(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre III. Du meilleur plan. — Du plan idéal et du plan nécessaire. »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre III. Du meilleur plan. — Du plan idéal et du plan nécessaire. »

Chapitre III.
Du meilleur plan. — Du plan idéal et du plan nécessaire.

Buffon a très bien indiqué comment devait se faire cette partie si importante du travail de l’écrivain.

« Avant, dit-il, de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées. C’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir…

« C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres : il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de le faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire…..

« Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir5. »

Voilà bien comme il faut procéder. De la foule des matériaux accumulés, on tire quelques idées maîtresses, qui sont comme la solide charpente de l’ouvrage ; puis, s’attachant à chacune d’elles successivement, on en fait le centre autour duquel on groupe une série d’idées moins essentielles et plus particulières. Passant encore en revue chacune de ces séries, on prend chacune des idées qui les composent comme le petit centre d’un groupe inférieur, et l’on ne s’arrête que lorsqu’on a épuisé les idées que l’analyse du sujet avait fournies, lorsque sont déterminés ainsi la place de chaque partie dans le tout, et son rapport au tout et aux autres parties.

On se tromperait gravement si l’on pensait qu’il n’y a qu’un plan de chaque sujet : chercher ici l’absolu est pure chimère. L’ordre s’impose dans une démonstration mathématique, où, abstraction faite des sentiments personnels, tout le monde opère sur les mêmes données et tend au même but. Dans une composition littéraire, la sensibilité de l’écrivain, celle de l’auditeur ou lecteur, l’occasion, mille circonstances, l’information plus ou moins complète, le penchant de l’esprit vers tel ou tel genre de preuves, interviennent sans cesse et font que, sur chaque sujet, il y a autant de plans possibles qu’il y a de gens pour le traiter, et que le même homme, à deux moments différents, peut suivre deux différents plans.

Ainsi Bossuet, prêchant sur la Providence à Dijon et à Paris, compose deux discours tout à fait dissemblables par l’ordre et le tour particulier des pensées. Le rapport des parties est changé : ce qui était au premier plan passe au second, et réciproquement. Le fond commun des deux sermons est que le désordre apparent des choses humaines est réglé par la main divine, que, l’ordre se rétablissant au dernier jour, les heureux de ce monde auront à trembler, et la tristesse des misérables se tournera en éternelle joie. Mais, à Dijon, devant un public de petites gens de province, Bossuet rassure et console : il fait éclater en pleine lumière la compensation infinie que les affligés de la vie terrestre recevront dans le ciel. À Paris, écouté d’une assemblée de riches, de grands seigneurs, de courtisans, il étonne, il menace : il prédit les tortures sans fin du mauvais riche. La diversité des auditoires a déterminé ainsi la diversité des plans.

Souvent il arrive que le plan le meilleur dans la circonstance n’est pas le meilleur absolument : un plan idéal, d’une régularité, d’une exactitude, d’une proportion parfaites, ne servirait souvent qu’à accuser les lacunes de notre pensée et les faiblesses de notre science. On ferait des têtes de chapitres sous lesquelles on n’aurait rien à mettre ; ces trous, devant lesquels le lecteur serait brusquement arrêté, l’empêcheraient de nous suivre où nous voulons le mener, et lui ôteraient toute confiance. L’amour de la symétrie ne doit pas aller si loin. Il ne s’agit pas de mentir et de masquer son ignorance d’une aventureuse assurance. Il faut dire ce qu’on pense, ce qu’on sait, laisser le reste, ne pas soulever les questions qu’on ne peut résoudre : au lecteur de faire la critique de notre œuvre, de mesurer notre science, d’estimer la droiture de notre raisonnement. Nous étant fixé un but, il s’agit de choisir la voie le plus rapide pour y atteindre, la plus sûre pour y conduire autrui : il ne faut pas, sous prétexte de franchise et de hardiesse, aller par les endroits où l’on est certain de se casser le cou.

Au point de vue de l’ordre idéal, rien de plus mal ordonné que le Discours de Démosthène sur la couronne, le chef-d’œuvre peut-être de l’éloquence humaine. Le sujet est la défense de Ctésiphon, accusé d’avoir fait illégalement décerner une couronne à Démosthène par le peuple athénien. Au fond, c’est Démosthène lui-même qui est visé, et sa politique. De plus, la légalité du décret de Ctésiphon est difficile à soutenir. Ces deux considérations ont amené l’auteur à un plan bizarre, disproportionné, qui semble défier les méthodes traditionnelles et les préceptes de l’école, mais d’une habileté supérieure, singulièrement ajusté à tous les besoins de la cause, et, dans le mépris de toutes les règles oratoires, fidèle à la loi suprême, qui est de persuader. Que fait-il ? Il étrangle la discussion sur la légalité du décret, qu’il glisse au milieu de l’apologie de sa politique, entre deux parties très étendues, dont la seconde est mêlée de toutes les invectives et de toute la diffamation qui peuvent rendre odieux son adversaire Eschine.

Il est bon d’avoir conçu le plan idéal qui convient au sujet, et d’essayer de le remplir : si l’on n’y peut parvenir, on s’efforcera d’en rapprocher le plus qu’on pourra le plan qu’on arrêtera conformément à ses forces et aux nécessités accidentelles. Cet effort exaltera l’esprit, l’empêchera de se satisfaire à bon compte et de poursuivre par les petits moyens le succès du moment. Au reste, quel que soit le plan que Ion adopte, on devra toujours se soumettre à certaines conditions, sans lesquelles l’œuvre ne saurait se tenir. Dans l’irrégularité apparente, il y a toujours certaines lois essentielles qu’il faut respecter. Et ces lois sont les mêmes pour l’œuvre de haute littérature et pour la modeste composition de collège : l’écrivain rompu à tous les secrets de l’art doit s’y asservir, et elles soutiennent l’enfant qui s’essaye à écrire. Impérieusement salutaires, elles résultent de la nature des choses et de la forme immuable de l’esprit humain.