(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VI. Du trouble des esprits au sujet du sentiment religieux » pp. 143-159
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VI. Du trouble des esprits au sujet du sentiment religieux » pp. 143-159

Chapitre VI.
Du trouble des esprits au sujet du sentiment religieux

Toutes les révolutions politiques se mêlent ou se lient à une révolution religieuse ; celle qui agite en ce moment l’Europe fait seule exception à ce principe général : l’impulsion qu’elle a reçue a été plutôt antireligieuse ; ainsi nous ne devons pas nous étonner si, dans la plupart de ses phases, elle a été antisociale. Cette époque-ci ne ressemble donc, quoi qu’on en dise, à aucune autre époque de l’esprit humain. Ce ne sont point des choses nouvelles en religions qu’il nous faut, parce que les institutions chrétiennes étant la perfection même des institutions religieuses, il est impossible de rien prévoir au-delà. Je ne crois pas avoir besoin de l’appareil de beaucoup de preuves pour appuyer une telle assertion ; il suffît de voir ce qui est : or, je le demande, s’aperçoit-on qu’il germe de nouvelles doctrines religieuses à côté des doctrines politiques dont l’invasion tourmente en ce moment la société ?

Nos mœurs, disions-nous tout à l’heure, sont restées immobiles, et ont même opposé une grande force de résistance au mouvement des opinions… J’ajouterai à présent que cette même immobilité et cette même résistance se sont trouvées, chez nous, dans le domaine de la religion. Nos opinions, il faut l’avouer, seraient assez inclinées au protestantisme, à cause de cet esprit d’analyse et de discussion qui porte à tout examiner, à se rendre raison de tout ; à cause enfin de cette confiance à ses propres lumières qui rejette toute doctrine imposée : mais nos mœurs religieuses sont catholiques parce que nous tenons à un culte extérieur, à des signes sensibles de notre croyance. Une religion aride, dépouillée de cérémonies, enfin une foi métaphysique ne peut nous convenir. Une religion sans amour, sans pâture pour l’imagination et le sentiment, sera toujours repoussée par nous.

À l’époque où commença la prédication de Luther, si la question eût pu n’être qu’une question politique, la réformation n’aurait pas eu lieu : cela est si vrai qu’à présent ceux des luthériens et des calvinistes qui pensent, qui regardent au fond des choses, n’hésitent pas à prononcer que les communions protestantes devraient se réunir à la religion catholique. Ceci mérite toute notre attention.

Remarquons d’abord que dans tous les gouvernements anciens les institutions politiques ont toujours été fondées sur les institutions religieuses ; remarquons ensuite que dans les gouvernements modernes les institutions politiques se sont toujours appuyées sur les institutions religieuses ; remarquons enfin que toutes les questions qui tiennent à l’existence de la société sont des questions religieuses. Aussi, en nous arrêtant sur ce dernier point, voyons-nous que la révolution actuelle a commencé dans l’Église avant d’être dans l’État. La reformation a été le résultat de discussions théologiques antérieures à Luther, et qui avaient plus ou moins pour objet de secouer le joug de l’autorité, de se rendre indépendant des traditions, de livrer l’Écriture sainte, fondement de la foi, aux interprétations diverses de la multitude ; de là il n’y avait qu’un pas à l’examen de l’origine du pouvoir. Ce pas a été bientôt franchi sous les auspices du jansénisme et de la doctrine des libertés de l’Église gallicane. Le principe de la révolution a été épuisé dans la société religieuse avant de passer dans la société civile. Nos mœurs nous ont garantis du changement qui nous menaçait comme les autres états, au moment de l’invasion du protestantisme ; maintenant nous sommes dans l’heureuse nécessité de rester fidèles à la communion de nos pères.

Le principe dont nous parlons a tellement été épuisé dans la société religieuse, que nous voyons les écrivains les plus distingués des communions protestantes le sacrifier volontiers à présent. M. Ancillon, à Berlin, professe ouvertement que l’hypothèse du contrat primitif n’est qu’une fiction, et que les peuples, dans l’origine, n’ont point délégué le pouvoir. Un publiciste de Genève vient de publier un ouvrage qui contient la même doctrine. M. de Constant, en France, n’admet la souveraineté du peuple que comme garantie contre l’usurpation, et non point comme principe de liberté, c’est-à-dire comme dogme fondamental de la société. J’ose à peine citer Burke, parce que son nom ressemble, pour la thèse que je défends, à un nom de parti : cependant il n’est pas hors de propos de remarquer que cet illustre antagoniste de la révolution française puisait aussi ses arguments dans un système opposé à celui de la réformation. L’Angleterre, au reste, dans la révolution qui a appelé au trône Guillaume d’Orange, a solennellement protesté contre ce même système, système qui avait fait couler le sang de Charles Ier sur l’échafaud, système, chose bien plus étonnante ! qui précipitait au moment même Jacques II du trône où il n’avait pas su s’asseoir : tant il est vrai que le principe qui commence par agiter la société religieuse s’épuise, et devient sans force en passant dans la société civile !

Si les questions qui tiennent à l’existence de la société sont des questions religieuses avant d’être des questions politiques ; si ces principes s’épuisent en passant d’une sphère dans l’autre, c’est que l’homme, qui prend un intérêt très vif à ce qu’il y a d’immuable dans ses destinées, en prend beaucoup moins à ce qu’elles ont de passager. L’homme ne vit pas avec autant d’intensité dans le temps qu’on le pense. Tantôt c’est à sa gloire future qu’il sacrifie son repos actuel, tantôt c’est à sa patrie, tantôt c’est à ses enfants, tantôt enfin c’est à une félicité dont les trésors ne peuvent s’ouvrir pour lui qu’au-delà du tombeau. L’infini est toujours au fond de son cœur : sitôt qu’une idée a pris, pour ainsi dire, un corps ; sitôt qu’elle est devenue sensible par une transformation matérielle, cette idée a épuisé son énergie.

Je ne pouvais donner la conclusion du chapitre précédent que dans celui-ci. Les mœurs sont restées religieuses ; les opinions, au contraire, ont pris une direction sinon antireligieuse, du moins indépendante des opinions religieuses. Voilà, en dernière analyse, la raison de la désharmonie fondamentale que nous avons signalée. Il y aurait ici des observations très importantes à faire sur l’état où se trouvaient et l’empire romain en général, et le peuple juif en particulier, lorsque le christianisme est venu renouveler le monde. Dans l’empire romain, les institutions politiques et les institutions religieuses succombaient à la fois ; chez le peuple juif depuis les Macchabées, la force des institutions religieuses était concentrée dans les institutions politiques, et, par conséquent, était matérialisée. Les nations soumises à l’empire romain reçurent une nouvelle existence du christianisme. Si les Juifs eussent voulu adopter la loi chrétienne, ils fussent restés en corps de nation à cette époque ; mais le jugement de Dieu reposait sur ce peuple, dont la mission devait se borner désormais à être le gardien des promesses anciennes, et à entretenir des témoins désintéressés et impartiaux parmi les Gentils appelés à la foi.

Notre position est toute différente, puisque, nous nous occupons seulement d’intérêts politiques ; puisque enfin les intérêts moraux sont fondés, et qu’il n’y a plus à s’occuper qu’à les conserver. Cette différence de position impose il autres devoirs aux hommes d’état : nous appellerons bientôt leur attention sur cet objet. Nous devons auparavant peindre le symptôme qui rend la crise actuelle si peu semblable aux autres crises de l’esprit humain ; je veux dire l’affaiblissement du sentiment religieux, sans qu’on puisse entrevoir aucune doctrine nouvelle préparée d’avance, et croissant derrière celles qui paraissent devoir s’éteindre. Cette peinture, je puis l’avouer, sera toute d’imagination ; car c’est un ordre de phénomènes peu appréciables à la vue de l’esprit, et qui se passent au fond des cœurs.

Quand nous sommes éloignés de la patrie, nous nous rappelons toujours avec délices les jours où nous vivions sous les arbres qui ombragèrent notre berceau ; nous aimons à retracer à notre mémoire et la prairie et le ruisseau et la forêt qui étaient près du toit paternel : nous visitons mille contrées fameuses ; nous admirons les aspects les plus variés d’une nature tantôt belle, tantôt agreste et sauvage ; mais nulle part il ne sort de la terre que nous foulons sous nos pieds des souvenirs animés ; nulle part nous ne reconnaissons et le vent et la lumière et les ombres. Tout est nouveau, tout est solitude. Cette voix des hommes, qui n’est plus la parole que nous apprîmes à bégayer en naissant, nous cause une tristesse inexprimable. Tel est celui qui s’est éloigné de la religion. Il laisse avec mélancolie errer ses regards en arrière ; il porte au-dedans de lui une vague inquiétude dont il ignore la cause ; il se crée des sentiments factices, et qu’il sait être ainsi, pour suppléer aux émotions qu’il ne retrouvera plus ; il s’étonne du désenchantement où il est plongé ; il a beau être séparé de la religion, ou par les passions dont il est devenu le jouet infortuné, ou par les séductions d’un esprit raisonneur, qui, à force de vouloir approfondir, égare ; il ne peut être sourd aux plaintes touchantes d’une mère, qui ne devait pas s’attendre à lui voir trahir ce qu’elle regardait comme ses plus chères espérances, ni aux terribles accusations de ses aïeux, qui lui reprochent, du fond de la tombe, d’avoir abandonné la portion la plus précieuse de leur héritage. Alors il passe ses heures solitaires à regretter et l’innocence qui précéda ses doutes, et la tranquillité dont il jouissait naguère. La religion est comme une patrie : quand on l’a quittée, on tend vers elle de tous ses vœux, et, malgré soi, on l’invoque à chaque instant. Fichte a dit, avec autant de profondeur que de raison, que nous naissons tous dans la croyance.

Ne l’oublions point, le genre humain tout entier regrette aussi une patrie qu’il a perdue. Il a toujours le regard fixé sur ce chérubin qui veille, avec une épée de feu, à l’entrée du lieu de délices où nous habitâmes, et d’où nous avons été exilés. Mais souvent il arrive que ce grand gémissement, ce gémissement général du genre humain se fait mieux entendre. C’est lorsque des doctrines finissent, et que d’autres doctrines commencent. À présent nous éprouvons une bien autre peine, puisque nous voyons finir sans voir recommencer. Nous sommes semblables à cette femme désolée qui poussait de grands cris, et qui ne pouvait se consoler parce que ses enfants n’étaient plus.

Les anciens philosophes formaient des écoles, qui étaient comme autant de sectes, parce que, professant leurs opinions à côté de religions qui n’avaient rien de positif, ils pouvaient rester unis à la morale. Les philosophes modernes n’ont pu fonder d’école, et faire secte, parce qu’ils voulaient renverser une religion positive, qui a tout prévu. En cela, il faut l’avouer, ils allaient même contre toutes les tendances du siècle. Toujours on pouvait leur demander : Que nous présentez-vous pour substituer à ce que vous voulez renverser ? Ils ne pouvaient embrasser la morale tout entière, parce qu’ils seraient rentrés, par cela même, dans le christianisme. D’ailleurs il n’y a de contagieux que la conviction intime ; et l’on sentait trop que lorsque nos philosophes affirmaient, ils ne faisaient que douter. Ainsi leur grande erreur a été de se croire appelés, connue les philosophes anciens, à renverser des superstitions ; ils n’ont pas fait attention à cette différence énorme d’une religion dont les préceptes enveloppent, pour ainsi dire, l’homme de tous les côtés, à des religions qui ne s’adressaient qu’à une partie de l’homme, qui flattaient son imagination, sans rien dire à son cœur. Le seul avantage que conservèrent les religions anciennes, ce fut de perpétuer le sentiment religieux chez les peuples qui leur furent soumis ; car, comme nous l’avons déjà remarqué, l’erreur même sert quelquefois à conserver la vérité ; et c’est le sentiment religieux, toujours si respecté par les philosophes anciens, que les philosophes modernes ont tenté d’ébranler, parce qu’ils parce qu’ils toujours, comme nous venons de le dire, de retomber tout vivants dans le christianisme.

Il n’y a que ce moyen d’expliquer ce renouvellement de l’enthousiasme pour Voltaire ; mais cet enthousiasme est factice, car il n’a plus aucun fondement. On pense bien que c’est du philosophe que je parle, car c’est comme philosophe qu’il vient de recevoir une nouvelle apothéose. Si donc Voltaire a exercé quelque influence dans la direction d’idées que vous approuvez, cette influence n’est-elle pas consommée ? Quel bien attendriez-vous encore de lui ? La liberté de conscience ! vous l’avez. La tolérance de religion ! vous avez plus que cela, puisque vous avez l’égalité des cultes. Voilà des conquêtes que Voltaire n’a pas craint d’acheter par des infamies, comme les fruits de la révolution ont été achetés par des crimes. Si, dans le siècle dernier, il y avait quelque prétexte pour excuser le cynisme de Voltaire, quoique la morale passe avant tout, le prétexte n’existe plus. Le cynisme reste avec ce qu’il a de hideux. Ainsi le mal est maintenant tout seul, sans correctif. Abjurez donc le cynisme de Voltaire et ses aveugles fureurs, comme vous abjurez les saturnales de la révolution.

M. de Sainte-Croix se proposait d’écrire une histoire du théisme, depuis la plus haute antiquité. Les recherches de cet illustre écrivain sur les Mystères du paganisme, n’étaient qu’une partie du grand ouvrage dont nous parlons. Depuis l’établissement du christianisme, le théisme était devenu le culte public. Les philosophes qui attaquaient le christianisme étaient donc en contradiction avec les sages et les philosophes de l’antiquité. Le christianisme, en outre, a mis dans le monde des idées morales qui ne peuvent plus en être exclues, qui sont la sauvegarde de la civilisation, et qui, par conséquent, serviraient encore à le conserver, indépendamment même de son origine divine, et du fait de la révélation.

Oh ! qui rendra à la génération actuelle la jeunesse de la foi, la fraîcheur de la croyance ! le bonheur n’est que là, parce que là seulement est le repos. Ne voyez-vous pas ces hommes nés dans le siècle de l’incrédulité, et élevés dans l’absence de toute crainte religieuse ? Leurs belles années se sont écoulées au milieu des discordes civiles ; ils sont parvenus à l’âge de la maturité, sans avoir passé par celui de l’adolescence. À leur entrée dans le monde ils ont été détrompés de toutes choses, et le bienfait des illusions n’a pas tardé de leur être enlevé. Rien n’est venu remplacer dans leur cœur ce qui leur avait été ravi ; et la vérité, qui les environnait de toutes parts, n’a pu trouver le chemin de leur oreille assourdie : ils ont été chassés de l’héritage de leurs pères, et, dépouillés de toutes leurs espérances, ils ont fini par vouer l’avenir au néant. Ils se sont trouvés sans bouclier contre le choc des passions, et sans dédommagement pour des penchants qu’ils ne pouvaient plus satisfaire. Une grande tristesse est accourue les saisir ; ils ont été dégoûtés de la vie sans oser désirer la mort, ou plutôt sans chercher ce qui peut consoler de vivre dans des temps aussi terribles. Les lectures oiseuses, qui ont inondé toutes les classes de la société, ont fortifié ces fâcheuses impressions en donnant une fausse direction à la sensibilité, et en créant un monde fantastique qu’on a décoré du nom de monde idéal. J.-J. Rousseau est le type de cette sorte de découragement moral ; et, pendant bien des années, tous les jeunes gens doués de quelque talent auraient pu écrire la plupart des pages des Confessions, celles surtout qui sont d’une lecture si douloureuse dans les Rêveries du promeneur solitaire. Ainsi il nous restait à acquérir une dernière preuve de notre misère, celle d’établir, par l’expérience des plus déplorables événements, combien les peintures imaginaires nous troublent plus que les tableaux réels. Quand a-t-on vu, en effet, toutes les affections plus détournées de leurs véritables objets ? Ce n’était point assez que le monde physique fût livré aux incertitudes et à l’esprit de système, nous voulions dénaturer encore le monde moral et achever de décolorer la vie.

Dans tous les temps, sans doute, l’homme a enfanté des pensées vaines et gratuitement angoisseuses ; mais elles mouraient dans l’imagination qui les avait conçues, dans le cœur qui les avait nourries. L’imprimerie est venue tirer de leur solitude ces pensées oiseuses : nul alors n’a voulu perdre le fruit amer de son propre tourment ; il fallait être Pascal pour se réjouir de sa pensée oubliée. Qui n’a pas senti ce malaise général ? qui n’a pas senti le poids de l’exil au sein même de la patrie ? car, pour se trouver étranger, il n’était pas nécessaire d’être transporté sur une terre étrangère par la rigueur des événements, comme les Israélites sur les bords des fleuves de Babylone ; nous fûmes souvent, et plusieurs d’entre nous sont encore comme des voyageurs égarés sur le sol natal lui-même. Sans doute cette grande maladie de l’esprit humain n’aurait pas été accompagnée de symptômes si affreux sans l’imprudence de quelques-uns de nos plus illustres écrivains du siècle dernier. Ils faisaient le sac de Troie, et ne songeaient point à en tirer l’ancien palladium, les vieux pénates, pour leur chercher, comme Énée, un asile assuré, de nouveaux sanctuaires. Maintenant il faut revenir sur ses pas, et c’est une chose difficile ; car, comme disent les poètes, on ne voit pas deux fois le rivage des morts.

La génération dont nous venons d’esquisser la peinture est celle qui forme actuellement le fond de la nation : d’autres générations se sont déjà élevées autour d’elle. Ceux qui cherchèrent aux armées la sûreté qu’ils ne trouvaient plus dans leurs foyers, ou les distractions aux ennuis dont ils étaient dévorés, ceux-là sont devenus à leur tour des pères de famille. Nous voyons à présent s’avancer cette autre génération dont l’esprit militaire fut la proie d’un homme nouveau qui voulut abolir l’ancienne patrie : celle-là prend aussi successivement sa place parmi les pères de famille. Enfin il y a cette dernière génération, si nombreuse, si brillante, si cultivée par de fortes études, cette génération qui donne à la France actuelle de si justes espérances par un grand développement de facultés, en qui l’éducation religieuse a jeté de si heureux germes par l’effet de la force des mœurs contre les tendances exagérées de l’opinion : cette génération doit être l’objet de nos vives sollicitudes ; car, il faut le dire, en entrant dans le monde elle trouvera d’autres enseignements, elle sera soumise à d’autres directions, elle sentira la société assise sur d’autres bases que celles de l’éducation. Ne voyez-vous pas, en effet, que le sceptre de l’éducation est confié sans partage aux mœurs, pendant que l’empire de la société est sous le joug de l’opinion ?

Ici se présente une considération que je voudrais en quelque sorte cacher à mes lecteurs, à cause des réclamations trop vives qu’elle peut exciter chez la plupart d’entre eux ; mais, sans la développer, je l’énoncerai du moins, quand ce ne serait que pour acquitter un devoir de conscience, et afin que les sages en fassent leur profit.

Les sociétés anciennes n’auraient pu subsister, sans l’esclavage, parce que les idées morales, qui n’existent que depuis le christianisme, peuvent seules contenir une multitude chez qui est la force par le nombre, et en qui le besoin de l’égalité tend toujours à développer tous les instincts antisociaux.

Si le christianisme venait à disparaître, il faudrait bien recommencer à parquer de nouveau l’espèce humaine, à la partager en castes, à en condamner une partie à l’esclavage. Philosophes de nos jours, je vous en conjure, voyez à quel danger vous nous avez exposés par vos doctrines antireligieuses !

Bonaparte, l’homme le plus antique des temps modernes, Bonaparte y avait songé ; car toutes ses conceptions étaient très harmonieuses entre elles. Il ne croyait point à la religion de Jésus-Christ, qu’il regardait comme une institution humaine, et, à cause de cela, comme un édifice en ruine. Il voulait donc, et il était conséquent, faire rétrograder le genre humain vers les temps qui ont précédé le christianisme.

Si Dieu lui-même ne veillait pas à la conservation du christianisme, j’oserais dire qu’il faudrait que les hommes s’en occupassent.

Le christianisme et les idées que le christianisme a mises dans le monde sont encore à présent notre seul salut. La chute du christianisme entraînerait inévitablement l’esclavage des peuples, l’abrutissement des nations.

Je sais qu’on espère, par la grande diffusion des lumières, obvier à l’inconvénient qui résulte de l’affaiblissement du principe religieux ; c’est, en d’autres termes, croire que les lumières peuvent remplacer la morale. Je suis loin de penser qu’il ne faille pas faire pénétrer le plus possible l’instruction dans toutes les classes de la société ; je sais tout ce qu’il y a d’inévitable et de fatal dans la force des choses, et j’ai déjà expliqué ma pensée à cet égard ; mais enfin cette diffusion des lumières trouvera toujours, et inévitablement aussi, une limite dans le besoin du travail, pour le plus grand nombre. Enfin on espère encore que multiplier la propriété est un excellent moyen de faire entrer la morale dans les peuples, de les attacher aux institutions, de leur faire craindre les révolutions. Je n’en doute point non plus ; mais vous ne parviendrez jamais à diviser assez la propriété pour qu’elle puisse arriver à tous, et vous aurez toujours la multitude des prolétaires qui vous embarrassera.

Mais je crains de profaner la religion en la faisant descendre à de tels calculs. Disons qu’elle est nécessaire à toutes les classes de la société, parce-que toutes les classes de la société ont besoin de frein contre les passions, de consolation dans le malheur, d’avenir au-delà du tombeau.