Chapitre I.
L’intuition et la logique en Mathématiques.
I
Il est impossible d’étudier les Œuvres des grands mathématiciens, et même celles des petits, sans remarquer et sans distinguer deux tendances opposées, ou plutôt deux sortes d’esprits entièrement différents. Les uns sont avant tout préoccupés de la logique ; à lire leurs ouvrages, on est tenté de croire qu’ils n’ont avancé que pas à pas, avec la méthode d’un Vauban qui pousse ses travaux d’approche contre une place forte, sans rien abandonner au hasard. Les autres se laissent guider par l’intuition et font du premier coup des conquêtes rapides, mais quelquefois précaires, ainsi que de hardis cavaliers d’avant-garde.
Ce n’est pas la matière qu’ils traitent qui leur impose l’une ou l’autre méthode. Si l’on dit souvent des premiers qu’ils sont des analystes et si l’on appelle les autres géomètres, cela n’empêche pas que les uns restent analystes, même quand ils font de la Géométrie, tandis que les autres sont encore des géomètres, même s’ils s’occupent d’Analyse pure. C’est la nature même de leur esprit qui les fait logiciens ou intuitifs, et ils ne peuvent la dépouiller quand ils abordent un sujet nouveau.
Ce n’est pas non plus l’éducation qui a développé en eux l’une des deux tendances et qui a étouffé l’autre. On naît mathématicien, on ne le devient pas, et il semble aussi qu’on naît géomètre, ou qu’on naît analyste.
Je voudrais citer des exemples et certes ils ne manquent pas ; mais pour accentuer le contraste, je voudrais commencer▶ par un exemple extrême ; pardon, si je suis obligé de le chercher auprès de deux mathématiciens vivants.
M. Méray veut démontrer qu’une équation binôme a toujours une racine, ou, en termes vulgaires, qu’on peut toujours subdiviser un angle. S’il est une vérité que nous croyons connaître par intuition directe, c’est bien celle-là. Qui doutera qu’un angle peut toujours être partagé en un nombre quelconque de parties égales ? M. Méray n’en juge pas ainsi ; à ses yeux, cette proposition n’est nullement évidente et pour la démontrer, il lui faut plusieurs pages.
Voyez au contraire M. Klein : il étudie une des questions les plus abstraites de la théorie des fonctions ; il s’agit de savoir si sur une surface de Riemann donnée, il existe toujours une fonction admettant des singularités données. Que fait le célèbre géomètre allemand ? Il remplace sa surface de Riemann par une surface métallique dont la conductibilité électrique varie suivant certaines lois. Il met deux de ses points en communication avec les deux pôles d’une pile. Il faudra bien, dit-il, que le courant passe, et la façon dont ce courant sera distribué sur la surface définira une fonction dont les singularités seront précisément celles qui sont prévues par l’énoncé.
Sans doute, M. Klein sait bien qu’il n’a donné là qu’un aperçu : toujours est-il qu’il n’a pas hésité à le publier ; et il croyait probablement y trouver sinon une démonstration rigoureuse, du moins je ne sais quelle certitude morale. Un logicien aurait rejeté avec horreur une semblable conception, ou plutôt il n’aurait pas eu à la rejeter, car dans son esprit elle n’aurait jamais pu naître.
Permettez-moi encore de comparer deux hommes, qui sont l’honneur de la Science française, qui nous ont été récemment enlevés, mais qui tous deux étaient depuis longtemps entrés dans l’immortalité. Je veux parler de M. Bertrand et de M. Hermite. Ils ont été élèves de la même école et en même temps ; ils ont subi la même éducation, les mêmes influences ; et pourtant quelle divergence ; ce n’est pas seulement dans leurs écrits qu’on la voit éclater ; c’est dans leur enseignement, dans leur façon de parler, dans leur aspect même. Dans la mémoire de tous leurs élèves, ces deux physionomies se sont gravées en traits ineffaçables ; pour tous ceux qui ont eu le bonheur de suivre leurs leçons, ce souvenir est encore tout récent ; il nous est aisé de l’évoquer.
Tout en parlant, M. Bertrand est toujours en action ; tantôt il semble aux prises avec quelque ennemi extérieur, tantôt il dessine d’un geste de la main les figures qu’il étudie. Évidemment, il voit et il cherche à peindre, c’est pour cela qu’il appelle le geste à son secours. Pour M. Hermite, c’est tout le contraire ; ses yeux semblent fuir le contact du monde ; ce n’est pas au dehors, c’est au dedans qu’il cherche la vision de la vérité.
Parmi les géomètres allemands de ce siècle, deux noms surtout sont illustres ; ce sont ceux des deux savants qui ont fondé la théorie générale des fonctions, Weierstrass et Riemann. Weierstrass ramène tout à la considération des séries et à leurs transformations analytiques ; pour mieux dire, il réduit l’Analyse à une sorte de prolongement de l’Arithmétique ; on peut parcourir tous ses Livres sans y trouver une figure. Riemann, au contraire, appelle de suite la Géométrie à son secours, chacune de ses conceptions est une image que nul ne peut oublier dès qu’il en a compris le sens.
Plus récemment, Lie était un intuitif ; on aurait pu hésiter en lisant ses ouvrages, on n’hésitait plus après avoir causé avec lui ; on voyait tout de suite qu’il pensait en images. Mme Kowalevski était une logicienne.
Chez nos étudiants, nous remarquons les mêmes différences ; les uns aiment mieux traiter leurs problèmes « par l’Analyse », les autres « par la Géométrie ». Les premiers sont incapables de « voir dans l’espace », les autres se lasseraient promptement des longs calculs et s’y embrouilleraient.
Les deux sortes d’esprits sont également nécessaires aux progrès de la Science ; les logiciens, comme les intuitifs, ont fait de grandes choses que les autres n’auraient pas pu faire. Qui oserait dire s’il aimerait mieux que Weierstrass n’eût jamais écrit, ou s’il préférerait qu’il n’y eût pas eu de Riemann ? L’Analyse et la Synthèse ont donc toutes deux leur rôle légitime. Mais il est intéressant d’étudier de plus près quelle est dans l’histoire de la Science la part qui revient à l’une et à l’autre.
II
Chose curieuse ! Si nous relisons les Œuvres des anciens, nous serons tentés de les classer tous parmi les intuitifs. Et pourtant la nature est toujours la même, il est peu probable qu’elle ait ◀commencé dans ce siècle à créer des esprits amis de la logique.
Si nous pouvions nous replacer dans le courant des idées qui régnaient de leur temps, nous reconnaîtrions que beaucoup de ces vieux géomètres étaient analystes par leurs tendances. Euclide, par exemple, a élevé un échafaudage savant où ses contemporains ne pouvaient trouver de défaut. Dans celle vaste construction, dont chaque pièce, pourtant, est due à l’intuition, nous pouvons encore aujourd’hui sans trop d’efforts reconnaître l’œuvre d’un logicien.
Ce ne sont pas les esprits qui ont changé, ce sont les idées ; les esprits intuitifs sont restés les mêmes ; mais leurs lecteurs ont exigé d’eux plus de concessions.
Quelle est la raison de cette évolution ?
Il n’est pas difficile de la découvrir. L’intuition ne peut nous donner la rigueur, ni même la certitude, on s’en est aperçu de plus en plus.
Citons quelques exemples. Nous savons qu’il existe des fonctions continues dépourvues de dérivées. Rien de plus choquant pour l’intuition que cette proposition qui nous est imposée par la logique. Nos pères n’auraient pas manqué de dire : « Il est évident que toute fonction continue a une dérivée, puisque toute courbe a une tangente. »
Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? C’est que quand nous cherchons à imaginer une courbe, nous ne pouvons pas nous la représenter sans épaisseur ; de même, quand nous nous représentons une droite, nous la voyons sous la forme d’une bande rectiligne d’une certaine largeur. Nous savons bien que ces lignes n’ont pas d’épaisseur ; nous nous efforçons de les imaginer de plus en plus minces et de nous rapprocher ainsi de la limite ; nous y parvenons dans une certaine mesure, mais nous n’atteindrons jamais cette limite.
Et alors il est clair que nous pourrons toujours nous représenter ces deux rubans étroits, l’un rectiligne, l’autre curviligne, dans une position telle qu’ils empiètent légèrement l’un sur l’autre sans se traverser.
Nous serons ainsi amenés, à moins d’être avertis par une analyse rigoureuse, à conclure qu’une courbe a toujours une tangente.
Je prendrai comme second exemple le principe de Dirichlet sur lequel reposent tant de théorèmes de physique mathématique ; aujourd’hui on l’établit par des raisonnements très rigoureux mais très longs ; autrefois, au contraire, on se contentait d’une démonstration sommaire. Une certaine intégrale dépendant d’une fonction arbitraire ne peut jamais s’annuler. On en concluait qu’elle doit avoir un minimum. Le défaut de ce raisonnement nous apparaît immédiatement, parce que nous employons le terme abstrait de fonction et que nous sommes familiarisés avec toutes les singularités que peuvent présenter les fonctions quand on entend ce mot dans le sens le plus général.
Mais il n’en serait pas de même si l’on s’était servi d’images concrètes, si l’on avait, par exemple, considéré cette fonction comme un potentiel électrique ; on aurait pu croire légitime d’affirmer que l’équilibre électrostatique peut être atteint. Peut-être cependant une comparaison physique aurait éveillé quelques vagues défiances. Mais si l’on avait pris soin de traduire le raisonnement dans le langage de la Géométrie, intermédiaire entre celui de l’Analyse et celui de la Physique, ces défiances ne se seraient sans doute pas produites, et peut-être pourrait-on ainsi, même aujourd’hui, tromper encore bien des lecteurs non prévenus.
L’intuition ne nous donne donc pas la certitude. Voilà pourquoi l’évolution devait se faire ; voyons maintenant comment elle s’est faite.
On n’a pas tardé à s’apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s’introduire dans les raisonnements, si on ne la faisait entrer d’abord dans les définitions.
Longtemps les objets dont s’occupent les mathématiciens étaient pour la plupart mal définis ; on croyait les connaître, parce qu’on se les représentait avec les sens ou l’imagination ; mais on n’en avait qu’une image grossière et non une idée précise sur laquelle le raisonnement pût avoir prise.
C’est là d’abord que les logiciens ont dû porter leurs efforts.
Ainsi pour le nombre incommensurable.
L’idée vague de continuité, que nous devions à l’intuition, s’est résolue en un système compliqué d’inégalités portant sur des nombres entiers.
Par là, les difficultés provenant des passages à la limite, ou de la considération des infiniment petits, se sont trouvées définitivement éclaircies.
Il ne reste plus aujourd’hui en Analyse que des nombres entiers ou des systèmes finis ou infinis de nombres entiers, reliés entre eux par un réseau de relations d’égalité ou d’inégalité.
Les Mathématiques, comme on l’a dit, se sont arithmétisées.
III
Une première question se pose. Cette évolution est-elle terminée ?
Avons-nous atteint enfin la rigueur absolue ? À chaque stade de l’évolution nos pères croyaient aussi l’avoir atteinte. S’ils se trompaient, ne nous trompons-nous pas comme eux ?
Nous croyons dans nos raisonnements ne plus faire appel à l’intuition ; les philosophes nous diront que c’est là une illusion. La logique toute pure ne nous mènerait jamais qu’à des tautologies ; elle ne pourrait créer du nouveau ; ce n’est pas d’elle toute seule qu’aucune science peut sortir.
Ces philosophes ont raison dans un sens ; pour faire l’Arithmétique, comme pour faire la Géométrie, ou pour faire une science quelconque, il faut autre chose que la logique pure. Cette autre chose, nous n’avons pour la désigner d’autre mot que celui d’intuition. Mais combien d’idées différentes se cachent sous ces mêmes mots ?
Comparons ces quatre axiomes :
1° Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles ;
2° Si un théorème est vrai du nombre 1 et si l’on démontre qu’il est vrai de n + 1, pourvu qu’il le soit de n, il sera vrai de tous les nombres entiers ;
3° Si sur une droite le point C est entre A et B et le point D entre A et G, le point D sera entre A et B ;
3° Par un point on ne peut mener qu’une parallèle à une droite.
Tous quatre doivent être attribués à l’intuition, et cependant le premier est l’énoncé d’une des règles de la logique formelle ; le second est un véritable jugement synthétique a priori, c’est le fondement de l’induction mathématique rigoureuse ; le troisième est un appel à l’imagination ; le quatrième est une définition déguisée.
L’intuition n’est pas forcément fondée sur le témoignage des sens ; les sens deviendraient bientôt impuissants ; nous ne pouvons, par exemple, nous représenter le chilogone, et cependant nous raisonnons par intuition sur les polygones en général, qui comprennent le chilogone comme cas particulier.
Vous savez ce que Poncelet entendait par le principe de continuité. Ce qui est vrai d’une quantité réelle, disait Poncelet, doit l’être d’une quantité imaginaire ; ce qui est vrai de l’hyperbole dont les asymptotes sont réelles, doit donc être vrai de l’ellipse dont les asymptotes sont imaginaires. Poncelet était l’un des esprits les plus intuitifs de ce siècle ; il l’était avec passion, presque avec ostentation ; il regardait le principe de continuité comme une de ses conceptions les plus hardies, et cependant ce principe ne reposait pas sur le témoignage des sens ; c’était plutôt contredire ce témoignage que d’assimiler l’hyperbole à l’ellipse. Il n’y avait là qu’une sorte de généralisation hâtive et instinctive que je ne veux d’ailleurs pas défendre.
Nous avons donc plusieurs sortes d’intuitions ; d’abord, l’appel aux sens et à l’imagination ; ensuite, la généralisation par induction, calquée, pour ainsi dire, sur les procédés des sciences expérimentales ; nous avons enfin l’intuition du nombre pur, celle d’où est sorti le second des axiomes que j’énonçais tout à l’heure et qui peut engendrer le véritable raisonnement mathématique.
Les deux premières ne peuvent nous donner la certitude, je l’ai montré plus haut par des exemples ; mais qui doutera sérieusement de la troisième, qui doutera de l’Arithmétique ?
Or, dans l’Analyse d’aujourd’hui, quand on veut se donner la peine d’être rigoureux, il n’y a plus que des syllogismes ou des appels à cette intuition du nombre pur, la seule qui ne puisse nous tromper. On peut dire qu’aujourd’hui la rigueur absolue est atteinte.
IV
Les philosophes font encore une autre objection : « Ce que vous gagnez en rigueur, disent-ils, vous le perdez en objectivité. Vous ne pouvez vous élever vers votre idéal logique qu’en coupant les liens qui vous rattachent à la réalité. Votre Science est impeccable, mais elle ne peut le rester qu’en s’enfermant dans une tour d’ivoire et en s’interdisant tout rapport avec le monde extérieur. Il faudra bien qu’elle en sorte dès qu’elle voudra tenter la moindre application. »
Je veux démontrer, par exemple, que telle propriété appartient à tel objet dont la notion me semble d’abord indéfinissable, parce qu’elle est intuitive. J’échoue d’abord ou je dois me contenter de démonstrations par à peu près ; je me décide enfin à donner à mon objet une définition précise, ce qui me permet d’établir cette propriété d’une manière irréprochable.
« Et après ? disent les philosophes, il reste encore à montrer que l’objet qui répond à cette définition est bien le même que l’intuition vous a fait connaître ; ou bien encore que tel objet réel et concret dont vous croyiez reconnaître immédiatement la conformité avec votre idée intuitive, répond bien à votre définition nouvelle. C’est alors seulement que vous pourrez affirmer qu’il jouit de la propriété en question. Vous n’avez fait que déplacer la difficulté. »
Cela n’est pas exact ; on n’a pas déplacé la difficulté, on l’a divisée. La proposition qu’il s’agissait d’établir se composait en réalité de deux vérités différentes, mais que l’on n’avait pas distinguées tout d’abord. La première était une vérité mathématique et elle est maintenant rigoureusement établie. La seconde était une vérité expérimentale. L’expérience seule peut nous apprendre que tel objet réel et concret répond ou ne répond pas à telle définition abstraite. Cette seconde vérité n’est pas démontrée mathématiquement, mais elle ne peut pas l’être, pas plus que ne peuvent l’être les lois empiriques des Sciences physiques et naturelles. Il serait déraisonnable de demander davantage.
Eh bien ! n’est-ce pas un grand progrès d’avoir distingué ce qu’on avait longtemps confondu à tort ?
Est-ce à dire qu’il n’y a rien à retenir de cette objection des philosophes ? Ce n’est pas cela que je veux dire ; en devenant rigoureuse, la Science mathématique prend un caractère artificiel qui frappera tout le monde ; elle oublie ses origines historiques ; on voit comment les questions peuvent se résoudre, on ne voit plus comment et pourquoi elles se posent.
Cela nous montre que la logique ne suffît pas ; que la Science de la démonstration n’est pas la Science tout entière et que l’intuition doit conserver son rôle comme complément, j’allais dire comme contrepoids ou comme contrepoison de la logique.
J’ai déjà eu l’occasion d’insister sur la place que doit garder l’intuition dans l’enseignement des Sciences mathématiques. Sans elle, les jeunes esprits ne sauraient s’initier à l’intelligence des Mathématiques ; ils n’apprendraient pas à les aimer et n’y verraient qu’une vaine logomachie ; sans elle surtout, ils ne deviendraient jamais capables de les appliquer.
Mais aujourd’hui, c’est avant tout du rôle de l’intuition dans la Science elle-même que je voudrais parler. Si elle est utile à l’étudiant, elle l’est plus encore au savant créateur.
V
Nous cherchons la réalité, mais qu’est-ce que la réalité ?
Les physiologistes nous apprennent que les organismes sont formés de cellules ; les chimistes ajoutent que les cellules elles-mêmes sont formées d’atomes. Cela veut-il dire que ces atomes ou que ces cellules constituent la réalité, ou du moins la seule réalité ? La façon dont ces cellules sont agencées et d’où résulte l’unité de l’individu, n’est-elle pas aussi une réalité, beaucoup plus intéressante que celle des éléments isolés, et un naturaliste, qui n’aurait jamais étudié l’éléphant qu’au microscope, croirait-il connaître suffisamment cet animal ?
Eh bien ! en Mathématiques, il y a quelque chose d’analogue. Le logicien décompose pour ainsi dire chaque démonstration en un très grand nombre d’opérations élémentaires ; quand on aura examiné ces opérations les unes après les autres et qu’on aura constaté que chacune d’elles est correcte, croira-t-on avoir compris le véritable sens de la démonstration ? L’aura-t-on compris même quand, par un effort de mémoire, on sera devenu capable de répéter cette démonstration en reproduisant toutes ces opérations élémentaires dans l’ordre même où les avait rangées l’inventeur ?
Évidemment non, nous ne posséderons pas encore la réalité tout entière, ce je ne sais quoi qui fait l’unité de la démonstration nous échappera complètement.
L’Analyse pure met à notre disposition une foule de procédés dont elle nous garantit l’infaillibilité ; elle nous ouvre mille chemins différents où nous pouvons nous engager en toute confiance ; nous sommes assurés de n’y pas rencontrer d’obstacles ; mais, de tous ces chemins, quel est celui qui nous mènera le plus promptement au but ? Qui nous dira lequel il faut choisir ? Il nous faut une faculté qui nous fasse voir le but de loin, et, cette faculté, c’est l’intuition. Elle est nécessaire à l’explorateur pour choisir sa route, elle ne l’est pas moins à celui qui marche sur ses traces et qui veut savoir pourquoi il l’a choisie.
Si vous assistez à une partie d’échecs, il ne vous suffira pas, pour comprendre la partie, de savoir les règles de la marche des pièces. Cela vous permettrait seulement de reconnaître que chaque coup a été joué conformément à ces règles et cet avantage aurait vraiment bien peu de prix. C’est pourtant ce que ferait le lecteur d’un livre de Mathématiques, s’il n’était que logicien. Comprendre la partie, c’est tout autre chose ; c’est savoir pourquoi le joueur avance telle pièce plutôt que telle autre qu’il aurait pu faire mouvoir sans violer les règles du jeu. C’est apercevoir la raison intime qui fait de cette série de coups successifs une sorte de tout organisé. À plus forte raison, cette faculté est-elle nécessaire au joueur lui-même, c’est-à-dire à l’inventeur.
Laissons là cette comparaison et revenons aux Mathématiques.
Voyons ce qui est arrivé, par exemple pour l’idée de fonction continue. Au début, ce n’était qu’une image sensible, par exemple, celle d’un trait continu tracé à la craie sur un tableau noir. Puis elle s’est épurée peu à peu, bientôt on s’en est servi pour construire un système compliqué d’inégalités, qui reproduisait pour ainsi dire toutes les lignes de l’image primitive ; quand cette construction a été terminée, on a décintré, pour ainsi dire, on a rejeté cette représentation grossière qui lui avait momentanément servi d’appui et qui était désormais inutile ; il n’est plus resté que la construction elle-même, irréprochable aux yeux du logicien. Et cependant si l’image primitive avait totalement disparu de notre souvenir, comment devinerions-nous par quel caprice toutes ces inégalités se sont échafaudées de cette façon les unes sur les autres ?
Vous trouverez peut-être que j’abuse des comparaisons ; passez-m’en cependant encore une. Vous avez vu sans doute ces assemblages délicats d’aiguilles siliceuses qui forment le squelette de certaines éponges. Quand la matière organique a disparu, il ne reste qu’une frêle et élégante dentelle. Il n’y a là, il est vrai, que de la silice, mais, ce qui est intéressant, c’est la forme qu’a prise cette silice, et nous ne pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas l’éponge vivante qui lui a précisément imprimé cette forme. C’est ainsi que les anciennes notions intuitives de nos pères, même lorsque nous les avons abandonnées, impriment encore leur forme aux échafaudages logiques que nous avons mis à leur place.
Cette vue d’ensemble est nécessaire à l’inventeur ; elle est nécessaire également à celui qui veut réellement comprendre l’inventeur ; la logique peut-elle nous la donner ? Non ; le nom que lui donnent les mathématiciens suffirait pour le prouver. En Mathématiques, la logique s’appelle Analyse et analyse veut dire division, dissection. Elle ne peut donc avoir d’autre outil que le scalpel et le microscope.
Ainsi, la logique et l’intuition ont chacune leur rôle nécessaire. Toutes deux sont indispensables. La logique qui peut seule donner la certitude est l’instrument de la démonstration : l’intuition est l’instrument de l’invention.
VI
Mais, au moment de formuler cette conclusion, je suis pris d’un scrupule.
Au début, j’ai distingué deux sortes d’esprits mathématiques, les uns logiciens et analystes, les autres intuitifs et géomètres. Eh bien, les analystes aussi ont été des inventeurs. Les noms que j’ai cités tout à l’heure me dispensent d’insister.
Il y a là une contradiction au moins apparente qu’il est nécessaire d’expliquer.
Croit-on d’abord que ces logiciens ont toujours procédé du général au particulier, comme les règles de la logique formelle semblaient les y obliger ? Ce n’est pas ainsi qu’ils auraient pu étendre les frontières de la Science ; on ne peut faire de conquête scientifique que par la généralisation.
Dans un des chapitres de Science et Hypothèse, j’ai eu l’occasion d’étudier la nature du raisonnement mathématique et j’ai montré comment ce raisonnement, sans cesser d’être absolument rigoureux, pouvait nous élever du particulier au général par un procédé que j’ai appelé l’induction mathématique.
C’est par ce procédé que les analystes ont fait progresser la Science et si l’on examine le détail même de leurs démonstrations, on l’y retrouvera à chaque instant à côté du syllogisme classique d’Aristote.
Nous voyons donc déjà que les analystes ne sont pas simplement des faiseurs de syllogismes à la façon des scolastiques.
Croira-t-on, d’autre part, qu’ils ont toujours marché pas à pas sans avoir la vision du but qu’ils voulaient atteindre ? Il a bien fallu qu’ils devinassent le chemin qui y conduisait, et pour cela ils ont eu besoin d’un guide.
Ce guide, c’est d’abord l’analogie.
Par exemple, un des raisonnements chers aux analystes est celui qui est fondé sur l’emploi des fonctions majorantes. On sait qu’il a déjà servi à résoudre une foule de problèmes ; en quoi consiste alors le rôle de l’inventeur qui veut l’appliquer à un problème nouveau ? Il faut d’abord qu’il reconnaisse l’analogie de cette question avec celles qui ont déjà été résolues par cette méthode ; il faut ensuite qu’il aperçoive en quoi cette nouvelle question diffère des autres, et qu’il en déduise les modifications qu’il est nécessaire d’apporter à la méthode.
Mais comment aperçoit-on ces analogies et ces différences ?
Dans l’exemple que je viens de citer, elles sont presque toujours évidentes, mais j’aurais pu en trouver d’autres où elles auraient été beaucoup plus cachées ; souvent il faut pour les découvrir une perspicacité peu commune.
Les analystes, pour ne pas laisser échapper ces analogies cachées, c’est-à-dire pour pouvoir être inventeurs, doivent, sans le secours des sens et de l’imagination, avoir le sentiment direct de ce qui fait l’unité d’un raisonnement, de ce qui en fait pour ainsi dire l’âme et la vie intime.
Quand on causait avec M. Hermite ; jamais il n’évoquait une image sensible, et pourtant vous vous aperceviez bientôt que les entités les plus abstraites étaient pour lui comme des êtres vivants. Il ne les voyait pas, mais il sentait qu’elles ne sont pas un assemblage artificiel, et qu’elles ont je ne sais quel principe d’unité interne.
Mais, dira-t-on, c’est là encore de l’intuition. Conclurons-nous que la distinction faite au début n’était qu’une apparence, qu’il n’y a qu’une sorte d’esprits et que tous les mathématiciens sont des intuitifs, du moins ceux qui sont capables d’inventer ?
Non, notre distinction correspond à quelque chose de réel. J’ai dit plus haut qu’il y a plusieurs espèces d’intuition. J’ai dit combien l’intuition du nombre pur, celle d’où peut sortir l’induction mathématique rigoureuse, diffère de l’intuition sensible dont l’imagination proprement dite fait tous les frais.
L’abîme qui les sépare est-il moins profond qu’il ne paraît d’abord ? Reconnaîtrait-on avec un peu d’attention que cette intuition pure elle-même ne saurait se passer du secours des sens ? C’est là l’affaire du psychologue et du métaphysicien et je ne discuterai pas cette question.
Mais il suffit que la chose soit douteuse pour que je sois en droit de reconnaître et d’affirmer une divergence essentielle entre les deux sortes d’intuition ; elles n’ont pas le même objet et semblent mettre en jeu deux facultés différentes de notre âme ; on dirait de deux projecteurs braqués sur deux mondes étrangers l’un à l’autre.
C’est l’intuition du nombre pur, celle des formes logiques pures qui éclaire et dirige ceux que nous avons appelés analystes.
C’est elle qui leur permet non seulement de démontrer, mais encore d’inventer. C’est par elle qu’ils aperçoivent d’un coup d’œil le plan général d’un édifice logique, et cela sans que les sens paraissent intervenir.
En rejetant le secours de l’imagination, qui, nous l’avons vu, n’est pas toujours infaillible, ils peuvent avancer sans crainte de se tromper. Heureux donc ceux qui peuvent se passer de cet appui ! Nous devons les admirer, mais combien ils sont rares !
Pour les analystes, il y aura donc des inventeurs, mais il y en aura peu.
La plupart d’entre nous, s’ils voulaient voir de loin par la seule intuition pure, se sentiraient bientôt pris de vertige. Leur faiblesse a besoin d’un bâton plus solide et, malgré les exceptions dont nous venons de parler, il n’en est pas moins vrai que l’intuition sensible est en Mathématiques l’instrument le plus ordinaire de l’invention. À propos des dernières réflexions que je viens de faire, une question se pose que je n’ai le temps, ni de résoudre, ni même d’énoncer avec les développements qu’elle comporterait.
Y a-t-il lieu de faire une nouvelle coupure et de distinguer parmi les analystes ceux qui se servent surtout de cette intuition pure ou ceux qui se préoccupent d’abord de la logique formelle ?
M. Hermite, par exemple, que je citais tout à l’heure, ne peut être classé parmi les géomètres qui font usage de l’intuition sensible ; mais il n’est pas non plus un logicien proprement dit. Il ne cache pas sa répulsion pour les procédés purement déductifs qui partent du général pour aller au particulier.