Section 1, de la necessité d’être occupé pour fuir l’ennui, et de l’attrait que les mouvemens des passions ont pour les hommes
Les hommes n’ont aucun plaisir naturel qui ne soit le fruit du besoin, et c’est peut-être ce que Platon vouloit donner à concevoir, quand il a dit en son stile allegorique, que l’amour étoit né du mariage du besoin avec l’abondance. Que ceux qui composent un cours de philosophie nous exposent la sagesse des précautions que la providence a voulu prendre, et quels moïens elle a choisi pour obliger les hommes par l’attrait du plaisir à pourvoir à leur propre conservation. Il me suffit que cette verité soit hors de contestation pour en faire la base de mes raisonnemens.
Plus le besoin est grand, plus le plaisir d’y satisfaire est sensible. Dans les festins les plus delicieux, où l’on n’apporte qu’un appetit ordinaire, on ne sent pas un plaisir aussi vif que celui qu’on ressent en appaisant une faim veritable avec un repas grossier. L’art supplée mal à la nature, et tous les rafinemens ne sçauroient apprêter, pour ainsi dire, le plaisir aussi bien que le besoin.
L’ame a ses besoins comme le corps, et l’un des plus grands besoins de l’homme est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit bientôt l’inaction de l’ame, est un mal si douloureux pour l’homme, qu’il entreprend souvent les travaux les plus penibles afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté.
Il est facile de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui semblent demander le moins d’application, ne laissent pas d’occuper l’ame.
Hors de ces occasions elle ne sçauroit être occupée qu’en deux manieres. Ou l’ame se livre aux impressions que les objets exterieurs font sur elle ; et c’est ce qu’on appelle sentir : ou bien elle s’entretient elle-même par des speculations sur des matieres, soit utiles, soit curieuses ; et c’est ce qu’on appelle reflechir et mediter.
L’ame trouve penible, et même impraticable quelquefois, cette seconde maniere de s’occuper ; principalement quand ce n’est pas un sentiment actuel ou recent qui est le sujet des reflexions. Il faut alors que l’ame fasse des efforts continuels pour suivre l’objet de son attention ; et ces efforts rendus souvent infructueux par la disposition présente des organes du cerveau, n’aboutissent qu’à une contention vaine et sterile. Ou l’imagination trop allumée ne présente plus distinctement aucun objet, et une infinité d’idées sans liaison et sans rapport s’y succedent tumultueusement l’une à l’autre ; ou l’esprit las d’être tendu se relâche ; et une rêverie morne et languissante, durant laquelle il ne joüit précisement d’aucun objet, est l’unique fruit des efforts qu’il a faits pour s’occuper lui-même. Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état où l’on n’a point la force de penser à rien, et la peine de cet autre état, où malgré soi l’on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune chose. Peu de personnes mêmes sont assez heureuses pour n’éprouver que rarement un de ces deux états, et pour être ordinairement à elles-mêmes une bonne compagnie. Un petit nombre peut apprendre cet art qui, pour me servir de l’expression d’Horace, fait vivre en amitié avec soi-même : quod te tibi reddat amicum. Il faut pour en être capable avoir un certain temperament d’humeurs qui rend ceux qui l’apportent en naissant aussi obligez à la providence que les fils aînez des souverains. Il faut encore s’être appliqué dès la jeunesse à des études et à des occupations dont les travaux demandent beaucoup de meditation. Il faut que l’esprit ait contracté l’habitude de mettre en ordre ses idées et de penser sur ce qu’il lit ; car la lecture où l’esprit n’agit point et qu’il ne soutient pas en faisant des reflexions sur ce qu’il lit, devient bientôt sujette à l’ennui. Mais à force d’exercer son imagination on la dompte, et cette faculté renduë docile fait ce qu’on lui demande. On acquiert à force de mediter l’habitude de transporter à son gré sa pensée d’un objet sur un autre, ou de la fixer sur un certain objet.
Cette conversation avec soi-même met ceux qui la sçavent faire à l’abri de l’état de langueur et de misere dont nous venons de parler. Mais, comme je l’ai dit, les personnes qu’un sang sans aigreur et des humeurs sans venin ont prédestinées à une vie interieure si douce, sont bien rares. La situation de leur esprit est même inconnuë au commun des hommes qui, jugeant de ce que les autres doivent souffrir de la solitude par ce qu’ils en souffrent eux-mêmes, pensent que la solitude soit un mal douloureux pour tout le monde.
La premiere maniere de s’occuper dont nous aïons parlé, qui est celle de se livrer aux impressions que les objets étrangers font sur nous, est beaucoup plus facile. C’est l’unique ressource de la plûpart des hommes contre l’ennui ; et même les personnes qui sçavent s’occuper autrement sont obligées, pour ne point tomber dans la langueur qui suit la durée de la même occupation, de se prêter aux emplois et aux plaisirs du commun des hommes. Le changement de travail et de plaisir remet en mouvement les esprits qui commencent à s’appesantir : ce changement semble rendre à l’imagination épuisée une nouvelle vigueur.
Voilà pourquoi nous voïons les hommes s’embarasser de tant d’occupations frivoles et d’affaires inutiles. Voilà ce qui les porte à courir avec tant d’ardeur après ce qu’ils appellent leur plaisir, comme à se livrer à des passions dont ils connoissent les suites fâcheuses, même par leur propre experience.
L’inquietude que les affaires causent, ni les mouvemens qu’elles demandent, ne sçauroient plaire aux hommes par eux-mêmes. Les passions qui leur donnent les joïes les plus vives leur causent aussi des peines durables et douloureuses ; mais les hommes craignent encore plus l’ennui qui suit l’inaction, et ils trouvent dans le mouvement des affaires et dans l’yvresse des passions une émotion qui les tient occupez. Les agitations qu’elles excitent se réveillent encore durant la solitude ; elles empêchent les hommes de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes sans être occupez, c’est-à-dire de se trouver dans l’affliction ou dans l’ennui.
Quand les hommes dégoutez de ce qu’on appelle le monde prennent la resolution d’y renoncer, il est rare qu’ils puissent la tenir. Dès qu’ils ont connu l’inaction, sitôt qu’ils ont comparé ce qu’ils souffroient par l’embarras des affaires et par l’inquietude des passions avec l’ennui de l’indolence, ils viennent à regreter l’état tumultueux dont ils étoient si dégoutez. On les accuse souvent à tort d’avoir fait parade d’une moderation feinte lorsqu’ils ont pris le parti de la retraite. Ils étoient alors de bonne foi ; mais comme l’agitation excessive leur a fait souhaiter une pleine tranquillité, un trop grand loisir leur fait regreter le tems où ils étoient toujours occupez. Les hommes sont encore plus legers qu’ils ne sont dissimulez ; et souvent ils ne sont coupables que d’inconstance, dans les occasions où l’on les accuse d’artifice.
Veritablement l’agitation où les passions nous tiennent, même durant la solitude, est si vive, que tout autre état est un état de langueur auprès de cette agitation. Ainsi nous courons par instinct après les objets qui peuvent exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous des impressions qui nous coutent souvent des nuits inquietes et des journées douloureuses : mais les hommes en general souffrent encore plus à vivre sans passions, que les passions ne les font souffrir.