(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIII. Dernière semaine de Jésus. »
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(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIII. Dernière semaine de Jésus. »

Chapitre XIII.
Dernière semaine de Jésus.

Il partit, en effet, avec ses disciples, pour revoir une dernière fois la ville incrédule. Les espérances de son entourage étaient de plus en plus exaltées. Tous croyaient, en montant à Jérusalem, que le royaume de Dieu allait s’y manifester 1036. L’impiété des hommes étant à son comble, c’était un grand signe que la consommation était proche. La persuasion à cet égard était telle que l’on se disputait déjà la préséance dans le royaume 1037. Ce fut, dit-on, le moment que Salomé choisit pour demander en faveur de ses fils les deux sièges à droite et à gauche du Fils de l’homme 1038. Le maître, au contraire, était obsédé de graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses ennemis un ressentiment sombre ; il racontait la parabole d’un homme noble, qui partit pour recueillir un royaume dans des pays éloignés ; mais à peine est-il parti que ses concitoyens ne veulent plus de lui. Le roi revient, ordonne d’amener devant lui ceux qui n’ont pas voulu qu’il règne sur eux, et les fait mettre tous à mort 1039. D’autres fois, il détruisait de front les illusions des disciples. Comme ils marchaient sur les routes pierreuses du nord de Jérusalem, Jésus pensif devançait le groupe de ses compagnons. Tous le regardaient en silence, éprouvant un sentiment de crainte et n’osant l’interroger. Déjà, à diverses reprises, il leur avait parlé de ses souffrances futures, et ils l’avaient écouté à contre-cœur 1040. Jésus prit enfin la parole, et, ne leur cachant plus ses pressentiments, il les entretint de sa fin prochaine 1041. Ce fut une grande tristesse dans toute la troupe. Les disciples s’attendaient à voir apparaître bientôt le signe dans les nues. Le cri inaugural du royaume de Dieu : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur 1042 » retentissait déjà dans la troupe en accents joyeux. Cette sanglante perspective les troubla. A chaque pas, de la route fatale, le royaume de Dieu s’approchait ou s’éloignait dans le mirage de leurs rêves. Pour lui, il se confirmait dans la pensée qu’il allait mourir, mais que sa mort sauverait le monde 1043. Le malentendu entre lui et ses disciples devenait à chaque instant plus profond.

L’usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours avant la Pâque, afin de s’y préparer. Jésus arriva après les autres, et un moment ses ennemis se crurent frustrés de l’espoir qu’ils avaient eu de le saisir 1044. Le sixième jour avant la fête (samedi, 8 de nisan = 28 mars 1045, il atteignit enfin Béthanie. Il descendit, selon son habitude, dans la maison de Lazare, Marthe et Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fit un grand accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux 1046 un dîner où se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le désir de le voir, et aussi de voir Lazare, dont on racontait tant de choses depuis quelques jours. Lazare était assis à table et semblait attirer les regards. Marthe servait, selon sa coutume 1047. Il semble qu’on cherchât par un redoublement de respects extérieurs à vaincre la froideur du public et à marquer fortement la haute dignité de l’hôte qu’on recevait. Marie, pour donner au festin un plus grand air de fête, entra pendant le dîner, portant un vase de parfum qu’elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle cassa ensuite le vase, selon un vieil usage qui consistait à briser la vaisselle dont on s’était servi pour traiter un étranger de distinction 1048. Enfin, poussant les témoignages de son culte à des excès jusque-là inconnus, elle se prosterna et essuya avec ses longs cheveux les pieds de son maître 1049. Toute la maison fut remplie de la bonne odeur du parfum, à la grande joie de tous, excepté de l’avare Juda de Kerioth. Eu égard aux habitudes économes de la communauté, c’était là une vraie prodigalité. Le trésorier avide calcula de suite combien le parfum aurait pu être vendu et ce qu’il eût rapporté à la caisse des pauvres. Ce sentiment peu affectueux, qui semblait mettre quelque chose au-dessus de lui, mécontenta Jésus. Il aimait les honneurs ; car les honneurs servaient à son but et établissaient son titre de fils de David. Aussi quand on lui parla de pauvres, il répondit assez vivement : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » Et s’exaltant, il promit l’immortalité à la femme qui, en ce moment critique, lui donnait un gage d’amour 1050.

Le lendemain (dimanche, 9 de nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem 1051. Quand, au détour de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il vit la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on, sur elle, et lui adressa un dernier appel 1052. Au bas de la montagne, à quelques pas de la porte, en entrant dans la zone voisine du mur oriental de la ville, qu’on appelait Bethphagé, sans doute à cause des figuiers dont elle était plantée 1053, il eut encore un moment de satisfaction humaine 1054. Le bruit de son arrivée s’était répandu. Les Galiléens qui étaient venus à la fête en conçurent beaucoup de joie et lui préparèrent un petit triomphe. On lui amena une ânesse, suivie, selon l’usage, de son petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. D’autres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui le précédait et le suivait, en portant des palmes, criait : « Hosanna au fils de David ! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Quelques personnes même lui donnaient le titre de roi d’Israël 1055. « Rabbi, fais-les taire », lui dirent les pharisiens  « S’ils se taisent, les pierres crieront », répondit Jésus, et il entra dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le connaissaient à peine, demandaient qui il était : « C’est Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée », leur répondait-on. Jérusalem était une ville d’environ 50 000 âmes 1056. Un petit événement, comme l’entrée d’un étranger quelque peu célèbre, ou l’arrivée d’une bande de provinciaux, ou un mouvement du peuple aux avenues de la ville, ne pouvait manquer, dans les circonstances ordinaires, d’être vite ébruité. Mais au temps des fêtes, la confusion était extrême 1057. Jérusalem, ces jours-là, appartenait aux étrangers. Aussi est-ce parmi ces derniers que l’émotion paraît avoir été la plus vive. Des prosélytes parlant grec, qui étaient venus à la fête, furent piqués de curiosité, et voulurent voir Jésus. Ils s’adressèrent à ses disciples 1058 ; on ne sait pas bien ce qui résulta de cette entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il alla passer la nuit à son cher village de Béthanie 1059. Les trois jours suivants (lundi, mardi, mercredi), il descendit pareillement à Jérusalem ; après le coucher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit aux fermes du flanc occidental du mont des Oliviers, où il avait beaucoup d’amis 1060.

Une grande tristesse paraît, en ces dernières journées, avoir rempli l’âme, d’ordinaire si gaie et si sereine, de Jésus. Tous les récits sont d’accord pour lui prêter avant son arrestation un moment d’hésitation et de trouble, une sorte d’agonie anticipée. Selon les uns, il se serait tout à coup écrié : « Mon âme est troublée. Ô Père, sauve-moi de cette heure 1061. » On croyait qu’une voix du ciel à ce moment se fit entendre ; d’autres disaient qu’un ange vint le consoler 1062. Selon une version très répandue, le fait aurait eu lieu au jardin de Gethsémani. Jésus, disait-on, s’éloigna à un jet de pierre de ses disciples endormis, ne prenant avec lui que Céphas et les deux fils Zébédée. Alors il pria la face contre terre. Son âme fut triste jusqu’à la mort ; une angoisse terrible pesa sur lui ; mais la résignation à la volonté divine l’emporta 1063. Cette scène, par suite de l’art instinctif qui a présidé à la rédaction des synoptiques, et qui leur fait souvent obéir dans l’agencement du récit à des raisons de convenance ou d’effet, a été placée à la dernière nuit de Jésus, et au moment de son arrestation. Si cette version était la vraie, on ne comprendrait guère que Jean, qui aurait été le témoin intime d’un épisode si émouvant, n’en parlât pas dans le récit très circonstancié qu’il fait de la soirée du jeudi 1064. Tout ce qu’il est permis de dire c’est que, durant ses derniers jours, le poids énorme de la mission qu’il avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature humaine se réveilla un moment. Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La terreur, l’hésitation s’emparèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire que la mort. L’homme qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie éprouve toujours un moment de retour triste, quand l’image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-être quelques-uns de ces touchants souvenirs que conservent les âmes les plus fortes, et qui par moments les percent comme un glaive, lui vinrent-ils à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il avait pu s’asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres ? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n’être pas resté un simple artisan de Nazareth ? On l’ignore. Car tous ces troubles intérieurs restèrent évidemment lettre close pour ses disciples. Ils n’y comprirent rien, et suppléèrent par de naïves conjectures à ce qu’il y avait d’obscur pour eux dans la grande âme de leur maître. Il est sûr, au moins, que sa nature divine reprit bientôt le dessus. Il pouvait encore éviter la mort ; il ne le voulut pas. L’amour de son œuvre l’emporta. Il accepta de boire le calice jusqu’à la lie. Désormais, en effet, Jésus se retrouve tout entier et sans nuage. Les subtilités du polémiste, la crédulité du thaumaturge et de l’exorciste sont oubliées. Il ne reste que le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler.

Le triomphe de Bethphagé, cette audace de provinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l’avènement de leur roi-messie, acheva d’exaspérer les pharisiens et l’aristocratie du temple. Un nouveau conseil eut lieu le mercredi (12 de nisan), chez Joseph Kaïapha 1065. L’arrestation immédiate de Jésus fut résolue. Un grand sentiment d’ordre et de police conservatrice présida à toutes les mesures. Il s’agissait d’éviter un esclandre. Comme la fête de Pâque, qui commençait cette année le vendredi soir, était un moment d’encombrement et d’exaltation, on résolut de devancer ces jours-là. Jésus était populaire 1066 ; on craignait une émeute. L’arrestation fut donc fixée au lendemain jeudi. On résolut aussi de ne pas s’emparer de lui dans le temple, où il venait tous les jours 1067, mais d’épier ses habitudes, pour le saisir dans quelque endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les disciples, espérant obtenir des renseignements utiles de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce malheureux, par des motifs impossibles à expliquer, trahit son maître, donna toutes les indications nécessaires, et se chargea même (quoiqu’un tel excès de noirceur soit à peine croyable) de conduire la brigade qui devait opérer l’arrestation. Le souvenir d’horreur que la sottise ou la méchanceté de cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû introduire ici quelque exagération. Juda jusque-là avait été un disciple comme un autre ; il avait même le titre d’apôtre ; il avait fait des miracles et chassé les démons. La légende, qui ne veut que des couleurs tranchées, n’a pu admettre dans le cénacle que onze saints et un réprouvé. La réalité ne procède point par catégories si absolues. L’avarice, que les synoptiques donnent pour motif au crime dont il s’agit, ne suffit pas pour l’expliquer. Il serait singulier qu’un homme qui tenait la caisse et qui savait ce qu’il allait perdre par la mort du chef, eût échangé les profits de son emploi 1068 contre une très petite somme d’argent 1069. Juda avait-il été blessé dans son amour-propre par la semonce qu’il reçut au dîner de Béthanie ? Cela ne suffit pas encore. Jean voudrait en faire un voleur, un incrédule depuis le commencement 1070, ce qui n’a aucune vraisemblance. On aime mieux croire à quelque sentiment de jalousie, a quelque dissension intestine. La haine particulière que Jean témoigne contre Juda 1071 confirme cette hypothèse. D’un cœur moins pur que les autres, Juda aura pris, sans s’en apercevoir, les sentiments étroits de sa charge. Par un travers fort ordinaire dans les fonctions actives, il en sera venu à mettre les intérêts de la caisse au-dessus de l’œuvre même à laquelle elle était destinée. L’administrateur aura tué l’apôtre. Le murmure qui lui échappe à Béthanie semble supposer que parfois il trouvait que le maître coûtait trop cher à sa famille spirituelle. Sans doute cette mesquine économie avait causé dans la petite société bien d’autres froissements.

Sans nier que Juda de Kerioth ait contribué à l’arrestation de son maître, nous croyons donc que les malédictions dont on le charge ont quelque chose d’injuste. Il y eut peut-être dans son fait plus de maladresse que de perversité. La conscience morale de l’homme du peuple est vive et juste, mais instable et inconséquente. Elle ne sait pas résister à un entraînement momentané. Les sociétés secrètes du parti républicain cachaient dans leur sein beaucoup de conviction et de sincérité, et cependant les dénonciateurs y étaient fort nombreux. Un léger dépit suffisait pour faire d’un sectaire un traître. Mais si la folle envie de quelques pièces d’argent fit tourner la tête au pauvre Juda, il ne semble pas qu’il eût complètement perdu le sentiment moral, puisque, voyant les conséquences de sa faute, il se repentit 1072, et, dit-on, se donna la mort.

Chaque minute, à ce moment, devient solennelle et a compté plus que des siècles entiers dans l’histoire de l’humanité. Nous sommes arrivés au jeudi, 13 de nisan (2 avril). C’était le lendemain soir que commençait la fête de Pâque, par le festin où l’on mangeait l’agneau. La fête se continuait les sept jours suivants, durant lesquels on mangeait les pains azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours avaient un caractère particulier de solennité. Les disciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la fête 1073. Quant à Jésus, on est porté à croire qu’il connaissait la trahison de Juda, et qu’il se doutait du sort qui l’attendait. Le soir, il fit avec ses disciples son dernier repas. Ce n’était pas le festin rituel de la pâque, comme on l’a supposé plus tard, en commettant une erreur d’un jour 1074 ; mais pour l’Église primitive, le souper du jeudi fut la vraie pâque, le sceau de l’alliance nouvelle. Chaque disciple y rapporta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits touchants que chacun gardait du maître furent accumulés sur ce repas, qui devint la pierre angulaire de la piété chrétienne et le point de départ des plus fécondes institutions.

Nul doute, en effet, que l’amour tendre dont le cœur de Jésus était rempli pour la petite église qui l’entourait n’ait débordé à ce moment 1075. Son âme sereine et forte se trouvait légère sous le poids des sombres préoccupations qui l’assiégeaient. Il eut un mot pour chacun de ses amis. Deux d’entre eux, Jean et Pierre, surtout, furent l’objet de tendres marques d’attachement. Jean (c’est lui du moins qui l’assure) était couché sur le divan, à côté de Jésus, et sa tête reposait sur la poitrine du maître. Vers la fin du repas, le secret qui pesait sur le cœur de Jésus faillit lui échapper : « En vérité, dit-il, je vous le dis, un de vous me trahira 1076. » Ce fut pour ces hommes naïfs un moment d’angoisse ; ils se regardèrent les uns les autres, et chacun s’interrogea. Juda était présent ; peut-être Jésus, qui avait depuis quelque temps des raisons de se défier de lui, chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards ou de son maintien embarrassé l’aveu de sa faute. Mais le disciple infidèle ne perdit pas contenance ; il osa même, dit-on, demander comme les autres : « Serait-ce moi, rabbi ? »

Cependant, l’âme droite et bonne de Pierre était à la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette énigme. Jésus n’ayant que des soupçons ne voulut prononcer aucun nom ; il dit seulement à Jean de bien remarquer celui à qui il allait offrir du pain trempé. En même temps, il trempa le pain et l’offrit à Juda. Jean et Pierre seuls eurent connaissance du fait. Jésus adressa à Juda quelques paroles qui renfermaient un sanglant reproche, mais ne furent pas comprises des assistants. On crut que Jésus lui donnait des ordres pour la fête du lendemain, et il sortit 1077.

Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et à part les appréhensions dont le maître fit la confidence à ses disciples, qui ne comprirent qu’à demi, il ne s’y passa rien d’extraordinaire. Mais après la mort de Jésus, on attacha à cette soirée un sens singulièrement solennel, et l’imagination des croyants y répandit une teinte de suave mysticité. Ce qu’on se rappelle le mieux d’une personne chère, ce sont ses derniers temps. Par une illusion inévitable, on prête aux entretiens qu’on a eus alors avec elle un sens qu’ils n’ont pris que par la mort ; on rapproche en quelques heures les souvenirs de plusieurs années. La plupart des disciples ne virent plus leur maître après le souper dont nous venons de parler. Ce fut le banquet d’adieu. Dans ce repas, ainsi que dans beaucoup d’autres, Jésus pratiqua son rite mystérieux de la fraction du pain. Comme on crut de bonne heure que le repas en question eut lieu le jour de Pâque et fut le festin pascal, l’idée vint naturellement que l’institution eucharistique se fit à ce moment suprême. Partant de l’hypothèse que Jésus savait d’avance avec précision le moment de sa mort, les disciples devaient être amenés à supposer qu’il réserva pour ses dernières heures une foule d’actes importants. Comme, d’ailleurs, une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésus avait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l’ancienne Loi, la « Cène », qu’on supposait s’être passée une fois pour toutes la veille de la Passion, devint le sacrifice par excellence, l’acte constitutif de la nouvelle alliance, le signe du sang répandu pour le salut de tous 1078. Le pain et le vin, mis en rapport avec la mort elle-même, furent ainsi l’image du Testament nouveau que Jésus avait scellé de ses souffrances, la commémoration du sacrifice du Christ jusqu’à son avènement 1079.

De très bonne heure, ce mystère se fixa en un petit récit sacramentel, que nous possédons sous quatre formes 1080 très analogues entre elles. Jean, si préoccupé des idées eucharistiques 1081, qui raconte le dernier repas avec tant de prolixité, qui y rattache tant de circonstances et tant de discours 1082 ; Jean qui, seul parmi les narrateurs évangéliques, a ici la valeur d’un témoin oculaire, ne connaît pas ce récit. C’est la preuve qu’il ne regardait pas l’institution de l’Eucharistie comme une particularité de la Cène. Pour lui, le rite de la Cène, c’est le lavement des pieds. Il est probable que dans certaines familles chrétiennes primitives, ce dernier rite obtint une importance qu’il perdit depuis 1083. Sans doute Jésus, dans quelques circonstances, l’avait pratiqué pour donner à ses disciples une leçon d’humilité fraternelle. On le rapporta à la veille de sa mort, par suite de la tendance que l’on eut à grouper autour de la Cène toutes les grandes recommandations morales et rituelles de Jésus.

Un haut sentiment d’amour, de concorde, de charité, de déférence mutuelle animait du reste les souvenirs qu’on croyait garder des dernières heures de Jésus 1084. C’est toujours l’unité de son Église, constituée par lui ou par son esprit, qui est l’âme des symboles et des discours que la tradition chrétienne fit remonter à ce moment sacré : « Je vous donne un commandement nouveau, disait-il : c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Le signe auquel on connaîtra que vous êtes mes disciples, sera que vous vous aimiez. Je ne vous appelle plus des serviteurs, parce que le serviteur n’est pas dans la confidence de son maître ; mais je vous appelle mes amis, parce que je vous ai communiqué tout ce que j’ai appris de mon Père. Ce que je vous ordonne, c’est de vous aimer les uns les autres 1085. » À ce dernier moment, quelques rivalités, quelques luttes de préséance se produisirent encore 1086. Jésus fit remarquer que si lui, le maître, avait été au milieu de ses disciples comme leur serviteur, à plus forte raison devaient-ils se subordonner les uns aux autres. Selon quelques-uns, en buvant le vin, il aurait dit : « Je ne goûterai plus de ce fruit de la vigne jusqu’à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père 1087. » Selon d’autres, il leur aurait promis bientôt un festin céleste, où ils seraient assis sur des trônes à ses côtés 1088.

Il semble que, vers la fin de la soirée, les pressentiments de Jésus gagnèrent les disciples. Tous sentirent qu’un grave danger menaçait le maître et qu’on touchait à une crise. Un moment Jésus songea à quelques précautions et parla d’épées. Il y en avait deux dans la compagnie. « C’est assez », dit-il 1089. Il ne donna aucune suite à cette idée ; il vit bien que de timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Céphas, plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura qu’il irait avec lui en prison et à la mort. Jésus, avec sa finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes. Selon une tradition, qui remontait probablement à Pierre lui-même, Jésus l’assigna au chant du coq 1090. Tous, comme Céphas, jurèrent qu’ils ne faibliraient pas.