Section 25, des personnages et des actions allegoriques, par rapport à la poësie
Parlons présentement de l’usage qu’on peut faire en poësie des personnages et des actions allegoriques.
Les personnages allegoriques que la poësie emploïe sont de deux especes. Il en est de parfaits et d’autres que nous appellerons imparfaits.
Les personnages allegoriques parfaits sont ceux que la poësie créé entierement, ausquels elle donne un corps et une ame, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentimens des hommes. C’est ainsi que les poëtes ont personifié dans leurs vers la victoire, la sagesse, la gloire, en un mot tout ce que nous avons dit que les peintres avoient personifié dans leurs tableaux.
Les personnages allegoriques imparfaits sont les êtres qui existent déja réellement, ausquels la poësie donne la faculté de penser et de parler qu’ils n’ont pas, mais sans leur prêter une existence parfaite et sans leur donner un être tel que le nôtre.
Ainsi la poësie fait des personnages allegoriques imparfaits, quand elle prête des sentimens aux bois, aux fleuves, en un mot quand elle fait penser et parler tous les êtres inanimez, ou quand élevant les animaux au-dessus de leur sphere, elle leur prête plus de raison qu’ils n’en ont, et la voix articulée qui leur manque. Ces derniers personnages allegoriques sont le plus grand ornement de la poësie, qui n’est jamais si pompeuse que lorsqu’elle anime et qu’elle fait parler toute la nature. C’est en quoi consiste le sublime du pseaume : in exitu Israel de Aegypto , et de quelques autres dont les personnes de goût sont aussi touchées que des plus beaux endroits de l’iliade et de l’éneïde. Mais ces personnages imparfaits ne sont point propres à jouer un rolle dans l’action d’un poëme, à moins que cette action ne soit celle d’un apologue. Ils peuvent seulement comme spectateurs, prendre part aux actions des autres personnages, ainsi que les choeurs prenoient part aux tragedies des anciens.
Je crois qu’on peut traiter dans la poësie les personnages allegoriques parfaits, comme nous les avons traitez dans la peinture. Ils n’y doivent pas jouer un des rolles principaux d’une action, mais ils y peuvent seulement intervenir, soit comme les attributs des personnages principaux, soit pour exprimer plus noblement, par le secours de la fiction, ce qui paroîtroit trivial s’il étoit dit simplement. Voilà pourquoi Virgile personifie la renommée dans l’éneïde. On remarquera que ce poëte fait entrer dans son ouvrage un petit nombre de personnages de cette espece, et je n’ai jamais entendu loüer Lucain d’en avoir fait un usage plus fréquent.
Le lecteur fera de lui-même la reflexion que Venus, l’amour, Mars et les autres divinitez du paganisme, sont des personnages historiques dans l’éneïde. Les évenemens dépeints dans ce poëme, sont arrivez en des tems où le commun des hommes étoit persuadé de leur existence. Ces divinitez sont même des personnages historiques dans les poëmes des écrivains modernes qui choisissent leur scene et leurs acteurs dans les tems du paganisme. Ils peuvent donc, en traitant de pareils sujets emploïer ces divinitez comme des acteurs principaux, mais qu’ils observent de ne point confondre avec elles les personnages, qui, comme la Discorde et la Renommée, n’étoient déja que des personnages allegoriques dans ces tems-là. Quant aux poëtes qui traitent des actions qui ne se sont point passées entre des païens, ils ne doivent emploïer les divinitez fabuleuses que comme des personnages allegoriques. Ainsi Minerve, l’amour et Jupiter même ne doivent pas y jouer un rolle principal.
Quand aux actions allegoriques, les poëtes n’en doivent faire usage qu’avec un grand discernement. On peut s’en servir avec succès dans les fables et dans plusieurs autres ouvrages qui sont destinez pour instruire l’esprit en le divertissant, et dans lesquels le poëte parle en son nom et peut faire lui même l’application des leçons qu’il prétend nous donner. C’est à l’aide des actions allegoriques que plusieurs poëtes nous ont dit, avec agrément, des veritez qu’ils n’auroient pû nous exposer sans le secours de cette fiction. Les conversations que les fables supposent entre les animaux, sont des actions allegoriques, et les fables sont un des plus aimables genres de poësie.
Je ne crois point qu’une action allegorique soit un sujet propre pour les poëmes dramatiques, dont le but est de nous toucher par l’imitation des passions humaines. Comme l’auteur ne nous parle point directement dans ces sortes de poëmes, et qu’ainsi il ne sçauroit nous expliquer lui-même ce qu’il veut dire par son allegorie, il nous exposeroit souvent à la lire sans que nous puissions comprendre son idée. Il faut avoir trop d’esprit pour demêler toujours avec justesse l’application que nous devons faire d’une allegorie. Je crois donc qu’il en faut abandonner l’usage aux poëtes qui racontent, et qu’elle ne doit point être emploïée par les poëtes dramatiques.
D’ailleurs il est impossible qu’une piece dont le sujet est une action allegorique, nous interesse beaucoup. Celles que des écrivains à qui personne ne refuse de l’esprit, ont hazardées en ce genre-là, n’ont pas autant réussi que celles où ils avoient bien voulu être moins ingenieux et traiter un sujet historique. Le brillant qui naît d’une action metaphorique, les pensées délicates qu’elle suggere et les tours fins avec lesquels on applique son allegorie aux folies des hommes ; en un mot toutes les graces qu’un bel esprit peut tirer d’une pareille fiction, ne sont point en leur place sur le théatre. Le piédestal n’est point fait pour la statuë. Notre coeur exige de la verité dans la fiction même, et quand on lui présente une action allegorique, il ne peut se résoudre, pour parler ainsi, à entrer dans les sentimens de ces personnages chimeriques. Il les regarde comme des symboles et des énigmes, sous lesquels sont enveloppez des préceptes de morale, et des traits de satyre qui sont du ressort de l’esprit. Or une piece de théatre qui ne parle qu’à l’esprit, ne sçauroit nous tenir attentifs pendant toute sa durée. C’est donc principalement aux poëtes dramatiques qu’on peut dire avec Lactance. Apprenez que la licence poëtique a ses bornes, au-delà desquelles il n’est point permis de porter la fiction.
C’est à bien répresenter ce qui a pû veritablement arriver, et à l’orner par des images nettes et élegantes que consiste l’art du poëte. Mais inventer une action chimerique et créer des personnages du même genre que l’action, c’est être imposteur plûtôt que poëte.
Je n’ignore pas que les personnages de plusieurs comedies d’Aristophane, ceux des oiseaux et des choeurs des nuées, par exemple, ne soient allegoriques.
Mais on devine aisément les raisons qu’Aristophane avoit de traiter ainsi ses sujets, quand on sçait que ce poëte vouloit jouer dans Athénes, les hommes les plus considerables de la republique, et principalement ceux qui venoient d’avoir la plus grande part à la guerre du péloponese. Les sçavans sont tous convaincus que ce poëte fait souvent allusion dans ces comedies à differens évenemens arrivez dans cette guerre, ou à des avantures dont elle avoit été l’occasion. Aristophane qui vouloit attaquer des gens plus à craindre que Socrate, ne pouvoit pas donc trop masquer ses personnages, ni trop déguiser ses sujets. Ainsi une action et des personnages allegoriques étoient plus propres à son dessein, que des personnages et une action à l’ordinaire.
D’ailleurs ses trois dernieres comedies, du moins suivant l’ordre où elles sont arrangées, ont pour sujet une action humaine et vrai-semblable. Les françois se sont mépris comme les autres sur la nature du drame, lorsqu’ils ont commencé à faire des pieces dramatiques qui meritassent d’avoir un nom.
Ils crurent alors que des actions allegoriques pouvoient être des sujets de comedie. Nous avons encore une piece qui fut répresentée aux nôces de Philibert Emanuel duc de Savoye, et de la soeur de notre roi Henri II dont l’action est purement allegorique. Paris y paroissoit comme le pere de trois filles qu’il vouloit marier, et ces trois filles étoient les trois principaux quartiers de la ville de Paris, l’université, la ville proprement dite et la cité, que le poëte avoit personifiez. Mais ou la raison ou l’instinct nous ont fait quitter ce goût très-propre à faire composer de mauvaises pieces par de bons auteurs, et les poëtes qui depuis quelques années ont voulu le renouveller n’y ont pas réussi.
Les actions allegoriques ne conviennent qu’aux prologues des opera destinez pour servir d’une espece de préface à la tragedie, et pour enseigner l’application de sa morale. Monsieur Quinault a montré comment il y falloit traiter ces actions allegoriques et les allusions qu’on y pouvoit faire aux évenemens recens dans les tems où ses prologues étoient répresentez.