services dont il n’avait pas su profiter, lui
fit cadeau de l’épée qu’il portait, en lui disant : « Monsieur le
maréchal, je vous remets, en témoignage de haute estime, l’épée que je
portais quand je voyais les troupes françaises. »
Parole qui
fait sourire, mais qui est touchante d’intention dans sa modestie même et sa
faiblesse.
L’exil, d’où il ne devait point revenir, ◀commençait pour le maréchal Marmont.