(1875) Premiers lundis. Tome III « M. de Latena : Étude de l’homme »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « M. de Latena : Étude de l’homme »

M. de Latena : Étude de l’homme7

Les femmes, leur société, la connaissance des sentiments et des affections qui leur conviennent, leur genre de faiblesses, et même leurs vertus, ont heureusement inspiré M. de Latena ; il a sur ce sujet des remarques fines, spirituelles et souriantes. La bienveillance habituelle qui règne dans son observation générale de l’homme, et qui ne permet point à l’amertume de se glisser sous le fruit de son expérience, n’empêche pourtant pas qu’il ne dise des choses assez vives à ce sexe qu’il paraît avoir bien connu :

« Il n’est pas adroit de se montrer très-clairvoyant avec les femmes, à moins que ce ne soit pour deviner ce qui leur plaît. »

« Il n’est pas rare de voir une femme, miraculeusement échappée aux dangers de la jeunesse et de la beauté, perdre le fruit de ses sacrifices en se donnant dès qu’on cesse de l’attaquer. C’est une citadelle qui a courageusement repoussé les assauts, et que la famine force enfin de se rendre. »

« Une femme nous semble un peu moins jolie quand nous avons entendu contester sa beauté. »

Je ne sais si l’auteur a raison de refuser aux femmes la faculté d’être amies entre elles ; il ne la leur refuse du reste que dans leur première jeunesse et quand une autre sorte de passion plus vive est en jeu.

« Une amitié vraie et durable, ajoute-t-il, ne peut guère s’établir qu’entre deux femmes dont le cœur est calme et bon, dont les sentiments sont élevés, et dont l’esprit a du moins quelques côtés sérieux. Peut-être serait-elle plus sûre encore, si toutes deux avaient passé l’âge de plaire. »

En revanche, il croit fort à l’amitié d’un sexe à l’autre. Après madame de Lambert, après Droz et Meister, il a là-dessus des paroles d’une douce justesse :

« Entre un homme et une femme dont le cœur n’est plus accessible à l’amour, l’amitié prend une nuance particulière où viennent se fondre les différences essentielles de leurs organisations. Une union de cette sorte offre une partie des charmes de l’amour, sans en avoir les agitations ni les incertitudes. L’amitié de deux hommes, si profonde et si vraie qu’elle soit, n’exclut pas, dans un commerce habituel, des moments de froideur et de vide. Celle d’un homme et d’une femme ne cesse guère d’être attentive et empressée ; le sexe y conserve une partie de son influence… »

La douceur de l’âge moins ardent, la vie égale et encore sensible d’une maturité apaisée est très-bien rendue par M. de Latena :

« Entre quarante et cinquante ans, le soleil de la vie commence à descendre vers l’horizon, et tous les objets récemment éclairés d’une lumière éclatante prennent des teintes obscurcies qui font présager la nuit. L’âme s’attriste, la pensée s’assombrit, et les souvenirs de la jeunesse ne se présentent plus que comme les images d’un bonheur perdu sans retour. C’est alors qu’on sent le prix d’une existence simple et dégagée de sensualités ; c’est alors qu’on trouve, dans le calme d’un cœur pur et dans l’énergie d’un corps sain, la récompense de la modération et des sacrifices de la jeunesse ; c’est alors enfin qu’on reconnaît combien la morale serait bonne encore quand même elle n’aurait pas de sanction dans une autre vie. » — « Jeunesse sensuelle, dit-il aussi, vieillesse douloureuse. » — « Un vieillard sans dignité est comme une femme sans pudeur. »

Lorsqu’il en est particulièrement aux qualités et aux passions sociales, M. de Latena a de bonnes analyses et des définitions judicieuses. Sur les diverses impressions et les divers états de l’âme, tranquillité, calme, quiétude, etc. ; sur les qualités qu’on est porté à confondre, bonté, bienveillance, générosité, indulgence, etc. ; sur les formes en usage dans la bonne compagnie, civilité, urbanité, politesse, etc., il a des descriptions plus encore que des définitions, et qui donnent à l’esprit une idée exacte, qui lui apprennent à distinguer des expressions presque synonymes. En peignant la haine, l’ingratitude, la vengeance, il arrive même à une certaine énergie et concision. Cette partie de son ouvrage m’a rappelé d’anciens livres oubliés, ou connus seulement de ceux qui, dans leur bibliothèque et sur les rayons des moralistes, ne s’en tiennent pas à la première rangée : c’est ainsi qu’au XVIIe siècle l’abbé de Bellegarde, par exemple, écrivait sur la Politesse ou sur le Ridicule ; que l’abbé Goussault, conseiller au Parlement, écrivait son Portrait d’une femme honnête et celui d’un Honnête homme. L’ouvrage de M. de Latena, avec plus d’élévation, appartient à cette branche d’écrits estimables et qui laissent après eux un bon témoignage de l’art moyen d’une société. En terminant son livre, M. de Latena dit avec un sentiment de respect pour le public et une circonspection qui n’est pas ordinaire de notre temps : « Tout, dans la vie, est un jeu de hasard, tout, excepté la vertu. Elle seule procure un bénéfice certain. Je le crois ; et cependant, en publiant ce livre, avec un vif désir de faire quelque bien, je songe aussi à l’approbation des hommes : c’est contre elle que je joue mon repos », Je voudrais, d’après le peu que j’ai indiqué ici, pouvoir rassurer le digne auteur ; il a moins risqué qu’il ne croit. Son livre lui vaudra l’estime affectueuse de tous ceux qui l’auront lu, et ne fera que redoubler chez ceux qui le connaissent les sentiments dus à des pensées justes et si bien mûries, couronnant une vie utile et un caractère aimable.