(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »
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(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Jean-Baptiste Rousseau

Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgrâces et survivait à ce qu’on a bien voulu appeler son siècle. Les grands écrivains comme les grands généraux avaient presque tous disparu. On perdait des batailles en Flandre ; on donnait droit de préséance aux bâtards légitimés sur les ducs ; on applaudissait Campistron. C’est précisément alors, si l’on en croit un bruit assez généralement répandu depuis une centaine d’années, que commença de briller un poëte illustre, notre grand lyrique, comme disent encore quelques-uns. Né en 1669 ou 70 à Paris, d’un père cordonnier, qu’il renia plus tard, ou qu’au moins il aurait certainement troqué très-volontiers contre un autre, Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l’envie de sortir d’une si basse condition. On ne sait trop comment se passèrent ses premières années ; il s’est bien gardé d’en parler jamais, et il paraît s’être expressément interdit, comme une honte, tout souvenir d’enfance ; c’était mal imiter Horace pour le début. Rousseau se destinait pourtant à la poésie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et reçut de lui des conseils et des traditions. Il s’insinua auprès de grands seigneurs qui le protégèrent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux, Chamillart, Tallard, et fut même attaché à ce dernier dans l’ambassade d’Angleterre. Il avait vu à Londres Saint-Évremond ; à Paris, il était des familiers du Temple, des habitués du café Laurens ; il s’essayait au théâtre par de froides comédies ; il paraphrasait les psaumes que le maréchal de Noailles lui commandait pour la cour, et composait pour la ville d’obscènes épigrammes, qu’il appelait les Gloria Patri de ses psaumes. Son existence littéraire, comme on voit, ne laissait pas de devenir considérable : il était membre de l’Académie des Inscriptions ; l’opinion le désignait pour l’Académie française, comme héritier présomptif de Boileau. En un mot, tout annonçait à J.-B. Rousseau qu’il allait, durant quelques années, tenir un des premiers rangs, le premier rang peut-être !… dans les cercles littéraires, entre La Motte, Crébillon, La Fosse, Duché, La Grange-Chancel, Saurin, de l’Académie des Sciences, et autres. Tout cela se passait vers 1710.

Mais, comme nous l’avons déjà indiqué, et comme il le dit lui-même avec une élégance parfaite, il s’était accoquiné à la hantise du café Laurens ; c’était rue Dauphine, non loin du Théâtre-Français, qui de la rue Guénégaud avait passé dans celle des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Les établissements de l’espèce des cafés ne dataient guère que de ces années-là, et remplaçaient avantageusement pour les auteurs et gens de lettres le cabaret, où s’étaient encore enivrés sans vergogne Chapelle et Boileau. Le café n’avait pas passé de mode, malgré la prédiction de madame de Sévigné ; bien au contraire, il devait exercer une assez grande influence sur le xviiie  siècle, sur cette époque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve artificielle, d’enthousiasme après quatre heures du soir ; j’en prends à témoin Voltaire et son amour du Moka. Ce café de la veuve Laurens était donc une espèce de café Procope du temps ; on y politiquait ; on y jugeait la pièce nouvelle ; on s’y récitait à l’oreille l’épigramme de Gacon sur l’Athénaïs de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en réponse aux critiques de M. Le Noble ; on y comparait la musique de Lulli et celle de Campra. Or, Rousseau, après quelques essais lyriques peu goûtés, avait donné en 1696, au Théâtre-Français, la comédie du Flatteur, qui n’avait eu qu’un demi-succès, et en 1700, le Capricieux, qui réussit encore moins. Il s’en prit de sa disgrâce aux habitués du café et les chansonna dans de grossiers couplets à rimes riches, ce qui le fit aussitôt reconnaître. On peut juger du scandale. Rousseau se désaccoquina du café et désavoua les couplets dans le monde ; mais on en parlait toujours ; de temps à autre de nouveaux couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes ; cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siècle. Enfin, en 1710, quelques derniers couplets, si infâmes qu’on doit les croire fabriqués à dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble à l’indignation. Rousseau, non content de s’en laver, les imputa à Saurin ; de là procès en diffamation et en calomnie, arrêt du Parlement en 1712, et bannissement de Rousseau à perpétuité hors du royaume.

Jean-Baptiste avait quarante-deux ans ; quelque long que fût alors le noviciat des poëtes, son éducation lyrique devait être achevée. Il avait déjà composé quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en composait aussi, n’avait pas peu contribué, sans doute, à déterminer sa vocation laborieuse et tardive. Qu’est-ce donc qu’un poëte lyrique ? Avec sa nature d’esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il prétendre à l’être ? pouvait-il s’en rencontrer un, vers 1710 ?

Un poëte lyrique, c’est une âme à nu qui passe et chante au milieu du monde ; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons où elle est montée, cette âme peut rendre bien des espèces de sons. Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et la vertu ne sont toujours qu’une même chose, et que le plus adroit à la lutte, le plus rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, décernera au milieu d’une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs ; il dira les noms des coursiers et s’ils sont de race généreuse ; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et réclamera les couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d’or. Il sera lyrique aussi, bien qu’avec moins de grandeur et de gloire, celui qui, vivant dans les loisirs de l’abondance et à la cour des tyrans, chantera les délices gracieuses de la vie et les pensées tristes qui viendront parfois l’effleurer dans les plaisirs. Et à toutes les époques de trouble et de renouvellement, quiconque, témoin des orages politiques, en saisira par quelque côté le sens profond, la loi sublime, et répondra à chaque accident aveugle par un écho intelligent et sonore ; ou quiconque, en ces jours de révolution et d’ébranlement, se recueillera en lui-même et s’y fera un monde à part, un monde poétique de sentiments et d’idées, d’ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste ou serein, de consolation ou de désespoir, ciel, chaos ou enfer ; ceux-là encore seront lyriques, et prendront place entre le petit nombre dont se souvient l’humanité et dont elle adore les noms. Nous voilà bien loin de Jean-Baptiste ; il n’a rien été de tout cela. Fils honteux de son père, sans enfance, vain, malicieux, clandestin, obscène en propos, de vie équivoque, ballotté des cafés aux antichambres, il eût été bon peut-être à donner quelques jolies chansons au Temple, s’il avait eu plus de sensibilité, de naturel et de mollesse. On lui a fait honneur, et Chaulieu l’a félicité agréablement, d’avoir refusé une place dans les Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart ; mais ce refus nous semble moins tenir à des principes d’honorable indépendance, qu’au goût qu’avait Rousseau pour la vie de Paris et les tripots littéraires. Sans dire positivement qu’il fût un malhonnête homme, sans trancher ici la question restée indécise des derniers couplets, on peut affirmer que ce fut un cœur bas, un caractère louche, tracassier, né pour la domesticité des grands seigneurs ; avec cela, nul génie, peu d’esprit, tout en métier. Quand il eut quitté la France en 1712, et durant les trente années dignes de pitié qui succédèrent aux trente années dignes d’envie, Rousseau, successivement protégé du comte du Luc, du prince Eugène, du duc d’Aremberg, dut travailler sur lui-même pour mériter ces faveurs dont il vivait et rétablir sa réputation compromise. Dans l’insignifiante correspondance qu’il entretenait avec d’Olivet, Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand étalage de principes religieux, moraux, et un caractère anti-philosophique très-prononcé. En supposant cette conversion sincère, on s’étonne que Rousseau n’ait pas plus tiré parti pour sa poésie de cette nature de sentiments ; c’était peut-être en effet la seule corde lyrique qui fût capable de vibrer en ces temps-là. Les événements extérieurs dégoûtaient par leur petitesse et leur pauvreté ; la guerre se faisait misérablement et même sans l’éclat des désastres ; les querelles religieuses étaient sottes, criardes, sans éloquence, quoique persécutrices ; les mœurs, infâmes et platement hideuses : c’était une société et un trône sourdement en proie aux vers et à la pourriture. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que l’ordre ancien dépérissait, que la religion était en péril, et qu’on se précipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voilà ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les débris du dernier règne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire d’hypothèse gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siècle ne comporte, on conçoit, ce me semble, dans cette atmosphère de souvenirs et d’affections, une âme tendre, chaste, austère, effrayée de la contagion croissante et du débordement philosophique, fidèle au culte de la monarchie de Louis XIV, assez éclairée pour dégager la religion du jansénisme, et cette âme, alarmée, avant l’orage, de pressentiments douloureux, et gémissant avec une douceur triste ; quelque chose en un mot comme Louis Racine, d’aussi honnête, et de plus fort en talent et en lumières. Rousseau manqua à cette mission, dont il n’était pas digne. Il avait reçu comme une lettre morte les traditions du règne qui finissait ; il s’y attacha obstinément ; ses antipathies littéraires et sa jalousie contre les talents rivaux l’y repoussèrent chaque jour de plus en plus ; il tint pour le dernier siècle, parce que le petit Arouet était du nouveau. Dans les poésies à la mode, il était bien plus choqué des mauvaises rimes que du mauvais goût et des mauvais principes. De la sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passé non plus que du présent ; son esprit était le plus terne des miroirs ; rien ne s’y peignait, il ne réfléchit rien ; sans originalité, sans vue intime ou même finement superficielle, sans vivacité de souvenirs, aussi loin des chœurs d’Esther que des vers datés de Philisbourg, tenant tout juste au siècle de Louis XIV par l’Ode sur Namur, ce fut le moins lyrique de tous les hommes à la moins lyrique de toutes les époques.

Avec un auteur aussi peu naïf que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de labeur et rien d’inspiration, il n’est pas inutile de rechercher, avant l’examen des œuvres, quelles furent les idées d’après lesquelles il se dirigea, et de constater sa critique et sa poétique. Deux mots suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un des dévots empressés de feu Despréaux, espèce de courtier littéraire, qui caressait les illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et faire collection de leurs lettres, s’était lourdement avisé, en écrivant à Rousseau, de lui signaler, comme une découverte, dans l’Ode à la Fortune, un passage qui semblait imité de Lucrèce. Là-dessus Rousseau lui répondit : « Il est vrai, monsieur, et vous l’avez bien remarqué, que j’ai eu en vue le passage de Lucrèce, quò magis in dubiis, etc., dans la strophe que vous me citez de mon Ode à la Fortune ; et je vous avoue, puisque vous approuvez la manière dont je me suis approprié la pensée de cet ancien, que je m’en sais meilleur gré que si j’en étois l’auteur, par la raison que c’est l’expression seule qui fait le poëte, et non la pensée, qui appartient au philosophe et à l’orateur, comme à lui. » L’aveu est formel ; on conçoit maintenant que Saurin ait dit qu’il ne regardait Rousseau que comme le premier entre les plagiaires. Les jugements et les lectures de Rousseau répondaient à une aussi forte poétique ; c’est de finesse surtout qu’il manque. Il aime et admire Regnier, mais il le range après Malherbe, et trouve qu’il ne lui a manqué que le bonheur de naître sous le règne de Louis le Grand. Il appelle Gresset un génie supérieur, et ne le chicane que sur ses rimes : Des Fontaines se croit obligé de l’avertir que c’est aller un peu trop loin. Il ne voit rien de plus élevé ni de plus rempli de fureur et de sublime que les vers de Duché, ce qui ne l’empêche pas d’écrire à propos de M. de Monchesnay : « Je ne connois que lui (M. de Monchesnay !) présentement (1716), qui sache faire des vers marqués au bon coin. » Au même moment, il traite l’auteur du Diable boiteux comme un faquin du plus bas étage : « L’auteur, écrit-il, ne pouvoit mieux faire que s’associer avec des danseurs de corde : son génie est dans sa véritable sphère. » Réfugié à Bruxelles en 1724, il prie son ami l’abbé d’Olivet de lui envoyer un paquet de tragédies ; en voici la liste : elle serait plus complète et plus piquante, si Rotrou ne s’y trouvait pas :

Venceslas, de Rotrou ;
Cléopâtre, de La Chapelle ;
Géta, de Péchantré ;
Andronic, Tiridate, de Campistron ;
Polyxène, Manlius, Thésée, de La Fosse ;
Absalon, de Duché.

Je me suis trompé en disant que Rousseau ne s’inquiétait jamais de l’idée ; il a fait une ode sur les Divinités poétiques, dans laquelle est exposé en style barbare un système d’allégorisation qui ne va à rien moins qu’à mettre Bellone pour la guerre, Tisiphone pour la peur. Le plus plaisant, c’est que pour cette démonstration esthétique, comme on dirait aujourd’hui, il s’est imaginé de recourir à l’ombre d’Alcée :

Je la vois ; c’est l’Ombre d’Alcée
Qui me la découvre à l’instant,
Et qui déjà, d’un œil content,
Dévoile à ma vue empressée
Ces déités d’adoption,
Synonymes de la pensée,
Symboles de l’abstraction.

Alcée se met donc à chanter en ces termes :

Des sociétés temporelles
Le premier lien est la voix,
Qu’en divers sons l’homme, à son choix,
Modifie et fléchit pour elles ;
Signes communs et naturels,
Où les âmes incorporelles
Se tracent aux sens corporels.

Rousseau avait probablement attrapé ces lambeaux de métaphysique, sinon dans le commerce d’Alcée, du moins dans les livres ou les conversations de son ami M. de Crousaz. Il y tenait au reste beaucoup plus qu’on ne croirait. Ses odes en sont chamarrées ; et ses allégories, qu’il estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme la mise en œuvre et le résultat direct du système.

Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux œuvres de Jean-Baptiste : nous laisserons de côté son théâtre, et puisque nous avons nommé ses allégories, nous les frapperons tout d’abord. Le fantastique au xviiie  siècle, en France, avait dégénéré dans tous les arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de terrible qu’il était au Moyen-Age et à la Renaissance, il était devenu froid, lourd et superficiel ; on le tourmentait comme une énigme, parce qu’on ne l’entendait plus à demi-mot. Le fantastique en effet n’est autre chose qu’une folle réminiscence, une charmante étourderie, un caprice étincelant, quelquefois un effroyable éclair sur un front serein ; c’est un jeu à la surface dont l’invisible ressort gît au plus profond de l’âme de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette âme se ralentissent et se perdent ; que ce jeu de physionomie devienne calculé et de pure convenance ; qu’on sourie, qu’on éclate, qu’on grimace, qu’on fasse la folle à tout propos, et voilà la Muse devenue une femme à la mode, sotte, minaudière, insupportable ; c’est à peu près ce qui arriva de l’art au xviiie  siècle. Le fantastique surtout, cette portion la plus délicate et la plus insaisissable, y fut méconnu et défiguré. On eut les Amours de Boucher ; on eut des oves et des volutes, au lieu d’acanthes et d’arabesques de toutes formes : on eut les Bijoux indiscrets, les métamorphoses de la Pucelle, l’Écumoir, le Sopha, et ces contes de Voisenon où des hommes et des femmes sont changés en anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu la grâce frivole d’Hamilton ; mais on n’était pas moins éloigné alors de l’Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut rendre encore cette justice à J.-B. Rousseau, qu’à la moins fantastique de toutes les époques, il a été le moins fantastique de tous les hommes. Ses allégories sont jugées tout d’une voix : baroques, métaphysiques, sophistiquées, sèches, inextricables, nul défaut n’y manque. Nous renvoyons à Torticolis, à la Grotte de Merlin, au Masque de Laverne, à Morosophie ; lise et comprenne qui pourra ! Le style est d’un langage marotique hérissé de grec, et qu’on croirait forgé à l’enclume de Chapelain ; on ne sait pas où les prendre, et j’en dirais volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c’est un fagot d’épines.

Mais les odes, mais les cantates, voilà les vrais titres, les titres immortels de Rousseau à la gloire ! Patience, nous y arrivons. — Les odes sont, ou sacrées, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la Bible, quand on a comparé au texte des prophètes les paraphrases de Jean-Baptiste, on s’étonne peu qu’en taillant dans ce sublime éternel, il en ait quelquefois détaché en lambeaux du grave et du noble ; et l’on admire bien plutôt qu’il ait si souvent affaibli, méconnu, remplacé les beautés suprêmes qu’il avait sous la main. A prendre en effet la plus renommée de ses imitations, celle du Cantique d’Ézéchias, qu’y voit-on ? Ici, la critique de détail est indispensable, et j’en demande pardon au lecteur. Rousseau dit :

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchois à mon couchant.
La Mort déployant ses ailes
Couvroit d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis,
Et dans cette nuit funeste
Je cherchois en vain le reste
De mes jours évanouis.
Grand Dieu, votre main réclame
Les dons que j’en ai reçus ;
Elle vient couper la trame
Des jours qu’elle m’a tissus :
Mon dernier soleil se lève,
Et votre souffle m’enlève
De la terre des vivants,
Comme la feuille séchée,
Qui, de sa tige arrachée,
Devient le jouet des vents.

Les quatre premiers vers de la première strophe sont bien, et les six derniers passables grâce à l’harmonie, quoiqu’un peu vides et chargés de mots ; mais il fallait tenir compte du verset si touchant d’Isaïe : « Hélas ! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans le séjour des vivants ! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec moi la terre ! » Ne plus voir les autres hommes, ses frères en douleurs, voilà ce qui afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible et commune, excepté les trois vers du milieu ; à la place de cette trame usée qu’on voit partout, il y a dans le texte : « Le tissu de ma vie a été tranché comme la trame du tisserand. » Qu’est devenu ce tisserand auquel est comparé le Seigneur ? Au lieu de la feuille séchée, le texte donne : « Mon pèlerinage est fini ; il a été emporté comme la tente du pasteur. » Qu’est devenue cette tente du désert, disparue du soir au matin, et si pareille à la vie ? Et plus loin :

Comme un lion plein de rage
Le mal a brisé mes os ;
Le tombeau m’ouvre un passage
Dans ses lugubres cachots.
Victime foible et tremblante,
A cette image sanglante
Je soupire nuit et jour,
Et, dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous la griffe du vautour.

Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans le texte : « Je criais vers vous comme les petits de l’hirondelle, et je gémissais comme la colombe. » On voit que Rousseau a précisément laissé de côté ce qu’il y a de plus neuf et de plus marqué dans l’original. Et pourtant il aurait dû, ce semble, comprendre la force de ce cantique si rempli d’une pieuse tristesse, l’homme malheureux, et peut-être coupable, que Dieu avait frappé à son midi, et qui avait besoin de retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre temps, auprès de nous, un grand poëte s’est inspiré aussi du Cantique d’Ézéchias ; lui aussi il a demandé grâce sous la verge de Dieu, et s’est écrié en gémissant :

Tous les jours sont à toi : que t’importe leur nombre ?
Tu dis : le temps se hâte, ou revient sur ses pas.
Eh ! n’es-tu pas Celui qui fis reculer l’ombre
Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ?

Voilà comment on égale les prophètes sans les paraphraser ; qu’on relise la quatorzième des secondes Méditations ; qu’on relise en même temps dans les premières le dithyrambe intitulé Poésie sacrée, et qu’on le compare avec l’Épode du premier livre de Jean-Baptiste.

L’ode politique n’a aucun caractère dans Rousseau : il en partage la faute avec les événements et les hommes qu’il célèbre. La naissance du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des Suisses en 1712, l’armement des Turcs contre Venise en 171533, la bataille même de Péterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins d’importance, mais n’en a presque aucune aux yeux de la postérité. Le poëte a beau se démener, se commander l’enthousiasme, se provoquer au délire, il en est pour ses frais, et l’on rit de l’entendre, à la mort du prince de Conti, s’écrier dans le pindarisme de ses regrets :

Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée,
De ce prince chéri déplore le trépas,
Approchez, et voyez quelle est la destinée
Des grandeurs d’ici-bas.

De nos jours, si féconds en grands événements et en grands hommes, il en est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts de princes et de rois ont été d’éclatantes leçons, de merveilleux compléments de fortune, des chutes ou des résurrections d’antiques dynasties, de magnifiques symboles des destinées sociales. De telles choses ont suscité le poëte qui les devait célébrer ; l’ode politique a été véritablement fondée en France ; les Funérailles de Louis XVIII en sont le chef-d’œuvre.

Rousseau ne s’est pas contenté de mettre du pindarisme extérieur et de l’enthousiasme à froid dans ses odes politiques, pour tâcher d’en réchauffer les sujets : il a porté ces habitudes d’écolier jusque dans les pièces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade ; Rousseau en est touché ; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence, rien de mieux ; c’était matière à des vers sentis et touchants ; mais Rousseau aime bien mieux déterrer dans Pindare une ode à Hiéron, roi de Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Phérénicus, n’a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. Là les digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles et à leur place. Rousseau calque le dessein de la pièce et tâche d’en reproduire le mouvement. Dès le début, il voudrait nous faire croire qu’il est en lutte avec le génie comme avec Protée ; mais tout cet attirail convenu de regard furieux, de ministre terrible, de souffle invincible, de tête échevelée, de sainte manie, d’assaut victorieux, de joug impérieux, ne trompe pas le lecteur, et le soi-disant inspiré ressemble trop à ces faux braves qui, après s’être frotté le visage et ébouriffé la perruque, se prétendent échappés avec honneur d’une rencontre périlleuse. Puis vient la comparaison avec Orphée et la prière aux trois sœurs filandières pour le comte du Luc ; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe, d’ordinaire peu favorable à Jean-Baptiste, mais attendri cette fois comme Pluton, a jugées tout à fait dignes d’Orphée. Par malheur, ce qui glace aussitôt, c’est que le moderne Orphée nous raconte que

… jamais sous les yeux de l’auguste Cybèle
La terre ne fit naître un plus parfait modèle
Entre les dieux mortels

que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poëte avec l’abeille, vers la fin de la pièce, est empruntée et affaiblie d’Horace. Quant à l’harmonie tant vantée de ce simulacre d’ode, elle n’est que celle du mètre que Rousseau emploie, qu’il n’a pas inventé, et dont il ne tire jamais tout le parti possible. Rousseau n’invente rien : il s’en tient aux strophes de Malherbe ; il n’a pas le génie de construction rythmique. S’il rime avec soin, c’est presque toujours aux dépens du sens et de la précision ; la rime ne lui donne jamais l’image, comme il arrive aux vrais poëtes ; mais elle l’induit en dépense d’épithètes et de périphrases. Félicitons-le pourtant d’avoir, avec Piron, La Faye, et quelques autres, protesté contre les déplorables violations de forme prêchées par La Motte et autorisées par Voltaire34.

Les cantates de Rousseau jouissent encore d’une certaine réputation ; celle de Circé, en particulier, passe pour un beau morceau de poésie musicale. Elle nous paraît, à nous, exactement comparable pour l’harmonie à un chœur médiocre de libretto. Nul rhythme, nulle science même dans ces petits vers si célèbres, et où fourmillent les banalités de redoutable, formidable, effroyable, de terreur, fureur et horreur. Le caractère de la magicienne est aussi celui d’une Circé ou d’une Médée d’opéra ; elle ne ressemble pas même à Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frénésies dont Quinault a donné recette. Jean-Baptiste avait probablement oublié de relire le dixième livre de l’Odyssée, ou même, s’il l’avait relu, il y aurait saisi peu de chose ; car il manquait du sentiment des époques et des poésies, et s’il mêlait sans scrupule Orphée et Protée avec le comte de Luc, Flore et Cérès avec le comte de Zinzindorf, il n’hésitait pas non plus à madrigaliser l’antiquité, et à marier Danchet et Homère. Depuis qu’on a le Mendiant et l’Aveugle d’André Chénier, on comprend ce que pourrait être une Circé, et il n’est plus permis de citer celle de Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.

Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie ; pour bien écrire, il suffit d’une certaine dose de sens, d’imagination et de goût. Boileau en est la preuve : il imite, il traduit, il arrange à chaque instant les idées et les expressions des anciens ; mais tous ces larcins divers sont artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est propre : son style a une couleur, une texture ; Boileau est bon écrivain en vers. Le style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame. Cette strophe commence avec éclat, puis finit en détonnant ; cette métaphore qui promettait avorte ; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l’argent plaqué sur de l’étain. C’est que ce brillant et ce beau appartiennent tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine : Rousseau s’en est emparé comme un rhétoricien fait d’une bonne expression qu’il place à toute force dans le prochain discours. Ce qui est bien de lui, c’est le prosaïque, le commun, la déclamation à vide, ou encore le mauvais goût, comme les livrées de Vertumne et les haleines qui fondent l’écorce des eaux. A vrai dire, le style de Rousseau n’existe pas.

Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère ; nous la préciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin d’Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le Cantique d’Ézéchias, l’Ode au comte du Luc et la Cantate de Circé, ou l’équivalent, après avoir jeté un coup d’œil sur les trois chefs-d’œuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait à part soi : « Ce jeune homme n’est pas dénué d’habitude pour les vers ; il a déjà dû en brûler beaucoup ; il sent assez bien l’harmonie de détail, mais sa strophe est pesante et son vers symétrique. Son style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d’images, peu de consistance, nulle originalité ; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. Le pire, c’est que l’auteur manque d’idées et qu’il se traîne pour en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car, le génie n’y étant pas, il ne fera passablement qu’à force d’étude. » Et là-dessus, tout haut on l’encouragerait fort, et tout bas on n’en espérerait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau ? Il a aiguisé une trentaine d’épigrammes en style marotique, assez obscènes et laborieusement naïves ; c’est à peu près ce qui reste aussi de Mellin de Saint-Gelais35.

Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon, du nom de grand par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa réputation à mesure que la gloire de son rival s’était affermie et que les principes philosophiques avaient triomphé ; il avait été même assez sévèrement apprécié par la Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu’au commencement de ce siècle d’ardents et généreux athlètes ont rouvert l’arène lyrique et l’ont remplie de luttes encore inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les époques, a ramené Rousseau en avant sur la scène littéraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains : on a redoré sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui, et l’eût appelé notre grand lyrique. C’est cette tactique peu digne, quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité franche et sans réserve. Si nous avions trouvé le nom de Jean-Baptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions gardé d’y porter si rudement la main ; ses malheurs seuls nous eussent désarmé tout d’abord, et nous l’eussions laissé sans trouble à son rang, non loin de Piron, de Gresset et de tant d’autres, qui certes le valaient bien.

Cet article, dont le ton n’est pas celui des précédents ni des suivants, et dont l’auteur aujourd’hui désavoue entièrement l’amertume blessante, a été reproduit ici comme pamphlet propre à donner idée du paroxysme littéraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n’est guère après tout que celui qu’a porté Vauvenargues (Je ne sais si Rousseau a surpassé Horace et Pindare dans ses odes : s’il les a surpassés, j’en conclus que l’ode est un mauvais genre, etc., etc.), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau montra jusqu’au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation. Quels qu’aient été sa conduite secrète, ses nouveaux tracas à l’étranger, sa brouille avec le prince Eugène, etc., etc., il demeura digne à l’article du bannissement. Sa correspondance durant ce temps d’exil avec Rollin, Racine fils, Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties qui recommandent son goût et qui tendent à relever son caractère. Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant écrits depuis cette date fatale) semblent même s’inspirer du sentiment énergique qu’il a de sa propre innocence : « Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l’innocent, etc. », et plusieurs semblables endroits. Il est fâcheux que, non content de protester pour lui, il ait persisté à incriminer les autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l’Éloge de Rollin par de Boze). A le juger impartialement, on conçoit que l’abbé d’Olivet et d’autres contemporains de mérite, sous l’influence et l’illusion de l’amitié, aient pu dire, en parlant de lui, l’illustre malheureux. On doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu’ils aient plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses Pièces curieuses sur Rousseau. — Contradiction des jugements humains, même chez les plus compétents ! la première fois que j’eus l’honneur d’être présenté à M. de Chateaubriand, il me reprit tout d’abord sur cet article ; la première fois que j’eus l’honneur de voir M. Royer-Collard, tout d’abord il m’en félicita.