(1874) Premiers lundis. Tome I « M. de Ségur. Mémoires, souvenirs et anecdotes. Tome II. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M. de Ségur. Mémoires, souvenirs et anecdotes. Tome II. »

M. de Ségur
Mémoires, souvenirs et anecdotes. Tome II.

Que reste-t-il de ce volume lorsqu’on l’a lu ? Ce qui reste d’une conversation spirituelle et facile qui nous a intéressés, quelques traits fugitifs comme elle, le plaisir d’y avoir assisté, et l’embarras de la reproduire. La causerie élégante de M. de Ségur se joue tour à tour sur des riens qu’elle relève, sur des sujets sérieux qu’elle égayé, ramène soigneusement toutes choses au ton de la bonne compagnie, et, à l’image de cette société passée qu’elle retrace, confondant le grave et le léger dans une même nuance d’agrément, n’offre qu’une superficie uniformément brillante et polie où il est difficile de rien saisir. L’analyse ici n’a pas de prise, elle n’est guère profitable ni convenable : pourtant essayons.

M. de Ségur, revenant de la guerre d’Amérique, débarque à Brest, et se met en route pour Paris. « J’avais pris sur mon habitation de Saint-Domingue et amené avec moi en France un jeune nègre nommé Aza, âgé de treize à quatorze ans. Étant descendu de voiture à quelques lieues de Brest, pour gravir une montagne assez longue, je le vois tout à coup sauter, danser, chanter, et rire aux éclats. « Quelle est donc, Aza, lui dis-je, la cause de ces folies ? » Alors le négrillon, continuant ses gambades, me dit, en me montrant avec sa main des paysans qui bêchaient un champ : « Maître-moi, maître-moi, mirez là-bas ; « li blancs travailler, travailler comme nous ! » » C’est là une anecdote telle qu’en aime M. de Ségur. Il l’assaisonne, ce qui semblerait superflu, d’une réflexion philosophique : il aime en effet la réflexion philosophique ; commune et usée ailleurs, elle garde encore quelque chose de distingué sous sa plume.

Puis vient une peinture de la cour et du ministère, alors dirigé par M. de Vergennes. Toujours fidèle à l’à-propos, M. de Ségur rappelle, au sujet de M. de Calonne, ancienne créature du duc d’Aiguillon, l’affaire La Chalotais et l’opinion publique qui en poursuivait encore les auteurs. Au milieu de tant d’illusions de gloire, de patriotisme et de science si unanimement partagées alors par la jeune noblesse, mais dont plusieurs depuis se sont si bien corrigés, il n’a garde d’oublier, à côté des ballons de Montgolfier, la baguette et les baquets de Mesmer. En convenant qu’il a été un de ses plus zélés disciples, et qu’il l’a été dans la compagnie de MM. Court de Gébelin, Olavidès, d’Eprémesnil, de Jaucourt, de Chastellux, de Choiseul-Gouffier, de La Fayette, et de bien d’autres encore, on croirait vraiment, ceci soit dit sans reproche, qu’en dépit des railleries des incrédules et même des siennes propres, M. de Ségur n’est pas complètement revenu de ce péché de jeunesse, et que son ancienne foi magnétique, non moins que sa foi politique, a résisté à la mode des conversions. « Mon dessein n’est pas d’entrer dans une discussion, dit-il ; mais il me suffira d’affirmer que j’ai vu, en assistant à un grand nombre d’expériences, des impressions et des effets très réels, très extraordinaires, dont la cause seulement ne m’a jamais été expliquée. » Sans nier que ces impressions et ces effets puissent être les résultats d’une imagination frappée, il demande si ce mot imagination est une réfutation bien péremptoire, et si au moins les savants et les philosophes ne devraient pas, par amour pour la vérité, méditer sur les causes de cette nouvelle et étrange propriété de l’imagination. Quoi qu’il en soit, l’engouement d’alors ne laisse pas d’être fort plaisant, M. de Ségur le sait bien, et nous en donne une preuve assez piquante. Un de ses amis, allant à Versailles, rencontre sur la route un homme qu’on portait sur un brancard. Saisi du désir de le soulager, il s’élance de voiture, en habit de bal, arrête le brancard, magnétise le patient, malgré des torrents de pluie, aux yeux des porteurs étonnés, et, quand, fatigué du peu de succès de sa ferveur, il les interroge sur la maladie du pauvre homme, il reçoit pour toute réponse : « Malade ! il n’est plus malade, monsieur ; car depuis trois jours il est mort ! »

Nommé ambassadeur en Russie, M. de Ségur quitta la France, et vit en passant Frédéric à Berlin. Il y vécut quelque temps dans l’intimité du prince Henri. Un jour, la conversation vint à tomber sur le partage de la Pologne, que M. de Ségur imputait à Catherine. Le prince Henri l’interrompit avec chaleur : « Ah ! pour le partage de la Pologne, l’impératrice n’en a pas l’honneur ; car je puis dire qu’il est mon ouvrage. » Et il se mit là-dessus à raconter comment lui était venue un matin cette heureuse idée de s’agrandir sans perdre de sang ni d’argent, comment il l’avait communiquée à Catherine, qui en fut frappée ainsi que d’un trait de lumière, et plus tard à son frère qui l’embrassa en le remerciant, et qu’aussitôt après cette officieuse confidence les négociations avaient commencé. A ces paroles, M. de Ségur, encore apprenti diplomate, ne put dissimuler un profond étonnement, dans lequel le prince ne vit peut-être qu’une admiration naïve. Et voilà donc quels sont les hommes, quand l’éducation et les institutions ne viennent pas au secours de leur faible nature ! Le prince Henri avait de grandes vertus ; ses lumières, son humanité, sa justice l’avaient popularisé en Europe, et, auprès de la gloire de Frédéric, la sienne, moins brillante, semblait incomparablement plus pure : et ce même prince, sans songer à mal, invente la plus odieuse des iniquités politiques ; à l’occasion, il en cause avec Catherine, il en cause avec son frère ; la partie s’arrange, il s’en félicite, et, dans sa retraite de philosophe, s’en berce comme d’un doux et beau souvenir !

En laissant Berlin, M. de Ségur traversa la Pologne, qui du moins alors, toute démembrée qu’elle était, avait encore un roi de sa nation sinon de son choix, roi gracieux mais faible, tel qu’est d’ordinaire le dernier roi d’un empire. Après de justes hommages rendus en passant à l’hospitalité polonaise, notre ambassadeur arrive enfin à Saint-Pétersbourg, et nous introduit avec lui à la cour de Catherine le Grand. Ici s’ouvre un épisode diplomatique, qui nous mène, à travers bien des anecdotes, des portraits et des intrigues, à la fin du volume et à un traité de commerce conclu le 11 janvier 1787 entre la France et la Russie. Ce succès fut en quelque sorte personnel pour M. de Ségur. Effacé à son arrivée par les ministres d’Angleterre et d’Allemagne, il dut à l’amitié du prince Potemkin et de Catherine une considération dont la faveur s’étendit jusque sur ses démarches politiques. Si quelque intérêt s’attache à cette négociation, il provient uniquement de l’extrême futilité des moyens qu’on y employa. La bizarrerie capricieuse du prince Potemkin fut le principal ressort de cette petite comédie. Il était grand questionneur, se piquant fort d’érudition, surtout en matière ecclésiastique. M. de Ségur le mettait adroitement sur son sujet favori, qui était l’origine et les causes du schisme grec, et l’entendant patiemment discourir pendant des heures entières sur les conciles œcuméniques, faisait chaque jour de nouveaux progrès dans sa confiance. Les autres personnages de la cour ne sont pas moins agréablement dessinés. En s’étendant un peu longuement sur ce séjour en Russie, M. de Ségur a cédé sans doute à plus d’un attrait ; là où lui-même a rencontré tant de plaisirs et de faveurs qu’il se plaît à redire, d’autres qui lui sont chers ont recueilli dans les dangers d’assez glorieux sujets à célébrer. Il y a dans ce rapprochement de famille de quoi faire naître plus d’une idée, et sur la différence des époques, et en particulier sur la différence des manières littéraires. En se rappelant les remarquables récits du fils, on apprécie mieux par comparaison les mérites qui recommandent ceux du père, la mesure parfaite du ton, ce style d’un choix si épuré, d’une aristocratie si légitime, et toute cette physionomie, si rare de nos jours, qui caractérise, dans les lettres, la postérité prête à s’éteindre, des Chesterfield, des Nivernais, des Boufflers.