Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet15
M. Michelet poursuit sans relâche, à travers les récréations d’histoire naturelle qui le délassent plutôt qu’elles ne le détournent, la série des études qui ont pour objet de continuer et de compléter les premiers volumes de son Histoire de France, commencée▶ en 1833, interrompue en 1844, et qui doivent bientôt la rejoindre à son Histoire de la Révolution, conçue et composée depuis lors dans le feu des agitations sociales et des tempêtes civiles. Il comble ainsi l’intervalle entre les diverses parties de son monument. En se remettant à ce travail ancien et en reprenant les choses où il les avait laissées, à dater du xvie siècle, l’historien a un peu changé de méthode et d’allure. On sent l’homme pressé. Non pas qu’il étudie moins, qu’il possède et pénètre moins ses sujets ; mais, dans les nombreux volumes qui se succèdent, sa manière est non-seulement rapide » mais hachée, saccadée ; sa marche est haletante et comme fébrile. La narration, proprement dite, qui n’a jamais été son fort, est presque toute sacrifiée. Ne cherchez point de chaussée historique, bien cimentée, solide et continue : le parti pris des points de vue absolus domine ; on court avec lui sur des cimes, sur des pics, sur des aiguilles de granit, qu’il se choisit comme à plaisir pour en faire ses belvédères. On saute de clocher en clocher. Il semble s’être proposé une gageure impossible et qu’il a pourtant tenue, d’écrire l’histoire avec une suite d’éclairs.
Je ne ferai ici ni la critique ni l’éloge de cette manière historique, la plus éloignée, je l’avoue, de mes goûts et de mes habitudes : qu’il me suffise de dire que M. Michelet l’a faite sienne à force de volonté et de talent, qu’il l’a portée à un point où elle est unique, qu’il y est désormais passé maître ; et comme les conseils seraient parfaitement inutiles, j’accepte l’homme de savoir, d’imagination et de cœur pour ce qu’il est ; je le prends dans les étincelants et hasardeux produits qu’il nous donne ; je fais mon deuil de ce qui me choque, je rends justice et hommage à de merveilleux endroits et j’en profite. En un mot, M. Michelet est une puissance établie : j’y ai résisté assez longtemps, malgré ma vieille amitié pour l’homme, je capitule ; je la reconnais enfin, cette puissance, et je demande seulement de ne pas la discuter. Dans le volume que j’annonce et que je ne parcourrai point en détail, je saisis ce qui me paraît le mieux et le plus vrai, le personnage du duc de Bourgogne, de ce petit-fils de Louis XIV, l’objet de tant d’espérances, tant promis au monde, tant regretté et pleuré, et j’en viens parler à mon tour après M. Michelet, d’après lui en partie, et aussi d’après les sources mêmes qui sont les plus agréables et les plus fertiles, puisqu’elles sortent toutes vives des écrits de Fénelon et de Saint-Simon.
M. Michelet n’a pas été injuste, et je lui en sais gré, envers ce jeune prince qui aurait eu bien de la peine à devenir un grand roi et qui, autant qu’on le peut conjecturer, n’aurait jamais réussi qu’à faire un saint roi par anachronisme, ironiquement placé à la tête du xviiie siècle déjà tout formé et avide d’éclater et de déborder. L’historien reconnaît, en effet, ses bonnes intentions, sa tendre pitié pour le peuple et toutes ses vertus chrétiennes, mais il marque en même temps les étroitesses et les limites d’esprit de ce vénérable enfant, et il trouve, pour peindre le contraste de cette manière d’être individuelle avec les vertus publiques et les lumières étendues si nécessaires à un souverain, des expressions qui se fixent dans la mémoire et des couleurs qui demeurent dans les yeux.
Le duc de Bourgogne, quand on veut s’en faire une juste idée, ne saurait se séparer un instant de son maître et précepteur Fénelon. Celui-ci avait trente-huit ans, lorsque le duc de Beauvilliers, nommé gouverneur du jeune prince et chargé en chef de son éducation (1689), ne l’accepta qu’à la condition d’avoir cet aimable ami pour collaborateur, et de se l’associer intimement dans cette tâche délicate.
Jamais éducation de prince (et en parlait ainsi, je me souviens de celle du Dauphin son père, élevé par Montausier et Bossuet) ne convoqua et ne réunit un groupe d’hommes plus distingués, plus appropriés à l’œuvre à laquelle ils se vouaient : M. de Beauvilliers, gouverneur ; — Fénelon, précepteur ; — l’abbé Fleury, sous-précepteur, conjointement avec l’abbé de Beaumont, neveu de Fénelon ; — l’abbé de Langeron, lecteur ; et le reste choisi à l’avenant. L’œuvre était difficile. Le jeune prince qu’il s’agissait d’élever n’était pas une nature ordinaire ; mais ce n’était pas non plus une de ces natures heureuses qui n’ont besoin que d’être préservées contre le dehors et qui croissent et prospèrent d’elles-mêmes. On connaîtrait mal le duc de Bourgogne et ce naturel étrange, même quand on prête l’oreille de très près aux paroles de Fénelon, si l’on n’avait en face ce formidable et trahissant témoin, Saint-Simon :
« Il faut dire tout d’abord, nous apprend cet admirateur si fervent du même prince corrigé et morigéné, que Mgr le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. Il était fougueux jusqu’à vouloir briser ses pendules lorsqu’elles sonnaient l’heure qui l’appelait à ce qu’il ne voulait pas, et jusqu’à s’emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s’opposait à ce qu’il voulait faire. La résistance le mettait en fureur : c’est ce dont j’ai été souvent témoin dans sa première jeunesse. D’ailleurs un goût ardent le portait à tout ce qui est défendu au corps et à l’esprit. Sa raillerie était d’autant plus cruelle qu’elle était plus spirituelle et plus salée, et qu’il attrapait tous les ridicules avec justesse. Tout cela était aiguisé par une vivacité de corps et d’esprit qui allait à l’impétuosité, et qui ne lui permit jamais dans ces premiers temps d’apprendre rien qu’en faisant deux choses à la fois.
Tout ce qui est plaisir, il l’aimait avec une passion violente, et tout cela avec plus d’orgueil et de hauteur qu’on n’en peut exprimer, dangereux de plus à discerner et gens et choses, et à apercevoir le faible d’un raisonnement et à raisonner plus fortement et plus profondément que ses maîtres. Mais aussi, dès que l’emportement était passé, la raison le saisissait et surnageait à tout ; il sentait ses fautes, il les avouait, et quelquefois avec tant de dépit qu’il rappelait la fureur. Un esprit vif, actif, perçant, se roidissant contre les difficultés, à la lettre transcendant en tout genre. Le prodige est qu’en très peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, et changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires… »
Saint-Simon, en d’autres endroits, ajoute des détails encore plus significatifs sur les fougues et les passions du jeune prince, ses instincts précoces de libertinage, ses penchants effrénés pour toute espèce de volupté, son goût même pour le vin, son infatuation de lui-même et de ce qu’il était né, et son parfait mépris de tout ce qui l’entourait : — tout cet abîme enfin, d’où il sortit après des années un autre homme au moral, méconnaissable en bien et régénéré.
Comparé à son père, au grand Dauphin, le duc de Bourgogne avait en effet un inappréciable avantage : il offrait bien ; des prises et des ressources. Chez lui, du moins, il y avait du ressort, tandis que son père, — cet élève de Montausier et de Bossuet, n’était que matière, masse épaisse et indolente. Montausier qui, sous ses vertus de Caton et sous le manteau de duc et pair, avait un arrière-fond de pédant et une dureté de cuistre, eut beau déployer et briser sur son élève le fouet et la férule, — Bossuet, qui assistait aux coups sans mot dire, eut beau écrire pour lui les traités les plus relevés et les plus magnifiques discours, — au lieu de le stimuler par aucun moyen, on n’était parvenu qu’à l’assommer et à le rebuter, pour le reste de sa vie, de toute noble application de la pensée. Le duc de Bourgogne, au contraire, avait bien du vice, comme dit le peuple, ce qui veut dire aussi qu’il avait bien de l’esprit.
Je ne ferai pas tout à fait comme M. Michelet qui veut chercher dans les parents du jeune prince, et jusque dans les mystères de la génération, les éléments et le secret de cette organisation singulière, ce qui pouvait lui venir de sa mère dans ses goûts bizarres, ce qu’il ne tenait certainement pas de son père. Les conjectures de M. Michelet à ce propos sont spirituelles, mais elles font sourire ; il est des choses que l’histoire ne doit point prétendre deviner. Les lois qui président aux transmissions héréditaires sont à peine entrevues, bien loin d’être de tout point éclaircies ; le seront-elles jamais ? Un aperçu piquant qu’on saisit en l’air et qu’on attrape à la volée, une anecdote d’alcôve, n’est point une raison sérieuse, et il faudrait laisser à la porte de la sévère histoire toutes ces sciences conjecturales et qui sont à naître ou à peine nées encore.
Ce qui est certain, c’est que lorsque Fénelon reçut entre les mains, pour l’élever, ce jeune prince âgé de sept ans, il en fut effrayé à première vue. Il reconnut aussitôt à quel point la matière sur laquelle il allait avoir à travailler était bouillante et rebelle, d’autant plus, dangereuse qu’elle était pleine d’esprit et comme pétrie de salpêtre et de feu. Un Néron, un Domitien pouvait en sortir aussi bien qu’un Titus, si l’on manquait l’œuvre et si l’on se trompait de moule. Par les férocités, le manque d’équilibre et le déchaînement des passions brutales jointes aux vivacités et aux caprices de l’imagination, il y avait l’étoffe d’un monstre. C’était une rude affaire que de tirer de là un roi et un homme. Aussi, avec tous les soins de Fénelon et de ses collaborateurs, on n’en tira finalement qu’un saint, — c’est-à-dire plus et moins qu’un homme. De l’excès du mal, on passa à l’excès du bien. On traversa, on renversa la nature, sans pouvoir y prendre pied et s’y arrêter. On ne trouva pas le milieu ni l’entre-deux.
Quand on n’aurait point Saint-Simon avec son terrible pinceau, on pourrait, rien que par le témoignage de Fénelon, soupçonner quelque chose du naturel équivoque et menaçant du jeune prince. Voici un portrait que son précepteur a fait de lui, et qu’il lui a mis sous les yeux pour lui faire honte de ses défauts. Ce portrait ou Caractère dans le goût de La Bruyère, qui aurait pu sembler à quelques égards un jeu d’esprit et un exercice de littérature, aura désormais à nos yeux tout son sens et sa signification, éclairé qu’il est par la peinture flamboyante de Saint-Simon, qui y jette comme de sanglants reflets. Le portrait d’ailleurs, s’il n’a pas les mêmes fureurs de touche, n’est en rien adouci :
Le Fantasque.
« Qu’est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe ? rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait : tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? c’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain : ce matin on est honteux pour lui, il faut le cacher. En se levant, le pli d’un chausson lui a déplu ; toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié : il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l’encre de son écritoire barbouille ses doigts. N’allez pas lui parler des choses qu’il aimait le mieux il n’y a qu’un moment : par la raison qu’il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties de divertissement qu’il a tant désirées lui deviennent ennuyeuses, il faut les rompre. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres ; il s’irrite de voir qu’ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l’air, comme un taureau furieux, qui, de ses cornes aiguisées, va se battre comme les vents16. Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même : il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage ; il trouve fort mauvais qu’on veuille le consoler. Il veut être seul, et ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie et s’aigrit contre elle. On se tait, ce silence affecté le choque. On parle tout bas, il s’imagine que c’est contre lui. On parle tout haut, il trouve qu’on parle trop, et qu’on est trop gai pendant qu’il est triste. On est triste, cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On rit, il soupçonne qu’on se moque de lui. Que faire ? être aussi ferme et aussi patient qu’il est insupportable, et attendre en paix qu’il revienne demain aussi sage qu’il était hier. Cette humeur étrange s’en va comme elle vient. Quand elle le prend, on dirait que c’est un ressort de machine qui se démonte tout à coup : il est comme on dépeint les possédés ; sa raison est comme à l’envers ; c’est la déraison elle-même en personne. Poussez-le, vous lui ferez dire en plein jour qu’il est nuit ; car il n’y a plus ni jour ni nuit pour une tète démontée par son caprice. Quelquefois il ne peut s’empêcher d’être étonné de ses excès et de ses fougues : malgré son chagrin, il sourit des paroles extravagantes qui lut ont échappé. Mais quel moyen de prévoir ces orages, et de conjurer la tempête ?… Ce je ne sais quoi veut et ne veut pas ; il menace, il tremble ; il mêle des hauteurs ridicules avec des bassesses indignes. Il pleure, il rit, il badine, il est furieux. Dans sa fureur la plus bizarre et la plus insensée, il est plaisant, éloquent, subtil, plein de tours nouveaux, quoiqu’il ne lui reste pas seulement une ombre de raison. Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage et vous-donner adroitement le change17; il passerait d’abord de son tort au vôtre, et deviendrait raisonnable pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l’êtes pas. C’est un rien qui l’a fait monter jusques aux nues, mais ce rien qu’est-il devenu ? il s’est perdu dans la mêlée ; il n’en est plus question : il ne sait plus ce qui l’a fâché, il sait seulement qu’il se fâche et qu’il veut se fâcher ; encore même ne le sait-il pas toujours. Il s’imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c’est lui qui se modère ; comme un homme qui a la jaunisse croit que tous ceux qu’il voit sont jaunes, quoique le jaune ne soit que dans ses yeux… »
Je ne puis tout citer ; la fin encore est à lire, et ceci ne peut s’omettre :
« Mais attendez un moment, voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde ; il aime, on l’aime aussi ; il flatte, il s’insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pouvaient plus le souffrir ; il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se contrefait ; et vous croiriez que c’est lui-même dans ses accès d’emportement, tant il se contrefait bien. Après cette comédie, jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu’au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas ! vous vous trompez : il le fera encore ce soir, pour s’en moquer demain sans se corriger. »
Il était difficile de présenter au jeune prince un portrait de lui en laid plus saillant et plus ressemblant, — un portrait à faire peur et qui le forçait cependant à sourire. Voilà de vraies leçons, qui doivent agir et opérer, si jamais les leçons opèrent.
Le cardinal de Bausset, en citant ce Caractère dans son Histoire de Fénelon, en a retranché, sans avertir, deux des traits les plus énergiques, la comparaison avec le taureau et l’image de la jaunisse. On sent, à ces suppressions, le goût intimidé et affaibli de ces esprits polis que la Révolution a effrayés, même en ce qui est de la littérature : ils émoussent tout ce qui a un accent. Au reste, l’abbé Proyart, dans son élégante et louable Histoire du duc de Bourgogne (1782), tout en indiquant les défauts, ne les avait pas non plus assez gravés et mis en relief. On croit trop, en lisant cet estimable écrivain à la Louis XVI, que le duc de Bourgogne n’était sujet qu’à des accès de colère comme en ont tant d’autres enfants : il a fallu, pour nous en faire distinguer l’accent tout féroce et en déterminer le caractère néronien, que parût au jour le moraliste de génie et le peintre incomparable. A son reflet, comme à une torche agitée dans l’ombre, toutes ces tièdes peintures en grisaille s’illuminent et parlent à leur tour. La fine peinture de Fénelon elle-même en reçoit plus de lumière et acquiert tout son prix.
Il faut lire encore la Médaille, c’est-à-dire le beau côté et son revers : non plus une simple copie d’après nature, mais une invention ingénieuse de cette imagination charmante et souple qui savait prendre toutes les formes pour s’insinuer et persuader. Fénelon réalise tout à fait pour nous, dans ce joli exemple, une qualité que les Grecs appelaient Eutrapelia, la souplesse d’esprit, l’enjouement, l’insulte polie. Il suppose un matin qu’il reçoit à l’instant une lettre de Hollande, une lettre de Bayle ; car Fénelon n’a point d’aversion pour Bayle, comme en avaient Nicole et d’autres esprits prévenus ; il admet tout à fait qu’il puisse être en correspondance avec le calviniste tolérant, et ne se signe point d’horreur à cette idée. Il reçoit donc une lettre par laquelle le savant journaliste l’informe qu’on vient de trouver en Italie une médaille antique, dont on a fait frapper des copies exactes qui courent en Hollande et qui, selon toute apparence, se répandront bientôt dans tous les pays et toutes les cours de l’Europe ; il compte dans peu de jours en envoyer une à celui même à qui il écrit ; mais en attendant il va lui en faire une description aussi fidèle que possible. Représentons-nous Fénelon lisant à haute voix cette lettre qu’il vient d’ouvrir, en présence du duc de Bourgogne et d’une ou deux des personnes attachées à son éducation, un matin, à déjeuner. L’attention est piquée aussitôt par cette annonce : le duc de Bourgogne a l’esprit curieux et très littéraire, très tourné aux choses de l’antiquité : il est tout oreilles. Or, voici la description :
« D’un côté, cette médaille, qui est fort grande ; représente un enfant d’une figure très belle et très noble : on voit Pallas qui le couvre de son égide ; en même temps les-trois Grâces sèment son chemin de fleurs ; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre : Vénus paraît en l’air dans son char attelé de colombes, qui laisse tomber sur lui sa ceinture ; la Victoire lui montre d’une main un char de triomphe, et de l’autre lui présente une couronne. Les paroles sont prises d’Horace : Non sine Dis animosus infans (Enfant plein de courage, et non déshérité des Dieux). »
Voilà le beau côté ; on sourit, on croit déjà reconnaître une allusion flatteuse ; l’amour-propre est prompt à deviner ce qui le chatouille et déjà disposé à s’épanouir ; mais toute médaille a son revers ;
« Le revers est bien différent. Il est manifeste que c’est le même enfant, car on reconnaît d’abord le même air de tête ; mais il n’a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes, des hiboux, enfin des harpies sales, qui répandent de l’ordure de tous côtés, et qui déchirent tout avec leurs ongles crochus. Il y a une troupe de Satyres impudents et moqueurs, qui font les postures les plus bizarres, qui rient, et qui montrent du doigt la queue d’un poisson monstrueux, par où finit le corps de ce bel enfant. Au bas, on lit ces paroles, qui, comme vous savez, sont aussi d’Horace ; Turpiler atrum desinit in piscem.
« Les savants se donnent beaucoup de peine, continue le correspondant supposé, pour découvrir en quelle occasion cette médaille a pu être frappée dans l’antiquité. Quelques-uns soutiennent qu’elle représente Caligula, qui, étant fils de Germanicus, avait donné dans son enfance de hautes espérances pour le bonheur de l’Empire, mais qui, dans la suite, devint un monstre. D’autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les commencements furent si heureux et la fin si horrible. Les uns et les autres conviennent qu’il s’agit d’un jeune prince éblouissant, qui promettait beaucoup, et dont toutes les espérances ont été trompeuses… »
Caligula et Néron ! Fénelon ne craint pas de les nommer ; cet esprit de charme et de grâce n’en a pas l’air, mais il est moralement plus hardi que Bossuet ; il a plus de courage et d’indépendance en présence des Grands.
Mais, lors même qu’il gronde et châtie, comme tout cela rit et parle à l’imagination en même temps que cela va droit à la raison ! Combien c’est le contraire d’une éducation ennuyeuse et pédante, d’une éducation à la Montausier !
Dans les projets d’études et les plans de lectures qu’il trace pour le jeune prince,
Fénelon n’oublie pas de dire : « S’il s’ennuyait il faudrait varier. »
Il
ne veut jamais qu’on insiste ni qu’on appuie sur l’ennui. Ce charmant homme, au fond, est
de la famille de Montaigne et même de Rabelais éducateur, en cela du moins.
Les Fables de Fénelon, sous leur forme enfantine ; lues dans l’esprit qui les a fait
composer et vues en situation, deviennent fort intéressantes. Par elles on assiste (et
M. de Bausset l’a très bien montré) aux divers incidents de cette éducation littéraire si
distinguée, et où le précepteur avait affaire à un sujet si inégal, mais qui excellait et
se surpassait par moments. Il fallait user tour à tour, avec un ménagement et une
dextérité extrême, du frein et de l’éperon, et plus souvent encore d’une parole douce,
d’un toucher de main délicat. Un jour que le jeune prince, en récitant sa leçon de Virgile
ou d’Ovide, n’avait pas observé la mesure, ou qu’il avait fait peut-être des fautes de
quantité dans ses propres vers latins, Fénelon l’avertissait par la fable : Le jeune Bacchus et le Faune. Un Faune malin écoute le jeune Bacchus, que Silène
instruisait, pendant qu’assis au pied d’un vieux chêne il récite ou chante des vers, et le
demi-dieu folâtre marque à Silène, par un ris moqueur, toutes les fautes du dieu ; les
Naïades et les autres Nymphes du bois souriaient aussi. A la fin, Bacchus impatienté dit
au jeune Faune : « Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter ? »
Le
Faune répondit sans s’émouvoir : « Hé ! comment le fils de Jupiter ose-t-il faire
quelque faute ? »
Un autre jour qu’au réveil, après une nuit d’été où avait éclaté un violent orage, le jeune prince, les yeux encore tout endormis, était de mauvaise humeur, et que, sans pousser l’emportement jusqu’à mériter qu’on lui montrât le portrait de la Médaille, il avait tout simplement des nerfs, comme nous dirions, Fénelon écrivait la fable : Le Nourrisson des Muses favorisé du Soleil. C’est tiré d’un peu loin, c’est très mythologique, mais la leçon est aussi légère qu’ingénieuse ; elle est proportionnée au chagrin et à la contrariété du prince qui, très probablement, cette fois, n’avait été qu’un peu grognon et avait pris sur lui tant qu’il avait pu pour se modérer. Le Soleil a des égards pour le pauvre nourrisson des Muses, en le trouvant si fatigué :
« Il fut sur le point de ramener ses chevaux en arrière et de retarder le jour, pour rendre le repos à celui qui l’avait perdu. Je veux, dit-il, qu’il dorme : le sommeil rafraîchira son sang, apaisera sa bile, lui donnera la santé et la force dont il aura besoin pour imiter les travaux d’Hercule, lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre qui pourrait seule lui manquer. Pourvu qu’il dorme, qu’il rie, qu’il adoucisse son tempérament, qu’il aime les jeux de la société, qu’il prenne plaisir à aimer les hommes et à se faire aimer d’eux, toutes les grâces de l’esprit et du corps viendront en foule pour l’orner. »
Mais après les avertissements et les réprimandes, voici les satisfecit
aussi bien imaginés, aussi bien tournés dans leur genre, et de la plus fine louange. Un
jour que le duc de Bourgogne s’était surpassé en traduisant dans le quatrième livre des
Géorgiques l’épisode d’Aristée, Fénelon, pour le récompenser dignement,
écrivait la fable Aristée et Virgile. Virgile descendu aux Enfers et
arrivant aux Champs-Élysées y est reçu par le berger Aristée en personne, qui a rang parmi
les demi-dieux, et il est introduit dans le groupe des poètes. Mais la nation des poètes
est jalouse et presque aussi aisée à irriter que celle des abeilles. Virgile, pourtant,
grâce à la modestie de son début et à la douceur de ses transports, les séduit tous en
chantant et les désarme, — tous, excepté Hésiode, plus morose que les autres, plus piqué
au jeu et qui sent apparemment son vainqueur. Et lui-même, Hésiode, il est tout prêt
pourtant de céder au charme ; mais, revenant un peu à lui et se ravisant, il prononce ces
paroles pleines de jalousie et d’indignation : « Virgile, tu as fait des vers plus
durables que l’airain et que le bronze ! mais je te prédis qu’un jour on verra un enfant
qui les traduira en sa langue et qui partagera avec toi la gloire d’avoir chanté les
abeilles. »
L’éloge, et ici la flatterie même (car on ne peut l’appeler autrement), arrive à l’improviste dans une parole de colère.
Et une autre fois, pendant une bonne veine, lorsque le duc de Bourgogne gagnait depuis quelque temps, d’une manière sensible, en douceur, en amour des lettres, en humanité, Fénelon écrivait sa fable enchanteresse : Le Rossignol et la Fauvette, la plus exquise de ses Fables, comme le dialogue d’Horace et de Virgile est le plus parfait de ses Dialogues. Dans un bocage, au bord de l’Alphée, les deux oiseaux qui tout le jour chantaient, l’un ses anciens malheurs, l’autre ses plaisirs, aperçoivent un jeune berger qu’ils n’avaient point vu encore, et à l’instant tous deux, Rossignol et Fauvette, inspirés par les Muses, ils s’accordent à le célébrer dans un duo mélodieux :
« Quel est donc ce berger, ou ce dieu inconnu, qui vient orner notre bocage ? Il est sensible à nos chansons ; il aime la poésie : elle adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable qu’il est fier. »
Alors Philomèle continua seule :
« Que ce jeune héros croisse en vertu, comme une fleur que le printemps fait éclore ! qu’il aime les doux jeux de l’esprit ! que les grâces soient sur ses lèvres ! que la sagesse de Minerve règne dans son cœur ! »
La Fauvette lui répondit :
« Qu’il égale Orphée par les charmes de sa voix, et Hercule par ses hauts faits ! qu’il porte dans son cœur l’audace d’Achille, sans en avoir la férocité ! Qu’il soit bon, qu’il soit sage, bienfaisant, tendre pour les hommes, et aimé d’eux ! Que les Muses fassent naître en lui toutes les vertus ! »
Puis les deux Oiseaux inspirés reprirent ensemble :
« Il aime nos douces chansons ; elles entrent dans son cœur, comme la rosée tombe sur nos gazons brûlés par le soleil. Que les Dieux le modèrent et le rendent toujours fortuné ! qu’il tienne en sa main la corne d’abondance ! que l’âge d’or revienne par lui ! que la sagesse se répande de son cœur sur tous les mortels ! et que les fleurs naissent sous ses pas ! »
Et la suite encore qui fait bordure au tableau ; car c’est toute une églogue que cette fable, le pendant de l’églogue à Pollion. C’est le Virgile des Bucoliques autant qu’il est possible d’être Virgile en prose et en français. Encore une fois, quel joli et ravissant satisfecit !
Rassemblez en idée toutes les fameuses éducations royales : je ne sais comment s’y prenait Aristote pour dompter et diriger, tout en l’enflammant, la jeunesse tumultueuse et l’âme affamée de gloire d’un Alexandre. Sans doute Homère lui fournissait d’admirables images et des à-propos, où la colère d’Achille, la douceur de Patrocle revenaient souvent. Pourquoi a-t-on négligé de nous le dire ? Quel dommage qu’on n’ait pas le journal d’une telle éducation héroïque ! Les paroles de neige de Nestor, les tendresses de nourrice de Phœnix s’y fondaient, pour la tempérer, avec la moelle des lions.
Toutes les âmes dignes d’être appelées des âmes ont en elles un sentiment dominant qui peut se représenter par un poète. Les uns ont la note pour ainsi dire pastorale, et Théocrite a chanté pour eux. Les autres ont le fond de l’âme élégiaque ; Tibulle, Properce, Ovide, les retiennent longtemps et leur suffisent : méfiez-vous pour eux de la langueur et des plaisirs. Les autres ont la corde pieuse, sensible et tendre : c’est au chantre d’Énée de les émouvoir et de les conduire en les ennoblissant. Un grand prince, de nos jours, est allé choisir par goût et a traduit l’Idéal de Schiller, le poète magnanime. Il est bon que celui qui est appelé à gouverner les hommes ait ◀commencé par chérir et adopter un grand poète, par l’avoir constamment devant les yeux. Le grand Frédéric n’eut, de bonne heure, pour modèle et pour idole que Voltaire ; c’est quelque chose, mais c’est trop peu. Napoléon, jeune, cherchait avidement autour de lui, et il ne trouva à embrasser dans Ossian que le fantôme du sublime. Alexandre, dès l’enfance, avait le culte d’Homère ; il sentait en lui la fibre d’Achille, et Aristote, en l’élevant, sut en user.
Sénèque échoua pour Néron. Fénelon, grâce sans doute et surtout au christianisme et aux
moyens qu’il fournit d’humaniser les âmes, réussit pour le duc de Bourgogne ; mais il n’y
réussit pas moins à l’aide de Virgile, en empruntant bien des fois et en répétant les
divins accents de celui à qui, dans le plus heureux de ses Dialogues, il disait par la
bouche même d’Horace : « Vous embellissez et vous passionnez toute la
nature. »
Quand le démon était près de ressaisir le jeune furieux, c’est avec du
Virgile qu’il le calmait, comme David faisait pour Saül avec sa harpe.
Néron, remarquez-le, faux virtuose, artiste de montre et d’apparat, Néron, quand il n’était pas un tragédien mugissant et un Oreste en délire, sympathisait et rivalisait surtout avec Lucain. Les Lucain et leurs pareils de la même famille sont enflés, ampoulés, et ce faste, cette boursouflure toute en dehors, est compatible avec bien du vide au dedans ; le creux est en raison de l’enflure. Tant d’emphase s’accorde très bien à recouvrir les ruses, les charlatanismes et les mensonges. Je conçois que l’on sorte de ces fausses ou ambitieuses beautés à la Lucain plus échauffé et plus monté que touché, adouci, amélioré ou attendri. Je défie que cela soit possible dans le commerce de Virgile ; il est impossible, au sortir d’une lecture où l’on a pleuré, d’être injuste et cruel.
Virgile, après le christianisme, fut le plus grand auxiliaire de Fénelon dans sa tâche d’humaniser le duc de Bourgogne ; Virgile fut son doux et puissant collaborateur. Fénelon avait reconnu dans l’âme de son élève un coin propice à la culture virgilienne, et il s’en empara. Il fit de cette magique poésie un charme pour conjurer tout réveil de Néron.
Je conçois qu’un historien n’entre aucunement dans ces détails beaucoup trop particuliers ; mais, en jugeant un prince qui est mort si jeune et qui n’a laissé que des espérances, il n’est que juste cependant que le souvenir d’une telle enfance et de l’effort heureux qui y triompha ait son écho et son retentissement rapide jusque dans les pages de l’histoire.