(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Deuxième journée. Les conspirateurs » pp. 225-233
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Deuxième journée. Les conspirateurs » pp. 225-233

Deuxième journée.
Les conspirateurs

Chez Omer-Dinochau, restaurateur, à l’enseigne du Pèlerin de la Mecque. — Salle longue. — En face de la porte est suspendue une charge signée Carjat-Bey, qui représente Omer-Dinochau abjurant la foi chrétienne entre les mains de l’iman. — Autour de la salle, des nattes où sont étalés six concombres crus, un morceau de mouton, des boulettes de riz et des crêpes au miel.

Scène première

Omer-Dinochau, Monselet-Pacha

Omer-Dinochau. Il se promène avec agitation.

Je suis en contravention ; il y a deux heures que le Rhamadan a commencé… Et cette épaule de mouton sur ma natte !

Monselet-Pacha.

Elle est même fort bonne… Prends garde ! tu marches dans mon dîner.

Omer-Dinochau.

Dépêche-toi, je t’en prie ; tu feras fermer mon établissement. (À part.) Et les autres qui vont arriver !

Monselet-Pacha.

Ce n’est pas commode du tout de dépecer avec ses doigts… Mes ongles ne coupent pas aujourd’hui. Passe-moi donc ton cimeterre.

Omer-Dinochau.

Heureusement, tout est bien clos, et mes volets sont fidèles. Si pourtant j’éteignais le dernier bec, par prudence ?

Monselet-Pacha.

Ah ! non. Je dîne du regard aussi, moi. (Il boit une cuillerée de jus de cerises.) Pouah ! la déplaisante boisson.

Omer-Dinochau.

Voyons, sois bien gentil ! Promets-moi d’avoir fini dans dix minutes, et je vais le servir d’un petit vin… je ne te dis que ça… d’un petit vin comme le tyran n’en boit pas.

Monselet-Pacha.

Quel tyran ?

Omer-Dinochau.

Rien. (Il se penche dans l’escalier.) Une Ténédos première, une !

Monselet-Pacha, il boit.

Par Mohamed ! ce vin grec me réjouit l’âme. (Il boit.)

Omer-Dinochau, inquiet.

N’a-t-on pas frappé à la porte de la rue ?

Monselet-Pacha.

Une Circassienne sans doute ? Elle accepterait peut-être quelque chose. (Il se lève et veut ouvrir la fenêtre.)

Omer-Dinochau.

Arrête, malheureux !

Monselet-Pacha.

Au fait, si cette Circassienne était un Circassien ? (Il boit.) Dis donc, mon petit Omer, quoique tu ne sois qu’un mahométan inférieur, je veux trinquer avec toi ! Une larme de ténédos ?

Omer-Dinochau, pensif.

Après tout, on pourra toujours le massacrer.

Monselet-Pacha.

Oui, c’est un sujet à tenter le pinceau d’un grand artiste : Prendre huit verres, remplis chacun d’un vin différent, et les peindre avec une telle vérité qu’on puisse dire, au premier coup d’œil jeté sur la toile, le cru de chaque vin et l’année ! Voilà mon rêve. (Triste.) Mais ce pinceau n’est pas né encore. (Il boit.)

Omer-Dinochau.

Il n’aura jamais fini. (On frappe trois coups à la porte de la rue.) Ce sont eux !

Monselet-Pacha, l’œil émerillonné.

Les hétaïres ? Qu’elles montent !

Omer-Dinochau, entrouvrant la fenêtre avec précaution.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Villemot-Pacha, d’en bas.

Cantacuzène et Chronique.

Omer-Dinochau.

Bien, je descends.

Scène II

MONSELET-PACHA

Monselet-Pacha, seul.

Elle va monter… mon cœur bat… La première fois que je la vis, la belle Grecque, c’était devant la mosquée de Bayézid : Je revenais de Montmartre… Qu’est-ce que je dis donc là ? — Des pas résonnent dans l’escalier, c’est sans doute, quelqu’un. (Entre Villemot-Pacha, vêtu d’une cotte de maille. Un yatagan et deux pistolets sont pendus à sa ceinture. Une barbe épaisse inonde son visage. Il tient à la main une lanterne sourde.)

Scène III

MONSELET-PACHA, OMER-DINOCHAU, VILLEMOT-PACHA, PUIS MÉRY-ACHMET, CHAMPFLEURY-PACHA, etc.

Villemot-Pacha.

Il montre Monselet. — Il n’en est pas, lui ?

Omer-Dinochau.

Non, mais soyez tranquille ; nous l’enfermerons dans la cave, le moment venu.

Villemot-Pacha.

Hum ! (Il enfonce son turban sur ses yeux.) Soyons prudent.

MONSELET, se levant.

Je ne me trompe pas, c’est ce cher Asselineau…

Villemot-Pacha.

Chut !

Omer-Dinochau.

Chut !

Monselet-Pacha.

Ah ! ce n’est pas le même nom. Mille excuses… C’est étonnant. Cette ressemblance… (Trois nouveaux coups de marteau à la porte de la rue.)

Omer-Dinochau, à la fenêtre.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Méry-Achmet, d’en bas.

Roulette et discrétion.

Omer-Dinochau.

Bien, je descends. (Il sort.)

Monselet-Pacha, à Villemot-Pacha.

Ne seriez-vous pas une femme déguisée ? (Pressant.) Si cela est, ne me le cachez pas plus longtemps, je suis un honnête pacha, je vous jure. (Entre Méry-Achmet armé d’un long fusil albanais.)

Méry-Achmet.

Je suis harassé. Omer, tiens, prends ma carabine.

Monselet-Pacha, fredonnant :

« Sur toi veillera Dieu ! »

Villemot-Pacha.

Quelles nouvelles ?

Méry-Achmet.

Vers la tombée de la nuit, vingt barils de poudre ont été débarqués par les nôtres — clandestinement et sans bruit — sur le quai de la Corne d’Or… Ce sera un superbe incendie, presque aussi beau que les décors d’Herculanum.

Villemot-Pacha, avec sollicitude.

Et la princesse ?

Méry-Achmet.

Toujours pleine de courage et de confiance.

Monselet-Pacha.

Seigneurs, n’êtes-vous pas de mon avis ? Je maintiens que les employés de l’octroi doivent faire payer les droits d’entrée au nez de Guichardet… Il y a bien longtemps que je le dis, mais on ne veut pas m’écouter… (Trois nouveaux coups à la porte de la rue.)

Omer-Dinochau, à la fenêtre.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Monselet-Pacha.

Parbleu ! (Méry-Achmet et Villemot le bâillonnent.)

Champfleury-Pacha, d’en bas.

Molinchart et liberté.

Omer-Dinochau.

Bien. Je descends.

Monselet-Pacha.

Ce mouton est coriace en diable ! (Il fait un effort et avale son bâillon.) Entre Champfleury, armé des pieds à la tête, et suivi de Max Buchon et Duranty, équipés en guerre.

Champfleury-Pacha.

Ça y est-il ?

Méry, à part.

Quelle grammaire ! (Haut.) Oui, ça y est.

Max.

Bûchons, alors !

Duranty.

Allons-y de suite ; nous sommes des durs à cuire, nous !

Villemot-Pacha.

Soldats ! je partage votre généreuse ardeur, mais je vous prie de la modérer quelques instants encore… Je n’ai pas l’habitude des harangues, et, nourri loin de l’Académie, je n’en connais pas les périphrases… Et pourtant je vous dois un discours bien senti avant de vous faire faire le pas décisif dans cette route glorieuse, mais semée d’écueils, où je vous ai engagés… C’est un devoir, je saurai le remplir… (Il rougit.) Soyez persuadés qu’il faut un concours de circonstances bien graves pour que je me décide à débiter de pareilles phrases… (Il brandit son yatagan.) Je le dis avec conviction, c’est une noble entreprise, digne de gens de cœur. Il y va de la tête, mais il y va de la liberté ! Je le vois à votre mâle attitude, vos cimeterres ont soif du sang de la tyrannie…

Tous, excepté Monselet.

Oui ! oui !

Monselet-Pacha.

Ce pauvre Villemot, il baisse.

Villemot, avec exaltation.

Nul de vous ne reculera d’un pas, j’en ai la certitude ; vous me suivrez toujours dans le chemin de… Ah ! ma foi non, c’est trop bête, à la fin, ce que je dis… J’aime encore mieux la manière de Champfleury : en un mot, ça y est-il ? y êtes-vous ?… (Bruit de voix, cliquetis d’armes dans la rue. La porte est enfoncée, et une troupe de janissaires, à la tête desquels marche Feydeau-Pacha, fait irruption dans la salle.)

Tous, excepté Monselet.

Tout nous porte à croire que nous sommes découverts.

Feydeau-Pacha.

Emparez-vous de ces mécréants, et enchaînez-les !

Monselet, à Feydeau-Pacha.

J’ai beaucoup connu dans le temps, à Paris, un lieutenant de la garde qui vous ressemblait — comme deux gouttes de ténédos. Votre frère, sans doute ? C’était un aimable compagnon… Quand vous lui écrirez, faites-lui mes compliments, brave gendarme. (Il veut sortir ; mais on l’arrête et on l’enchaîne avec les autres.)

Méry-Achmet, à part.

Je voudrais bien être à Bade.