(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff (suite) » pp. 317-378
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(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff (suite) » pp. 317-378

CXXXIIe entretien.
Littérature russe.
Ivan Tourgueneff (suite)

I

Jacques Passinkof, Faust, le Ferrailleur, les Trois Portraits, l’Auberge de grand chemin, quelques essais dramatiques et enfin Deux journées dans les grands bois, magnifique scène descriptive des plaines ténébreuses de la Grande Russie, forment le premier et le second volume de cette collection étrange, pittoresque et attachante.

La description animée des Grands bois ne peut être citée que presque en entier. On y voit, avec la vie du chasseur russe, l’impression vraie des grandes forêts (ce que les Turcs appellent la mer des feuilles, entre Brousse et Konia), sur l’homme qui les parcourt. C’est Chateaubriand naturel et vivant, au lieu de la rhétorique des déserts et des sauvages dans Attala. Lisons donc encore.

Deux journées dans les grands bois.
Première journée

 

La vue d’une vaste forêt de sapins, la vue des grands bois, rappelle celle de l’Océan. Elle éveille les mêmes impressions ; c’est la même plénitude intacte et primitive, qui se déroule à l’œil du spectateur dans sa royale majesté. Du sein des forêts séculaires, comme du sein de l’onde immortelle, s’élève la même voix : « Je n’ai pas affaire à toi, dit la nature à l’homme ; je règne, et toi, tâche de ne pas mourir. » Mais la forêt est plus triste et plus monotone que la mer, surtout la forêt de sapins. Toujours la même en toute saison, elle, est d’habitude silencieuse. La mer caresse et menace ; elle prend toutes les nuances, elle parle toutes les voix, elle reflète le ciel, ce ciel d’où nous vient aussi un souffle d’éternité qui ne nous semble pas étrangère, tandis qu’à l’aspect de la sombre et morne forêt, avec son lugubre silence ou ses sourds et longs gémissements, l’homme sent plus irrésistiblement pénétrer dans son cœur la conscience de son néant. Il est difficile à cet être éphémère, né d’hier et condamné à mourir demain, de soutenir le regard froid et indifférent de l’éternelle Isis. Ce ne sont pas seulement les espérances audacieuses et les confiantes rêveries de sa jeunesse qui s’humilient et s’éteignent au souffle glacial des puissances élémentaires ; toute son âme se resserre et se rapetisse : il sent bien que le dernier de ses frères pourrait disparaître de la face de la terre, sans qu’une seule feuille s’agitât sur sa branche ; il sent son isolement, sa faiblesse, le hasard de son existence, et il se hâte, avec une terreur secrète, de revenir aux soucis mesquins et aux petits travaux de sa vie. Il se trouve plus à l’aise dans ce monde qu’il s’est créé ; là il est chez lui, là il peut croire encore à sa force et à son importance.

Ce furent les idées qui me vinrent à l’esprit, il y a quelques années, lorsque, debout sur le perron d’une petite auberge bâtie aux bords marécageux de la Resseta, j’aperçus pour la première fois de ma vie les Grands-Bois. Comme en gradins d’amphithéâtre, et à perte de vue, s’étendait devant moi l’interminable forêt de sapins, où, sur un fond bleuâtre, se détachaient en vert frais et pâle des bouquets de bouleaux. Nulle part une blanche église, nulle part une plaine aux champs dorés ; partout les cimes dentelées des arbres, partout l’éternelle brume qui les enveloppe dans cette contrée. Ce que je voyais ne respirait pas la paresse, cette immobilité de la vie ; non, quoique grandiose, c’était la mort. Une chaude journée d’été tenait la terre endormie, et de grands nuages blancs passaient très haut avec lenteur. L’eau rougeâtre de la Resseta glissait sans bruit à travers d’épais roseaux ; des mamelons de sombre mousse se voyaient confusément au fond, et les bords de la rivière semblaient se fondre, tantôt en marécages, tantôt en amas de sable crayeux.

Un chemin fréquenté passait devant l’auberge. Auprès du perron se tenait une telega remplie de caisses et de boîtes de différentes grandeurs. Son maître, petit homme sec, au nez d’épervier et aux yeux de souris, le dos voûté et la jambe boiteuse, attelait un petit cheval aussi boiteux que lui. C’était un marchand de pains d’épices qui se rendait à la foire de Karatcheff. Tout à coup, sur le même chemin, parurent quelques hommes bientôt suivis d’un plus grand nombre, et finalement d’une foule entière. Tous portaient de longs bâtons à la main et des havre-sacs sur le dos. À leur démarche fatiguée et chancelante, à leur teint hâlé, on pouvait reconnaître qu’ils venaient de loin. C’étaient des puisatiers de Youknoff qui retournaient au pays. Un vieillard aux cheveux blancs comme la neige semblait être leur chef. Il s’arrêtait de temps à autre, et d’une voix tranquille stimulait les traînards. Tous marchaient en silence, dans une sorte de grave recueillement. L’un d’eux, homme trapu et de mine renfrognée, le touloup entrouvert et un bonnet de peau de mouton enfoncé jusqu’aux yeux, s’approcha du marchand forain, et lui dit brusquement : « À combien le pain d’épices, imbécile ? — C’est selon ce que tu prendras, homme aimable, répondit d’une voix grêle le marchand surpris et fâché ; il y a du pain d’épices à deux kopecks, à trois kopecks ; et toi, en as-tu un seulement dans ta poche ? — Ce manger de bourgeois est fade pour un ventre de paysan », répliqua en s’éloignant le paysan au touloup. « Enfants, enfants, suivez la route ; il faut arriver avant l’étoile du soir », fit entendre la voix du vieux chef ; et toute la horde s’écoula rapidement, sans qu’aucun d’eux pensât à soulever son bonnet en passant devant moi. Le vieillard seul me fit un grave salut, tout en souriant sous ses blanches moustaches. « Gens peu civilisés, dit le marchand en me jetant un regard de côté, ce n’est pas pour eux, certes, qu’est mon pain d’épices. » Et achevant d’atteler sa rosse, il descendit vers la rivière où se voyait une espèce de bac en troncs d’arbres liés ensemble. Un paysan, coiffé du bonnet en feutre blanc particulier à cette contrée, sortit d’une hutte, et le passa sur l’autre rive. La petite telega se mit à ramper dans un chemin raboteux, faisant gémir à chaque tour une de ses roues.

Quand mes chevaux eurent mangé, je passai sur l’autre rive. Après avoir marché l’espace de deux verstes dans une plaine marécageuse, j’entrai dans la trouée percée au milieu de la forêt. Mon tarantass commença à danser sur les rondins qui servaient à paver cette route. Je mis pied à terre, et suivis la voiture. Les chevaux marchaient d’un pas égal, soufflant avec force et agitant la tête pour chasser les mouches. Bientôt les Grands-Bois nous reçurent dans leur sein. Non loin de la lisière poussaient des bouleaux, des trembles, des tilleuls et quelques chênes ; puis parut comme un mur de sapins épais, auxquels succédèrent les troncs rougeâtres et moins serrés des pins communs en Écosse ; puis, de nouveau, un bois mélangé, garni par en bas de noisetiers, de sorbiers, de cerisiers sauvages, d’herbes à tiges hautes et dures. Les rayons du soleil éclairaient vivement les cimes des arbres, s’éparpillaient dans les branches, et n’arrivaient jusqu’à terre qu’en minces et pâles filets. On n’entendait presque point d’oiseaux : ils n’aiment pas les forêts profondes ; seulement, de temps à autre, le cri plaintif et trois fois répété de la huppe, ou bien l’aigre miaulement du geai ; quelquefois un rollier, toujours solitaire et silencieux, traversait la trouée en y faisant luire son plumage d’or et d’azur. De loin en loin, les arbres étaient plus espacés, une éclaircie se montrait, et le tarantass entrait dans une petite plaine sablonneuse, nouvellement défrichée. Du seigle chétif y croissait par longues bandes et agitait sans bruit ses maigres tiges. Une petite chapelle noircie, avec sa croix inclinée, se voyait au-dessus d’un puits, et un invisible ruisseau babillait d’un bruit faible et sourd comme s’il fût entré dans le goulot d’une bouteille vide. Un bouleau, abattu par le vent, interceptait tout à coup la route. En d’autres endroits, elle était cachée sous une couche d’eau stagnante ; des deux côtés, un marécage étendait sa nappe verdâtre, couverte de joncs et d’aunes rabougris. Des canards sauvages s’élevaient par couples, et l’œil suivait avec surprise leur vol inusité à travers les troncs des grands sapins.

« Ah ! ah ! ah ! ah ! » criait tout à coup un pâtre qui poussait devant lui son troupeau de bétail à demi sauvage. Une vache au poil roux, aux cornes courtes et affilées, traversait bruyamment les broussailles, et, comme pétrifiée, s’arrêtait au bord de la trouée, en fixant ses grands yeux sombres sur le chien qui courait devant moi. Le vent apportait fréquemment une odeur de bois brûlé, et une petite fumée circulait en mince spirale dans l’air bleuâtre de la forêt. C’était sans doute un paysan qui se procurait à peu de frais du charbon pour quelque fabrique de verre ou de soude des environs. Plus nous avancions, plus autour de nous tout devenait sourd et silencieux. Une forêt de sapins est toujours silencieuse ; seulement, là-haut, bien au-dessus de la tête, s’entend un long murmure, et comme une plainte vague et contenue qui court dans la cime des arbres. On va, on va, et cette incessante voix de la forêt ne cesse point de gémir ; et le cœur commence à gémir lui-même, et l’on désire arriver plus vite à l’espace et à la lumière. On désire respirer à pleine poitrine un air pur et léger, et non cet air étouffant à force de parfums et d’humidité.

Pendant quinze verstes, nous allâmes au pas, rarement au petit trot. Je voulais atteindre avant la nuit le petit village de Sviatoïé, situé au cœur de la forêt. Plusieurs fois, j’avais rencontré des paysans portant sur leurs telegas de longues poutres ou des écorces de tilleul. « Y a-t-il loin d’ici à Sviatoïé ? demandai-je à l’un d’eux.

— Non, pas loin : trois verstes environ. »

Deux heures se passent ; nous marchions toujours. Enfin j’entends le grincement des roues d’un telega. Un paysan paraît, marchant à côté de son petit cheval : « Frère, combien y a-t-il d’ici à Sviatoïé ?

— Qu’est-ce ?

— D’ici à Sviatoïé ?

— Huit verstes. »

Le soleil se couchait quand je sortis enfin du bois, et j’aperçus devant moi un petit village. Une vingtaine d’isbas se pressaient autour d’une vieille église en bois à coupole unique et à toiture verte, dont les petites fenêtres s’enflammaient au soleil couchant. C’était Sviatoïé. Ce village avait jadis appartenu à un monastère, et son église possédait une petite image miraculeuse, à l’influence de laquelle les habitants attribuaient leur bonne fortune d’être restés libres, au beau milieu des possessions d’un puissant seigneur. De là, le village avait conservé son nom. Au moment d’y entrer, le troupeau commun dépassa mon tarantass en courant au milieu d’un tourbillon de poussière, avec des beuglements, des bêlements, des grognements tels que si une troupe de loups se fût mise à leurs trousses. Les filles du village, de longues gaules à la main, couraient avec de grands cris à la rencontre de leurs vaches ; les jeunes garçons, aux cheveux de chanvre, poursuivaient les cochons indociles qui s’échappaient de tous côtés ; et ce fut au milieu de cet infernal brouhaha que je fis mon entrée dans le village de Sviatoïé.

Je mis pied à terre chez le starosta, Poléka fin et rusé, de cette race de gens dont on dit en Russie qu’ils voient à plusieurs archines sous terre. Le lendemain, de bonne heure, je partis dans un telega à deux chevaux du pays, ornés de gros ventres, avec le fils du starosta et un autre paysan du nom de Yégor, dans l’intention de chasser le grand tétras ou coq de bruyère. À l’horizon, tout alentour, la forêt étendait ses cercles bleuâtres ; il n’y avait pas plus de deux cents déciatines de terres défrichées autour du village. Mais il fallait faire sept verstes pour arriver aux bons endroits. Le fils du starosta, qui se nommait Kondrate, était un jeune gars aux cheveux châtains, aux joues vermeilles, à l’expression franche et ouverte ; il était serviable et bavard. Il menait les chevaux. Yégor était assis près de moi. Il faut que je dise deux mots de celui-ci. Il était réputé pour le meilleur chasseur de tout le district. Il avait battu le pays dans toutes les directions, à cinquante verstes de distance. Rarement il tirait un coup de fusil, car il avait fort peu de poudre et de plomb. Mais il se contentait d’avoir fait répondre une gélinotte à l’appeau, ou bien d’avoir trouvé l’endroit où les mâles des doubles bécassines se rassemblent et se battent. Yégor avait la réputation d’homme véridique et d’homme silencieux. En effet, il n’aimait pas à parler et n’exagérait point le nombre de gibier qu’il avait découvert, chose rare chez un chasseur de profession. Il était de taille moyenne, maigre, le visage long et pâle, avec des grands yeux aux regards honnêtes et calmes. Tous ses traits, et surtout ses lèvres toujours immobiles, respiraient une tranquillité inaltérable ; les rares paroles qu’il laissait tomber s’accompagnaient d’un sourire retenu qui faisait plaisir à voir. Il ne buvait jamais d’eau-de-vie et travaillait assidument. Mais il n’avait pas de chance ; sa femme était toujours malade, ses enfants mouraient, et, comme tout paysan russe tombé dans la misère, il ne trouvait plus moyen de revenir sur l’eau. Il faut avouer d’ailleurs que la passion de la chasse ne sied guère à un paysan. Était-ce une disposition naturelle de son âme ? Était-ce le résultat de sa vie incessamment passée dans les forêts face à face avec la triste et sévère nature de ces déserts ? Le fait est que, dans tous les mouvements de Yégor, il y avait une sorte de gravité modeste qui n’avait rien de rêveur, la gravité d’un grand cerf des bois. Il avait tué sept ours dans le cours de sa vie, en les attendant à l’affût près des avoines. Il ne s’était décidé que la quatrième nuit à tirer le dernier des sept, parce qu’il ne le trouvait jamais assez bien placé pour le tuer sûrement, et qu’il n’avait qu’une seule balle à mettre dans son fusil. Yégor l’avait tué la veille de mon arrivée. Lorsque Kondrate me mena chez lui, je le trouvai dans la petite cour de la maison, accroupi devant l’énorme animal. Il le dépeçait avec un méchant couteau, mettant soigneusement dans un pot sa graisse, qui devait plus tard oindre les cheveux de quelque élégant.

« Comment as-tu tué ce monstre ? » lui dis-je.

Yégor leva la tête, me jeta un regard, et considéra attentivement mon chien.

« Si vous êtes venu pour chasser, me dit-il, il y a des coqs de bruyère à Mochnoï, quatre couvées, et sept de gélinottes. »

Puis il se remit à l’ouvrage.

C’est avec ce Yégor que nous partîmes le lendemain pour la chasse.

Nous traversâmes rapidement la plaine qui entoure Sviatoïé ; mais, une fois dans la forêt, il fallut nous remettre au pas. « Tiens, Yégor, voilà un ramier, s’écria Kondrate en le poussant du coude ; tire-lui dessus. » Yégor jeta un regard de côté, et ne bougea point. Il y avait plus de cent pas de nous à l’oiseau. Kondrate fit encore quelques remarques à haute voix ; mais l’éternel silence de la forêt finit par tomber sur lui-même, et le fit taire aussi. Sans échanger d’autres paroles, et écoutant seulement le souffle des chevaux, nous arrivâmes à Mochnoï. C’était le nom qu’on donnait à une partie du bois composée de pins immenses. Yégor et moi, nous descendîmes du telega, que Kondrate poussa dans un épais massif, pour mettre les chevaux à l’abri d’énormes cousins à aigrette. Yégor examina les platines de son fusil, puis fit un grand signe de croix. C’est par là qu’il commençait toute chose. L’endroit de la forêt où nous entrâmes était d’une extrême vieillesse. Je ne sais si les Tatares l’avaient traversé pendant leurs invasions ; mais certes les Polonais et les rebelles russes, du temps des faux Démétrius, avaient pu chercher asile dans ses impénétrables profondeurs. À longue distance l’une de l’autre, s’élevaient en colonnes d’un jaune pâle des arbres immenses ; d’autres, plus jeunes, dressaient plus serrées leurs tiges sveltes. Une mousse verdâtre, toute parsemée d’épingles de pin, couvrait la terre. La golonbiker aux baies bleuâtres croissait en grande abondance, et sa forte odeur, pareille à celle du musc, oppressait la respiration. Le soleil ne pouvait pénétrer à travers l’entrelacement des branches ; et pourtant il ne faisait pas sombre dans la forêt. L’air immobile, sans lumière et sans ombre, brûlait le visage. De lourdes gouttes de résine transparente sortaient comme des gouttes de sueur de la rugueuse écorce des arbres, et descendaient lentement.

Tout se taisait ; on n’entendait pas même le bruit de nos pas ; nous marchions sur la mousse comme sur un tapis. Yégor surtout se mouvait comme une ombre ; il ne faisait pas crier une feuille sèche en posant le pied dessus. Il marchait sans se hâter, et sifflait de temps à autre dans son appeau. Une gélinotte répondit bientôt, et je la vis se jeter dans un épais sapin. Mais Yégor eut beau me l’indiquer ; j’eus beau faire tous mes efforts pour la voir ; je ne pus jamais la découvrir, et ce fut Yégor qui dut l’abattre. Nous trouvâmes aussi deux couvées de grands tétras. Mais ces puissants oiseaux s’enlevaient de loin avec un fracas lourd et retentissant. Nous ne pûmes en tuer que trois jeunes. Yégor s’arrêta tout à coup près d’un maïdane, et m’appela par un geste. « Un ours est venu chercher de l’eau, me dit-il en me montrant une large et fraîche écorchure sur la surface de la mousse qui tapissait un trou. — C’est sa patte ? lui dis-je. — Oui, mais il n’y a plus d’eau. Sur ce pin-là, il y a aussi sa trace. Il est allé y chercher du miel. Voilà des entailles comme faites au couteau. »

Nous continuâmes à nous enfoncer dans la forêt. Yégor marchait avec une assurance calme, et se contentait de jeter des regards en haut, dans les rares éclaircies qui laissaient voir le ciel. J’aperçus une élévation circulaire, entourée d’un fossé presque comblé par le temps. « Est-ce encore un maïdane ? demandai-je. — Non ; ç’a été un fort de brigands. Il y a longtemps ; nos grands-pères en avaient déjà oublié l’époque. Il y a un trésor enfoui là-dessous ; mais, pour l’avoir, il faut avoir versé du sang humain. » Yégor fit un nouveau signe de croix. La chaleur m’accablait ; je me plaignis de la soif. « Attendez un peu, me dit-il, je connais une bonne source. » Et, avant que j’eusse le temps de répondre, il avait disparu…

Je m’assis sur un tronc d’arbre, les coudes sur les genoux ; puis, après un long intervalle, je relevai la tête et jetai un long regard autour de moi. Oh ! comme tout était morne et triste ! pas seulement triste, mais muet et menaçant. Si du moins le moindre son, le plus petit frôlement, eût retenti dans le profond abîme de la forêt ! Mon cœur se resserra ; dans cet instant, à cette place, je sentis presque le souffle de la mort. Je touchai en quelque sorte son incessante présence. Je baissai la tête sous une secrète terreur, comme si j’avais jeté un regard dans un endroit où il est défendu à l’homme de regarder. Je fermai les yeux avec la main, et tout à coup, comme obéissant à un ordre intérieur, je me rappelai toute ma vie passée.

Voilà que je revis mon enfance bruyante et tranquille, querelleuse et bonne, avec ses joies hâtives et ses rapides chagrins ; puis ma jeunesse confuse, étrange, bizarre, pleine d’amour-propre, avec toutes ses fautes et ses aspirations, son travail désordonné et son inaction agitée. Vous me vîntes aussi à la mémoire, vous, mes amis de vingt ans, compagnons de mes premiers essais dans la vie. Puis, comme un éclair dans la nuit, apparurent quelques souvenirs lumineux. Puis des ombres s’avancèrent et grossirent de tous côtés ; les années se déroulaient devant moi plus sombres et plus lourdes, et la tristesse me tomba sur le cœur comme une pierre. Assis, immobile, je regardais comme si le rouleau de ma vie se fût déroulé devant moi. « Oh ! qu’ai-je fait ? murmuraient amèrement mes lèvres. Oh ! ma vie, comment as-tu glissé de mes mains sans laisser de traces ? Est-ce toi qui m’as trompé ? Est-ce moi qui n’ai pas su profiter de tes dons ? Ce rien, cette pincée de cendre et de poussière, voilà tout ce qui reste de toi. Ce quelque chose de froid, d’inerte et d’inutile, est-ce moi, le moi d’autrefois ? Comment ! Mon âme désirait un bonheur si plein ! Elle repoussait avec tant de mépris tout ce qui lui semblait incomplet ! Elle se disait : « Voilà le bonheur ; il va fondre sur moi comme un grand fleuve ; et pas une goutte n’a seulement touché mes lèvres ! Ou bien peut-être que le bonheur, le vrai bonheur de ma vie, a passé tout près de moi, m’a souri de son sourire radieux, et que je n’ai pas su le reconnaître. Ou bien il s’est assis à mon chevet, et je l’ai oublié comme un rêve. Comme un rêve », répétai-je tristement. Des formes confuses, des images insaisissables glissaient dans mon âme en y excitant des sentiments où se mêlaient la compassion sur moi-même, les regrets, la désespérance et la résignation. Oh ! mes cordes d’or, je n’ai pas entendu vos cantiques ! Vous n’avez donné des sons qu’en vous brisant. Et vous, ombres chères, ombres si connues, vous qui m’entourez ici dans cette morne solitude, pourquoi êtes-vous vous-mêmes si tristement et si profondément silencieuses ? Sortez-vous de l’abîme ? Comment comprendrais-je vos regards muets ? Me dites-vous encore adieu, ou me saluez-vous comme un ami au retour ? Pourquoi coulez-vous de mes yeux, gouttes avares et tardives ? Oh ! mon cœur, à quoi bon des regrets ? Tâche d’oublier, si tu veux être calme ; habitue-toi aux résignations des séparations éternelles, à ces mots amers ; « Adieu pour toujours. » Ne retourne pas en arrière ; ne te ressouviens pas ; ne t’élance pas là-bas où il fait clair et serein, où rit la jeunesse, où l’espérance se couronne des fleurs du printemps, où la joie agite ses ailes de colombe, où l’amour, comme la rosée à l’aurore, brille tout humide des larmes de la volupté. Non, ne t’élance pas là-bas où est la félicité, la foi, la force, la puissance. Là n’est pas notre place.

« Voici votre eau ; levez-vous et buvez avec Dieu », prononça derrière moi la voix mâle d’Yégor. Je tressaillis involontairement ; cette parole vivante ébranla joyeusement tout mon être. C’était comme si je fusse tombé dans un sombre abîme où tout se taisait autour de moi, où l’on n’entendait plus que le long et continuel gémissement d’une douleur sans fin, et que tout à coup, d’une seule secousse, une puissante main d’ami m’eût ramené à la lumière du bon Dieu. Ce fut avec un vrai bonheur que je revis devant moi la calme et loyale figure de mon guide. Il était là, dans sa pose assurée, et me tendait, avec son charmant sourire, une petite bouteille pleine d’eau limpide et transparente. « Allons, dis-je en me levant et en lui serrant la main avec une sorte d’enthousiasme, conduis-moi, je te suis. » Il sourit de nouveau, et se remit en marche.

Nous continuâmes à parcourir la forêt jusqu’au soir. Le froid et l’ombre succédèrent si rapidement à la chaleur et à la lumière, qu’il fallut battre en retraite : « Retirez-vous, inquiets vivants », semblait dire de derrière chaque arbre une voix farouche.

Au sortir du bois, nous ne retrouvâmes plus Kondrate. En vain nous criions pour l’appeler, il ne répondait pas. Tout à coup nous l’entendîmes au fond d’un ravin, près de nous, qui parlait doucement à ses chevaux. Un vent subit avait soufflé rapidement et s’était calmé aussi vite, sans laisser d’autre trace de son passage que des feuilles mises à l’envers, ce qui donnait aux arbres immobiles un aspect bigarré. Ce souffle imperceptible avait suffi pour empêcher Kondrate d’entendre nos cris. Nous montâmes dans le telega, et partîmes pour le village. Courbé sur moi-même et aspirant l’air humide du soir, je sentis toutes mes rêveries de la journée se fondre en un seul sentiment, celui de la lassitude et du sommeil, en un seul désir, celui de retourner bien vite sous un toit humain, de boire une tasse de thé à la crème, de m’enfoncer dans du foin odorant, et de m’endormir avec délices.

* * *

Deuxième journée

Le lendemain, de bonne heure, nous nous remîmes tous trois en marche pour la Gary. Dix années auparavant, plusieurs milliers de déciatines avaient brûlé dans les Grands-Bois. Les arbres n’avaient pas repoussé. On ne voyait sur ce vaste emplacement que de tout petits sapins. Le sol était couvert de mousse et de cendre, à travers lesquelles croissaient une multitude d’arbustes à fruits sauvages, fraises, framboises, airelles et canneberges, dont les coqs de bruyère sont très friands. Aussi les trouvait-on, en cet endroit, en quantité prodigieuse. Nous avancions en silence, quand tout à coup Kondrate se redressa : « Eh ! dit-il, n’est-ce pas Ephrem que je vois là ? En effet, c’est bien lui. Bonjour, Alexandritch », ajouta-t-il en élevant la voix et en ôtant son bonnet.

Un paysan de petite taille, vêtu d’un court armiak noir, et les reins ceints d’une corde, parut de derrière un arbre, et s’approcha de notre telega.

« On t’a relâché ? demanda Kondrate.

— Je le crois bien, répondit l’homme en montrant ses dents : il ne fait pas bon de me tenir sous clef.

— Tiens ! et moi qui croyais, je te l’avoue, Alexandritch, que cette fois-ci l’oie n’avait plus qu’à se mettre sur le gril !

— Si tu l’as cru, tu es un nigaud.

— Et le Stanovoï ?…

— Bah ! le Stanovoï… ça veut être un loup, et ça a une queue de chien. Tu vas à la chasse, barine ? ajouta-t-il en jetant sur moi un regard de ses petits yeux clignotants.

— À la chasse, dis-je.

— À la Gary, ajouta Kondrate.

— Dans la cendre tu pourrais trouver du feu, dit le paysan continuant à ricaner ; j’y ai vu beaucoup de coqs de bruyère. Mais vous n’arriverez pas jusque-là ; il y a vingt verstes à vol d’oiseau à travers le bois. Yégor lui-même, qui est dans la forêt comme dans sa basse-cour, ne parviendrait pas à y arriver. Bonjour, âme de Dieu, ce qui veut dire peu », dit-il à Yégor en lui frappant sur le bras.

Yégor le regarda gravement, et lui fit un léger signe de tête.

De longtemps je n’avais vu une figure aussi étrange que celle de cet Ephrem. Il avait le nez long, aigu, de larges lèvres, une barbe courte et rare, et ses yeux bleus couraient perpétuellement çà et là. Il se tenait crânement, les mains sur la hanche, et son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils.

« Tu reviens passer quelques jours chez toi ? reprit Kondrate.

— Quelques jours ; il fait beau maintenant, frère. Mon sentier est devenu un grand chemin. Je puis rester couché sur mon poêle jusqu’à l’hiver ; aucun chien à collet rouge n’aboiera sur moi. Le maréchal m’a dit dans la ville : « Décampe, Alexandritch, sors de notre district ; nous te donnerons un passeport de première qualité. » Mais vous autres, gens de Sviatoïé, j’ai eu pitié de vous ; vous ne trouveriez plus un aussi fin voleur.

— Allons, tu es toujours farceur, notre oncle, dit Kondrate en riant, et il frappa de ses rênes les chevaux qui se mirent en marche.

— Prrr ! fit Ephrem, et les chevaux s’arrêtèrent.

— Veux-tu finir ? dit Kondrate ; tu vois bien que nous allons avec un seigneur, il se fâchera.

— Mais, gros canard, de quoi se fâcherait-il ? c’est un bon seigneur. Tu vas voir qu’il me donnera pour boire un coup. Eh ! barine, donne au pauvre vagabond de quoi s’acheter une bouteille d’eau-de-vie. Comme je l’écraserais en ton honneur ! » ajouta-t-il en soulevant le coude jusqu’à l’épaule, et en grinçant des dents. »

Je lui donnai un grivnik, et je dis à Kondrate de fouetter.

« Très content de Votre Seigneurie, cria Ephrem à la façon des soldats. Et toi, Kondrate, sache dorénavant chez qui tu dois prendre leçon. As-tu peur, tu es perdu ; as-tu du courage, tu dévores tout. Écoute, quand tu reviendras au pays, viens me voir ; la bombance durera trois jours chez moi. Nous casserons bien des goulots de bouteilles. Ma femme est une joyeuse commère, ma maison ouverte à tout venant. Saute, ami Ephrem, saute, alerte pie, avant qu’on ne t’ait arraché la queue. »

Et, poussant un sifflement aigu, il disparut dans les broussailles.

« Qu’est-ce que c’est que cet Ephrem ? dis-je à Kondrate, qui ne cessait de secouer la tête comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Cet Ephrem ? reprit-il ; ah ! ah ! c’est un homme comme il n’y en a pas à cent verstes à la ronde ; un voleur fini. Rien que voir le bien d’autrui lui fait cligner de l’œil. Fuyez-le en vous cachant dans la terre, il vous déterrera. Et quant à l’argent, essayez de vous asseoir dessus, il vous l’ôtera de dessous vous.

— Il me paraît bien hardi.

— Hardi ! il ne craint pas le diable, c’est tout dire. On ne peut rien lui faire. Combien de fois l’a-t-on mené à la ville, et mis en prison ? Dépenses inutiles. On se met à le lier, et lui vous dit : « Que n’attachez-vous cette jambe-là ? Attachez-la plus fort pendant que je dormirai, et je serai à la maison avant mon escorte. » Et en effet, à peine parti, on le revoit au pays.

— D’où est-il ? de chez vous ?

— Oui, de Sviatoïé. C’est un homme… Voyez seulement son nez, sa physionomie (Kondrate avait été une fois à la ville, et, depuis ce temps, employait des termes ambitieux). Nous autres Polékas, nous connaissons bien la forêt depuis notre enfance ; mais aucun de nous ne peut se comparer à lui. Une nuit, il est venu tout droit ici d’Altonkino ; il y a quarante verstes, et personne n’avait jamais fait ce chemin. C’est aussi le premier homme du monde pour voler le miel ; les abeilles ne le piquent point. Il a ruiné tous les éleveurs de ruches.

— Il ne doit pas épargner non plus les borts ?

— Oh non ! il ne faut pas le calomnier. Jamais encore on ne lui a trouvé ce péché. Le bort est chose sacrée chez nous. Une ruche est faite de main d’homme, et gardée par des hommes. Si tu réussis à la voler, tant mieux pour toi ; mais les abeilles sont à la garde de Dieu ; il n’y a que l’ours qui touche à leur miel.

— Aussi l’ours est-il un animal privé de raison, remarqua Yégor.

— Ephrem a-t-il de la famille ? demandai-je.

— Certainement, il a un fils ; et quel voleur ce sera avec le temps ! c’est le père tout craché. Ephrem commence à l’enseigner. Un de ces derniers jours, il a rapporté un pot rempli de vieux sous, et il l’a enterré dans une petite éclaircie, puis il a envoyé son fils au bois, en lui disant que, tant qu’il n’aurait pas trouvé le pot, il ne lui donnerait rien à manger, et ne le laisserait pas même rentrer dans la maison. Le fils est resté au bois tout un jour avec sa nuit, et il a fini par déterrer le pot. Oui, c’est un homme bien singulier que cet Ephrem ; tant qu’il est dans sa maison, c’est le meilleur vivant du monde, il donne à tout le monde à boire et à manger. On ne fait que danser chez lui ; on y fait les cent coups. Et quand il y a une assemblée d’anciens, personne ne donne un meilleur conseil que lui. Il s’approche du cercle par derrière, écoute un moment, vous dit le mot juste comme s’il donnait un coup de hache au bon endroit, et s’en va en riant. Mais du moment qu’il part pour la forêt, c’est alors qu’il est dangereux. Du reste, il faut le dire, il ne touche à nous autres de Sviatoïé que quand il ne peut pas faire autrement. D’ordinaire, s’il rencontre l’un de nous, il nous crie de loin : « Au large, frère ! l’esprit de la forêt a soufflé sur moi. »

— Comment ! dis-je, vous êtes une commune entière, et vous ne pouvez venir à bout d’un seul homme ?

— Mais apparemment.

— Le tenez-vous donc pour un sorcier ?

— Dieu seul sait ce qu’il est. Il y a quelque temps, il est entré dans le rucher du sous-diacre ; mais le sous-diacre faisait le guet lui-même ; il l’empoigna dans les ténèbres, et le rossa. Quand il lui eut donné sa volée, Ephrem lui dit : « Sais-tu qui tu as battu ? » Dès que le sous-diacre eut reconnu sa voix, il se sentit glacé de terreur ; et se jeta à ses pieds : « Prends, lui dit-il, tout ce que tu veux. — Non, reprit l’autre, je te prendrai ce que je voudrai, à mon heure et à mon goût ; mais sache que tu n’en seras pas quitte. » Depuis ce temps, le sous-diacre semble un échaudé ; il erre comme une ombre. « Le cœur me fond dans la poitrine, me disait-il l’autre soir ; ce brigand-là m’a jeté quelques mots bien cruels. »

— Votre sous-diacre doit être bien bête.

— Ah ! vous croyez ? Eh bien ! écoutez-moi. Un jour, arrive de l’autorité l’ordre de s’emparer d’Ephrem à tout prix. Le Stanovoï était tout neuf à son poste, il voulait se signaler. Voilà qu’une dizaine de paysans vont à la forêt à la recherche d’Ephrem, et, à peine étaient-ils arrivés, qu’il vient à leur rencontre. « Prenez-le ! liez-le ! » crie l’un d’eux. Pour Ephrem, il entre tranquillement dans le bois, se taille un bâton de trois doigts d’épaisseur, et, ce bâton à la main, il bondit tout à coup sur la route, la face hideuse : « À genoux ! » cria-t-il, comme un tzar à la parade ; et tous se mirent à genoux. « Qui de vous, continua Ephrem, a dit qu’on me lie ? Est-ce toi, Séroga ? » Séroga, qui l’entend, se lève d’un seul bond et s’enfuit comme un lièvre. Ephrem se mit à sa poursuite, et pendant toute une verste lui caressa le dos avec son bâton. « C’est dommage, dit-il après, que je ne l’aie pas empêché de manger gras », car l’affaire se passait à la fin du carême de saint Philippe. Quant au Stanovoï, il fut bientôt renvoyé, et tout fut dit.

— Il vous a tous terrifiés, et il vous mène comme de petits enfants.

— Croyez-vous donc qu’il ne soit pas terrible ? Et quel homme ingénieux ! c’est à le baiser. Un jour, je le rencontrai dans la forêt ; il tombait une grosse pluie. Dès que je l’aperçus, je voulus décamper ; mais il me fit un petit signe de la main, et me dit : « Approche, Kondrate, ne crains rien, je suis miséricordieux aujourd’hui ; viens apprendre de moi comme on vit dans la forêt, comme on sait rester sec pendant la pluie. Je m’approchai : il était assis sous un sapin ; il avait fait un petit feu de bois vert ; une épaisse fumée blanche était entrée dans les branches de sapin, et empêchait la pluie d’y tomber. Je l’admirai, et lui me dit : « Dieu dit à la pluie : Tombe et mouille ; et Ephrem dit : Tu ne mouilleras pas. » Mais son tour le plus fameux (et ici Kondrate éclata de rire), je vais vous le conter. On avait battu de l’avoine au fléau, mais on n’avait pas eu le temps de ramasser le dernier tas avant la nuit. On y mit pour la garde deux jeunes gars qui n’étaient pas trop éveillés. Les voilà donc qui causent ensemble, se tenant aux aguets ; et Ephrem, qui avait tout observé, ne s’avise-t-il pas d’emplir de paille les jambes de son pantalon, bien attachées par le bout, et de se les mettre sur la tête ! Le voilà qui arrive en rampant derrière une haie, et qui montre petit à petit le bout de ses cornes. L’un des gars dit à l’autre : « Vois-tu ? » l’autre dit : « Je vois », et bientôt on n’entendit plus que le bruit des haies qu’ils franchissaient en courant l’un après l’autre. Ephrem s’approcha de l’avoine, la mit dans un sac et l’emporta chez lui ; et le lendemain, c’est lui qui vint tout raconter à l’assemblée, et les pauvres garçons furent bafoués. Pourtant, tous les autres en eussent fait autant qu’eux. »

Et Kondrate partit d’un éclat de rire.

Le grave Yégor ne put s’empêcher de sourire aussi.

« Oui, on n’entendait que les haies craquer », reprit Kondrate… Et s’interrompant tout à coup : « Bon Dieu ! dit-il, c’est un incendie.

— Un incendie ! où cela ? m’écriai-je.

— Oui, regardez devant nous. Ephrem l’a bien prophétisé. C’est peut-être lui qui a mis le feu, et pas pour la première fois. C’est sa besogne, âme damnée qu’il est. »

Je regardais dans la direction qu’indiquait Kondrate. En effet, à deux ou trois verstes devant nous, une grosse colonne de fumée grisâtre s’élevait en ondoyant avec lenteur et en s’élargissant par le sommet. D’autres colonnes de fumée, plus petites et plus blanches, se voyaient à droite et à gauche.

Un paysan, la face rouge, inondée de sueur, et les cheveux hérissés, arriva sur nous au grand galop, et arrêta avec peine son cheval qui n’était pas bridé.

« Frères, s’écria-t-il, avez-vous vu les gardes de forêt ?

— Nous n’avons vu personne ; est-ce votre bois qui brûle ?

— Oui, notre bois. Ah ! nous sommes perdus ; la dernière fois, on nous a menacés…, il faut rassembler le monde, car si la flamme se jette du côté de Trosni… » Il talonna vivement sa monture, et partit à toutes jambes.

Kondrate fouetta aussi ses chevaux. Nous allions droit sur la fumée, qui s’étendait de plus en plus. Par endroits, elle devenait tout à coup noire, et s’élançait en longues gerbes. Plus nous avancions, plus les contours de la fumée devenaient indistincts. Tout l’air fut troublé, une forte odeur de brûlé nous prit à la gorge, et voilà que, s’agitant d’une étrange façon à la lumière du jour, parurent d’un rouge pâle, derrière de petits flocons de fumée très blanche, les premières langues de la flamme.

« Ah ! grâce à Dieu s’écria Kondrate, l’incendie est surterrain.

— Comment dis-tu ?

— Surterrain ; c’est-à-dire que l’incendie court seulement sur la terre. Avec l’incendie souterrain, il est difficile de lutter. Que voulez-vous faire quand la terre elle-même brûle à plus d’une archine de profondeur ? Il n’y a qu’un seul moyen de salut : c’est de creuser des fossés : est-ce facile ? Quant à l’incendie surterrain, il ne fait que manger l’herbe et les feuilles sèches ; la forêt ne s’en porte que mieux. Ah ! cependant, seigneur, voyez quelles gerbes s’élancent. »

Nous approchâmes jusqu’auprès de la ligne de l’incendie. Je mis pied à terre, et marchai à sa rencontre. Ce n’était ni difficile ni dangereux ; le feu courait à travers un bois de pins, peu serré et contre le vent. Il s’avançait en lignes ondoyantes, ou, pour parler plus exactement, en petites murailles dentelées, formées de langues de feu rejetées en arrière par le vent qui emportait la fumée. Kondrate avait dit juste. Cet incendie ne faisait que raser l’herbe, et marchait rapidement, ne laissant derrière lui qu’une trace noire et fumante où se voyaient à peine quelques étincelles. Il est vrai que, lorsqu’il rencontrait par hasard quelque trou rempli de feuilles sèches et de bois mort, le feu s’élançait tout à coup en longues mèches qui se tordaient avec fureur, faisant entendre une sorte de mugissement sinistre ; mais il retombait bientôt au niveau ordinaire, et reprenait sa course en pétillant. Je remarquai même plus d’une fois qu’un buisson de chênes, tout desséchés, restait intact, bien qu’envahi par l’incendie ; les seules feuilles d’en bas noircissaient un peu. J’avoue que je ne pouvais comprendre comment ces buissons ne s’enflammaient pas. Kondrate avait beau me répéter que l’incendie était surterrain, et dès lors pas méchant.

« C’est pourtant le même feu, lui disais-je. — Mais puisque je vous dis, répétait-il, que c’est un incendie surterrain. »

Cependant, l’incendie ne laissait pas de produire ses effets. Les lièvres couraient tout effarés et revenaient sans raison se rejeter sur le feu ; des oiseaux qui étaient entrés dans la fumée se mettaient à tournoyer ; les chevaux frissonnaient et regardaient avec inquiétude de côté et d’autre. La forêt, alentour, semblait elle-même gronder, et l’homme ne pouvait se défendre d’un sentiment d’effroi en sentant les bouffées de chaleur le frapper tout à coup au visage.

« Si nous ne pouvons rien faire, qu’avons-nous à regarder ? dit Yégor ; partons.

— Par où passer ? dit Kondrate.

— Toujours en avant, reprit Yégor ; c’est le moyen de passer partout. »

Nous suivîmes son conseil, et nous parvînmes à la Gary, bien que les chevaux eussent eu souvent à poser le nez contre terre. Là, nous passâmes une journée entière, et nous y fîmes une bien belle chasse. Vers le soir, avant que le crépuscule eût rougi le ciel, les ombres des arbres s’étendaient déjà longues et droites, et l’on sentait cette légère fraîcheur qui précède la rosée. Je m’assis par terre sur la route, près de la telega auquel Kondrate attelait les chevaux, et me rappelai mes sombres rêveries de la veille. Tout était aussi tranquille autour de moi ; mais il n’y avait plus cette pesante sensation de la forêt. Sur la mousse desséchée, sur les bruyères en fleurs, sur la fine poussière de la route, sur les sveltes tiges et les feuilles luisantes des jeunes bouleaux, tombait la douce et caressante lumière du soleil abaissé à l’horizon. Tout reposait, plongé dans une fraîcheur tranquille ; rien ne dormait encore, mais tout se préparait déjà au salutaire apaisement de la nuit. Tout semblait dire à l’homme : « Repose-toi aussi, notre frère ; respire allègrement, et ne te fais pas d’inutiles soucis avant d’entrer dans le sein du sommeil. » En ce moment, je soulevai la tête, et j’aperçus à la pointe d’une branche une de ces grandes mouches à la tête d’émeraude, au corps effilé, et portant quatre ailes de gaze, que les élégants Français ont appelées demoiselles. Longtemps je ne la quittai point du regard ; toute saturée de soleil, elle se bornait, sans bouger, à secouer quelquefois la tête et à faire frémir ses ailes soulevées. À force de la regarder, il me sembla que je comprenais le sens de la vie de la nature ; une animation tranquille et lente, une absence de hâte, rien de trop, l’équilibre de toutes les sensations. Voilà la loi fondamentale. Tout ce qui sort de ce niveau, soit au-dessus soit au-dessous, est rejeté par la nature. Un animal malade s’enfonce dans un fourré pour y mourir seul ; il sent qu’il n’a plus le droit de vivre avec ses égaux. Beaucoup d’insectes périssent au moment même où ils ressentent les joies de l’amour, ces joies qui rompent l’équilibre ; et quant à l’homme qui, par sa faute ou par celle d’autrui, est jeté hors des voies communes, il doit au moins savoir ne pas se plaindre et se résigner.

« Allons, Yégor ! s’écria Kondrate, qui, pendant ces belles réflexions, s’était installé sur le banc de la telega, viens t’asseoir ici. À quoi rêves-tu ? est-ce à ta vache ?

— À sa vache ? répétai-je, en levant les yeux sur le grave et placide visage d’Yégor ; il semblait rêver, en effet, et regardait au loin dans la campagne qui commençait à s’assombrir.

— Hélas ! oui, continua Kondrate ; il a perdu cette nuit sa dernière vache. Ah ! c’est bien vrai, il n’a pas de chance. »

Yégor s’assit sans mot dire sur le siège, et nous partîmes ; il savait, lui, ne pas se plaindre.

II

Cependant l’immense talent et l’immense succès des essais littéraires de Tourgueneff lui inspiraient la pensée de développer ce talent en romans plus humains, plus vastes et plus complets d’une seule pièce. Il composa alors ce qu’il crut un roman, mais ce qui n’était au fond qu’une étude des classes plus élevées de la Russie. Les touches de son pinceau y brillèrent aussi fines, aussi sensibles, aussi délicates, mais la conception entière manqua au livre, ce fut encore ce que les Anglais appellent un essayiste, il ne fut pas dans ces ouvrages un vrai romancier. Quoiqu’écrivain supérieur à Balzac dans la perfection des détails et dans le portrait des personnages, hommes ou femmes, il n’atteignit pas du premier coup la grandeur de son cadre, il ne sut pas ramener comme nos romanciers la diversité des caractères à l’unité dramatique. Les grands romans furent manqués, mais les épisodes furent parfaits, plus parfaits que dans la plupart des aurores modernes de la France ou de l’Angleterre, et l’étrangeté des sujets et des mœurs donna à Tourgueneff un intérêt et un charme de plus.

Celui de ses ouvrages publiés jusqu’ici où éclatent le plus ses qualités et ses défaillances, a paru tout récemment, sous le titre d’une Nichée de gentilshommes ; c’est évidemment une peinture des mœurs de la classe élégante supérieure à la bourgeoisie et au commun dans l’empire. Ce livre est plus historique que romanesque. Il a des parties admirables et des parties stériles comme des mémoires où l’art manque de temps en temps, mais où la vérité éclate toujours. Nous allons l’extraire pour vous.

Une nichée de gentilshommes.
I

C’était au déclin d’une belle journée de printemps ; çà et là flottaient dans les hautes régions du ciel de petits nuages roses, qui semblaient se perdre dans la profondeur de l’azur plutôt que planer au-dessus de la terre.

Devant la fenêtre ouverte d’une jolie maison située dans une des rues extérieures du chef-lieu du département d’O… (l’histoire se passe en 1842), étaient assises deux femmes, dont l’une pouvait avoir cinquante ans et l’autre soixante et dix. La première se nommait Maria Dmitriévna Kalitine. Son mari, ex-procureur du gouvernement, connu, dans son temps, pour un homme retors en affaires, caractère décidé et entreprenant, d’un naturel bilieux et entêté, était mort depuis dix ans. Il avait reçu une assez bonne éducation et fait ses études à l’Université ; mais, né dans une condition très précaire, il avait compris de bonne heure la nécessité de se frayer une carrière et de se faire une petite fortune. Maria Dmitriévna l’avait épousé par amour ; il était assez bien de figure, avait de l’esprit et pouvait, quand il le voulait, se montrer fort aimable. Maria Dmitriévna, — Pestoff de son nom de fille, — avait perdu ses parents en bas âge. Elle avait passé plusieurs années dans une institution de Moscou, et, à son retour, elle s’était fixée dans son village héréditaire de Pokrofsk, à cinquante verstes d’O…, avec sa tante et son frère aîné. Celui-ci n’avait pas tardé à être appelé à Pétersbourg pour prendre du service, et, jusqu’au jour où la mort vint le frapper, il avait tenu sa tante et sa sœur dans un état de dépendance humiliante. Maria Dmitriévna hérita de Pokrofsk, mais n’y demeura pas longtemps. Dans la seconde année de son mariage avec Kalitine, qui avait réussi en quelques jours à conquérir son cœur, Pokrofsk fut échangé contre un autre bien d’un revenu considérable, mais dépourvu d’agrément et privé d’habitation. En même temps Kalitine acheta une maison à O…, où il se fixa définitivement avec sa femme. Près de la maison s’étendait un grand jardin, contigu par un côté aux champs situés hors de la ville. « De cette façon, — avait dit Kalitine, peu porté à goûter le charme tranquille de la vie champêtre, — il est inutile de se traîner à la campagne. » Plus d’une fois, Maria Dmitriévna avait regretté, au fond du cœur, son joli Pokrofsk, avec son joyeux torrent, ses vastes pelouses, ses frais ombrages ; mais elle ne contredisait jamais son mari et professait un profond respect pour son esprit et la connaissance qu’il avait du monde. Enfin, quand il vint à mourir, après quinze ans de mariage, laissant un fils et deux filles, Maria Dmitriévna s’était tellement habituée à sa maison et à la vie de la ville qu’elle ne songea même plus à quitter O…

Maria Dmitriévna avait passé, dans sa jeunesse, pour une jolie blonde ; à cinquante ans, ses traits n’étaient pas sans charme, quoiqu’ils eussent un peu grossi. Elle était moins bonne que sensible, et avait conservé, à un âge mûr, les défauts d’une pensionnaire ; elle avait le caractère d’un enfant gâté, était irascible et pleurait même quand on troublait ses habitudes ; par contre, elle était aimable et gracieuse lorsqu’on remplissait ses désirs et qu’on ne la contredisait point. Sa maison était une des plus agréables de la ville. Elle avait une jolie fortune, dans laquelle l’héritage paternel tenait moins de place que les économies du mari. Ses deux filles vivaient avec elle ; son fils faisait son éducation dans un des meilleurs établissements de la couronne, à Saint-Pétersbourg.

La vieille dame, assise à la fenêtre, à côté de Maria Dmitriévna, était cette même tante, sœur de son père, avec laquelle elle avait jadis passé quelques années solitaires à Pokrofsk. On l’appelait Marpha Timoféevna Pestoff. Elle passait pour une femme singulière, avait un esprit indépendant, disait à chacun la vérité en face, et, avec les ressources les plus exiguës, organisait sa vie de manière à faire croire qu’elle avait des milliers de roubles à dépenser. Elle avait détesté cordialement le défunt Kalitine, et aussitôt que sa nièce l’eut épousé, elle s’était retirée dans son petit village, où elle avait vécu pendant dix ans chez un paysan, dans une izba enfumée. Elle inspirait de la crainte à sa nièce. Petite, avec le nez pointu, des cheveux noirs et des yeux vifs dont l’éclat s’était conservé dans ses vieux jours, Marpha Timoféevna marchait vite, se tenait droite, parlait distinctement et rapidement, d’une voix aiguë et vibrante. Elle portait constamment un bonnet blanc, et un casaquin blanc.

« Qu’as-tu, mon enfant ? demanda-t-elle tout d’un coup à Maria Dmitriévna. Pourquoi soupires-tu ainsi ?

— Ce n’est rien, répondit la nièce. — Quels beaux nuages !

— Tu les plains ? hein ! »

Maria Dmitriévna ne répondit rien.

« Pourquoi Guédéonofski ne vient-il pas ? murmura Marpha Timoféevna, faisant mouvoir rapidement ses longues aiguilles. — Elle tricotait une grande écharpe de laine. — Il aurait soupiré avec toi, ou bien il aurait dit quelque bêtise.

— Comme vous êtes toujours sévère pour lui ! Serguéi Petrowitch est un homme respectable.

— Respectable ! répéta avec un ton de reproche Marpha Timoféevna.

— Combien il a été dévoué à mon défunt mari ! dit Maria Dmitriévna. Je ne puis y penser sans attendrissement.

— Il eût fait beau voir qu’il se conduisît autrement ? Ton mari l’a tiré de la boue par les oreilles », grommela la vieille dame.

Et les aiguilles accélérèrent leur mouvement.

« Il a l’air si humble ! recommença Marpha Timoféevna. Sa tête est toute blanche ; et pourtant dès qu’il ouvre la bouche ; c’est pour dire un mensonge ou un commérage. Et avec cela, il est conseiller d’État ! D’ailleurs, que peut-on attendre du fils d’un prêtre ?

— Qui donc est sans péché, ma tante ? Il a cette faiblesse, j’en conviens. Serguéi Petrowitch n’a pas reçu d’éducation ; il ne parle pas le français, mais il est, ne vous en déplaise, un homme charmant.

— Oui, il te lèche les mains ! Qu’il ne parle pas le français… le malheur n’est pas grand… Moi-même, je ne suis pas forte dans ce dialecte. Il vaudrait mieux qu’il ne parlât aucune langue, mais qu’il dît la vérité. — Bon, le voilà qui vient ; sitôt qu’on parle de lui, il apparaît, ajouta Marpha Timoféevna, jetant un coup d’œil dans la rue. Le voilà qui arrive à grandes enjambées, ton homme charmant ! Qu’il est long ! Une vraie cigogne ! »

Maria Dmitriévna arrangea ses boucles. Marpha Timoféevna la regarda avec ironie.

« Qu’as-tu donc, ma chère ? ne serait-ce pas un cheveu blanc ? Il faut gronder ta Pélagie. Ne voit-elle donc pas clair ?

— Vous, ma tante, vous êtes toujours ainsi », murmura Maria Dmitriévna avec dépit.

Et elle commença à battre de ses doigts le bras du fauteuil. »

« Serguéi Petrowitch Guédéonofski ! » annonça d’une voix aiguë un petit cosaque aux joues rouges, apparaissant derrière la porte.

III

Entrent en scène un beau jeune homme, employé du gouvernement, et un petit vieillard, maître de musique de Lise, fille aînée de la maison. Le jeune employé ressemble à tous les jeunes gens de sa profession en province, suffisant, ambitieux, rusé, il se nomme Panchine.

Le vieux professeur allemand, admirablement étudié et destiné à jouer un rôle ingrat et touchant dans le roman, est ainsi décrit :

Christophe-Théodore-Gottlieb Lemm était né en 1786 d’une famille de pauvres musiciens qui habitait la ville de Chemnitz, dans le royaume de Saxe. Son père jouait du hautbois, sa mère de la harpe. Pour lui, avant l’âge de cinq ans, il s’exerçait sur trois instruments différents. À huit ans, il resta orphelin ; à dix, il commençait à gagner lui-même son pain de chaque jour. Longtemps il mena une vie de bohème, jouant partout, dans les auberges, aux foires, aux noces de paysans, voire même dans les bals ; enfin, il réussit à entrer dans un orchestre, et, de grade en grade, parvint à l’emploi de chef d’orchestre. Son mérite, comme exécutant, se réduisait à bien peu de chose ; mais il connaissait à fond son art. À vingt-huit ans, il émigra en Russie, où il avait été appelé par un grand seigneur, qui, tout en détestant cordialement la musique, s’était donné par vanité le luxe d’un orchestre. Lemm resta près de sept ans chez lui en qualité de maître de chapelle, et le quitta les mains vides. Ce grand seigneur s’était ruiné ; il lui avait d’abord promis une lettre de change à son ordre, puis il s’était ravisé ; et, tout compte fait, il ne lui avait pas payé un copeck. — Des amis lui conseillaient de partir ; mais il ne voulait pas retourner dans sa patrie comme un mendiant, après avoir vécu en Russie, dans cette grande Russie, le pays de Cocagne des artistes. Pendant vingt ans, notre pauvre Allemand chercha fortune. Il séjourna chez différents patrons, vécut à Moscou comme dans les chefs-lieux de gouvernement, souffrit et supporta mille maux, connut la misère, et eut recours à tous les expédients imaginables. Cependant, au milieu de toutes ses souffrances, l’idée du retour au pays natal ne le quittait jamais et seule affermissait son courage. Le sort ne voulut pas lui accorder cette dernière et unique consolation. À cinquante ans, malade, décrépit avant l’âge, il arriva par hasard dans la ville d’O… et s’y établit définitivement, ayant perdu tout espoir de quitter jamais le sol détesté de la Russie, et vivant misérablement du produit de quelques leçons.

L’extérieur de Lemm ne prévenait guère en sa faveur. Il était petit, voûté, avec des omoplates saillantes, un ventre rentré, de grands pieds tout plats, des ongles bleuâtres au bout de ses doigts durs et roides, et des mains rouges, les veines toujours gonflées. Son visage était ridé, ses joues creuses ; et ses lèvres plissées, qu’il remuait perpétuellement comme s’il mâchait quelque chose, aussi bien que le silence obstiné qu’il gardait d’ordinaire, lui donnaient une expression presque sinistre. Ses cheveux pendaient en touffes grisonnantes sur son front peu élevé ; ses yeux petits et immobiles avaient l’éclat terne de charbons sur lesquels on vient de verser de l’eau ; il marchait lourdement, déplaçant à chaque pas toutes les parties de son corps disgracieux et difforme. Ses mouvements rappelaient parfois ceux d’un hibou qui se dandine dans sa cage, quand il sent qu’on le regarde, sans pouvoir, toutefois, rien voir avec ses prunelles grandes, jaunes, effarées et clignotantes. Un long et impitoyable chagrin avait apposé son cachet ineffaçable sur le pauvre musicien, et dénaturé sa physionomie déjà peu attrayante ; mais, la première impression une fois dissipée, on découvrait quelque chose d’honnête, de bon, d’extraordinaire dans cette ruine ambulante.

Admirateur passionné de Bach et de Hændel, artiste dans l’âme, doué de cette vivacité d’imagination et de cette hardiesse de pensée qui n’appartiennent qu’à la race germanique, Lemm aurait pu, — qui sait ? — atteindre au niveau des grands compositeurs de sa patrie, si le hasard eût autrement disposé de son existence. — Hélas ! il était né sous une mauvaise étoile ! Il avait beaucoup écrit, mais jamais il n’avait eu la joie de voir aucune de ses œuvres publiée : il ne savait pas s’y prendre ; il n’avait pas le talent de faire à propos une courbette ou une démarche nécessaire. Une fois, il y avait bien des années, un de ses amis et admirateurs, Allemand pauvre comme lui, avait publié à ses frais deux de ses sonates, — mais, après être restées en bloc dans les magasins, elles avaient disparu sourdement et sans laisser de traces, comme si quelqu’un les avait jetées nuitamment à la rivière. — Lemm finit par en prendre son parti ; du reste, il se faisait vieux ; à la longue, il s’endurcit au moral, comme ses doigts s’étaient endurcis avec l’âge ; seul avec sa vieille cuisinière, qu’il avait tirée d’un hospice (car il ne s’était jamais marié), il végétait à O…, dans une petite maison voisine de celle de madame Kalitine. Il se promenait beaucoup, lisait la Bible, un recueil protestant de psaumes, et les œuvres de Shakspeare dans la traduction de Schlegel. Il ne composait plus rien depuis longtemps ; mais Lise, sa meilleure écolière, avait su sans doute le tirer de son assoupissement, car il avait écrit pour elle la cantate dont Panchine avait dit un mot. Il en avait emprunté les paroles à un psaume et y avait ajouté quelques vers de sa composition. Elle était faite pour deux chœurs, — un chœur de gens heureux et un chœur d’infortunés ; — vers la fin, les deux chœurs se réconciliaient et chantaient ensemble : « Dieu miséricordieux, aie pitié de nous, pauvres pécheurs, et éloigne de nous les mauvaises pensées et les espérances mondaines. » Sur la première feuille étaient écrites avec soin ces lignes : « Les justes seuls seront sauvés. — Cantate spirituelle, composée et dédiée à mademoiselle Lise Kalitine, ma chère élève, par son professeur C. T. G. Lemm. » Des rayons entouraient les mots : « Les justes seuls seront sauvés », et « Lise Kalitine. » Tout au bas, on lisait : « Pour vous seule, fur sie allein . » Voilà pourquoi Lemm avait rougi et regardé Lise en dessous, en entendant Panchine parler de sa cantate ; le pauvre Lemm avait cruellement souffert.

IV

Lise demande pardon à Hern de l’indiscrétion qu’elle a commise en parlant à Panchine de sa cantate ; le vieillard, douloureusement affecté mais pardonnant, s’éloigne avec un peu d’humeur en rasant les murailles.

Une ancienne connaissance encore, Sem, entre en scène. Il est ami et parent de la maison ; c’est Lavretzky. Il revient de Pétersbourg pour habiter solitairement ses terres paternelles dans les environs de Lavretzky.

Lavretzky, en effet, ressemblait peu à une victime du sort. Sa figure vermeille, type parfaitement russe, son front blanc et élevé, son nez un peu fort et ses lèvres larges et régulières respiraient une santé campagnarde, et témoignaient d’une grande et abondante force vitale. Il était solidement bâti, et ses cheveux blonds frisaient naturellement comme ceux d’un jeune garçon. Ses yeux bleus, à fleur de tête et un peu fixes, exprimaient seuls quelque chose qui n’était ni le souci, ni la fatigue, et sa voix avait un son trop égal.

Pierre, le sire de Lavretzky, ne ressemblait guère à son père ; c’était un seigneur comme on n’en voit que dans les steppes, passablement excentrique, tapageur et agité, grossier, mais assez bon, très hospitalier et grand amateur de chasse à courre. Il avait plus de trente ans, lorsque à la mort de son père il se trouva maître d’un héritage de deux mille paysans en parfait état ; il ne lui fallut pas longtemps pour dissiper ou vendre une partie de son bien, et gâter complètement ses nombreux domestiques. Ses chambres vastes, chaudes et malpropres, étaient continuellement remplies de petites gens, qui fondaient de tous côtés sur lui comme la grêle ou la vermine. Cette engeance se gorgeait de ce qui lui tombait sous la main, buvait jusqu’à l’ivresse, et emportait de la maison tout ce qui se laissait prendre, sans cesser de chanter les louanges de cet hôte hospitalier. Pierre, quand il était de mauvaise humeur, les traitait de pique-assiettes et de pieds-plats ; mais il ne tardait pas à s’ennuyer de leur absence. Sa femme était un être doux et obscur ; il l’avait prise dans une famille du voisinage, par ordre de son père qui l’avait choisie pour lui ; on la nommait Anna Pavlowna. Elle ne se mêlait de rien, recevait cordialement ses hôtes, et aimait assez à sortir, quoique l’obligation de mettre de la poudre fît son désespoir. Elle avait coutume de raconter, dans sa vieillesse, que, pour procéder à cette opération, on lui plaçait un bourrelet de feutre sur la tête, on lui relevait tous les cheveux, puis on les frottait de suif et on les saupoudrait de farine, en y introduisant une masse d’épingles en fer ; si bien qu’ensuite elle avait toutes les peines du monde à se débarbouiller ; cependant pour ne pas enfreindre les règles de la bienséance et ne blesser personne, elle se résignait, à chaque visite qu’elle avait à faire, à endurer cet odieux martyre. Elle aimait à se faire traîner par des trotteurs, et était prête à jouer aux cartes du matin jusqu’au soir ; mais elle n’oubliait jamais, quand son mari s’approchait de la table de jeu, de dissimuler avec sa main ses misérables petites pertes, elle qui avait laissé à son mari la pleine et entière disposition de tout son apport, de toute sa dot. Elle eut de lui deux enfants : un fils, Ivan, qui fut le père de Théodore, et une fille, nommée Glafyra.

Ivan ne fut pas élevé à la maison paternelle, mais auprès d’une tante riche et vieille fille, la princesse Koubensky, qui promit de faire de lui son légataire universel (autrement son père ne l’eût pas laissé partir), l’habilla comme une poupée, lui donna des professeurs de toutes sortes, et lui choisit pour précepteur un Français, ex-abbé, disciple de J.-J. Rousseau, un certain M. Courtin de Vaucelles. C’était un homme fin, habile, insinuant ; elle le qualifiait de fine fleur de l’émigration, et finit, presque septuagénaire, par épouser cette fine fleur. Elle lui légua tout son bien, et rendit l’âme peu de temps après, les joues couvertes de rouge, toute parfumée d’ambre à la Richelieu, entourée de négrillons, de levrettes et de perroquets criards, étendue sur une couchette du temps de Louis XV, tenant à la main une tabatière en émail de Petitot. Elle mourut abandonnée de son mari ; l’insinuant M. Courtin avait trouvé opportun de se retirer à Paris avec son argent.

Ivan avait dix-neuf ans lorsque ce revers inattendu le frappa. Il ne voulut plus rester dans la maison de sa tante, où, d’héritier présomptif, il devenait tout à coup parasite, — ni même à Saint-Pétersbourg, où l’accès de la société dans laquelle il avait été élevé lui fut tout à coup interdit. Il se sentait une répugnance invincible pour le service, qu’il aurait dû commencer par les grades les plus humbles, les plus obscurs et les plus difficiles ; tout cela se passait dans les premières années du règne de l’empereur Alexandre. Il fut donc réduit, bon gré, mal gré, à s’en retourner au village de son père. Comme tout lui sembla sale, pauvre, mesquin ! L’obscurité, le silence, l’isolement de la vie des steppes l’offusquaient à chaque pas ; l’ennui le dévorait ; avec cela personne dans la maison, hors sa mère, n’avait pour lui que des sentiments hostiles. Son père supportait impatiemment ses habitudes de citadin ; ses habits, ses jabots, ses livres, sa flûte, sa propreté, lui paraissaient avec assez de justesse, une délicatesse exagérée ; il ne faisait que se plaindre de son fils, et le grondait sans cesse. « Rien ne lui convient ici, disait-il souvent ; à table, il fait le dégoûté, ne mange de rien, ne peut supporter l’odeur des domestiques, ni la chaleur de la chambre ; la vue des gens ivres le dérange ; on n’ose pas seulement batailler devant lui ; il ne veut pas servir, il n’a pas pour un liard de santé, cette femmelette ! Et tout cela, parce qu’il a la cervelle farcie de Voltaire. » Le vieillard détestait particulièrement Voltaire et ce mécréant de Diderot, bien qu’il n’eût pas lu une ligne de leurs œuvres : lire n’était pas de sa compétence.

Petre Andrévitch ne se trompait pas ; Voltaire et Diderot remplissaient, en effet la tête de son fils, et non pas eux seulement, mais encore Rousseau, Raynal, Helvétius et consorts ; mais ils ne remplissaient que sa tête. Son instituteur, l’ancien abbé, l’encyclopédiste, s’était borné à verser en bloc sur son élève toute la science du dix-huitième siècle. — Ivan vivait ainsi, tout pénétré de cet esprit, qui restait en lui sans se mêler à son sang, sans pénétrer dans son âme, sans produire de fortes convictions… Après tout, quelles convictions pouvons-nous exiger d’un jeune homme qui vivait il y a cinquante ans, quand, aujourd’hui encore, nous ne sommes pas arrivés à en avoir ?

La présence d’Ivan Pétrovitch gênait les visiteurs de la maison paternelle ; il les dédaignait, eux le craignaient. Il n’avait même pas réussi à se lier avec sa sœur, qui avait douze ans de plus que lui. Cette Glafyra était un être étrange ; elle était laide, bossue, maigre, avait de grands yeux sévères et une bouche aux lèvres minces et serrées. Son visage, sa voix, ses mouvements rapides et anguleux rappelaient son aïeule, la Bohémienne. Obstinée, dominatrice, elle n’avait jamais voulu entendre parler de mariage. Le retour d’Ivan Pétrovitch ne fut nullement de son goût ; tant qu’il fut chez la princesse Koubensky, elle pouvait s’attendre à hériter de la moitié des biens paternels : son avarice était un trait de plus qu’elle tenait de sa grand-mère. De plus, elle lui portait envie : il était si bien élevé, il parlait si bien le français avec l’accent parisien, et elle pouvait à peine prononcer « bonjour », et « comment vous portez-vous ? » Il est vrai que ses parents n’en savaient pas même autant ; mais à quoi cela l’avançait-il ? Ivan ne savait comment dissiper sa tristesse et son ennui ; il passa une année à la campagne, mais elle lui parut longue de dix ans. Il ne trouvait un peu de plaisir que chez sa mère, passait des heures entières dans ses appartements, bas et petits, écoutant son bavardage naïf et sans apprêts, et se gorgeant de confitures.

Au nombre des servantes d’Anna Pavlowna, se trouvait une très jolie jeune fille, aux yeux doux et purs, aux traits fins ; on la nommait Malanïa ; elle était sage et modeste. Elle plut tout d’abord à Ivan Pétrovitch, bientôt il l’aima ; sa démarche timide, ses réponses modestes, sa voix douce, son tendre sourire l’avaient captivé ; tous les jours, elle lui semblait plus aimable. De son côté, elle s’attacha à Ivan Pétrovitch de toute la force de son âme, comme les jeunes filles russes seules savent aimer, et se donna à lui. Dans une maison de seigneur de village, aucun mystère ne peut rester longtemps caché ; chacun connut bientôt la liaison du jeune maître avec Malanïa, et la nouvelle vint aux oreilles mêmes de Petre Andrévitch. Dans un meilleur moment, il n’eût peut-être fait aucune attention à une affaire aussi peu importante ; mais il avait depuis longtemps une dent contre son fils, et il saisit avec bonheur l’occasion de confondre l’élégant philosophe pétersbourgeois. Une tempête de cris et de menaces s’éleva dans la maison ; Malanïa fut mise au séquestre, et Ivan Pétrovitch mandé devant son père. Anna Pavlowna accourut au bruit. Elle essaya de calmer son mari, mais il n’écoutait plus rien. Il fondit sur son fils comme un oiseau de proie, lui reprochant son immoralité, son incrédulité, son hypocrisie ; l’occasion était trop belle pour ne pas déverser sur Ivan toute la colère qui s’était amassée depuis si longtemps dans son cœur contre la princesse Koubensky ; il l’accabla d’expressions injurieuses. Ivan Pétrovitch commença par se maîtriser et se taire, mais lorsque son père le menaça d’une punition infamante, il n’y tint plus. « Ah ! pensa-t-il, le mécréant de Diderot est de nouveau en scène ; c’est le moment de s’en servir ; attendez, je vais tous vous étonner. » Et aussitôt, d’une voix tranquille et mesurée, quoique avec un tremblement intérieur, il annonça à son père qu’il avait tort de l’accuser d’immoralité ; qu’il ne voulait pas nier sa faute, mais qu’il était prêt à la réparer, et d’autant mieux qu’il se sentait au-dessus de tous les préjugés ; en un mot, qu’il était prêt à épouser Malanïa. En prononçant ces mots, Ivan atteignit sans doute le but qu’il se proposait ; son père fut tellement abasourdi, qu’il écarquilla les yeux et resta un instant immobile ; mais il revint à lui presqu’aussitôt, et tel qu’il était, dans son touloup doublé de fourrure, ses pieds nus dans de simples souliers, il s’élança les poings levés contre son fils. Ce jour-là, Ivan, comme s’il l’eût fait exprès, s’était coiffé à la Titus, avait mis un nouvel habit bleu à l’anglaise, des bottes à glands, et un pantalon collant en peau de daim d’une parfaite élégance. Anna Pavlowna poussa un grand cri et se couvrit le visage de ses mains ; pour son fils, il ne fit ni une ni deux ; il prit ses jambes à son cou, traversa la maison et la cour, se jeta dans le verger, puis dans le jardin, du jardin sur la grand-route, et courut, toujours sans se retourner, jusqu’à ce qu’il n’entendît plus derrière lui les pas lourds de son père, et ses cris redoublés et entrecoupés.

« Arrête, vaurien ! hurlait-il, arrête, ou je te maudis ! »

Ivan Pétrovitch se réfugia chez un odnodvoretz du voisinage ; son père rentra chez lui épuisé et couvert de sueur, et annonça, respirant à peine, qu’il retirait à son fils sa bénédiction et son héritage. Il fit aussitôt brûler tous ses malheureux livres ; la servante Malanïa fut exilée dans un village éloigné. De bonnes gens déterrèrent Ivan Pétrovitch et l’avertirent de tout ce qui se passait. Honteux, furieux, il jura de se venger de son père ; la même nuit, il se mit en embuscade pour arrêter au passage le chariot qui emportait Malanïa ; il l’arracha de vive force à son escorte, courut avec elle à la ville voisine et l’épousa.

Le lendemain, Ivan écrivit à son père une lettre froidement ironique et polie, et se rendit dans le village où demeurait son cousin au troisième degré, Dmitri Pestoff, avec sa sœur Marpha, que nous connaissons déjà. Il leur raconta tout ce qui s’était passé, leur dit qu’il partait pour Pétersbourg, afin d’y prendre du service, et qu’il les suppliait de donner asile à sa femme, ne fût-ce que pour peu de temps. Il sanglota amèrement en prononçant le mot de femme, et, oubliant sa civilisation raffinée et sa philosophie, il tomba humblement à genoux devant ses parents, comme un vrai paysan russe, en frappant la terre de son front. Les Pestoff, qui étaient des gens compatissants et bons, accédèrent aisément à sa prière ; il passa trois semaines chez eux, attendant en secret une réponse de son père ; mais il n’en vint pas, et il ne pouvait pas en venir. À la nouvelle du mariage de son fils, Petre Andrévitch tomba malade, et défendit de prononcer devant lui le nom d’Ivan Pétrovitch ; seule, la pauvre mère emprunta en cachette cinq cents roubles en papier au prêtre du village et les envoya à son fils avec une petite image pour sa bru. Elle eut peur d’écrire, mais son messager, un paysan petit et sec, qui avait le talent de faire ses soixante verstes à pied par jour, fut chargé de dire à Ivan Pétrovitch de ne pas trop s’affliger, qu’elle espérait, avec l’aide de Dieu, convertir la colère de son mari en clémence ; qu’elle aurait préféré une autre belle-fille, mais que telle n’avait sûrement pas été la volonté divine, et qu’elle envoyait à Malanïa Serguéiewna sa bénédiction maternelle. Le petit paysan reçut un rouble pour sa peine, demanda la permission de saluer sa nouvelle maîtresse, dont il était le compère, lui baisa la main et se remit en marche pour la maison.

Ivan Pétrovitch partit pour Pétersbourg le cœur joyeux. Un avenir inconnu l’attendait : la misère pouvait bien l’atteindre, mais il quittait la vie de la campagne, qu’il abhorrait. Surtout il était bien aise de n’avoir pas renié ses instituteurs, mais d’avoir au contraire mis réellement en pratique et justifié les principes de Rousseau, de Diderot et de la Déclaration des droits de l’homme. Le sentiment d’un devoir accompli, d’un triomphe remporté, d’un juste orgueil satisfait, remplissait son âme ; en outre, la séparation de sa femme ne le troublait pas trop ; il aurait plutôt craint de vivre avec elle. La première affaire était faite, il fallait songer aux autres. Il eut du succès à Pétersbourg, contrairement à sa propre attente ; la princesse Koubensky, que M. Courtin avait déjà abandonnée, mais qui n’avait pas encore eu le temps de mourir, voulant réparer ses torts envers son neveu, le recommanda à tous ses amis, et lui donna cinq mille roubles, son dernier argent, sans doute, plus une montre de Lepée, avec son chiffre dans une guirlande d’amours. Trois mois ne s’étaient pas écoulés qu’il avait obtenu une place à l’ambassade russe à Londres, et qu’il s’embarquait sur le premier bâtiment anglais en partance. (Il n’était pas encore question de bateaux à vapeur.) Quelques mois plus tard, il reçut une lettre de Pestoff. Ce brave homme le félicitait à l’occasion de la naissance d’un fils, qui avait vu le jour dans le village de Pokrofskoé, le 20 août 1807, et qu’on avait nommé Théodore, en l’honneur du saint martyr du même nom. La faiblesse de Malanïa Serguéiewna était telle, qu’elle ne pouvait ajouter que quelques lignes ; ces quelques lignes même surprirent beaucoup son mari ; il ignorait que Marpha Timoféevna eût enseigné l’écriture à sa femme. Cependant Ivan ne s’abandonna pas longtemps aux doux sentiments de la paternité ; il faisait en ce moment la cour à l’une des plus célèbres Phrynés ou Laïs du jour. (Les noms classiques étaient encore de mode.) La paix de Tilsitt venait d’être signée ; tout le monde se hâtait de jouir, tout le monde était comme entraîné par un tourbillon effréné. Les yeux noirs d’une beauté agaçante lui avaient tourné la tête. Il avait peu d’argent, mais il jouait heureusement, faisait des connaissances, prenait part à tous les plaisirs imaginables ; en un mot, il commençait à voguer toutes voiles dehors.

V

De tristes aventures le ramènent seul en Russie, aussi découragé que son père.

En se rendant dans ses terres, il va visiter les Kalitine, ses voisins et ses parents. Il contemple Lise avec une muette admiration. Il apprend de la mère de Lise que Pankine en est amoureux. Il va pendant la messe rendre visite à une vieille tante qui habite la même maison.

Voici le portrait de cette tante appelée Marpha Timoféevna.

Marpha Timoféevna était établie dans sa chambre, entourée de son état-major, qui se composait de cinq êtres presque tous également chers à son cœur : un rouge-gorge savant, affligé d’un goître, qu’elle avait pris en affection depuis qu’il ne pouvait plus ni siffler, ni tirer son seau d’eau ; Roska, un petit chien craintif et doux ; Matros, un chat de la plus méchante espèce ; puis une petite fille brune et très remuante, d’environ neuf ans, aux grands yeux et au nez pointu, qu’on appelait la petite Schourotschka ; et enfin Nastasia Karpovna Ogarkoff, personne âgée d’environ cinquante-cinq ans, affublée d’un bonnet blanc et d’une petite katzaveïka brune sur une robe de couleur sombre. La petite Schourotschka était de basse bourgeoisie et orpheline. Marpha Timoféevna l’avait recueillie chez elle par pitié, ainsi que Roska ; elle les avait trouvés dans la rue ; tous deux étaient maigres et affamés, tous deux trempés par la pluie d’automne ; personne ne réclama le petit chien ; quant à la petite fille, son oncle, cordonnier ivrogne, qui n’avait pas de quoi manger lui-même, et qui battait sa nièce au lieu de la nourrir, la céda de grand cœur à la vieille dame. Enfin, Marpha Timoféevna, avait fait la connaissance de Nastasia Karpovna dans un couvent, où elle était allée en pèlerinage. Elle plut à Marpha Timoféevna, parce qu’elle priait Dieu de bon appétit, selon la pittoresque expression de la bonne dame. Celle-ci l’avait abordée en pleine église et l’avait invitée à venir prendre une tasse de thé. Depuis ce jour, elles étaient devenues inséparables. Nastasia Karpovna était de petite noblesse, veuve et sans enfants ; elle avait le caractère le plus gai et le plus accommodant ; une tête ronde et grise, des mains blanches et douces, une figure avenante, malgré ses traits un peu gros et un nez épaté et de forme assez comique. Elle professait un culte pour Marpha Timoféevna, qui, de son côté, l’aimait infiniment, ce qui ne l’empêchait pas de la taquiner de temps en temps sur la sensibilité de son cœur ; car elle avait un faible pour les jeunes gens, et la plaisanterie la plus innocente la faisait rougir comme une petite fille. Tout son avoir consistait en douze cents roubles assignats ; elle vivait aux frais de Marpha Timoféevna, mais sur un certain pied d’égalité ; Marpha Timoféevna n’aurait toléré aucune servilité auprès de sa personne.

« Ah ! Fédia, fit-elle, dès qu’elle aperçut Théodore, tu n’as pas vu ma famille hier soir ; admire-la maintenant. Nous voilà tous réunis pour le thé ; c’est le second, celui des jours de fête. Tu peux caresser tout le monde : seulement, la petite Schourotschka ne se laissera pas faire, et le chat t’égratignera. Tu pars aujourd’hui ?

— Aujourd’hui même. — Lavretzky s’assit sur une petite chaise basse. — J’ai déjà fait mes adieux à Maria Dmitriévna, j’ai même vu Lisaveta Michailovna.

— Tu peux la nommer Lise tout court, mon père, elle n’est pas Michailovna pour toi. Reste donc tranquille, tu vas casser la chaise de la petite Schourotschka.

— Je l’ai vue aller à la messe, est-ce qu’elle est dévote ?

— Oui, Lidia, bien plus que nous ne le sommes à nous deux.

— N’êtes-vous donc pas pieuse aussi ? dit Nastasia Karpovna en sifflotant. Si vous n’êtes pas encore allée à la première messe, vous irez à la dernière.

— Ma foi, non, tu iras toute seule ; je deviens trop paresseuse, ma mère ; je me gâte en prenant trop de thé. »

Elle tutoyait Nastasia Karpovna quoiqu’elle la traitât d’égale à égale, mais ce n’était pas pour rien qu’elle était une Pestoff. Trois Pestoff sont écrits sur le livre commémoratif de Jean le Terrible. Marpha Timoféevna le savait.

« Dites-moi, je vous prie, reprit Lavretzky, Maria Dmitriévna vient de me parler de ce monsieur… Comment se nomme-t-il ? Panchine ? je crois. Quel homme-est-ce ?

— Dieu, quelle bavarde ! » grommela Marpha Timoféevna.

« Je suis sûre qu’elle t’a dit, sous le sceau du secret, qu’il rôde en prétendu autour de sa fille. Ce n’est pas assez pour elle, à ce qu’il paraît, d’en chuchoter avec son fils de prêtre ; non, cela ne lui suffit pas. Rien n’est encore fait cependant, et grâce à Dieu ! mais il faut qu’elle bavarde.

« Et pourquoi grâce à Dieu ? demanda Lavretzky.

— Parce que le jeune homme ne me plaît pas ; il n’y aurait pas lieu de se réjouir.

— Il ne vous plaît pas !

— Il ne peut pas séduire tout le monde. N’est-ce pas assez que Nastasia Karpovna en soit amoureuse ?

— Pouvez-vous dire cela ? s’écria la pauvre veuve tout effarée. Ne craignez-vous pas Dieu ! »

Et une rougeur soudaine se répandit sur son visage et sur son cou.

« Et il le sait bien, le fripon, continua Marpha Timoféevna ; il sait bien comment la captiver : il lui a fait cadeau d’une tabatière. Fédia, demande-lui une prise ; tu verras quelle belle tabatière ! Sur le couvercle est peint un hussard à cheval. Tu ferais bien mieux, ma chère, de ne pas chercher à te justifier. »

Nastasia Karpovna ne se défendit plus que par un geste de dénégation.

« Plaît-il aussi à Lise ? demanda Lavretzky.

— Il paraît lui plaire. Du reste, Dieu le sait ! L’âme d’autrui, vois-tu, c’est une forêt obscure, surtout l’âme d’une jeune fille. Tiens, ne veux-tu pas approfondir le cœur de la petite Schourotschka ! Pourquoi donc se cache-t-elle et ne s’en va-t-elle pas depuis que tu es entré ? »

 

La petite fille laissa échapper un éclat de rire contenu depuis longtemps, et prit la fuite. Lavretzky se leva.

« Oui, dit-il lentement, qui peut deviner ce qui se passe dans le cœur d’une jeune fille ? »

Et il fit mine de se retirer.

« Eh bien, quand te reverrons-nous ? demanda Marpha Timoféevna.

— C’est selon, ma tante ; je ne vais pas bien loin.

— Oui, tu vas à Wassiliewskoé. Tu ne veux pas te fixer à Lavriki, — cela te regarde ; seulement va saluer la tombe de ta mère, et aussi celle de ta grand-mère. Tu as acquis tant de savoir à l’étranger ; et qui sait, pourtant ? peut-être sentiront-elles, au fond de leur tombeau, que tu es venu les voir. Et n’oublie pas, mon cher, de faire dire une messe pour le repos de l’âme de Glafyra Pétrowna. Voici un rouble argent. Prends-le ; c’est moi qui veux faire dire cette messe. De son vivant je ne l’aimais pas, mais il faut lui rendre justice ; c’était une fille de caractère et d’esprit, — et puis elle ne t’a pas oublié. Et maintenant, que Dieu te conduise ; je finirais par t’ennuyer. »

Et Marpha Timoféevna embrassa son neveu.

« Quant à Lise, elle n’épousera pas Panchine, ne t’en inquiète pas. Ce n’est pas un mari de cette espèce-là qu’il lui faut.

— Mais je ne m’en inquiète nullement », répondit Lavretzky en s’éloignant.

Quatre heures après, il était en route, et son tarantass roulait rapidement sur le chemin de traverse. Il régnait une grande sécheresse depuis quinze jours ; un léger brouillard répandait dans l’atmosphère une teinte laiteuse et enveloppait les forêts lointaines ; on sentait s’exhaler comme une odeur de brûlé ; de petits nuages foncés dessinaient leurs contours indécis sur le ciel d’un bleu clair ; un vent assez fort soufflait par bouffées sèches qui ne rafraîchissaient point l’air. La tête appuyée contre les coussins de la voiture, les bras croisés sur sa poitrine, Lavretzky laissait errer ses regards sur les champs labourés qui se déroulaient devant lui en éventail, sur les cytises qui semblaient fuir, sur les corbeaux et les pies qui suivaient d’un œil bêtement soupçonneux l’équipage qui passait, et sur les longues raies semées d’armoise, d’absinthe et de sorbier des champs. Il regardait l’horizon et cette solitude des steppes, si nue, si fraîche, si fertile ; cette verdure, ces longs coteaux, ces ravins, que couvrent des buissons de chênes nains, ces villages gris, ces maigres bouleaux ; enfin tout ce spectacle de la nature russe, qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps, éveillait dans son cœur des sentiments à la fois doux et tristes, et tenait sa poitrine sous l’oppression d’un poids qui n’était pas sans charme. — Ses pensées se succédaient lentement, mais leurs contours étaient aussi vagues que ceux des nuages qui erraient au-dessus de sa tête. Il évoquait le souvenir de son enfance, de sa mère, du moment où on l’avait apporté auprès d’elle à son lit de mort, et où, serrant sa tête contre son cœur, elle s’était mise d’une voix faible, à se lamenter sur lui, puis s’était arrêtée en apercevant Glafyra Pétrowna. Il se souvint de son père, qu’il avait vu d’abord robuste, toujours mécontent, et dont la voix cuivrée résonnait à son oreille ; plus tard, vieillard aveugle, larmoyant, la barbe grise et malpropre. Il se souvint qu’un jour, à table, dans les fumées du vin, le vieillard s’était mis à rire tout à coup et à parler de ses conquêtes, en prenant un air modeste et en clignant ses yeux privés de lumière ; il se souvint de Barbe, et ses traits se crispèrent comme chez un homme saisi d’une subite douleur. Il secoua la tête ; puis sa pensée s’arrêta sur Lise.

« Voilà, se dit-il, un être nouveau qui entre dans la vie. Honnête jeune fille, quel sera son sort ? Elle est jolie ; son visage est pâle, mais plein de fraîcheur ; ses yeux sont doux, sa bouche sérieuse et son regard innocent ! Quel dommage qu’elle soit un peu exaltée ! Belle taille, démarche gracieuse, et une voix si douce ! Je me plais à la voir, quand elle s’arrête tout à coup, vous écoute attentivement sans sourire, puis s’absorbe dans sa pensée et rejette ses cheveux en arrière ! Je le crois aussi, Panchine n’est pas digne d’elle. Et pourtant, que lui manque-t-il ? À quoi vais-je rêver là ? Elle ira par le chemin que suivent les autres… Mieux vaut dormir. » Et Lavretzky ferma les yeux. Mais il ne put dormir, et resta plongé dans cet état de torpeur mentale qui nous est si familière en voyage. Les images du passé continuèrent à monter lentement dans son âme, se mêlant et se confondant avec d’autres tableaux. Lavretzky se mit, — Dieu sait pourquoi ! — à penser à sir Robert Peel, à l’histoire de France… à la victoire qu’il aurait remportée s’il eût été général ; il croyait entendre le canon et les cris de guerre. Sa tête glissait de côté, il ouvrait les yeux… Les mêmes champs, le même paysage des steppes, le fer usé des chevaux brillaient tour à tour à travers les tourbillons de poussière ; la chemise jaune à parements rouges du iamstchik, s’enflait au vent. « Je m’en reviens joli garçon chez moi ! » se disait Théodore. Cette réflexion lui tourna l’esprit et il cria : « En avant ! » puis s’enveloppant de son manteau, il s’enfonça davantage encore dans les coussins. Le tarantass fit un brusque cahot : Lavretzky se souleva et ouvrit de grands yeux. Devant lui, sur la colline, s’étendait un petit village ; à droite, on voyait une vieille maison seigneuriale dont les volets étaient fermés et dont le perron s’inclinait de côté. De la porte jusqu’au bâtiment, la vaste cour était remplie d’orties aussi vertes et aussi épaisses que du chanvre. Là se dressait aussi un petit magasin à blé, en chêne, encore bien conservé. C’était Wassiliewskoé.

Le iamstchik décrivit une courbe vers la porte cochère et arrêta les chevaux ; le domestique de Lavretzky se leva sur le siège, et s’apprêtant à sauter en bas, il appela du monde. On entendit un aboiement sourd et rauque, mais on ne vit pas le chien. Le domestique appela de nouveau. L’aboiement se répéta, et, au bout de quelques minutes accourut, sans qu’on vît d’où il sortait, un homme en cafetan de nankin, la tête blanche comme la neige. Il couvrit ses yeux pour les abriter des rayons du soleil et regarda un moment le tarantass ; puis laissant retomber ses deux mains sur ses cuisses, il piétina quelques instants sur place, et se précipita enfin pour ouvrir la porte cochère. Le tarantass entra dans la cour, faisant bruire l’ortie sous ses roues, et s’arrêta devant le perron. L’homme à la tête blanche, vieillard encore alerte, se tenait déjà, les jambes écartées et de travers, sur la dernière marche ; il décrocha le tablier de la voiture d’un mouvement saccadé, et, tout en aidant son maître à descendre, il lui baisa la main.

« Bonjour, bonjour, mon ami, dit Lavretzky. Tu t’appelles Antoine, n’est-ce pas ? Tu vis donc encore ? »

Le vieillard s’inclina en silence et courut chercher les clefs. Pendant ce temps le iamstchik restait immobile, penché de côté et regardant la porte fermée, tandis que le laquais de Lavretzky gardait la pose pittoresque qu’il avait prise en sautant à terre, une main appuyée sur le siège. Le vieillard apporta les clefs ; il se tordait comme un serpent et se donnait beaucoup de peines inutiles en levant bien haut les coudes pour ouvrir la porte ; puis il se plaça de côté et fit de nouveau un profond salut.

« Me voici donc chez moi, me voici de retour », pensa Lavretzky, en entrant dans un petit vestibule, tandis que les volets s’ouvraient avec fracas les uns après les autres, et que le jour pénétrait dans les chambres désertes.

La petite maison que Lavretzky allait habiter, et où, deux ans auparavant, était morte Glafyra Pétrowna, avait été construite, au dernier siècle, en bois de sapin ; elle paraissait ancienne, mais elle pouvait se conserver encore une cinquantaine d’années et plus. Lavretzky parcourut toutes les chambres, et, au grand chagrin des vieilles mouches indolentes, immobiles, blanchâtres sous leur poussière, qui restaient attachées aux plafonds, il fit partout ouvrir les fenêtres, closes depuis la mort de Glafyra Pétrowna.

Tout dans la maison était resté dans le même état ; les petits divans du salon, sur leurs pieds grêles, tendus de damas gris, lustrés, usés et défoncés, rappelaient le temps de l’impératrice Catherine. Dans le salon, on voyait le fauteuil favori de la maîtresse de la maison, avec son dossier droit et haut contre lequel elle avait l’habitude de s’appuyer dans sa vieillesse. Au mur principal était accroché un ancien portrait de l’aïeul de Fédor, André Lavretzky : son visage sombre et bilieux se détachait à peine du fond noirci et écaillé ; ses petits yeux méchants lançaient des regards moroses sous leurs paupières pendantes et gonflées ; ses cheveux noirs et sans poudre se dressaient en brosse au-dessus d’un front sillonné de rides. À l’un des angles du portrait pendait une couronne d’immortelles, couverte de poussière.

« C’est Glafyra Pétrowna, dit Antoine, qui a daigné la tresser de ses propres mains. »

Dans la chambre à coucher s’élevait un lit étroit, sous un rideau d’étoffe rayée, ancienne, mais solide ; une pile de coussins à demi fanés et une mince couverture ouatée étaient étendues sur le lit, au-dessus duquel pendait une image reproduisant la Présentation de la Vierge, que la vieille demoiselle, expirant seule et oubliée, avait pressée à ses derniers moments sur ses lèvres déjà glacées. Auprès de la fenêtre se trouvait une toilette en marqueterie ornée de cuivres et surmontée d’un miroir doré et noirci. — Une porte donnait dans l’oratoire, dont les murs étaient nus, et où l’on apercevait, dans un coin, une armoire remplie d’images. Un petit tapis usé et couvert de taches de cire couvrait la place où Glafyra Pétrowna s’agenouillait.

Antoine alla avec le laquais de Lavretzky ouvrir l’écurie et la remise ; à sa place parut une vieille femme presque aussi âgée que lui ; sa tête branlante était couverte d’un mouchoir qui descendait jusqu’aux sourcils ; l’habitude de l’obéissance passive se peignait dans ses yeux, et il s’y joignait une sorte de compassion respectueuse. Elle s’approcha de Lavretzky pour lui baiser la main, et s’arrêta à la porte, comme pour attendre ses ordres. Il avait complètement oublié son nom ; il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais vue. Elle s’appelait Apraxéïa ; quarante ans auparavant, Glafyra Pétrowna l’avait renvoyée de la maison et lui avait ordonné de garder la basse-cour ; du reste, elle parlait peu, paraissait tombée en enfance, et n’avait conservé qu’un air d’aveugle obéissance.

Outre ces deux vieillards et trois gros enfants en longues chemises, — petits-fils d’Antoine, — vivait encore dans la maison un paysan manchot et impotent, qui gloussait comme un coq de bruyère. Le vieux chien infirme qui avait salué le retour de Lavretzky n’était guère plus utile au logis ; il y avait dix ans qu’il était attaché avec une lourde chaîne, achetée par ordre de Glafyra Pétrowna, et c’est à peine s’il avait la force de se mouvoir et de traîner ce fardeau.

Après avoir examiné la maison, Lavretzky descendit au jardin et en fut satisfait, quoiqu’il fût tout rempli de mauvaises herbes, de buissons de groseilliers et de framboisiers. Il s’y trouvait de beaux ombrages, de vieux tilleuls, remarquables par leur développement gigantesque et par l’étrange disposition de leurs branches : on les avait plantés trop près les uns des autres ; ils avaient été taillés naguère, — il y avait cent ans, peut-être. — Le jardin finissait à un petit étang clair, bordé de joncs rougeâtres. — Les traces de la vie humaine s’effacent vite : la propriété de Glafyra Pétrowna n’avait pas eu le temps de devenir déserte, et déjà elle paraissait plongée dans ce sommeil qui enveloppe tout ce qui est à l’abri de l’agitation humaine. Fédor Ivanowitch parcourut aussi le village ; les paysannes le regardaient du seuil de leurs izbas, la joue appuyée sur la main ; les paysans saluaient de loin, les enfants s’enfuyaient, les chiens aboyaient avec indifférence. Bientôt il eut faim, mais il n’attendait ses serviteurs et son cuisinier que vers le soir ; les provisions n’étaient pas encore arrivées de Lavriki, — il fallut s’adresser à Antoine. Celui-ci fit aussitôt tous les arrangements : il prit une vieille poule, la mit à mort et la pluma. Apraxéïa lui fit subir l’opération d’un véritable lessivage et la mit à la casserole. Lorsqu’elle fut cuite, Antoine couvrit et disposa la table, plaça devant le couvert une salière en métal noirci, à trois pieds, et une carafe taillée à goulot étroit et à bouchon rond ; il annonça ensuite d’une voix chantante à Lavretzky que le dîner était servi, et se plaça lui-même derrière la chaise du seigneur, la main droite enveloppée d’une serviette. Le vieux bonhomme exhalait une odeur de cyprès. Lavretzky goûta la soupe et en retira la poule, dont les tendons se dissimulaient mal sous la peau dure et coriace ; la chair avait la saveur d’un morceau de bois. Après avoir ainsi dîné, Lavretzky manifesta le désir de prendre du thé, etc…

« Je vais vous en servir à l’instant », interrompit le vieillard.

Et il tint parole.

On trouva une pincée de thé enveloppée d’un morceau de papier rouge ; on découvrit un samowar, petit, à la vérité, mais qui fonctionnait d’une manière fort bruyante ; on trouva même quelques pauvres morceaux de sucre à moitié fondus. Lavretzky prit son thé dans une grande tasse qui lui rappelait un souvenir d’enfance et sur laquelle étaient peintes des cartes à jouer ; on ne la servait qu’aux étrangers, et maintenant c’était lui, étranger à son tour, qui buvait dans cette tasse. Vers le soir, arrivèrent les serviteurs ; Lavretzky ne voulut pas se coucher dans le lit de sa tante, et s’en fit dresser un dans la salle à manger. Il éteignit la bougie et regarda longtemps et tristement autour de lui, en proie à ce sentiment désagréable qu’éprouvent tous ceux qui passent une première nuit dans un endroit depuis longtemps inhabité. Il lui semblait que l’obscurité qui l’entourait de toutes parts ne pouvait s’habituer à un nouveau venu, que les murs mêmes de la maison s’étonnaient de sa présence. Il poussa un soupir, tira sa couverture sur lui et finit par s’endormir. Antoine resta le dernier sur pied. Il fit deux fois le signe de la croix et se mit à causer avec Apraxéïa et à lui communiquer à voix basse ses doléances ; ni l’un ni l’autre n’avaient pu s’attendre à voir le maître s’établir à Wassiliewskoé, lorsqu’il avait à deux pas un si beau domaine avec une maison si confortable ; ils ne se doutaient pas que c’était justement cette maison qui était odieuse à Lavretzky, parce qu’elle lui rappelait d’anciens souvenirs. Après avoir chuchoté longtemps, Antoine prit sa baguette pour frapper la plaque de fer, depuis longtemps muette, qui était accrochée au magasin à blé. Ensuite il s’accroupit dans la cour, sans même couvrir sa pauvre tête blanche. La nuit de mai était calme et sereine, le vieillard dormit d’un sommeil doux et paisible.

Le lendemain, Lavretzky se leva d’assez bonne heure, causa avec le starosta, visita la grange, fit délivrer de sa chaîne le chien de la basse-cour, qui poussa bien quelques cris, mais ne songea même pas à profiter de sa liberté. Rentré à la maison, Théodore s’abandonna à une espèce d’engourdissement paisible, qui ne le quitta pas de toute la journée.

« Me voilà tombé au fond de la rivière ! » se dit-il à plusieurs reprises.

Il était assis, immobile auprès de la fenêtre, et paraissait prêter l’oreille au calme qui régnait autour de lui et aux bruits étouffés qui venaient du village solitaire. — Une voix grêle et aiguë fredonnait une chanson derrière les grandes orties ; le cousin qui bourdonne semble lui faire écho. La voix se tait, le cousin continue de bourdonner. Au milieu du murmure importun et monotone des mouches, on entend le bruit du bourdon qui heurte de la tête contre le plafond ; le coq chante dans la rue, en prolongeant sa note finale ; puis, c’est une porte cochère qui crie sur ses gonds ou un cheval qui hennit. Une femme passe et prononce quelques mots d’une voix glapissante.

« Eh ! mon petit Loulou ! » dit Antoine à une petite fille de deux ans qu’il porte sur les bras.

« Apporte le kwass », dit encore la même voix de femme.

Et tout cela est suivi d’un morne silence. — Plus un souffle, plus le moindre bruit. Le vent n’agite pas même les feuilles ; les hirondelles silencieuses glissent les unes après les autres, effleurant la terre de leurs ailes, et le cour s’attriste de les voir ainsi voler en silence.

« Me voilà donc au fond de la rivière, se dit encore Lavretzky. Et toujours, en tout temps, la vie est ici triste et lente ; celui qui entre dans son cercle doit se résigner ; ici, point de trouble, point d’agitation ; il n’est permis de toucher au but qu’à celui qui fait tout doucement son chemin, comme le laboureur qui trace son sillon avec le soc de sa charrue. Et quelle vigueur, quelle santé dans cette paix et dans cette inaction ! Là, sous la fenêtre, le chardon trapu sort de l’herbe épaisse ; au-dessus la livèche étend sa tige grasse, et, plus haut encore, les larmes de la Vierge suspendent leurs grappes rosées. Puis, au loin, dans les champs, on voit blanchir en ondulant le seigle et l’avoine, qui commencent à monter en épis ; et les feuilles s’étendent sur les arbres comme chaque brin d’herbe sur sa tige. C’est à l’amour d’une femme que j’ai immolé mes meilleures années ; eh bien ! que l’ennui me rende la raison, qu’il me rende la paix de l’âme, et m’apprenne désormais à agir sans précipitation ! »

Et le voilà qui s’efforce de se plier à cette vie monotone et d’étouffer tous ses désirs ; il n’a plus rien à attendre, et pourtant, il ne peut se défendre d’attendre encore. De toutes parts, le calme l’envahit. Le soleil s’incline doucement sur le ciel bleu et limpide ; les nuages flottent lentement dans l’éther azuré ; ils paraissent avoir un but et savoir où ils vont. En ce moment, sur d’autres points de la terre, la vie roule en bouillonnant ses flots écumants et tumultueux ; ici, elle s’épanche silencieuse comme une eau dormante. Et Lavretzky ne put s’arracher avant le soir à la contemplation de cette vie qui s’écoulait ainsi ; les tristes souvenirs du passé fondaient dans son âme comme la neige du printemps. — Et, chose étrange ! jamais il n’avait ressenti aussi profondément encore l’amour du sol natal.

VI

Théodore Lavretzky s’établit confortablement dans ce domaine abandonné de sa tante Glafyra.

Au bout de trois semaines il se rendit à cheval chez les Kalitine ; il y passa la soirée comme le vieux musicien s’y trouvait. Il plut beaucoup à Théodore : celui-ci, grâce à son père, ne jouait d’aucun instrument. Toutefois, il aimait la musique avec passion, la musique sérieuse, la musique classique. Panchine était absent. Le gouverneur l’avait envoyé hors de la ville. Lise joua seule, et avec beaucoup de précision. Lemme s’anima, s’électrisa, prit un rouleau de papier, et battit la mesure. Maria Dmitriévna se mit d’abord à rire en le regardant, puis alla se coucher. Elle prétendait que Beethoven agitait trop ses nerfs. À minuit, Lavretzky reconduisit Lemm jusqu’à son logement, et y resta jusqu’à trois heures du matin. Lemm se laissa aller à causer. Il s’était redressé, ses yeux s’étaient agrandi et étincelaient, ses cheveux même s’étaient levés sur son front. Il y avait si longtemps que personne ne lui avait témoigné de l’intérêt ! et Lavretzky semblait, par ses questions, lui marquer une sollicitude sincère. Le vieillard en fut touché. Il finit par montrer sa musique à son hôte, lui joua et lui chanta même d’une voix éteinte quelques fragments de ses compositions ; entre autres, toute une ballade de Schiller, Fridolin, qu’il avait mise en musique. Lavretzky la loua fort, se fit répéter quelques passages, et, en partant, engagea le musicien à venir passer quelques jours chez lui, à la campagne. Lemm, qui le reconduisit jusqu’à la rue, y consentit sur-le-champ et lui serra chaleureusement la main. Resté seul, à l’air humide et pénétrant qu’amènent les premières lueurs de l’aube, il s’en retourna, les yeux à demi clos, le dos voûté, et regagna à petits pas sa demeure, comme un coupable.

«  Ich bin wohl nicht klug (je ne suis pas dans mon bon sens) », murmura-t-il en s’étendant dans un lit dur et court.

Quand, quelques jours après, Lavretzky vint le chercher en calèche, il essaya de se dire malade. Mais Fédor Ivanowitch entra dans sa chambre et finit par le persuader. Ce qui agit le plus sur Lemm, ce fut cette circonstance, que Lavretzky avait fait venir pour lui un piano de la ville. Tous deux se rendirent chez les Kalitine et y passèrent la soirée, mais d’une manière moins agréable que quelques jours auparavant. Panchine s’y trouvait. Il parla beaucoup de son excursion et se mit à parodier d’une manière très comique les divers propriétaires qu’il avait vus. Lavretzky riait, mais Lemm ne quittait pas son coin, se taisait et remuait les membres en silence comme une araignée. Il regardait d’un air sombre et concentré, et ne s’anima que lorsque Lavretzky se leva pour prendre congé. Même en calèche, le vieillard continua à songer et persista dans sa boudeuse sauvagerie ; mais l’air doux et chaud, la brise, les ombres légères, le parfum de l’herbe et des bourgeons du bouleau, la lueur d’une nuit étoilée, le piétinement et la respiration des chevaux, toutes les séductions du printemps, de la route et de la nuit descendirent dans l’âme du pauvre Allemand, et ce fut lui le premier qui rompit le silence.

Il se mit à parler de musique, puis de Lise, puis de nouveau de musique. En parlant de Lise, il semblait prononcer les paroles plus lentement. Lavretzky dirigea la conversation sur ses œuvres, et, moitié sérieux, moitié plaisantant, lui proposa de lui écrire un libretto.

« Hum… un libretto, répliqua Lemm. Non, cela n’est pas pour moi. — Je n’ai plus la vivacité d’imagination qu’il faut pour un opéra. — J’ai déjà perdu mes forces, mais si je pouvais encore faire quelque chose, je me contenterais d’une romance : certainement je voudrais de belles paroles. »

Il se tut et resta longtemps immobile, les yeux attachés au ciel.

« Par exemple, dit-il enfin, quelque chose dans ce genre : Ô vous, étoiles ! ô vous, pures étoiles !… »

Lavretzky se tourna légèrement vers lui et se mit à le considérer.

« Ô vous, étoiles ! pures étoiles !… répéta Lemm. Vous regardez de la même manière les innocents et les coupables… mais les purs de cœur seuls », ou quelque chose dans ce genre, « vous comprennent », c’est-à-dire non, « vous aiment. » Du reste, je ne suis pas poète. Cela n’est pas mon fait ; mais quelque chose dans ce genre, quelque chose d’élevé.

Lemm renversa son chapeau sur sa nuque, et, dans la demi-teinte de la nuit, sa figure semblait plus pâle et plus jeune.

« Et vous aussi, continua-t-il en baissant graduellement la voix, vous savez qui aime, qui sait aimer, parce que vous êtes pures ; vous seules pouvez consoler. » — Non, ce n’est pas encore cela, — je ne suis pas poète, murmura-t-il, mais quelque chose dans ce genre…

— Je regrette de ne pas être non plus poète, observa Lavretzky.

— Vaine rêverie ! » répliqua Lemm.

Et il se blottit dans le fond de la calèche. Il ferma les yeux, comme s’il eût voulu dormir. Quelques instants s’écoulèrent ; Lavretzky tendait l’oreille pour écouter.

« Oh ! étoiles ! pures étoiles ; — amour ! » — murmurait le vieillard.

« Amour ! » répéta en lui-même Lavretzky.

Puis il devint rêveur et sentit son âme oppressée…

« Vous avez fait une très bonne musique sur les paroles de Fridolin, Chistophor Fédorowitch, dit-il tout à coup à haute voix. Mais quelle est votre pensée ? Ce Fridolin, après que le comte l’eut amené à sa femme, devint-il immédiatement l’amant de cette dernière ?

— C’est vous qui pensez ainsi, répliqua Lemm, parce que, vraisemblablement, l’expérience… »

Il s’arrêta tout à coup et se détourna d’un air embarrassé. Lavretzky se prit à rire avec contrainte, mais se détourna aussi et porta ses regards vers la route.

Les étoiles commençaient déjà à pâlir, et le ciel blanchissait quand la calèche s’arrêta devant le perron de la petite maison de Wassiliewskoé. Lavretzky conduisit son hôte jusqu’à la chambre qui lui était destinée, revint dans son cabinet et s’assit devant la fenêtre. Au jardin, le rossignol adressait son dernier chant à l’aurore. Lavretzky se souvint que, dans le jardin des Kalitine, le rossignol chantait aussi ; il se souvint du mouvement lent des yeux de Lise lorsqu’ils se dirigèrent vers la sombre fenêtre par laquelle les chants pénétraient dans la pièce. Sa pensée s’arrêta sur elle, et son cœur reprit un peu de calme : « Pure jeune fille ! » prononça-t-il à demi-voix… « Pures étoiles ! » ajouta-t-il avec un sourire. Puis il alla se coucher en paix.

Lemm, de son côté, resta longtemps assis sur son lit, un papier de musique sur les genoux. Il semblait qu’une mélodie inconnue et douce allait jaillir de son cerveau. Brûlant, agité, il ressentait déjà la douceur enivrante de l’enfantement… Mais, hélas ! il attendit en vain.

« Ni poète ni musicien ! » murmura-t-il.

Et sa tête fatiguée s’affaissa pesamment sur l’oreiller.

Le lendemain matin, Lavretzky et son hôte prenaient le thé au jardin, sous un vieux tilleul.

« Maestro, dit entre autres choses Lavretzky, vous aurez bientôt à composer une cantate solennelle.

— À quelle occasion ?

— À l’occasion du mariage de M. Panchine et de mademoiselle Lise. Avez-vous remarqué comme il était hier attentif auprès d’elle ? Il paraît que l’affaire est en bon train.

— Cela ne sera pas ! s’écria Lemm.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est impossible. Du reste, ajouta-t-il un instant après, dans ce monde, tout est possible, surtout ici, chez vous, en Russie.

— Laissons, si vous le voulez bien, la Russie de côté, mais que trouvez-vous de mauvais dans ce mariage ?

— Tout est mauvais, tout. Mademoiselle Lise est une jeune fille sensée, sérieuse. Elle a des sentiments élevés. Et lui…, c’est un dilettante, c’est tout dire.

— Mais elle l’aime. »

Le maestro se leva soudain.

« Non, elle ne l’aime pas, dit-il. C’est-à-dire, elle est très pure de cœur et elle ne sait pas elle-même ce que cela signifie, aimer. Madame von Kalitine lui dit que le jeune homme est bien. Elle a confiance en madame von Kalitine, parce que, malgré ses dix-neuf ans, elle n’est qu’un enfant… Le matin, elle prie ; le soir, elle prie encore. Tout cela est fort bien, mais elle ne l’aime pas. Elle ne peut aimer que le beau, et lui n’est pas beau, je veux dire, son âme n’est pas belle. »

Lemm parlait rapidement, avec feu, tout en marchant à petits pas en long et en large devant la table à thé. Ses yeux semblaient courir sur le sol.

« Mon cher maestro, dit tout à coup Lavretzky, il me semble que vous êtes vous-même amoureux de ma cousine. »

Lemm s’arrêta court.

« Je vous prie, dit-il d’une voix mal assurée, ne me raillez pas ainsi ; je ne suis pas un fou. J’ai devant moi les ténèbres de la tombe, et non point un avenir couleur de rose. »

Lavretzky eut pitié du vieillard et lui demanda pardon. Après le thé, Lemm lui joua sa cantate, puis, pendant le dîner, se remit à parler de Lise, à l’instigation de Lavretzky. Celui-ci prêtait l’oreille avec un évident intérêt.

« Qu’en pensez-vous, Christophor Fédorowitch ? dit-il enfin. Tout est maintenant en bon ordre ici, et le jardin est en fleur. Si je l’invitais à venir passer une journée avec sa mère et ma vieille tante. Hein ? cela vous serait-il agréable ? »

Lemm inclina la tête de côté.

« Invitez, murmura-t-il.

— Mais il n’est pas nécessaire d’inviter Panchine.

— Non, cela n’est pas nécessaire », répliqua le vieillard avec un sourire presque enfantin.

Deux jours après, Fédor Ivanowitch se rendit en ville, chez les Kalitine.

La famille se rend à l’invitation ; tout est en joie ; pendant le dîner, Lemm tira de la poche de son frac, dans laquelle il glissait à chaque instant la main, un petit rouleau de papier de musique, et, les lèvres pincées, le plaça en silence sur le piano. C’était la romance qu’il avait composée la veille sur d’anciennes paroles allemandes, où il était fait allusion aux étoiles. Lise se plaça aussitôt au piano et déchiffra la romance. Hélas ! la musique en était compliquée et d’une forme pénible ; on voyait que le compositeur avait fait tous ses efforts pour exprimer la passion et un sentiment profond, mais il n’en était rien sorti de bon. L’effort seul se faisait sentir. Lavretzky et Lise s’en aperçurent tous les deux, et Lemm le comprit. Sans proférer une parole, il remit sa romance en poche ; à la demande que fit Lise de la jouer encore une fois, il hocha la tête et dit d’une manière significative :

« Maintenant, c’est fini. »

Puis, il se replia sur lui-même et s’éloigna.

Vers le soir, on alla en grande compagnie à la pêche. Dans l’étang, au-delà du jardin, il y avait beaucoup de tanches et de goujons. — On plaça Maria Dmitriévna dans un fauteuil tout près du bord, à l’ombre ; on étendit un tapis sous ses pieds, et on lui donna la meilleure ligne. Antoine, en qualité d’ancien et habile pêcheur, lui offrit ses services. C’était avec le plus grand zèle qu’il attachait les vermisseaux à l’hameçon, et jetait lui-même la ligne en se donnant des airs gracieux. Le même jour, Maria Dmitriévna avait parlé de lui à Fédor Ivanowitch, dans un français digne de nos institutions de demoiselles : Il n’y a plus maintenant de ces gens comme ça, comme autrefois.

Lemm, accompagné de deux jeunes filles, alla plus loin, jusqu’à la digue ; Lavretzky s’établit à côté de Lise. Les poissons mordaient à l’hameçon ; les tanches, suspendues au bout de la ligne, faisaient briller en frétillant leurs écailles d’or et d’argent. Les exclamations de joie des petites filles retentissaient sans cesse ; Maria Dmitriévna poussa une ou deux fois un petit cri de satisfaction préméditée. C’étaient les lignes de Lavretzky et de Lise qui fonctionnaient le plus rarement. Cela venait probablement de ce qu’ils étaient, moins que les autres, occupés de la pêche, et laissaient les bouchons flotter jusqu’au rivage. Autour d’eux, les grands joncs rougeâtres se balançaient doucement ; devant eux, la nappe d’eau brillait d’un doux éclat. — Ils causaient à voix basse. — Lise se tenait debout sur le radeau. — Lavretzky était assis sur le tronc incliné d’un cytise. — Lise portait une robe blanche avec une large ceinture de ruban blanc ; d’une main, elle tenait son chapeau de paille suspendu ; de l’autre, elle soutenait, avec un certain effort, sa ligne flexible. — Lavretzky considérait son profil pur et un peu sévère, — ses cheveux relevés derrière les oreilles, ses joues si délicates, légèrement hâlées comme chez un enfant, et, à part lui, il se disait :

« Qu’elle est belle ainsi, planant sur un étang ! »

Lise ne se retournait pas vers lui ; elle regardait l’eau. — On n’aurait su dire si elle fermait les yeux ou si elle souriait. — Un tilleul projetait sur eux son ombre.

« J’ai beaucoup réfléchi à notre dernière conversation, dit Lavretzky, et je suis arrivé à cette conclusion, que vous êtes très bonne.

— Mais je n’avais pas l’intention…, balbutia Lise toute confuse.

— Vous êtes bonne, répéta Lavretzky, et moi, avec ma rude écorce, je sens que tout le monde doit vous aimer ; Lemm, par exemple. Celui-là est tout bonnement amoureux de vous. »

Un léger tressaillement contracta les sourcils de la jeune fille, comme cela lui arrivait toujours quand elle entendait quelque chose de désagréable.

« Il m’a fait beaucoup de peine aujourd’hui, reprit Lavretzky, avec sa romance manquée. Que la jeunesse se montre inhabile à produire, passe encore ; mais c’est toujours un spectacle pénible que celui de la vieillesse impuissante et débile, surtout quand elle ne sait pas mesurer le moment où ses forces l’abandonnent. Un vieillard supporte difficilement une pareille découverte… Attention ! le poisson mord. »

VII

Au retour, Théodore voulut les accompagner à cheval.

La soirée s’avançait, et Maria Dmitriévna témoigna le désir de rentrer. On eut de la peine à arracher les petites filles de l’étang et à les habiller. Lavretzky promit d’accompagner ses visiteuses jusqu’à mi-chemin et fit seller son cheval. En mettant Maria Dmitriévna en voiture, il s’aperçut de l’absence de Lemm. Le vieillard était introuvable, il avait disparu sitôt la pêche finie. Antoine ferma la portière avec une vigueur remarquable pour son âge, et cria d’un ton d’autorité :

« Avancez, cocher ! »

La voiture s’ébranla. Maria Dmitriévna occupait le fond avec Lise ; les petites filles et la femme de chambre étaient sur le devant ; la soirée était chaude et calme ; les deux glaces étaient baissées, et Lavretzky trottait du côté de Lise, la main appuyée sur la portière : il laissait flotter la bride sur le cou de son cheval ; de temps en temps il échangeait quelques paroles avec la jeune fille. — Le crépuscule s’éteignait, la nuit était venue, et l’air s’était attiédi. — Maria Dmitriévna sommeillait ; les petites filles et la femme de chambre s’endormirent aussi. La voiture roulait rapidement et d’un pas égal.

Lise se pencha hors de la portière. La lune, qui venait de se lever, éclairait son visage. La brise embaumée du soir lui caressait les yeux et les joues. Elle éprouvait un indicible sentiment de bien-être. Sa main s’était posée sur la portière, à côté de celle de Lavretzky. Et lui aussi se sentait heureux ; il s’abandonnait aux charmes de cette nuit tiède, les yeux fixés sur ce jeune et bon visage, écoutant cette voix fraîche et timbrée, qui lui disait des choses simples et brèves ; il arriva ainsi, sans s’en apercevoir, à la moitié du chemin, et, ne voulant pas réveiller Maria Dmitriévna, il serra légèrement la main de Lise et lui dit :

« Nous sommes amis à présent, n’est-ce pas ? »

Elle fit un signe de tête, il arrêta son cheval. La voiture continua sa route en se balançant sur ses ressorts. Lavretzky regagna au pas son habitation. La magie de cette nuit d’été s’était emparée de lui : tout lui semblait nouveau, en même temps que tout lui semblait connu et aimé de longue date. De près ou de loin, l’œil distrait ne se rendait pas bien compte des objets, mais l’âme en recevait une douce impression.

Tout reposait et, dans ce repos, la vie se montrait pleine de sève et de jeunesse. Le cheval de Lavretzky avançait fièrement en se balançant. Son ombre noire marchait fidèlement à son côté. Il y avait un certain charme mystérieux dans le bruit de ses sabots, quelque chose de gai dans le cri saccadé des cailles. Les étoiles semblaient noyées dans une vapeur lumineuse, et la lune brillait d’un vif éclat. Ses rayons répandaient une nappe de lumière azurée sur le ciel, et brodaient d’une marge d’or le contour des nuages qui passaient à l’horizon. La fraîcheur de l’air humectait les yeux, pénétrait par tous les sens comme une fortifiante caresse et glissait à larges gorgées dans les poumons. Lavretzky était sous le charme et se réjouissait de le ressentir.

« Nous vivrons encore, pensait-il ; je ne suis pas brisé pour jamais… »

Et il n’acheva pas. Puis il se mit à songer à Lise ; il se demanda si elle pouvait aimer Panchine ; il se dit que s’il l’avait rencontrée dans d’autres circonstances, sa vie eût suivi probablement un autre cours ; qu’il comprenait Lemm, « quoiqu’elle n’eût pas de paroles à elle », comme elle disait ; mais elle se trompait, — elle avait des paroles à elle, — et Lavretzky se rappela ce qu’elle se disait :

« N’en parlez pas légèrement… »

Il continua sa route la tête baissée ; et puis, soudain, se redressant, il murmura lentement :

« J’ai brûlé tout ce que j’adorais jadis, et j’adore maintenant tout ce que j’ai brûlé. »

Il poussa son cheval et le fit galoper jusqu’à sa demeure. En mettant pied à terre, il se retourna une dernière fois, avec un sourire involontaire de reconnaissance. La nuit, douce et silencieuse, s’étendait sur les collines et les vallées ; cette vapeur chaude et douce descendait-elle du ciel ? venait-elle de la terre ? Dieu sait de quelle profondeur embaumée elle arrivait jusqu’à lui. Lavretzky envoya un dernier adieu à Lise, et monta le perron en courant. La journée du lendemain fut bien monotone ; il plut dès le matin. Lemm avait le regard sombre et serrait de plus en plus les lèvres, comme s’il avait fait le vœu de ne plus parler. En se mettant au lit, Lavretzky prit une liasse de journaux français, qu’il n’avait pas lus depuis plus de quinze jours. Il se mit, d’un mouvement machinal, à en déchirer les enveloppes, et à parcourir négligemment les colonnes, qui ne renfermaient, du reste, rien de nouveau. Il allait les rejeter loin de lui, lorsque le feuilleton d’une des gazettes lui frappa les yeux ; il bondit comme si un serpent l’eût piqué. Dans ce feuilleton, ce M. Édouard, que nous connaissons déjà, annonçait à ses lecteurs une nouvelle douloureuse :

« La charmante et séduisante Moscovite, écrivait-il, une des reines de la mode, l’ornement des salons parisiens, madame de Lavretzky, était morte presque subitement ; et cette nouvelle, qui n’était malheureusement que trop vraie, venait de lui parvenir à l’instant. — On peut dire, continuait-il, que je fus un des amis de la défunte. »

Lavretzky reprit ses vêtements, descendit au jardin et se promena en long et en large jusqu’au matin.

 

Lavretzky n’était plus un jeune homme ; il ne pouvait se méprendre longtemps sur le sentiment que lui inspirait Lise ; ce jour-là, il acquit définitivement la conviction qu’il l’aimait. Il n’en ressentit guère de joie. « Est-il possible, pensa-t-il, qu’à trente-cinq ans je n’aie pas autre chose à faire que de confier mon âme à une femme ? Mais Lise ne ressemble pas à l’autre ; ce n’est pas elle qui m’aurait préparé une vie d’humiliations ; elle ne m’aurait pas détourné de mes occupations ; elle m’aurait inspiré elle-même une activité honnête et sérieuse, et nous aurions cheminé ensemble vers un noble but. Oui, tout cela est fort beau, dit-il pour clore ses réflexions, mais c’est qu’elle ne voudra pas suivre cette route avec moi. Ne m’a-t-elle pas dit que je lui faisais peur ? À la vérité, elle n’aime pas Panchine. Triste consolation ! »

Lavretzky partit pour Wassiliewskoé ; mais il n’y tint pas plus de quatre jours, — l’ennui l’en chassa. L’attente le tourmentait aussi : il ne recevait aucune lettre, et la nouvelle donnée par M. Édouard demandait confirmation. Il se rendit à la ville et passa la soirée chez les Kalitine. Il lui était aisé de remarquer que Maria Dmitriévna lui en voulait ; mais il parvint à l’adoucir en perdant avec elle une quinzaine de roubles au piquet. Il put entretenir Lise, et une demi-heure environ, bien que la veille la mère eût recommandé à sa fille de montrer moins de familiarité avec un homme « qui avait un si grand ridicule. » Il observa en elle quelque changement. Elle semblait plus rêveuse que de coutume ; elle lui fit un reproche de s’être absenté ; puis elle lui demanda s’il irait à la messe le lendemain. Le lendemain était un dimanche.

« Allez-y, lui dit-elle avant qu’il eût le temps de répondre ; nous prierons ensemble pour le repos de son âme. »

Elle ajouta qu’elle ne savait que faire, qu’elle ne savait pas si elle avait le droit de faire attendre Panchine.

« Pourquoi ? lui demanda Lavretzky.

— Parce que je commence à soupçonner de quelle nature sera ma résolution. »

Elle prétexta un mal de tête et monta à sa chambre, en lui tendant d’un air irrésolu le bout de ses petits doigts.

Le lendemain, Lavretzky se rendit à l’église ; Lise s’y trouvait déjà. Elle priait avec ferveur ; ses regards étaient pleins d’un doux éclat ; sa jolie tête s’inclinait et se relevait par un mouvement souple et lent. Il sentait qu’elle priait pour lui, et son âme s’abîma dans une sorte d’extase. Mais, malgré cette douce émotion, il se sentait la conscience troublée. La foule recueillie et grave, la vue de visages amis, l’harmonie du chant, l’odeur de l’encens, les longs rayons obliques du soleil, l’obscurité des voûtes et des murailles, tout parlait à son cœur. Il y avait longtemps qu’il n’avait été à l’église, qu’il n’avait tourné ses regards vers Dieu : en ce moment même, aucune prière ne sortait de sa bouche ; il ne priait pas même en pensée, mais il prosternait, pour ainsi dire, son cœur dans la poussière. Il se ressouvint que dans son enfance il n’achevait jamais la prière qu’après avoir senti sur son front, comme une faible sensation, le contact d’une aile invisible : c’était, pensait-il alors, son ange gardien qui venait le visiter et manifestait son consentement. Il leva son regard sur Lise…

— C’est toi qui m’as amené ici, se dit-il ; effleure aussi mon âme de ton aile.

Lise continuait à prier doucement ; son visage lui paraissait radieux, et il sentait son cœur se fondre ; il réclamait de cette âme, sœur de la sienne, le repos et le pardon pour son âme.

Sur le parvis, ils se rencontrèrent ; elle l’accueillit avec une gaieté grave et amicale.

Le soleil éclairait le gazon de la cour de l’église, et prêtait plus d’éclat aux vêtements variés et aux mouchoirs bigarrés des femmes ; les cloches des églises voisines retentissaient dans les airs ; les oiseaux gazouillaient sur les haies des jardins. Lavretzky se tenait la tête découverte et le sourire aux lèvres ; un vent léger se jouait dans ses cheveux et les mêlait aux rubans du chapeau de Lise. Il l’aida à monter en voiture avec Lénotchka, donna toute sa monnaie aux pauvres, et se dirigea lentement vers sa demeure.

 

Quant à lui, il était obligé de la passer au travail, courbé sur de stupides paperasses. Il salua froidement Lise, il lui gardait rancune de lui faire attendre sa réponse, et s’éloigna ; Lavretzky le suivit. Ils se séparèrent à la porte ; Panchine, du bout de sa canne, réveilla son cocher, se carra dans son droschky, et la voiture partit. Lavretzky ne se sentait pas disposé à rentrer ; il se dirigea vers les champs. La nuit était calme et claire, quoiqu’il n’y eût pas de lune. Il erra longtemps à travers l’herbe humide de rosée ; un étroit sentier s’offrit à lui ; il le suivit. — Ce dernier le conduisit jusqu’à une clôture en bois, devant une petite porte, que d’un mouvement machinal il essaya d’ouvrir ; la porte céda en grinçant légèrement, comme si elle n’eût attendu que la pression de sa main. — Lavretzky se trouva dans un jardin, fit quelques pas sous une allée de tilleuls et s’arrêta tout étonné : il reconnut le jardin des Kalitine. Aussitôt, il se rejeta dans l’ombre portée d’un massif de noisetiers, et resta longtemps immobile, plein de surprise.

« C’est le sort qui m’a conduit », pensa-t-il.

Tout était silencieux autour de lui ; aucun son n’arrivait du côté de la maison. Il avança avec précaution. Au détour d’une allée, l’habitation lui apparut ; deux fenêtres seulement étaient faiblement éclairées ; la flamme d’une bougie tremblait derrière les rideaux de Lise, et, dans la chambre de Marpha Timoféevna, une lampe faisait briller de ses reflets rougeâtres l’or des saintes images. En bas, la porte du balcon était restée ouverte. Lavretzky s’assit sur un banc de bois, s’accouda et se mit à regarder cette porte et la fenêtre de Lise. Minuit sonnait à l’horloge de la ville ; dans la maison, la petite pendule frappa aigrement douze coups ; le veilleur les répéta en cadence sur sa planche. Lavretzky ne pensait à rien, n’attendait rien, il jouissait de l’idée de se sentir si près de Lise, de se reposer sur son banc, dans son jardin, où elle venait parfois s’asseoir… La lumière disparut dans la chambre de Lise.

« Repose en paix, douce jeune fille », murmura Lavretzky, toujours immobile, le regard fixé sur la croisée devenue obscure.

Tout à coup, la lumière reparut à l’une des fenêtres de l’étage inférieur, passa devant une seconde croisée, puis devant la troisième… Quelqu’un s’avançait tenant la lumière en main. — Est-ce Lise ? Impossible !… Lavretzky se souleva… Une forme connue lui apparut : Lise était au salon. Vêtue d’une robe blanche, les tresses de ses cheveux tombant sur les épaules, elle s’approcha lentement de la table, se pencha, et, déposant le bougeoir, chercha quelque chose ; puis elle se tourna vers le jardin, blanche, légère, élancée : sur le seuil, elle s’arrêta. Un frisson parcourut les membres de Lavretzky. Le nom de Lise s’échappa de ses lèvres.

La jeune fille tressaillit et essaya de pénétrer l’obscurité.

« Lise ! » répéta plus haut Lavretzky en sortant de l’ombre.

Lise, chancelante, avança la tête avec terreur ; elle le reconnut. Il la nomma une troisième fois, et lui tendit les bras. Elle se détacha de la porte et entra au jardin.

« Vous ! balbutia-t-elle. Vous ici !

— Moi…, moi…, écoutez-moi », dit Lavretzky à voix basse.

Et, saisissant sa main, il la conduisit jusqu’au banc.

Elle le suivit sans résistance : sa figure pâle, ses yeux fixes, tous ses mouvements, exprimaient un indicible étonnement. Lavretzky la fit asseoir et se plaça devant elle.

« Je ne songeais pas à venir ici, le hasard m’a amené… Je… je… je vous aime », dit-il d’une voix timide.

Lise leva lentement ses yeux sur lui ; il semblait qu’elle comprît enfin ce qui se passait et où elle en était. Elle essaya de se lever, mais ce fut en vain, et elle se couvrit le visage de ses mains.

« Lise, murmura Lavretzky, Lise », répéta-t-il.

Et il s’agenouilla devant elle.

Lise sentit un léger frisson passer sur ses épaules ; elle serra les doigts avec plus de force encore contre son visage.

« Qu’avez-vous ? » dit Lavretzky.

Il s’aperçut qu’elle pleurait. Tout son cœur se glaça ; il comprit le sens de ces larmes.

« M’aimeriez-vous réellement ? demanda-t-il tout bas, en effleurant ses genoux.

— Levez-vous, levez-vous, Théodore Ivanowitch, s’écria la jeune fille ; que faisons-nous ensemble ? »

Il se leva et s’assit sur le banc, auprès d’elle. Elle ne pleurait plus et le regardait attentivement, avec les yeux tout humides.

« J’ai peur ; que faisons-nous ? répéta-t-elle.

— Je vous aime, lui dit-il, je suis prêt à donner ma vie pour vous. »

Elle frissonna encore une fois, comme si elle eût été frappée au cœur, et leva les yeux au ciel.

« Tout est dans les mains de Dieu, dit-elle.

— Mais vous m’aimez, Lise ? Nous serons heureux. »

Elle baissa les yeux ; il l’attira doucement à lui et le front de la jeune fille s’appuya sur son épaule… Il lui releva la tête et chercha ses lèvres…

Une demi-heure après, Lavretzky était à la porte du jardin. Il la trouva fermée et fut obligé de sauter par-dessus la palissade. Il rentra en ville en traversant les rues endormies. Un sentiment de joie indicible et immense remplissait son âme ; tous ses doutes étaient morts désormais.

« Disparais, ô passé, sombre vision ! pensait-il. Elle m’aime, elle est à moi ! »

Tout à coup il crut entendre dans les airs, au-dessus de sa tête, un flot de sons magiques et triomphants. Il s’arrêta : les sons retentirent encore plus magnifiques ; ils se répandaient comme un torrent harmonieux, et il lui semblait qu’ils chantaient et racontaient tout son bonheur. Il se retourna : les sons venaient de deux fenêtres d’une petite maison.

« Lemm ! s’écria Lavretzky en se précipitant vers la maison. Lemm ! Lemm ! » répéta-t-il à grands cris.

Les sons s’arrêtèrent, et la figure du vieux musicien, en robe de chambre, les cheveux en désordre, la poitrine découverte, apparut à la fenêtre.

— Ah ! ah ! dit-il fièrement ; c’est vous ?

— Christophor Fédorowitch, quelle est cette merveilleuse musique ? De grâce, laissez-moi entrer. »

Le vieillard, sans prononcer une parole, lui jeta avec un geste de dignité exaltée la clef de sa porte. Lavretzky se précipita dans la maison et voulut, en entrant, se jeter dans les bras de Lemm ; mais celui-ci, l’arrêtant d’un geste impérieux et lui montrant un siège :

« Asseoir vous, écouter vous ! » s’écria-t-il en russe d’une voix brève.

Il se mit au piano, jeta un regard fier et grave autour de lui et commença.

Il y avait longtemps que Lavretzky n’avait rien entendu de semblable. Dès le premier accord, une mélodie douce et passionnée envahissait l’âme ; elle jaillissait pleine de chaleur, de beauté, d’ivresse ; elle s’épanouissait, éveillant tout ce qu’il y a de tendre, de mystérieux, de saint, dans l’humaine nature ; elle respirait une tristesse immortelle et allait s’éteindre dans les cieux. Lavretzky se redressa ; il se tint debout, pâle et frissonnant d’enthousiasme. Ces sons pénétraient dans son âme, encore émue des félicités de l’amour.

« Encore ! encore ! » s’écria-t-il d’une voix brisée, après le dernier accord.

Le vieillard lui jeta un regard d’aigle, se frappa la poitrine et lui dit lentement dans sa langue maternelle :

« C’est moi qui ai fait tout cela, car je suis un grand musicien ! »

Et il joua une seconde fois sa magnifique composition. Il n’y avait pas de lumière dans la chambre ; la clarté de la lune, qui venait de se lever, glissait obliquement par la fenêtre ouverte ; l’air vibrait harmonieusement. La pauvre petite chambre obscure semblait pleine de rayons, et la tête du vieillard se dressait haute et inspirée dans la pénombre argentée. Lavretzky s’approcha et l’étreignit dans ses bras. Lemm ne répondit pas à ces embrassements ; il chercha même à l’éloigner du coude. Longtemps il le regarda, immobile, d’un air sévère, presque menaçant :

« Ah ! ah ! » reprit-il par deux fois.

Enfin son front se rasséréna, il reprit son calme, répondit par un sourire aux compliments chaleureux de Lavretzky, puis il se mit à pleurer en sanglotant comme un enfant.

« C’est étrange, dit-il, que vous soyez précisément venu en ce moment ; mais je sais, je sais tout.

— Vous savez tout ? dit Lavretzky avec étonnement.

— Vous m’avez entendu, répondit Lemm : n’avez-vous donc pas compris que je sais tout ? »

Lavretzky ne put fermer l’œil de la nuit ; il resta assis sur son lit. Et Lise non plus ne dormait pas : elle priait.

VII

À ce moment décisif de sa vie la femme, que Lavretzky croyait morte, sur la foi du journal, revient de Paris à Pétersbourg, triomphante et insidieuse. Elle feint le repentir le plus pieux et arrive inopinément. Son premier souci est de se faire des partisans dans la famille Kalitine. Elle y capte la mère et les tantes, elle y reconquiert son mari Lavretzky. Il refuse de la voir, mais il s’engage à la reconduire lui-même à sa maison des champs et à doubler sa pension.

On juge du désespoir des deux amants. Lise prend une résolution sinistre, Lavretzky renonce à elle et va expirer de douleur dans la maison de Wassilianoskoi.

VIII

Panchine, après la résolution de Lise de s’enfermer dans un couvent d’Odessa, cultive madame Lavretzky, facile à consoler et va à Pétersbourg. Lise s’évade de son couvent. Lavretzky retiré dans sa solitude de Wassilianoskoi disparaît du monde. La mort frappe successivement les personnages de la maison Kalitine O***. Une génération nombreuse prit la place de cette génération disparue.

Environ dix ans après, Théodore passant par hasard à O***, revient visiter le site de ses amours pour Lise.

La maîtresse du logis était depuis longtemps descendue dans la tombe ; Maria Dmitriévna était morte deux ans après que Lise avait pris le voile, et Marpha Timoféevna n’avait pas bien longtemps survécu à sa nièce ; elles reposent l’une à côté de l’autre dans le cimetière de la ville. Nastasia Carpovna les a suivies ; fidèle dans ses affections, elle n’avait cessé pendant plusieurs années d’aller régulièrement toutes les semaines prier sur la tombe de son amie… Son heure sonna, et ses restes furent aussi déposés dans la terre froide et humide : mais la maison de Maria Dmitriévna ne passa point dans des mains étrangères, elle ne sortit point de la famille, le nid ne fut point détruit. Lénotchka, transformée en une svelte et jolie fille, et son fiancé, jeune officier de hussards ; le fils de Maria Dmitriévna, récemment marié à Pétersbourg, venu avec sa femme passer le printemps à O*** ; la sœur de celle-ci, pensionnaire de seize ans, aux joues vermeilles et aux yeux brillants ; la petite Schourotschka, également grandie et embellie : telle était la jeunesse dont la gaieté bruyante faisait résonner les murs de la maison Kalitine. Tout y était changé, tout y avait été mis en harmonie avec ses nouveaux hôtes. De jeunes garçons imberbes, et toujours prêts à rire, avaient remplacé les vieux et graves serviteurs d’autrefois ; là où Roska dans sa graisse s’était promenée à pas majestueux, deux chiens de chasse s’agitaient bruyamment et sautaient sur les meubles ; l’écurie s’était peuplée de chevaux fringants, bêtes robustes d’attelage ou de trait, chevaux de carrosse ardents, aux crins tressés, chevaux de main du Don. Les heures du déjeuner, du dîner, du souper, s’étaient mêlées et confondues ; un ordre de choses extraordinaire s’était établi, suivant l’expression des voisins.

Dans la soirée dont nous parlons, les habitants de la maison Kalitine (le plus âgé d’entre eux, le fiancé de Lénotchka, avait à peine vingt-quatre ans) jouaient à un jeu assez peu compliqué, mais qui paraissait beaucoup les amuser, s’il fallait en juger par les rires qui éclataient de toutes parts ; ils couraient dans les chambres et s’attrapaient les uns les autres ; les chiens couraient aussi et aboyaient, pendant que les serins, du haut de leurs cages suspendues aux fenêtres, s’égosillaient à qui mieux mieux, augmentant de leurs gazouillements aigus et incessants le vacarme général. Au beau milieu de ces ébats étourdissants, un tarantass couvert d’éclaboussures s’arrêta à la porte cochère ; un homme de quarante-cinq ans, en habit de voyage, en descendit et s’arrêta, frappé de surprise. Il se tint immobile pendant quelques instants, embrassa la maison d’un regard attentif, entra dans la cour et monta doucement le perron. Il n’y avait personne dans l’antichambre pour le recevoir ; mais la porte de la salle à manger s’ouvrit soudain à deux battants : — la petite Schourotschka s’en échappa, les joues toutes rouges, et aussitôt toute la bande joyeuse accourut à sa poursuite, poussant des cris perçants. Elle s’arrêta tout à coup et se tut à la vue d’un étranger ; mais ses yeux limpides, fixés sur lui, gardèrent leur expression caressante ; les frais visages ne cessèrent point de rire. Le fils de Maria Dmitriévna s’approcha de l’étranger et lui demanda poliment ce qu’il désirait.

— Je suis Lavretzky, murmura-t-il.

Un cri amical répondit à ces paroles. Ce n’est pas que toute cette jeunesse se réjouît beaucoup de l’arrivée d’un parent éloigné et presque oublié, mais elle saisissait avec empressement la moindre occasion de s’agiter et de manifester sa joie. On fit aussitôt cercle autour de Lavretzky ;

Lénotchka, en qualité d’ancienne connaissance, se nomma la première ; elle assura que, quelques moments encore, et elle l’aurait parfaitement reconnu ; puis elle lui présenta le reste de la société, appelant chacun, son fiancé lui-même, par son prénom. Toute la bande traversa la salle à manger et se rendit au salon. Les papiers de tenture, dans les deux pièces, avaient été changés, mais les meubles étaient les mêmes qu’autrefois ; Lavretzky reconnut le piano ; le métier à broder auprès de la fenêtre était aussi le même, et n’avait pas bougé de place ; peut-être la broderie, restée inachevée il y a huit ans, s’y trouvait-elle encore. On établit Lavretzky dans un grand fauteuil ; tout le monde prit gravement place autour de lui. Les questions, les exclamations, les récits se succédèrent rapidement.

« Mais il y a longtemps que nous ne vous avons vu, observa naïvement Lénotchka : — ni Varvara Pavlowna non plus.

— Je le crois bien, reprit aussitôt son frère. — Je t’avais emmené à Pétersbourg, tandis que Fédor Ivanowitch est resté tout ce temps à la campagne.

— Oui, et maman est morte depuis.

— Et Marpha Timoféevna, murmura la petite Schourotschka.

— Et Nastasia Carpovna, reprit Lénotchka, — et M. Lemm.

— Comment ! Lemm est mort aussi ? demanda Lavretzky.

— Oui, répondit le jeune Kalitine ; — il est parti d’ici pour Odessa. On dit qu’il y a été attiré par quelqu’un ; c’est là qu’il est mort.

— Vous ne savez pas s’il a laissé de la musique de sa composition ?

— Je ne sais ; j’en doute. »

Tout le monde se tut et se regarda. Un nuage de tristesse passa sur ces jeunes visages.

— Matroska vit encore, dit tout à coup Lénotchka.

— Et Guédéonofski aussi », ajouta son frère.

Le nom de Guédéonofski excita l’hilarité générale.

« Oui, il vit et ment comme jadis, continua le fils de Maria Dmitriévna : et imaginez-vous, cette petite folle (il désigna la jeune pensionnaire, la sœur de sa femme) lui a mis hier du poivre dans sa tabatière.

— Comme il a éternué ! » s’écria Lénotchka.

Et le même rire irrésistible éclata à ce souvenir.

« Nous avons eu des nouvelles de Lise depuis peu, murmura le jeune Kalitine. — Et tout le monde se tut. — Elle va bien, sa santé se remet petit à petit.

— Elle est toujours dans le même couvent ? demanda Lavretzky avec effort.

— Oui, toujours.

— Vous écrit-elle ?

« Non, jamais ; nous avons de ses nouvelles par d’autres. »

Il se fit soudain un profond silence. « Voilà l’ange du silence qui passe. » Telle est la pensée de tous.

« Ne voulez-vous pas aller au jardin ? dit Kalitine en s’adressant à Lavretzky. — Il est fort joli en ce moment, quoique nous l’ayons un peu négligé. »

Lavretzky descendit au jardin, et, la première chose qui frappa sa vue, ce fut le banc sur lequel il avait passé avec Lise quelques instants de bonheur, qu’il n’avait plus retrouvés. Ce banc avait noirci et s’était recourbé ; mais il le reconnut, et son âme éprouva ce sentiment que rien n’égale, ni dans sa douceur, ni dans sa tristesse, ce sentiment de vif regret qu’inspire la jeunesse passée, le bonheur dont on a joui autrefois. Il se promena dans les allées avec toute cette jeunesse ; les tilleuls avaient un peu grandi et vieilli pendant ces huit années ; leur ombre était devenue plus épaisse ; les buissons s’étaient développés, les framboisiers s’étaient multipliés, les noisetiers étaient plus touffus, et partout s’exhalait une fraîche odeur de verdure, d’herbe, de lilas.

« Voilà où il ferait bon jouer aux quatre coins ! s’écria tout à coup Lénotchka en courant vers une pelouse toute verte, entourée de tilleuls. — Nous sommes justement cinq.

— Et Fédor Ivanowitch, tu l’as oublié, répliqua son frère… ou est-ce toi-même que tu n’as point comptée ? »

Lénotchka rougit légèrement.

« Mais Fédor Ivanowitch, à son âge, peut-il… ? commença-t-elle.

— Jouez, je vous prie, s’empressa de répondre Lavretzky ; ne faites pas attention à moi. Il me sera plus agréable à moi-même de savoir que je ne vous gêne point. Ne songez pas à m’amuser ; nous autres vieillards, nous avons une occupation que vous ne connaissez point encore et qu’aucune distraction ne peut remplacer pour nous : les souvenirs. »

Les jeunes gens écoutaient Lavretzky avec une attention respectueuse et tant soit peu ironique, comme ils eussent écouté la leçon d’un professeur ; puis ils le quittèrent en courant. Quatre d’entre eux se placèrent chacun auprès d’un arbre, le cinquième au milieu, et le jeu commença.

Quant à Lavretzky, il retourna vers la maison, entra dans la salle à manger, s’approcha du piano, et mit le doigt sur une des touches ; un son faible, mais clair, s’en échappa et éveilla une vibration secrète dans son cœur. C’est par cette note que commençait la mélodieuse inspiration de Lemm qui avait naguère, dans cette bienheureuse nuit, plongé Lavretzky dans l’ivresse. Celui-ci passa ensuite au salon, et il y resta longtemps : dans cette pièce où il avait si souvent vu Lise, l’image de la jeune fille se présentait plus vivement encore à son souvenir ; il lui semblait sentir autour de lui les traces de sa présence ; sa douleur l’oppressait et l’accablait ; cette douleur n’avait rien du calme qu’inspire la mort. Lise vivait encore, mais loin, mais perdue dans l’oubli ; il pensait à elle comme à une personne vivante, et ne reconnaissait point celle qu’il avait aimée autrefois dans cette triste et pâle apparition, enveloppée de vêtements de religieuse et entourée de nuages d’encens. Lavretzky ne se serait pas reconnu lui-même, s’il avait pu se voir de la même façon dont il se représentait Lise. Dans ces huit années il avait traversé cette crise, que tous ne connaissent point, mais sans l’épreuve de laquelle on ne peut se flatter de rester honnête homme jusqu’au bout. Il avait vraiment cessé de penser à son bonheur, à son intérêt. Le calme était descendu dans son âme, et pourquoi le cacher ? il avait vieilli, non pas seulement de visage et de corps, mais son âme elle-même avait vieilli ; conserver jusqu’à la vieillesse un cœur jeune est, dit-on, chose difficile et presque ridicule. Heureux déjà celui qui n’a point perdu la croyance dans le bien, la persévérance dans la volonté, l’amour du travail ! Lavretzky avait le droit d’être satisfait : il était devenu véritablement un bon agronome, avait appris à labourer la terre, et ce n’était point pour lui seul qu’il travaillait ; il avait amélioré et assuré, autant que possible, le sort de ses paysans.

Lavretzky retourna au jardin, se mit sur ce banc de lui si connu, — et à cette place chérie, en face de cette maison vers laquelle il avait en vain tendu les mains pour la dernière fois, dans l’espoir de vider cette coupe défendue, où pétille et chatoie le vin doré de l’enchantement. — Ce voyageur solitaire, au son des voix joyeuses d’une nouvelle génération qui l’avait déjà remplacé, jeta un regard en arrière sur ses jours écoulés. Son cœur se remplit de tristesse, mais il n’en fut pas accablé ; il avait des regrets, mais il n’avait point de remords. « Jouez, amusez-vous, grandissez, jeunes gens, pensait-il sans amertume. La vie est devant vous, et elle vous sera plus facile : vous n’aurez pas, comme nous, à chercher le chemin, à lutter, à tomber et à vous relever dans les ténèbres ; nous ne songions qu’à nous sauver, et combien d’entre nous n’y ont pas réussi ! Vous, vous devez agir, travailler, — et notre bénédiction, à nous autres vieillards, descendra sur vous. Quant à moi, après cette journée, après ces impressions, il ne me reste qu’à vous saluer pour la dernière fois, et à dire avec tristesse, mais le cœur exempt d’envie et d’amertume, en face de la mort et du jugement de Dieu : « Je te salue, vieillesse solitaire ! vie inutile, achève de te consumer ! »

Lavretzky se leva et s’éloigna doucement ; personne ne s’en aperçut, personne ne le retint ; les cris joyeux retentissaient plus fort encore derrière le mur épais et verdoyant formé par les grands tilleuls. Il monta dans son tarantass, et dit au cocher de retourner à la maison, sans presser les chevaux.

« Et la fin ? demandera peut-être le lecteur curieux. Qu’arriva-t-il ensuite à Lavretzky ? à Lise ? »

Que dire de personnes qui vivent encore, mais qui sont déjà descendues de la scène du monde ? Pourquoi revenir à elles ? On dit que Lavretzky a visité le couvent où s’était retirée Lise, et qu’il l’a revue. Elle se rendait dans le chœur ; elle a passé tout près de lui, d’un pas égal, rapide et modeste, avec la démarche particulière aux religieuses ; — et elle ne l’a point regardé ; mais la paupière de l’œil tourné vers lui a frissonné légèrement ; mais son visage amaigri s’est incliné davantage encore ; mais ses mains jointes et enlacées de chapelets se sont serrées plus fortement. Que pensèrent, qu’éprouvèrent-ils tous deux ? Qui le saura ? qui le dira ? Il y a dans la vie de ces moments, de ces émotions… à peine s’il est permis d’en parler… s’y arrêter est impossible.