(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre III. Les questions que l’historien doit se poser. » pp. 16-17
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre III. Les questions que l’historien doit se poser. » pp. 16-17

Chapitre III. Les questions que l’historien doit se poser.

Cela dit, abordons l’histoire d’une littérature.

Une littérature est, comme tout ce qui vit, à la fois matière et mouvement. C’est-à-dire qu’elle se compose d’un certain nombre d’éléments qui varient et se transforment.

Elle est aussi, comme tout ce qui vit, étroitement liée à tout ce qui l’environne. Elle fait partie d’un vaste ensemble, qui se métamorphose en même temps qu’elle.

L’historien doit donc considérer les faits littéraires à trois points de vue divers. D’une part, il doit les envisager en large et en long, si l’on peut ainsi parler, ou, si l’on préfère, étendus dans l’espace et déroulés dans le temps, dans leur existence simultanée et dans leurs développements successifs. D’autre part, il doit rechercher leurs relations de toute nature avec les milieux divers et changeants dans lesquels ces faits se produisent.

Le problème qui se pose à lui se ramène ainsi à trois questions :

1° Quels sont, à un moment donné, les caractères de la littérature qu’il étudie ? Quelle en est la formule ?

2° Quels sont, en ce même moment, ses multiples rapports avec les autres phénomènes qui l’environnent ?

3° Puisque l’observation la plus superficielle constate que cette littérature n’est plus la même cent ans, trente ans, dix ans après un moment quelconque de son existence, comment et pourquoi ce changement s’est-il opéré ?

Peut-on exiger, espérer même, une réponse complète à ces trois questions ? Non, la réalité contient et contiendra toujours quelque chose que ne peut saisir la science la plus minutieuse et la plus subtile. Il faut se contenter d’une réponse qui soit moins complexe que la totalité des faits, mais qui, en revanche, en rende la masse confuse plus claire, plus logique, plus intelligible.

La formule la plus parfaite, en apparence, ne donnera pas tous les éléments qui constituent une littérature à l’un de ses moments, mais elle présentera les principaux caractères des principales œuvres simplifiés, rangés dans un ordre qui révélera au premier coup d’œil leur importance relative.

De même, l’étude la plus attentive ne pourra relever les innombrables rapports de cause, d’effet, de coïncidence, que cette littérature soutient avec la constitution physique et mentale d’une nation, avec la nature du pays où elle se développe, avec toutes les branches de la civilisation dont elle fait partie. Mais elle pourra en rassembler assez pour lui assigner son rôle et sa place dans l’évolution générale de la société dont elle est une des expressions.

De même encore, il n’est guère possible de suivre et de noter jour par jour la marche des variations du goût ; de marquer, à l’instant même où elle a dû agir, chacune des causes qui ont modifié son insensible évolution. La vie est une métamorphose continue. On ne devrait pas chercher le mouvement perpétuel ; on devrait bien plutôt se demander où il n’est pas. — « Tout passe, tout s’écoule », disait déjà un philosophe grec. — « Tout est un flux perpétuel, répète Diderot. Le monde commence et finit sans cesse ». Une littérature, pas plus qu’une plante ou un homme, n’est exactement aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il s’ensuit que l’historien, sous peine de se perdre dans la myriade des changements infiniment petits et infiniment nombreux qui se succèdent dans la durée, doit déterminer des points de repère, ceux par exemple où une force nouvelle intervient, où un mouvement d’esprits se met en branle, s’arrête, ou bien change de direction.

Une littérature, dont le développement s’étend sur plusieurs siècles, peut être assimilée à un puissant cours d’eau qui roule intarissable, reçoit sur la route de nombreux affluents et traverse beaucoup de pays divers. Parfois, le fleuve semble faire halte dans la profondeur d’un lac où il s’épure, miroite et s’endort. Mais il se réveille, reprend son élan, et tantôt lent, tantôt rapide, emporté à travers plaines et montagnes, entre des bords fleuris ou arides, toujours autre et toujours lui-même, il poursuit sa course jusqu’au terme lointain où il doit perdre son nom et son existence propre dans les flots de la mer immense.

Le géographe qui l’étudié sait bien que c’est toujours le même fleuve ; mais il est forcé, pour le bien connaître, de diviser sa longue étendue en différentes parties qu’il considère tour à tour. Le bassin du Rhône, par exemple, se découpe à première vue en trois parties qui ont chacune leur caractère particulier : la première, depuis le glacier d’où il sort torrent aux ondes grises et limoneuses jusqu’au point où il entre dans le lac Léman ; la seconde, depuis l’endroit où il y pénètre jusqu’à celui où il disparaît sous terre, étranglé dans une fente de rochers ; la dernière, depuis le moment où il revoit le soleil et peut porter de grands bateaux jusqu’à celui où il se mêle aux flots bleus de la Méditerranée.

Ainsi doit faire l’historien. Sans oublier qu’il n’y a et ne peut y avoir, dans la vie d’une littérature, solution de continuité, il doit diviser le temps comme le géographe l’espace.

Traduisons tout cela en langage plus simple :

Par la complexité, par la solidarité, par la mobilité du vaste ensemble que l’historien d’une littérature embrasse, il est obligé : D’abord de distinguer, dans la suite ininterrompue des âges, des époques enfermées entre des dates aussi précises que faire se peut ;

Ensuite de trouver la formule générale de la littérature pendant chacune de ces époques ;

Puis d’indiquer, ses attaches, lors de ces mêmes époques, avec tous les phénomènes d’ordre divers au milieu desquels elle évolue ;

Enfin, d’expliquer par quelles transitions et, si possible, par quelles causes et suivant quelles lois elle a passé de l’une à l’autre.

Ce sont là les grandes lignes de son travail ; ce sont les cadres où doit venir s’enchâsser l’étude des grandes œuvres individuelles qui retrouveront ainsi leur place naturelle dans la série des œuvres environnantes.

La suite de cet ouvrage est destinée à développer le détail du plan général que je viens d’esquisser.