(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VI : M. Cousin philosophe »
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(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VI : M. Cousin philosophe »

Chapitre VI :
M. Cousin philosophe

I

Il y a deux philosophes dans M. Cousin : celui d’autrefois, et celui d’aujourd’hui.

D’où vient ce changement ? Quelle force l’a poussé dans la première voie ? Quelle force supérieure l’en a détourné, et l’a engagé dans la seconde ? On va voir jouer le mécanisme intérieur que nous avons décrit. Ses deux philosophies sont l’effet de deux facultés diverses : l’une, qui est l’imagination poétique, aidée par la jeunesse, l’emporte vers la philosophie pure et vers les idées allemandes ; l’autre, qui est l’éloquence, chaque jour plus puissante, soutenue par l’âge, finit par devenir maîtresse, et l’entraîne vers le spiritualisme oratoire, dans lequel il s’est assis et endormi.

À l’École normale, M. Cousin fut d’abord destiné à la littérature. Une leçon de M. Laromiguière le charma et le jeta dans la philosophie. M. Royer-Collard le tira bientôt du sensualisme ; il connut M. de Biran, étudia les Écossais, lut Kant. Ce furent les sources de son premier enseignement.

Rien de plus naturel que cette première passion. Pour les gens d’imagination, à vingt ans, la philosophie est une toute-puissante maîtresse. Au sortir de la rhétorique, c’est un ravissement que de penser. On n’avait encore combiné que des phrases ; on croit pour la première fois créer des idées ; on plane sur le monde ; on remonte à l’origine des choses, on découvre le mécanisme de l’esprit. Il semble que tout d’un coup on se soit trouvé des ailes ; sur ces ailes nouvelles, on s’élance à travers l’histoire et la nature ; on touche à tout, on ne doute de rien, on croit à sa force, on n’est point inquiété par la réflexion, on n’est pas attristé par l’expérience ; on se porte et on s’élance tout entier, de tout son cœur et de toute sa force, à la conquête de la vérité. Quelle séduction ! Comptez celles-ci qui sont plus grandes encore. Il s’agissait pour M. Cousin de détruire la philosophie régnante ; philosopher était un combat. Fut-il jamais un attrait plus vif ? Quel plus grand plaisir que de se battre ? Combattre, c’est se donner le sentiment de sa force, s’animer par la résistance, jouir du danger, rouler dans le torrent tumultueux de toutes les émotions contraires. Combattre, en philosophie, c’est, pour parler en jeune homme, mettre la couronne de la Victoire sur la tête de la Vérité. La nouveauté des doctrines, le courant de l’opinion publique, la naissance d’une littérature poétique, la grandeur mystique des théories sur l’infini et sur la raison éternelle, il n’en fallait pas tant pour pousser M. Cousin dans la philosophie. Et voyez comme il y fut retenu. Tour à tour vingt doctrines se présentèrent pour réveiller sa curiosité et nourrir son enthousiasme. D’abord les sensualistes, puis les Écossais commentés et développés par M. Royer-Collard, puis M. de Biran, ensuite Kant, bientôt Schelling et Hegel qu’il découvre, puis Platon, Plotin, Descartes, Leibnitz, qu’il retrouve. Ces diverses doctrines ont brillé tour à tour dans cette vive imagination, comme autant de lumières dans une lanterne magique, un peu confondues, un peu altérées, un peu transformées. De tout cela s’est formé l’éclectisme. On comprend maintenant le mot et la chose. Par lui-même, M. Cousin invente peu ou point ; mais il a besoin d’éprouver des émotions métaphysiques ; il ressent le plus vif et le plus poétique plaisir, lorsqu’il voit un système se former dans son cerveau, se développer et embrasser l’univers dans ses conséquences. Ne pouvant se donner ce plaisir lui-même, il appelle les autres à son aide ; il expose un, deux, dix, vingt systèmes. Chaque philosophie, en coulant sur son esprit, dépose en lui quelques débris d’elle-même. Naturellement tous ces débris s’assemblent, emportés par un courant d’éloquence, et dirigés à peu près dans le même sens par les habitudes françaises et par l’éducation psychologique de l’auteur. Vous voyez que tout s’accorde et s’explique. Il n’est pas philosophe, et il est poète : de là son histoire de la philosophie et son éclectisme. Il est orateur : en attendant que le génie oratoire l’envahisse tout entier et lui façonne sa métaphysique, il se contente d’être le plus grand et le plus admirable des professeurs.

Ce fut le premier âge de sa pensée, et c’est alors qu’il fut pris par la philosophie allemande. Il alla à Munich en 1818, connut Schelling et Hégel, devint leur disciple. Faute d’invention personnelle, il s’abandonnait au mouvement de la pensée publique ; or la pensée publique aboutissait à ce système le plus audacieux et le dernier du siècle. On comprend qu’il ait fait plus d’impression qu’un autre dans un esprit qui recevait, traduisait ou interprétait la métaphysique, mais ne la créait pas.

J’ai lu Hégel, tous les jours, pendant une année entière, en province ; il est probable que je ne retrouverai jamais des impressions égales à celles qu’il m’a données. De tous les philosophes, il n’en est aucun qui soit monté à des hauteurs pareilles, ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité32. C’est Spinoza agrandi par Aristote, et debout sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. Lorsqu’on gravit pour la première fois la Logique et l’Encyclopédie, on éprouve la même émotion qu’au sommet d’une grande montagne. L’air manque, la vue se trouble ; on n’est plus en pays humain, on n’aperçoit d’abord qu’un entassement d’abstractions formidables, solitude métaphysique où il ne semble pas qu’un esprit vivant puisse habiter ; à travers l’Être et le Néant, le Devenir, la Limite et l’Essence, on roule, la poitrine oppressée, ne sachant si jamais on retrouvera le sol uni et la terre. Peu à peu la vue perce les nuages ; on entrevoit des ouvertures lumineuses ; le brouillard s’évapore ; devant les yeux se déroulent des perspectives infinies ; des continents entiers s’étalent embrassés d’un coup d’œil ; et l’on se croirait arrivé au sommet de la science et au point de vue du monde, si là-bas, sur un coin de la table, on n’apercevait un volume de Voltaire posé sur un volume de Condillac. M. Cousin n’aime pas Voltaire et méprise beaucoup Condillac. Faute de ces deux contre-poids, il fut emporté par la métaphysique allemande et se trouva panthéiste, ou très-voisin du panthéisme, sans le savoir peut-être, et bien malgré lui. Il le nie aujourd’hui ; il croit toujours avoir pensé de même ; il a persuadé beaucoup de gens qui ne savent pas la philosophie. Il a tort. Est-ce un si extrême malheur que d’avoir accepté une doctrine grandiose enseignée par de grands génies ? Il la trouve fausse. Y a-t-il de la honte à confesser que l’on s’est trompé ? Craint-il qu’on n’en découvre encore des traces dans ses opinions présentes ? Cela n’est point à craindre. Il est aujourd’hui le plus grand ennemi de la philosophie allemande ; non-seulement il la réfute, mais encore il l’injurie ; et l’on dit que contre les péchés métaphysiques de sa jeunesse il ira bientôt chercher refuge dans le bénitier.

Montrons ce qu’il était en 1828 et même en 1833. Il écrivait alors dans sa seconde préface une petite phrase décisive, si décisive qu’il l’a supprimée dans les dernières éditions, depuis qu’ayant changé de doctrine, il s’est fait horreur à lui-même. Il s’agit du système de Schelling dont il dit33 : « Selon lui la philosophie doit s’élever d’abord jusqu’à l’Être absolu, substance commune et commun idéal du moi et du non-moi, qui ne se rapporte exclusivement ni à l’un ni à l’autre, mais qui les comprend tous deux, et en est l’identité. Cette identité absolue du moi et du non-moi, de l’homme et de la nature, c’est Dieu. Il suit de là que Dieu est dans la nature aussi bien que dans l’homme. » Et il ajoute : « Ce système est le vrai. » Phrase imperceptible qu’on peut retrancher sans rompre la liaison des idées, et dont il a cru qu’on n’apercevrait pas l’absence. On l’aperçoit ; et ce retranchement exécuté par l’auteur prouve tout ce que valent ces quatre mots. C’est qu’alors, en effet, Schelling avait déjà publié son écrit le plus net : Bruno ou de l’Unité absolue, et que, pour n’y point voir le panthéisme, il faudrait se crever les yeux.

M. Cousin employait alors un moyen ingénieux pour s’en défendre. Il donnait le nom de panthéisme à divers systèmes autres que celui de Schelling, et prouvait qu’il ne professait pas ceux-là. Il disait, par exemple34 : Mettez en un tout les hommes, les animaux, les pierres, tous les êtres du monde, corporels ou incorporels ; si vous dites que ce monceau est Dieu, vous êtes panthéiste. — Ou bien encore : Supposez, comme les Éléates, que le monde n’est qu’une apparence, et qu’il n’y a qu’un seul être, l’unité absolue, vous êtes panthéiste. — On aurait pu lui répondre : Pardon, il y a une troisième manière d’être panthéiste, celle de Schelling et d’Hégel ; car ils repoussent avec autant de mépris que vous celle que vous venez de citer. Voici l’abrégé de celle qu’ils enseignent, grossière esquisse, mais qui fera comprendre le cours de 1828, et mesurer les courbes décrites par la philosophie de M. Cousin.

Concevez une espèce vivante, par exemple, celle des bluets. Chaque bluet meurt dans l’année, non par accident, mais en vertu de sa constitution, et par une nécessité intérieure ; il en produit d’autres qui le remplacent, et ainsi de suite. Ce qui persiste et ce qui tend à persister, ce ne sont pas les individus, c’est l’espèce, c’est-à-dire la forme abstraite ou idéale commune à tous les individus, et les individus ne vivent, ne naissent et ne se remplacent que parce que cette forme tend à subsister. L’espèce est donc autre chose que la somme des individus ; elle est nécessaire, et ils sont accidentels ; elle est une cause, ils sont des effets. Mais d’autre part elle n’existe qu’en eux et par eux ; elle ne serait pas s’ils n’étaient pas ; il n’y aurait pas de forme idéale commune à tous les bluets, s’il n’y avait pas de bluets.

Selon les panthéistes d’Allemagne, la somme des bluets, c’est le monde. La forme idéale du bluet, c’est Dieu35.

En d’autres termes, la somme des choses qui existent, c’est le monde ; la loi, ou formule primitive, de laquelle on peut les déduire, c’est Dieu.

Traduisons ceci en bon allemand, c’est-à-dire en mauvais français. Le type du bluet subsiste seul pendant que les individus passent. On peut donc dire qu’il est leur substance. Il est la force qui les produit : on peut donc dire qu’il est leur cause. Supposons qu’il n’y ait que des bluets au monde ; comme ce type ne dépend pas d’eux et que partant il ne dépend de rien, on peut l’appeler l’inconditionnel et l’absolu. Ce type étant donné, ils sont donnés ; on peut donc les considérer comme étant contenus en lui, et dire qu’il est leur unité et leuridentité. Quoique les bluets qui le manifestent se succèdent dans le temps et soient placés dans l’espace, il est, comme le triangle abstrait et comme les vérités géométriques, en dehors du temps et de l’espace. Chaque bluet qu’il produit est limité, puisqu’il est distinct de tous les autres ; pour lui, il est absolument infini, puisqu’il ne peut y avoir qu’un type abstrait du bluet. Il est créateur, et tire de lui-même tous ces bluets qu’il produit ; car c’est lui-même qui devient chacun d’eux. Cette création est nécessaire, incessante, éternelle, car sans elle il ne serait pas. Donc si, en résumé, on veut exprimer sa nature, on devra dire : l’un, absolu, l’inconditionnel, la substance, la cause, qui de sa nature est au-dessus du temps et de l’espace, se développe nécessairement, et tombe pour se développer dans la diversité, dans la limitation, dans la pluralité.

Comprenez-vous maintenant ces phrases de M. Cousin ? « L’immensité ou l’unité de l’espace, l’éternité ou l’unité du temps, l’unité des nombres, l’unité de la perfection, l’idéal de toute beauté, l’infini, la substance, l’être en soi, l’absolu, c’est une cause aussi ; non pas une cause relative, contingente, finie, mais une cause absolue. Or, étant une cause absolue, l’unité, la substance ne peut pas ne pas passer à l’acte, elle ne peut pas ne pas se développer… L’absolu est la cause absolue, qui absolument crée, absolument se manifeste, et qui en se développant tombe dans la condition de tout développement, entre dans la variété, dans le fini, dans l’imparfait, et produit tout ce que vous voyez autour de vous36. » 2° Préface, p. 66. « Dieu n’étant donné qu’en tant que cause absolue, à ce titre, selon moi, il ne peut pas ne pas produire, de sorte que la création cesse d’être inintelligible, et qu’il n’y a pas plus de Dieu sans le monde, que de monde sans Dieu. »

1re Préface, p. 34. « Le Dieu de la conscience n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire, relégué par-delà la création sur le trône désert d’une éternité silencieuse et d’une existence absolue qui ressemble au néant même de l’existence ; c’est un Dieu à la fois vrai et réel, un et plusieurs, éternité et temps, espace et nombre, essence et vie, indivisibilité et totalité, principe, fin et milieu, au sommet de l’Être et à son plus humble degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est-à-dire à la fois Dieu, nature et humanité. »

Cours de 1828, p. 123. « L’unité en soi, comme cause absolue, contient la puissance de la variété et de la différence. Elle la contient ; mais, tant qu’elle ne l’a pas manifestée, c’est une unité stérile. Mais aussitôt qu’elle l’a produite, c’est une unité riche de ses propres fruits, dans laquelle se rencontrent la multiplicité, la variété, la vie », etc., etc.

Il faut s’arrêter, car on citerait tout. Le cours de 1828 est rempli d’idées et d’expressions allemandes. Vous trouverez à chaque instant des phrases comme celles-ci : « Tous les moments de l’essence divine passent dans le monde et reviennent dans la conscience de l’homme. » — « Qu’est-ce que Dieu ? c’est la pensée en soi, la pensée absolue avec ses moments fondamentaux37. » Toutes formules panthéistes. Quand Hégel les vit : « M. Cousin, dit-il, m’a pris quelques poissons, mais il les a bien noyés dans sa sauce. » M. Cousin était alors entraîné si loin, qu’il oubliait sa chère méthode psychologique, seule différence qui le séparât encore « de ses amis, de ses maîtres, des chefs de la philosophie, du siècle. » Il établissait a priori la philosophie de l’histoire et l’histoire de la philosophie38. Il prouvait qu’il y avait trois époques historiques, « ni plus, ni moins », celle de l’infini, celle du fini, et celle de leur rapport ; puis monté sur un char attelé de quatre systèmes, et traversant l’empyrée philosophique, partout, en Orient, en Grèce, au moyen âge, aux temps modernes, il distribuait en quatre compartiments les doctrines qu’il connaissait et les doctrines qu’il ne connaissait pas39.

Telle fut sa première carrière. Son éclectisme, philosophie d’un curieux, aboutissait au panthéisme, philosophie d’un artiste. Vers 1833, s’ouvre la seconde ; il entre peu à peu dans le spiritualisme, philosophie d’un orateur.

II

Quelle différence y a-t-il entre un philosophe et un orateur ? Un philosophe cherche à trouver et à prouver des vérités générales, rien de plus. Il aime la science pure, et ne s’occupe pas de la vie pratique ; il ne songe pas à réformer le genre humain. Il pense à la morale, mais comme il pense à la chimie ; la morale, comme la chimie, n’est qu’une science particulière ; il ne s’y attache que parce qu’elle est une partie de l’encyclopédie qu’il construit, ou une application de la méthode qu’il découvre ; il ne lui soumet pas les autres sciences ; il ne fait pas d’elle le but de ses recherches, ou la pierre de touche de ses doctrines. Il est logicien ou métaphysicien, à toutes les minutes et jusqu’au bout de sa vie, et il n’est pas autre chose. Hégel trouve une méthode de construction, et conçoit une nouvelle idée de l’univers ; il applique cette méthode aux mathématiques, aux sciences physiques, à toutes les parties de l’histoire naturelle, à la psychologie, à l’histoire, à toutes les sciences morales, à toutes les sciences humaines, et meurt en contruisant. Condillac trouve une méthode d’analyse, et définit d’une façon nouvelle la nature des idées générales et des signes. Il écrit vingt ouvrages qui sont l’explication et remploi de cette méthode. Chaque année sa définition devient plus claire. Il finit par composer la Langue des calculs, son chef-d’œuvre, expression définitive de sa découverte, et meurt en achevant le premier volume. Un instinct intérieur et invincible pousse l’araignée à fabriquer éternellement des toiles ; une conformation d’esprit indestructible et toute-puissante contraint le philosophe à éclaircir et prouver sans cesse l’idée qu’il s’est faite de la science et de l’univers.

Au contraire, l’esprit de l’orateur est tout pratique. Cicéron a traversé la métaphysique des platoniciens et des stoïciens, mais il n’a fait que la traverser ; c’est que ces spéculations n’ont qu’une utilité médiocre, lointaine et douteuse. Il n’a guère étudié que la philosophie pratique, qui est la morale. Celle-là lui servira dans ses plaidoiries ; elle lui fournira la théorie du juste et de l’injuste ; elle élèvera son accent, elle ajoutera de l’autorité à sa parole, elle soutiendra son éloquence, elle lui conciliera son auditoire, elle le munira de phrases sublimes. Aussi supposez qu’un orateur, un beau jour, par entraînement, par imagination, par jeunesse, se soit trouvé panthéiste. L’âge le refroidit et le mûrit. Son ressort primitif, qui est le besoin d’éloquence, peu à peu se relève. Un orateur aime le bon style. Le nôtre éprouvera du dégoût pour le style barbare et les effrayantes abstractions de Hégel. Un orateur aime à parler sur la vertu, et fait volontiers la leçon aux hommes. Le nôtre s’écartera insensiblement d’une philosophie qu’on accuse de confondre le bien avec le mal, et de justifier les crimes en les déclarant nécessaires. Un orateur se conforme volontiers au sens commun, et accepte pour gouverner les hommes les croyances qui gouvernent le plus grand nombre des hommes. Le nôtre prendra en aversion une métaphysique qui fait de Dieu non un roi et une personne, mais une loi abstraite et une force fatale, et qui remplace l’immortalité de l’individu par l’immortalité de la civilisation ou de l’espèce. Peu à peu il éprouvera de l’horreur pour ses anciennes opinions ; quand il relira ses propres livres, il ne voudra pas les reconnaître, il ne pourra se persuader qu’il ait professé une philosophie si « détestable. » Il supprimera sans le dire une phrase décisive ; il interprétera les autres comme il pourra ; il se réfugiera derrière l’obscurité des termes ; il fera croire au public qu’entre ses deux philosophies, il n’y a qu’une différence de style. S’il expose de nouveau sa doctrine, il ira chercher un de ses plus anciens cours, celui de 1817, pur de tout panthéisme, par cette excellente raison qu’à ce moment le panthéisme était encore ignoré de l’auteur40. Il le corrigera pour plus de sûreté, et y joindra, pour l’édification du lecteur, la plus étonnante préface qu’un philosophe ait jamais écrite.

En voici le sens : Je ne suis pas philosophe, je suis prédicateur. Je n’apporte ni une vue nouvelle sur la nature des êtres, ni une vue nouvelle sur la méthode des sciences ; j’apporte une exhortation à la vertu. Ma philosophie n’est pas une ouvrière de science, c’est un instrument de morale. Son but n’est pas de découvrir le vrai, quel qu’il soit, mais de faire des honnêtes gens, quoi qu’il en coûte. « Son caractère est de subordonner les sens à l’esprit, et de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, à élever et à agrandir l’homme. » Elle n’est pas seulement une doctrine, elle est « un drapeau. » C’est « une cause sainte », et il y a bientôt quarante ans que « je combats » pour elle. On la reconnaît en ce qu’elle est « l’alliée naturelle de toutes les bonnes causes. Elle soutient le sentiment religieux, elle seconde l’art véritable, la poésie digne de ce nom, la grande littérature ; elle est l’appui du droit ; elle repousse également la démagogie et la tyrannie ; elle apprend à tous les hommes à se respecter et à s’aimer. » Pour mieux prouver que la science m’est indifférente, et que je ne me soucie que de morale, je range avec moi sous le même drapeau des philosophies sans métaphysiques, des métaphysiques opposées entre elles et des religions ; il me suffit qu’en pratique elles tendent au même but, et contribuent à nourrir dans l’homme les mêmes sentiments. Je prends pour doctrine « cette philosophie qui commence avec Socrate et Platon, que l’Évangile a répandue dans le monde, que Descartes a mise sous les formes sévères du génie moderne, qui a été au dix-septième siècle une des gloires et des forces de la patrie, qui a péri avec la grandeur nationale, et qu’au commencement de celui-ci M. Royer-Collard est venu réhabiliter dans l’enseignement, pendant que M. de Chateaubriand, Mme de Staël, M. Quatremère de Quincy la transportaient dans la littérature et les arts. » C’est une croisade que j’annonce, ce n’est pas une formule que j’établis. Écoutez plutôt le ton de mon discours :

Puisse notre voix être entendue des générations présentes comme autrefois elle le fut de la sérieuse jeunesse de la Restauration. Oui, c’est à vous que nous adressons particulièrement cet écrit, jeunes gens qui ne nous connaissez plus, mais que nous portons dans notre cœur, parce que vous êtes la semence et l’espoir de l’avenir. Nous vous montrons ici le principe de nos maux et leur remède. Si vous aimez la liberté et la patrie, fuyez ce qui les a perdues. Loin de vous cette triste philosophie, qui vous prêche le matérialisme et l’athéisme, comme des doctrines nouvelles destinées à régénérer le monde : elles tuent, il est vrai, mais elles ne régénèrent point. N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent pour de profonds penseurs, parce qu’après Voltaire, ils ont découvert des difficultés dans le christianisme ; vous, mesurez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile… Ne fléchissez pas le genou devant la fortune, mais accoutumez-vous à vous incliner devant la loi. Entretenez en vous le noble sentiment du respect ; sachez admirer : ayez le culte des grands hommes et des grandes choses. Repoussez cette littérature énervante, tour à tour grossière et raffinée, qui se complaît dans la peinture des misères de la nature humaine, qui caresse toutes nos faiblesses, qui fait la cour aux sens et à l’imagination, au lieu de parler à l’âme et d’élever la pensée. Défendez-vous de la maladie de votre siècle, ce goût fatal de la vie commode, incompatible avec toute ambition généreuse. Quelque carrière que vous embrassiez, proposez-vous un but élevé, et mettez à son service une constance inébranlable. Sursum corda, tenez en haut votre cœur, voilà toute la philosophie…

Il le dit, du moins. Mais se figure-t-on l’étonnement d’un chimiste, ou d’un naturaliste qui lit ce morceau, surtout si jusqu’ici il a cru (sur parole) que la philosophie est une science ? Il découvre qu’elle est une harangue, moyen de pédagogie et de gouvernement.

Voilà l’orateur rentré dans l’éloquence. Construisons sa philosophie, toute pratique et morale. Sans observer les faits, sans pratiquer d’analyses, on peut la prédire ; car elle ne dépend ni des faits ni des analyses. Son premier principe est d’édifier les honnêtes gens, et de convenir aux pères de famille. C’est là pour elle l’unique marque du vrai. Une doctrine a-t-elle ce caractère, elle l’accepte. Ne l’a-t-elle pas, elle la rejette. Les observations et les analyses sont de simples accessoires qu’elle emploie pour se donner un faux air de science, et sur lesquels elle ne s’appuie pas.

Commençons par la question de la certitude. Elle est résolue d’avance. Le scepticisme absolu, le scepticisme modéré, tout scepticisme est immoral. Si l’on doute sur un point, on peut douter sur tous les autres ; et rien de plus dangereux pour la pratique. Nous rejetons donc tous les systèmes qui nient ou affaiblissent la certitude, et mettent à la place le doute ou la probabilité. Il s’agit maintenant de trouver des arguments. Kant a fait contre la certitude un raisonnement que M. Jouffroy jugeait invincible. Nous le réfuterons par une équivoque41. Quant aux recherches utiles qui pourraient agrandir cette question de logique, nous nous en dispenserons. Peut-être se rencontrera-t-il un vrai savant, très-peu connu parce qu’il méritera de l’être, très-philosophe parce qu’il ne se donnera point pour philosophe, qui prendra la peine de mesurer le degré de certitude des sciences, d’établir l’axiome sur lequel elles s’appuient et d’expliquer les raisons raisonnables que nous avons de croire en elles. Nous parlerons éloquemment de la certitude, on ira l’étudier dans le livre de M. Cournot42.

Arrivons à l’homme. Notre psychologie va se réduire à deux théories : nous croyons à la liberté, parce que, si on la supprime, on supprime le mérite et le démérite, ce qui est immoral ; nous croyons à la raison, parce qu’on relève l’homme en lui attribuant une faculté distincte capable d’atteindre Dieu, et parce que, si on nie la raison, on compromet les preuves de l’existence de Dieu, ce qui est immoral ; nous allons donc défendre la raison et la liberté. Ces deux noms que nous avons choisis sont beaux et populaires. Ils mettront le public de notre côté et nous, fourniront des mouvements d’indignation généreuse. Quant aux mille questions que suggèrent la physiologie et l’étude des langues, nous ne nous en embarrasserons pas. Nous laisserons là, de parti pris, tout ce qui est scientifique, et nous développerons, de parti pris, tout ce qui est oratoire ; si on nous prie de découvrir quelque chose de nouveau en psychologie, nous renverrons le questionneur chez les Écossais.

Montons jusqu’à Dieu. Il ne s’agit pas, pour nous, d’étudier sa nature ou de démontrer son existence, comme un physicien examine la nature et démontre l’existence de l’éther ; il s’agit de trouver en lui un gardien de la morale. Pour qu’il soit le gardien de la morale, il faut qu’il ressemble à l’homme le plus qu’il se pourra ; il faut qu’on le considère comme un juge, comme un roi, comme un surveillant éternel, comme un distributeur de peines et de récompenses. Nous lui attribuerons toutes ces qualités, et nous dirons que, s’il est l’auteur de l’humanité, il en est « le type. » Nous ne nous embarrasserons pas de concilier ces attributs moraux avec les attributs métaphysiques. Nous n’examinerons pas si le Dieu qu’on prouve par l’idée de l’infini n’a pas une nature contraire à la nature du Dieu qu’on construit par l’induction psychologique. Nous fonderons notre principale démonstration sur une équivoque visible43 ; et nous développerons en style touchant ou en phrases imposantes la grandeur de cette idée et la force de cette démonstration. Pour que Dieu distribue des peines et des récompenses, il faut que l’âme survive à la mort ; nous dirons donc que l’âme est immortelle. Nous prendrons pour arguments ceux des philosophes qui nous ont précédés. Nous éviterons soigneusement d’en ajouter un seul ; et nous ne daignerons pas examiner les difficultés que présente la survivance forcée de l’âme des bêtes ni surtout les objections terribles que les expériences de la physiologie ont précisées et accumulées depuis trente ans.

Puisque nous n’avons d’autre but que de produire la perfection morale, nous dirons qu’il n’y a d’autre beauté que la beauté morale, et que l’objet de l’art est de l’exprimer. L’art ainsi défini deviendra un auxiliaire de l’éloquence, et l’artiste devra se considérer comme un maître de vertu. Nous appliquerons cette règle aux diverses écoles, et nous avancerons cette conséquence ridicule que Lesueur et Poussin « égalent ou surpassent » Murillo, Gorrége, le Titien, Rembrandt et Rubens.

Cette morale qui vient de produire toute notre philosophie, nous allons la fonder sur la distinction populaire du juste et de l’injuste. Nous nous garderons bien de l’établir à la façon des psychologues, en exposant le mécanisme forcé de nos sentiments, ou à la façon des métaphysiciens, en découvrant la définition du Bien. Nous l’exposerons en orateurs, en citant le sens commun, et en racontant ce qui se passe dans le cœur d’un honnête homme. Si nous avons besoin de quelque formule rigoureuse, nous irons à Kœnigsberg et nous emprunterons celle de Kant. Telle est cette philosophie ; le besoin oratoire de prêcher la morale y explique tout, le choix des doctrines, le manque d’invention et la faiblesse des preuves. Tout s’y tient, tout s’accorde pour définir le génie de l’auteur ; tout indique la domination définitive de la faculté maîtresse que nous avons reconnue dans les beautés et dans les défauts de son style, dans ses goûts et dans son impuissance d’historien et de peintre, et que nous reconnaissons dans le but, comme dans toutes les parties de sa philosophie, dans sa théorie de la certitude, de la raison, de la Divinité, de la justice et de l’art. Il n’était point inutile de voir deux doctrines contraires naître en lui tour à tour du développement de deux facultés diverses, une faculté plus faible, fortifiée d’abord par les circonstances, prendre l’empire, fléchir lorsque le temps emporte les causes qui la soutenaient, et s’effacer enfin devant la véritable souveraine, qui essaye d’anéantir tout ce que sa rivale a produit. Les forces qui gouvernent l’homme sont semblables à celles qui gouvernent la nature ; les nécessités qui règlent les états successifs de sa pensée sont égales à celles qui règlent les états successifs de la température ; la critique imite la physique, et n’a autre objet que les définir et de les mesurer.