X. Service de nuit.
(Ouolof)
En 1884, à Saint-Louis j’ai vu quelque chose d’extraordinaire.
C’est en remplissant une mission dont m’avait chargé mon officier : M. Baffart-Coquard, sur mon retour de N’Diago154 entre une heure et deux heures du matin. J’avais été envoyé pour faire revenir l’aide de camp du colonel, commandant supérieur des troupes de Saint-Louis. La cause de cette convocation c’est que l’aide de camp en question : M. le lieutenant Fametal rendait impossible le bal qui avait lieu à N’Diago ce soir là. Il était plus joli que tous les autres officiers qui dansaient là-bas.
Aussi ses camarades avaient-ils arrangé un bon tour pour l’obliger à rentrer à Saint-Louis.
J’avais accompagné mon lieutenant à N’Diago. Jusqu’à une heure du matin j’étais resté couché avec les soldats d’infanterie. A ce moment, mon lieutenant est venu me réveiller. Il m’a dit : « Ahmadou, il ne faut pas avoir peur. Un spahi n’a jamais peur ! Il y a un camarade à nous, un officier qui gâte tout le bal. Personne ne sait comment l’en empêcher. Aussi je te charge d’une mission — et le capitaine que tu vois t’en charge aussi. (Ce capitaine était de l’infanterie). Si tu fais ce qu’il faut, nous te donnerons 20 francs de bounia155 ».
- — Et moi je lui réponds : « Mon lieutenant, il y a dans le bal un commandant à quatre galons ! Il y a un lieutenant-colonel et vous voulez me faire mentir devant mes supérieurs ! Le colonel, commandant supérieur des troupes va me f….. dedans !
- « — Ce n’est pas la peine de t’effrayer, Ahmadou, je me rends responsable de ce qui arrivera.
Alors je dis :
- « C’est bon ! ».
- « — Va t-en seller ton cheval et vivement ! Dès que ce sera fait, monte dessus aussitôt. Et puis arrive au triple galop et entre dans la salle en parlant fort devant tous les officiers qui sont là. Dis hardiment : « Lieutenant Fametal, répondez ! Le commandant supérieur des troupes de Saint-Louis vous ordonne de rentrer immédiatement car vous êtes venu au bal sans permission. »
- — Je monte à cheval. Je trotte d’abord comme si j’étais en colère puis, lorsque je suis tout près, je charge !
La moitié de ceux qui étaient au bal se sauvent. On se demande : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Moi je réponds : « C’est moi, spahi ! J’arrive directement de Saint-Louis. Je viens avec mission du colonel, commandant supérieur des troupes, appeler son secrétaire Monsieur le lieutenant Fametal ! Il est venu au bal sans permission. Et le colonel, commandant supérieur des troupes m’a chargé de lui dire de me suivre et de revenir en même temps que moi à Saint-Louis ». (Ce n’était pas vrai. Je l’ai dit, mais je mentais).
Je dis au lieutenant : « Mon lieutenant, je ne puis vous attendre car on m’a donné l’ordre de me dépêcher. »
Je m’en retourne. J’arrive à Saint-Louis à deux heures du matin. Les coqs commençaient à chanter. Je passe devant la maison de Michas… et tout à coup je vois quelque chose qui, partant du sol, montait si haut que mes yeux n’en pouvaient voir la fin.
C’était tout blanc !
Mon cheval s’est cabré par trois fois ! Il ne voulait pas suivre la rue où nous étions. Je lui donne une forte claque pour le forcer à passer. Il refuse de m’obéir !
Alors le guinné qui était devant moi devient comme un bâton qui brûle ! Qu’est-ce que c’est que cela ? me dis-je et un vent froid me passe dans le cou et sur le crâne ! Le cheval refusait d’avancer. Je le fais tourner pour prendre une autre rue, je passe enfin.
Le lendemain, j’ai demandé aux vieilles gens ce que cela signifiait. On m’a répondu : « C’est un guinné que tu as rencontré. Si tu n’avais pas été sur ton cheval tu serais devenu fou. Quand tu es à cheval, les guinné ne peuvent pas faire leurs sottises car ils sont amis des chevaux ». (— Toi, commandant, tu ne l’as jamais remarqué ? La nuit ils viennent blaguer avec eux, leur tresser les crins156… Non ? Tu ne me crois pas ? Vous autres blancs, vous ne voulez jamais rien croire ! Enfin bon ! —).
Le lendemain tout le monde est rentré à Saint-Louis. Le lieutenant, Monsieur Fametal, a quitté la maison du colonel, commandant supérieur des troupes. Il est venu me trouver chez mon officier, Monsieur Baffart-Coquard. Il m’a dit : « Spahi, tu as de la chance que ton supérieur soit là ! Chaque fois que je te rencontrerai sans lui, je te fais fusiller ».
Il était venu, à deux heures du matin, réveiller le colonel commandant supérieur des troupes. Il lui avait demandé : « Mon colonel, c’est vous qui m’avez fait appeler ? » Et le colonel avait répondu : « Parbleu ! ce sont vos camarades qui vous ont f….u dedans ! »
Comme il ne pouvait plus retourner à N’Diago, il avait été forcé d’aller se coucher.
Le lieutenant et le capitaine m’ont donné les 20 francs.
Tiens ! je suis fatigué ! J’ai chaud ! Donne-moi l’alcool de menthe que tu m’as promis pour cette histoire là.
Moi j’ai vu ça ! Ce ne sont pas des kalao-kalô !157
Conté par AHMADOU DIOP.