(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — J. — article » pp. 519-526
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — J. — article » pp. 519-526

JARDINS DE VILLEDIEU, [Marie-Catherine des] née à Alençon en 1632, morte en 1683.

On disoit que, pour écrire ses Romans, elle s’étoit d’une plume tirée des ailes de l’Amour ; louange peut-être excessive, mais due au talent avec lequel elle a su peindre la puissance de ce Dieu. Peu d’hommes ont mieux connu la marche des passions, & peu ont su les mettre en action avec plus d’énergie. Ses principaux Ouvrages, en ce genre, sont les Désordres de l’Amour, les Annales galantes, les Exilés, les Amours des Grands Hommes. Dans tous, on reconnoît une adresse singuliere à profiter de certains traits de l’Histoire, pour parvenir au but qu’elle s’étoit proposé ; & ce but est toujours une morale agréablement embellie, seul mérite qui puisse faire valoir un Roman.

Sa vie auroit fourni matiere à un des plus singuliers. A l’âge de dix-neuf ans elle vint à Paris. Elle y épousa d’abord M. de Villedieu, & ne lui fut point fidelle. Peu de temps après, elle se sépara de lui, consentit que ce mariage fût déclaré nul, & se remaria avec M. de Chate, qu’elle traita comme M. de Villedieu. Après la mort de celui-ci, elle épousa M. Desjardins, son cousin, qui ne tarda pas, dit-on, à partager le sort de ses devanciers. Elle devint veuve encore, & pour ne pas augmenter le nombre de ses infidélités, elle ne se remaria plus. Le nom de son premier mari lui fut sans doute plus cher que celui de ses successeurs, puisqu’elle le mit constamment à la tête de tous ses Ouvrages.

Après avoir lu les Romans de Madame de Villedieu, on est fâché de savoir qu’elle est l’Auteur de Manlius, de Nicetis, & d’une espece de Tragi-Comédie, intitulée, le Favori, trois Pieces qui prouvent combien elle a méconnu son talent. Ses Poésies fugitives sont infiniment plus dignes de l’attention du Lecteur. La plupart sont d’un goût & d’une délicatesse capables d’effacer tout ce que la plupart de nos Poëtes fugitifs modernes ont fait de plus passable. Un des Beaux-esprits de son temps a tâché de la louer par ces Vers prosaïques.

Plus je relis ce que vous faites,
Plus je connois ce que vous êtes ;
Il ne faut que vous mettre en train ;
Tout le monde, Iris, vous admire :
Si les Dieux se mêloient d’écrire,
Ils emprunteroient votre main.
Vous faites des choses si belles,
Si justes & si naturelles,
Que votre style est sans égal ;
Sans cesse je vous étudie :
Qui peut être votre Copie,
Passe pour être Original.

JARRY, [Laurent Juillard du] Abbé, né près de Xaintes en 1658, mort vers 1718.

Ses Oraisons funebres & ses Sermons sont fort négligés aujourd’hui. Ils offrent cependant, par intervalles, plusieurs traits d’une éloquence vive, noble, & digne du ton qui convient à la Chaire. Ses Poésies Chrétiennes sont plus dignes de l’oubli dans lequel elles sont tombées depuis longtemps, quoique quelques-unes aient été couronnées par l’Académie Françoise. Une Ode, entre autres, sur le Vœu de Louis XIII (sujet proposé en 1714), fut préférée à celle de M. de Voltaire, qui avoit concouru. Il faut convenir que celui-ci méritoit de l’emporter sur son concurrent, dont les Vers sont plus boursoufflés que poétiques, & nullement assortis au ton de l’Ode. Pour se venger de l’Académie, M. de Voltaire fit imprimer son Ouvrage à la suite du Poëme de la Ligue, aujourd’hui la Henriade, en y joignant une Note qui contenoit de vifs reproches à ses Juges. Comme ces deux morceaux ne sont point dans le Recueil des Œuvres de M. de Voltaire, on sera peut-être charmé d’en trouver ici quelques traits.

« L’Ode suivante, dit-il dans la Note, fut présentée à l’Académie en 1714 au sujet du Vœu de Louis XIII, que Louis XIV venoit d’accomplir, en faisant construire l’Autel de Notre-Dame de Paris. La Piece de M. de Voltaire ne remporta point le prix. L’Académie la mit au dessous de celle de M. l’Abbé du Jarry, que le Public trouva très-mauvaise quand elle parut, & qui commence par ces trois Vers :

« Enfin ce jour paroît où le saint Tabernacle,
D’ornemens enrichi, nous offre un beau spectacle ;
La mort ravit un Roi plein d’un projet si beau, &c. »

« L’Académie ne s’apperçut point de tous les défauts de cette Piece, qui est très-plate, très-prosaïque, & où l’on trouve des Pôles glacés & où des Pôles brûlans, & jugea à propos de la couronner.

Voyez le Recueil de l’Académie, 1714, chez Coignard. Faut-il s’étonner que ceux qui ont du talent pour les Vers, ne veuillent plus composer pour les prix d’une Académie qui juge si mal » ?

Voici quelques Strophes de l’Ode :

« Du Roi des Rois la voix puissante
S’est fait entendre dans ces lieux :
L’or brille, la toile est vivante,
Le marbre s’anime à mes yeux.
Prêtresses de ce Sanctuaire,
La Paix, la Piété sincére,
La Foi, Souveraine des Rois,
Du Très-Haut Filles immortelles,
Rassemblent en foule autour d’elles
Les Arts animés par leurs voix.
O Vierges ! compagnes des Justes,
Je vois deux Héros* prosternés,
Dépouiller leurs bandeaux augustes,
Par vos mains tant de fois ornés :
Mais quelle Puissance céleste
Imprime sur leur front modeste
Cette suprême majesté ?
Terrible & sacré caractere,
Dans qui l’œil étonné révere
Les traits de la Divinité.
L’un voua ces pompeux Portiques ;
Son fils vient de les élever.
O que de projets héroïques
Seul il est digne d’achever !
C’est lui, c’est ce Sage intrépide,
Qui triompha du sort perside,
Contre sa vertu conjuré,
Et de la discorde étouffée
Vient dresser un nouveau trophée
Sur l’Autel qu’il a consacré*.
Telle autrefois la Cité sainte
Vit le plus sage des Mortels.
Du Dieu qu’enferme son enceinte,
Dresser les superbes Autels.
Sa main redoutable & chérie,
Loin de sa paisible Patrie,
Ecartoit les troubles affreux,
Et son autorité tranquille
Sur un peuple à lui seul docile
Faisoit luire des jours heureux ».

Il est aisé de connoître par ce que nous venons de citer, que M. de Voltaire a été de tout temps très-sensible. Après tout, il n’avoit pas tort dans cette occasion. Si sa Muse eût toujours parlé un langage aussi religieux, il eût eu la gloire, non pas de faire des Odes comparables à celles de Rousseau & de M. de Pompignan, mais de se faire estimer de tous les honnêtes gens, & nauroit pas fait la Pucelle, le Cadenas, la Guerre de Geneve, & tant d’autres Pieces, qu’on peut regarder comme les Trophées de la Licence & l’avilissement de la Poésie.