(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre premier. Du rapport des idées et des mots »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre premier. Du rapport des idées et des mots »

Chapitre premier.
Du rapport des idées et des mots

« Jamais les mots ne manquent aux idées, a dit Joubert : ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclôt, se présente et la revêt. »

Cela est vrai, mais au fond cela ne dit pas grand’chose. Comme nous ne pouvons penser que par des mots, comme nous ne pouvons penser que des mots plus ou moins nettement conçus et évoqués, amener une idée à sa perfection, c’est penser le mot qui lui correspond parfaitement : les deux termes sont donc équivalents. Le difficile, c’est d’atteindre ce dernier degré où l’idée se parfait dans le mot propre et définitif.

L’expression n’est au fond que l’effort suprême de l’invention. D’abord l’esprit, parcourant en tous sens le sujet qu’il s’est proposé, interrogeant l’expérience d’autrui et la sienne propre, s’est fait une provision de pensées, encore vagues et informes, flottantes ou troubles. Puis, mesurant exactement l’espace à remplir, il y a distribué ces pensées, dont la forme s’est déjà précisée par cette seule attribution d’emploi : en leur marquant leur place, il les dégrossit et les taille.

Mais jusque-là nous avons travaillé pour nous, pensé pour nous, avec nos mots, nos phrases à nous : nous nous sommes parlé une langue sommaire, un jargon inintelligible à tout autre. Si l’on veut en effet se faire une fois le spectateur de sa réflexion solitaire, on s’apercevra qu’on ne pense point avec le langage de tout le monde, et que la rapidité de la conception crée à chaque moment un langage nouveau, hiéroglyphique, symbolique, sténographique surtout, où les mots prennent des sens étranges, lointains, méconnaissables à tous, où ils s’associent selon des affinités créées par les caprices les plus imprévus de notre mémoire, où ils se groupent selon les lois d’une grammaire et d’une syntaxe qui sont un perpétuel défi à la grammaire et à la syntaxe établies. Rien de complet, ni d’achevé : il nous suffit, sans dérouler les pensées dans toute leur étendue, d’en prendre un échantillon et de le fixer à l’endroit convenable. Nous nous y reconnaissons toujours, et nous ne savons ce que chaque lambeau, chaque signe rappellent.

Maintenant il faut travailler pour les autres, penser pour eux, avec les phrases, les mots qu’ils entendent. Cette langue personnelle doit se réduire à la langue commune ; nos idées, nos sentiments doivent revêtir dans notre esprit les formes qui les feront reconnaître de tous les esprits. Il s’agit de substituer, par des approximations successives des expressions de plus en plus explicites à ces signes qui étaient plutôt l’étiquette que le miroir de la pensée : on ne peut plus se contenter de marquer la place des choses, c’est le temps de les y mettre effectivement. Ce travail achève l’invention et crée le style : les choses, rapprochées, se limitent, se déterminent, se précisent ; les mots qui les représentaient font place à d’autres qui les montrent mieux. L’opération est unique et simple : c’est en changeant de mot qu’on modifie l’idée, et le mot et l’idée arrivent ensemble à leur forme juste et parfaite. La comparaison qu’on fait souvent de l’œuvre littéraire à un édifice est fausse, et bonne pour encourager la pire rhétorique. Quand l’architecte a fait ses plans, son œuvre est finie, celle du maçon commence. L’édifice ne serait jamais construit, qu’il n’importerait guère : la création de l’artiste est entière et parfaite sur le papier ; il pouvait, s’il voulait, indiquer la dimension de chaque pierre. Pour l’écrivain, le dessin et le plan de l’œuvre ne valent que si l’on passe à l’exécution, et ne se complètent à vrai dire que dans l’exécution : tant qu’il ne l’a pas toute écrite, elle reste flottante et vague, à l’état de pure possibilité : il ne peut donner à chaque chose sa place propre et sa juste grandeur que par le style : la seule mesure de l’idée, c’est le mot. Écrire donc, c’est achever de penser ; la forme, c’est l’organisation de la matière, et la pensée n’est véritablement née que lorsqu’elle est exprimée.

Quand on pose ainsi le problème, on n’a plus que faire des recettes et des formules des rhéteurs et des grammairiens : on s’épargne une stérile et fastidieuse manipulation des mots et des phrases. Mais le labeur qu’on aperçoit n’est pas moindre ; il a de quoi épouvanter au contraire.

« Qu’est-ce qu’un mot ? dit M. Taine. Et quels sont les mots qui peignent ? Comment faut-il les choisir pour faire apercevoir au lecteur les gestes, les détails, les mouvements ? Comment, avec du griffonnage noir aligné sur du papier d’imprimerie, remplacerez-vous pour lui la vue personnelle des couleurs et des formes, l’interprétation des visages, la divination des sentiments ? Comment le ferez-vous sortir de la conception abstraite et de la notion pure ? Et par quelle merveille trois lettres lui feront-elles voir un âne, et cinq lettres un chien ? C’est que, s’il y a des mots secs, comme les termes philosophiques et les chiffres, il y en a de vivants comme les vibrations d’un violon ou les tons d’une peinture. Bien plus : à l’origine, ils sont tous vivants et, pour ainsi dire, chargés de sensations, comme un jeune bourgeon gorgé de sève ; ce n’est qu’au terme de leur croissance, et après de longues transformations, qu’ils se flétrissent, se raidissent, et finissent par devenir des morceaux de bois mort. Au premier jet, ils sont sortis du contact des objets ; ils les ont imités par la grimace de la bouche ou du nez qui accompagnait leur son, par l’âpreté, la douceur, la longueur ou la brièveté de ce son, par le râle ou le sifflement du gosier, par le gonflement ou la contraction de la poitrine. Encore aujourd’hui, si éloignés que nous soyons de l’imitation corporelle, ils gardent avec eux une partie du cortège qui les entourait à leur naissance ; ils renaissent en nous accompagnés par l’image des gestes que nous avons faits lorsqu’ils sont venus sur nos lèvres ; ils traînent après eux la figure de l’objet qui pour la première fois vous les fait jaillir… De sorte qu’un mot bien choisi fait en nous comme un éveil de sensations ; par lui un point clair se détache, et tout alentour apparaissent et s’enfoncent par échappées les choses environnantes. Si les mots suivants ont la même vertu, le style est comme un flambeau qui, promené successivement devant toutes les parties d’une grande toile, fait passer devant nos yeux une suite de figures lumineuses, chacune accompagnée par le groupe vague des formes qui l’entourent, et sur lesquelles la clarté principale a égaré quelques rayons. Par cette puissance, l’imagination reproduit et remplace la vue ; le livre tient lieu de l’objet ; la phrase rend présente la chose qui n’est pas là. C’est pour cela que le premier talent du poète consiste dans l’art de choisir les mots. Il faut qu’ayant l’idée d’un objet et d’un événement, il trouve d’abord non pas le mot exact, mais le mot naturel, c’est-à-dire l’expression qui jaillirait par elle-même en leur présence et par leur contact. Il y a cent expressions pour les désigner sans qu’on puisse se méprendre ; il n’y en a que deux ou trois pour les faire voir8. »