(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « La course à la mort » pp. 214-219
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(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « La course à la mort » pp. 214-219

La course à la mort

Un roman paraît qui, s’écartant des nombreuses œuvres imitées des esthétiques admises, est original par le cas psychologique qu’il étudie et inaugure, avec les quelques livres marquants de ceux qui débutent, un nouveau style et un nouvel art. On n’en parle guère et cependant cette œuvre est encore un indice, à l’heure actuelle, de l’état d’esprit d’une partie des jeunes gens, de leurs vœux artistiques et du but auquel ils vont. La Course à la Mort ! le nouveau roman deM. Edouard Rod, est ce livre à la fois singulier et actuel, dégagé des anciennes modes et décrivant, en de pénétrantes analyses, la phase la plus récente du mal et de la passion de ce siècle : le pessimisme.

Écrite comme une autobiographie, en une série de notes éparses que relie à peine un récit d’amour ténu et bizarre, la Course à la Mort est l’histoire d’un jeune homme en qui le pessimisme latent de cette époque, portant ses dernières atteintes, devient ressenti et raisonné, envahit et stérilise le domaine des sentiments, frappe d’une atonie définitive l’âme qu’il a mortellement charmée.

Le héros du livre est à la fois raisonneur et analyste. S’aidant de Schopenhauer, il s’efforce de mettre sa mélancolie en système et de se faire illusion sur les causes de son humeur par un exposé didactique, qui démontre en toutes choses la cause nécessaire du mal. Cet apparat scientifique n’est qu’un semblant ; le pessimisme que décrit la Course à la Mort a d’autres origines qu’une conviction spéculative. Celui que ce livre nous confesse est atteint plus profondément que dans son intelligence ; il est malade de la volonté et de la sensibilité, il se sait vaguement frappé au centre de son être et s’entend à démêler dans la contemplation de sa ruine morale les plus secrets symptômes.

Il ne profère plus les plaintes d’il y a un demi-siècle, il n’accuse ni le monde, ni la société, ni la destinée. Il ne reproche pas aux hommes de ne point le comprendre, il rêve à peine de vivre une existence enfin fortunée, dans des siècles passés, en des contrées distantes. Après tous ses prédécesseurs il devine le premier que son mal est en lui et qu’aucune variation fortuite dans les circonstances ne l’en guérirait.

Sachant les hommes innocents de sa tristesse il consent à les plaindre de subir comme lui tout l’odieux d’une existence qu’il hait, et dont le console le seul et vain souci de se connaître.

L’impuissance de sa volonté, qui est la cause et le fond de son infortune, est par lui subtilement analysée ; il distingue le penchant à suppléer aux actes par de vagues rêves, sa dépravation morose qui le porte à se regarder faire dans le peu qu’il fait et à se rendre ainsi déplus en plus incapable de toute action spontanée ; enfin apparaît ce dernier symptôme de la décadence volitionnelle, la lassitude anticipée, le dégoût préventif qui détournent même de tout désir, de tout rêve-d’entreprise et bornent définitivement en son incapacité le malade et le moribond que M. Rod étudie : « Oui, le désir et le dégoût se touchent alors de si près qu’ils se confondent et ne font plus qu’un et je les sens qui me travaillent tous les deux à la fois. Ma chair encore frémissante des vrilles de celui-là, s’apaise dans le lit d’insomnies et de cauchemars où celui-là la pousse. Ma pensée en marche s’arrête soudain et recule meurtrie comme un bataillon décimé dans une embuscade, jusqu’aux retranchements du silence. Où est la force qu’une seconde j’avais sentie en moi ?.. A la fin le dégoût reste seul ; comme une ombre se mouvant dans une lueur très pâle, il grandit, il devient ruineux, il absorbe tout, le présent et l’avenir, ce qui est et ce qui pourrait être, il étend jusqu’à d’invisibles limites son envahissante obscurité et sa main pesante m’écrase dans ces ténèbres émanées de lui. »

De la volonté le mal s’étend aux émotions. Le pessimisme de M. Rod arrive à ce dernier repliement sur soi, où s’interrogeant sans cesse, oubliant de vivre à force de s’analvser, il en vient à ne plus être sûr de ses propres sentiments ; les désirs remuent à peine et s’étiolent, les passions deviennent circonspectes et douteuses. C’est une période d’une de ces équivoques et indécises amours qui donne au livre sa trame.

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Par son intrigue encore ce roman est original et se distingue surtout du Werther et de l’Obermann du commencement de ce siècle.

L’étrange héros de la Course à la Mort n’aime pas, on doute du moins qu’il aime et se sent douter, interroge sans cesse son pâle cœur, ne sait que résoudre et se résigne à son atonie. Il oscille et hésite ; il est des heures où les dernières ondes de son sang, les regards profonds de celle qui passe dans sa vie, lui font pressentir l’éclosion d’une forte et douloureuse passion ; puis ce qui tressaille en lui s’apaise, il se dissèque, il analyse en lui les derniers frémissements de son âme et la voit se calmer sous son introspection ; puis des paroles ordinaires de Cécile N…, un geste disgracieux le repoussent et, se souvenant de l’ancienne théorie de Schopenhauer sur l’amour, il pénètre à cette vue profonde et clairement conçue que c’est l’hostilité et non l’attrait qui règne entre les sexes. De plus douces émotions reviennent, il est ressaisi par le charme, enlacé par l’illusion, il veut vivre, se redresser, sortir de son suaire, mais il se butte de nouveau, s’arrête, ébauche un geste de renoncement et médite son impassibilité jusqu’à ce que la mort de Céline N.., vienne détruire ce vestige d’amour et résoudre les contradictions de son âme en une longue harmonie de regrets.

Que l’on observe combien cette nouvelle intrigue a été pressentie des jeunes romanciers.

Des livres de M. Huysmans où l’amour ne joue aucun rôle, et dont le dernier analyse un solitaire, à cet admirable roman de M. Albert Pinard, Madame X… qui est l’histoire de deux êtres dont aucun ne peut subjuguer l’autre en un aveu, d’autres œuvres encore affirment une nouvelle manière d’envisager les relations passionnelles qui diffèrent de celles des anciens romans en ce que la femme n’est plus l’être asservissant et dominateur que présentent les de Goncourt et Zola. Et si l’on joint à cette originalité fondamentale celle du faire, le style, qui n’est plus ni coloré, ni abandonné au rendu des choses visibles, mais abstrait et apte à figurer les faits de l’âme  des procédés qui ne sont pas la description, mais l’analyse psychologique et rapprochent ainsi la Course à la Mort des dernières œuvres de M. Bourget, on aperçoit combien le nouveau livre de M. Rod est significatif et actuel.

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Cette œuvre va de nouveau faire déplorer le pessimisme du temps.

Des gens aussi incompétents que M. Dionys Ordinaire vont disserter sur les tendances de la jeunesse et on en cherchera l’origine dans quelque chose d’aussi insignifiant que la politique.

Il convient peut-être de dire que la jeunesse littéraire est pessimiste comme le furent en 1830 les jeunes romantiques et en 1850 les réalistes, et plus tôt encore la pléiade des Parnassiens. Et si l’on veut remonter plus haut, si l’on réfléchit quel abîme sépare la littérature française de ce siècle de celle des époques passées, on trouvera au pessimisme contemporain assez d’ascendants pour se convaincre que la tristesse est l’essence même du nouvel art, et peut-être de tout art noble.

Ce pessimisme qui, certes, n’empêche pas les honnêtes gens de goûter les joies qu’ils peuvent avoir est la source de toutes nos œuvres magistrales ; il a évolué, de tapageur et théâtral qu’il était au début de la nouvelle période, à une phase plus calme et plus fière qui prête aux vers récents un chant plus intime et fournit à l’analyse des âmes plus profondes. Dans la représentation de ce mal — et quel livre intéressant n’est pas un peu pathologique — M. Rod est parvenu à montrer de nouvelles phases et de plus intimes déchirements.

Avec d’autres, il inaugure dans le roman, à côté de l’étude de l’amour, qui en restera la tâche et le prestige, l’étude de la haine qui commence à sourdre entre l’homme et la femme à une époque où ils aperçoivent l’antagonisme de leurs intérêts sociaux et devinent l’hostilité de leurs fonctions vitales.%220 %

Certains vers de la Justice de Sully Prud-homme commentant certaines pages de Darwin, sont la préface de cette nouvelle tendance. Il nous paraît intéressant de la signaler et d’en désigner les représentants.