(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXVIII » pp. 158-163
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXVIII » pp. 158-163

XXXVIII

lacordaire, henri v et chateaubriand. — mort de casimir delavigne. — nobles paroles de victor hugo sur sa tombe. — candidatures académiques. — tibère, tragédie de marie-joseph chénier au théatre-français. — article scandaleux de janin.

Je commence à bâtons rompus de petites nouvelles : —  L'abbé Lacordaire continue de prêcher l’Avent à Notre-Dame devant un auditoire immense. Il a mieux réussi les autres fois que la première ; il s’est relevé comme éloquence. Il est très-brillant, mais il manque de gravité et de vrai christianisme. Il flatte son auditoire, il fait des compliments à son siècle, il se dit le concitoyen de tout le monde, cite des vers en chaire, loue Chateaubriand en face (qui est là assis dans le banc d’œuvre) ; en un mot Lacordaire fait d’autant plus le mondain qu’il est dominicain. Il sent le besoin de se faire pardonner son habit. Cet habit de moine qui, au moyen âge, donnait de la liberté, en ôte aujourd’hui ; Lacordaire s’est gêné en s’encapuchonnant. En somme, il manque de la première des qualités du prédicateur et du prêtre, d’autorité. — Oh ! qu’un bon petit grain de Bourdaloue ferait bien mieux mon affaire !

— L'esclandre de Londres est fini ; cette petite expédition jacobite a jeté son feu ; dans quelques jours il n’en sera plus du tout question et on l’aura oubliée, sinon qu’il y aura un jour à la Chambre des députés quelque interpellation à MM. Berryer et consorts, qui s’empresseront de rapetisser leur voyage et d’en faire un acte de courtoisie et de fidélité toute privée. En attendant, les journaux du parti légitimiste vont se nourrir à satiété de ces souvenirs et en tirer les conséquences chimériques qui font leur ordinaire pâture.

Je vous avais dit à la date du 3 décembre : « mettez 400 pèlerins en tout et vous aurez le chiffre » ; depuis, ce chiffre a grossi ; quelques retardataires se sont émus et, comme on est badaud dans tous les temps, on s’est mis à vouloir faire le voyage de Londres puisque d’autres l’avaient fait. La moutonnerie et le point d’honneur ont peut-être porté le nombre à 800 : quel triomphe ! Quelle poignée de vainqueurs devant une population indifférente ou hostile de plus de trente millions d’hommes !

— Le grand événement littéraire a été la mort de Casimir Delavigne ; il a été unanimement regretté, et il était bien de voir si populaires et si solennelles les funérailles d’un homme qui n’avait été que poëte et n’avait voulu être que cela. C'est peut-être là le trait qui l’honore le plus, dans sa carrière si bien remplie et si noblement parcourue. Honoré sous la Restauration de l’amitié du duc d’Orléans, estimé de tous, poëte politique le plus en faveur dans les classes moyennes, il n’a rien pris pour lui au moment du triomphe ; il a continué de cultiver les lettres et n’a pas changé de théâtre. S'il l’avait désiré, nul doute que la Chambre des pairs ne se fût ouverte pour lui. Il n’était pas très-riche, et une jolie pièce (insérée dans les Débats et le Siècle de dimanche dernier) apprend qu’il avait été obligé de vendre une campagne appelée la Madeleine, à laquelle il tenait. Quand on lui demandait si, pour la tant regretter, cette campagne lui rapportait beaucoup, il répondait : « Elle me rapportait… des vers. » — Il avait épousé, il y a quelques années, une dame d’honneur de la reine Hortense, et vivait fort en famille, allant très-peu dans le monde. — Victor Hugo a trouvé d’éloquentes paroles sur la tombe de son rival, et lui-même il a eu le droit de rappeler avec sentiment le coup qui venait de le frapper30. Ces paroles de Victor Hugo ont été accueillies de tous comme elles le méritaient ; et elles ont ajouté à la consécration funèbre de ce jour. Hugo se trouve en ce moment ce qu’on appelle directeur de l’Académie ; c’est-à-dire le président élu pour le trimestre qui finit. Ce sera lui qui naturellement sera chargé de répondre au successeur de Casimir Delavigne à l’Académie et qui devra encore une fois apprécier les titres du poëte dramatique qu’on lui a si souvent opposé. Nous-même nous y reviendrons alors31.

La mort de Casimir Delavigne fait, avec celle de M. Campenon, une seconde vacance à l’Académie française. M. Campenon, mort il y a un mois environ, n’était qu’un poëte gracieux de l’école de Delille, et un homme de goût, né à la Guadeloupe et paresseux comme un créole. Il a écrit un petit poëme, la Maison des champs, et aussi l’Enfant prodigue, espèce d’idylle biblique. Les ambitions littéraires sont vivement excitées par ces deux vacances à l’Académie dont les fauteuils deviennent de plus en plus recherchés. On cite parmi les candidats MM. Saint-Marc-Girardin, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Émile Deschamps et beaucoup d’autres. M. Vatout, député, directeur des Bibliothèques du roi, et auteur d’une Histoire des Châteaux royaux, est aussi fort en instance ; il est homme d’esprit et joyeux convive (good fellow) plutôt que littérateur ; ce ne serait pas une raison pour qu’il ne réussît pas. Parmi les candidatures non sérieuses, il s’en trouve toujours quelques-unes de singulières et d’inexplicables. On cite un M. Dumolard qui s’intitule le doyen des auteurs dramatiques et qui va faire ses visites en disant (comme au reste le disent tous les candidats) : « Je ne me présente que parce que mes amis m’y forcent : mais qu’y faire ? j’ai là mon armée derrière moi, et il me faut marcher. » — Les brigues auxquelles il est presque nécessaire de se livrer pour quiconque aspire au fauteuil académique, paraissent devenir de plus en plus exigeantes et onéreuses à mesure que les habitudes politiques et parlementaires pénètrent jusque dans la littérature. Il serait temps qu’au sein de l’Académie quelque Caton le Censeur se levât et proposât à cet égard un règlement pour tempérer ce luxe d’obsessions qui est tout propre à décourager le mérite modeste.

— On a donné au Théâtre-Français Tibère, tragédie de Marie-Joseph Chénier, qui n’avait jamais pu être représentée jusqu’ici. C'est une étude mâle et sévère de Tacite ; les défauts de sécheresse et de déclamation n’empêchent pas cette œuvre d’être une des plus remarquables de l’ancienne école. Janin dans son feuilleton (du lundi 18) en a parlé avec une légèreté scandaleuse, en prodiguant l’insulte à l’un des hommes les plus distingués de la littérature d’alors. Marie-Joseph Chénier a eu sans doute un caractère difficile, irritable ; il a cédé parfois à de mauvaises passions, il a traversé une époque orageuse et souillée en y payant trop largement son tribut. Mais il avait une véritable énergie, des portions généreuses, un talent qui allait s’épurant avec les années : ç'a été le plus brillant et le plus ferme des disciples directs de Voltaire. Son Épître à ce dernier, sa Promenade à Saint-Cloud, sont des pièces qu’on relira toujours. Quant à cette banale accusation d’avoir trempé dans la mort de son frère André, il serait temps de laisser une si odieuse calomnie. Venir lapider sans cesse Marie-Joseph avec les ossements d’André, c’est violer soi-même la piété qu’on doit aux morts, et prendre plaisir à ce sacrilége qu’on fait mine d’exécrer.

— Le sixième volume de l’Histoire de France de Michelet a paru ; il contient le récit de la lutte entre Louis XI et Charles le Téméraire. Cela regarde directement les Suisses. La manière de voir de M. de Gingins n’y est pas accueillie, bien que Michelet en tienne compte. Ce volume a l’air d’un des meilleurs de l’ouvrage.

— Il a paru également un ouvrage sur les Rapports de la littérature française avec la littérature espagnole (2 vol. in-8°), par M. de Puibusque, ouvrage qui a obtenu un des prix que décerne l’Académie française ; c’est une monographie curieuse et une sorte de dissection particulière et savamment poussée. L'inconvénient de ces sortes de travaux est de trop abonder dans un sens et de voir partout des ressemblances et des influences au lieu de s’en tenir aux seuls courants généraux, les seuls après tout qui agissent un peu grandement. Mais il est toujours temps de revenir à ce point de vue plus vrai après qu’on a profité en détail avec son auteur.

— Les Chambres vont s’ouvrir avec l’année ; les retardataires qui prolongent le séjour de la campagne jusque bien avant en décembre arrivent en foule et se multiplient avec rapidité pour réparer le temps perdu. Ajoutez le mouvement du jour de l’an ; jamais le courant à cette entrée du détroit n’aura paru plus tourbillonnant ni plus tumultueux. Et pourtant il n’y a rien au fond de tout cela que ce bruit même.