I
« C’eut été un homme très sage, s’il n’eût eu la folie de la raison. »
J.-J. Rousseau
Le volume d’œuvres inédites de Jean-Jacques Rousseau, que j’examinais dernièrement, contient quelques pensées et notes sur l’abbé de Saint-Pierre, dont Rousseau avait eu en effet les manuscrits sous les yeux et avait essayé de raviver les écrits morts en naissant. Le caractère et les ouvrages de ce respectable abbé ont été, dans les derniers temps, l’objet d’études approfondies qui, en l’exagérant un peu, le font très bien connaître, M. de Molinari, au point de vue des économistes, nous l’a présenté par extraits, par citations resserrées et abrégées, seule manière dont l’abbé de Saint-Pierre soit lisible, et il l’a justement rapproché de son futur parent dans l’ordre des esprits, le philosophe utilitaire Bentham. M. Édouard Goumy, dans une thèse complète et fort spirituelle, soutenue à la Faculté des lettres et devenue presque un volume, a tracé de l’homme et du philosophe un portrait qui ne paraît nullement flatté, et il a porté des jugements qui s’appuient sur l’analyse détaillée des œuvres. Je trouve dans ces estimables travaux tout ce qu’on peut désirer de savoir sur l’abbé de Saint-Pierre, hormis un point très essentiel sur lequel on n’a peut-être pas assez insisté. J’aurai assez d’occasions, chemin faisant, de marquer ce point sans l’annoncer à l’avance ; les lecteurs français sont d’eux-mêmes assez éveillés là-dessus.
L’abbé de Saint-Pierre ne me paraît point tout à fait, comme à M. Goumy, une personnification du xviiie siècle, « une image fidèle en qui son siècle se reconnut et s’aima ». Il appartient proprement au xviie siècle et à la transition de cette époque à la suivante. Le règne de Louis XIV avait trop duré : la dernière partie de ce règne produisit un bon nombre d’esprits, très sensibles aux défauts, aux abus et aux excès d’un si long régime, qui passèrent à une politique tout opposée et rêvèrent une amélioration sociale moyennant la paix, par de bonnes lois, par des réformes dans l’État et par toutes sortes de procédés et d’ingrédients philantrophiques.
Catinat, Vauban, Bois-Guilbert, Fénelon, jusqu’à un certain point Saint-Simon, Boulainvilliers, le duc de Chevreuse dans les entours du duc de Bourgogne, étaient de ces esprits réformateurs plus ou moins chimériques et systématiques, ou positifs et applicables.
Il y en avait, dans le nombre, qui étaient réformateurs en arrière, aspirant à rétrograder vers je ne sais quelle constitution antérieure, vers je ne sais quel régime féodal-libéral qu’ils se figuraient dans le passé. — Un projet de gouvernement, rédigé par Saint-Simon à l’intention du duc de Bourgogne et récemment publié par M. Ménard, nous livre le secret de leurs cœurs, la nature et la forme de leurs espérances.
Il y en avait qui étaient réformateurs en avant et par les moyens propres aux sociétés modernes, discussion, liberté d’examen, suffrage éclairé, lumières graduées et intérêt bien entendu, progrès dans l’égalité, le bien-être et la morale civile. L’abbé de Saint-Pierre, jusque dans ses utopies, était de ces derniers. Il me représente quelque chose comme MM. Comte et Dunoyer à la fin de l’Empire, avec cette différence qu’il ne réussit jamais à prendre sur aucune classe du public ; cela tenait à sa forme et à son mode d’exposition ; mais, comme eux, il ne voyait exclusivement qu’un côté de la question : en revanche, il le voyait à perte de vue et dans toute sa longueur.
Il se produisit, à ce moment, un phénomène assez singulier : sur la fin et comme à l’arrière-saison d’un siècle si riche par l’ensemble et la réunion des plus belles facultés de l’esprit et de l’imagination, on vit paraître plusieurs hommes distingués, et quelques-uns même éminents par certaines parties de l’intelligence, mais notablement privés et dénués d’autres facultés qui se groupent d’ordinaire pour composer le faisceau de l’âme humaine : — Fontenelle en tête, le premier de tous, une intelligence du premier ordre, mais absolument dénué de sensibilité ; La Motte, l’abbé Terrasson, qui l’un et l’autre, avec l’esprit très perspicace sur bien des points, raisonnaient tout à côté comme s’ils étaient privés de la vue ou du goût, de l’un des sens qui avertissent. Cela les menait plus aisément à bien des hardiesses. Entre ces esprits de nouvelle portée et que la nature, comme en réaction elle-même contre les formes précédentes, tentait de façonner sur un autre moule, l’abbé de Saint-Pierre n’est pas le moins remarquable ni le moins curieux à observer, par l’insistance et l’opiniâtreté de sa vocation dans sa ligne unique, par ses absences et ses lacunes sur tout le reste. Certainement cet excellent homme, content de son lot entre tous, s’estimait exempt plutôt que privé de ce qu’il n’avait pas.
C’était un original de première force. D’Alembert nous l’a peint au naturel et avec finesse dans un agréable éloge lu à l’Académie française en février 1775, et qui a fourni le premier fonds de toutes les biographies. Né en 1658 au château de Saint-Pierre en Basse-Normandie, cadet d’une noble maison, Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (Irénée, c’est-à-dire pacifique, il y a de ces heureux hasards de noms) ne dut faire ses premières études dites classiques, ses humanités, que faiblement et sans zèle ; pas la plus petite fleur, pas le plus léger parfum de l’Antiquité ne passa en lui. Il fut pris, à dix-sept ans, de ce que son compatriote Segrais appelait la petite vérole de l’esprit, c’est-à-dire qu’il voulut se faire religieux ; par bonheur pour ses lecteurs futurs et pour le bien du genre humain (c’est lui-même qui nous le dit aussi naïvement qu’il le pense), on le jugea trop faible de santé pour soutenir les exercices du chœur, et sa fièvre de vocation eut le temps de se dissiper. Il en fut donc quitte pour une petite vérole volante, et n’en resta point gravé, c’est encore lui qui nous le dit. Quant à son engagement ecclésiastique pur et simple, il ne paraît point s’en être préoccupé à aucun moment comme d’un obstacle, et il sut en effet interpréter sa profession de telle sorte qu’elle ne le gêna en rien.
Il n’avait eu de goût, dans ses études, que pour la philosophie, et dans la philosophie d’abord que pour la physique, qui y était alors comprise. Je disais tout à l’heure que la nature semblait s’essayer, dans cette dernière moitié du règne de Louis XIV, à façonner des cerveaux un peu différents de ce qu’ils avaient été dans la première : il faut ajouter qu’elle y était fort aidée par ce grand auxiliaire et coopérateur nommé Descartes, qui était venu changer ou tout au tout la méthode de raisonner. Quelques esprits prirent cette méthode au pied de la lettre et se mirent à la pratiquer, à l’appliquer en toute rigueur, ayant fait maison nette et table rase pour commencer▶ ; cela menait droit et loin. Tant que d’autres esprits puissants et vigoureux, mais déjà en partie formés, imbus d’une forte éducation antérieure, nourris de la tradition et de la moelle des siècles passés, avaient pris du cartésianisme avec sobriété, à petites doses, en le combinant avec les autres éléments reçus, on n’avait eu que de ces résultats moyens, agréables, sans paradoxe, sans scandale, tels qu’on les rencontre chez Arnauld, chez Bossuet, chez Despréaux, chez La Bruyère ; mais quand le cartésianisme, je veux dire la méthode cartésienne, toute autorité étant mise de côté, présida dès l’origne à la formation et à la direction entière d’un esprit, on fut étonné du chemin qu’elle faisait faire en peu de temps sur toutes les routes. Le monde pensant vit se lever de toutes parts de nouveaux horizons, et l’on découvrit de nouvelles terres.
L’abbé de Saint-Pierre s’était fort lié, dans son cours de philosophie au collège des jésuites de Caen, avec un de ses jeunes compatriotes, Varignon, qui allait s’illustrer dans la géométrie et qu’Euclide conduisit directement à Descartes. Varignon était pauvre, l’abbé de Saint-Pierre n’était pas riche ; il n’avait que 1800 livres de rentes. Mais la mort de ses parents le laissant maître de suivre ses goûts, « et persuadé, nous dit Fontenelle, qu’il n’y avait pas de meilleur séjour que Paris pour des philosophes raisonnables », il y vint habiter et se logea au faubourg Saint-Jacques, dans ce qu’il appelait sa cabane, avec son ami Varignon, à qui il constitua une rente de 300 livres par contrat, pour qu’il fût bien établi que des deux amis l’un ne dépendait pas de l’autre. Cet arrangement fait, il se mit à profiter de toutes les ressources que fournissait ce savant quartier pour l’étude et l’instruction dans toutes ses branches :
Mes études du collège étant achevées, j’eus le bonheur, dit-il, de passer trois ou quatre années à l’étude de la physique. J’allais au cours d’anatomie de feu M. du Verney ; j’allais au cours de chimie de feu M. Lémery ; j’allais à diverses conférences de physique chez M. de Launai, chez M. l’abbé Bourdelot et chez d’autres. Je lisais les meilleurs ouvrages. J’allais consulter le feu père Malebranche, et lui faire des objections sur quelques endroits de ses ouvrages. J’avais des camarades avec lesquels je discutais souvent à la promenade, sur ces matières.
Ces camarades, qu’il ne nomme pas, outre Varignon, l’ardent géomètre, c’était quelquefois l’abbé de Vertot, Normand aussi et d’une imagination vive, qui venait les visiter et loger sous leur toit ; c’était ce penseur fin et neuf, et alors très hardi, Fontenelle :
J’étais leur compatriote, nous dit celui-ci, et j’allais les voir assez souvent, et quelquefois passer deux ou trois jours avec eux : il y avait encore de la place pour un survenant… Nous nous rassemblions avec un extrême plaisir, jeunes, pleins de la première ardeur du savoir, fort unis et, ce que nous ne comptions peut-être pas alors pour un assez grand bien, peu connus. Nous parlions, à nous quatre, une bonne partie des différentes langues de l’empire des lettres, et tous les sujets de cette petite société se sont dispersés de là dans toutes les Académies.
Que d’idées devaient en effet s’essayer, s’agiter dans ce jeune monde, et de celles qu’on n’est pas accoutumé à attribuer au xviie siècle !
Vers cette date de 1686, quand on parlait des réunions du faubourg Saint-Jacques, on pensait généralement à Messieurs de Port-Royal, dont les derniers débris s’y rassemblaient avec mystère ; on était disposé à se les exagérer, soit qu’on les admirât ou qu’on les craignît ; on ne se doutait pas qu’il y avait là, tout près d’eux, quatre ou cinq jeunes gens encore ignorés, à la veille de se produire, animés de l’esprit le moins théologique, et qui feraient faire aux idées et aux sciences bien plus de chemin désormais que tous ces jansénistes dont les coups étaient depuis longtemps portés, qui avaient vidé leur carquois depuis Pascal, et qui finissaient de vider leur sac avec Arnauld. Ainsi de tout temps : à côté et au-dessous des réputations établies et qui font illusion au gros du monde en se prolongeant, il y a les jeunes groupes fervents et féconds, les cénacles cachés qui seront le règne et la pensée du lendemain.
L’abbé de Saint-Pierre, qui devait contribuer à ce lendemain par la pensée sans participer au règne ni à l’honneur, parcourut en quelques années des ordres très divers de connaissances, et porta dans toutes l’esprit qui le caractérisait, une analyse subtile, une recherche extrême de précision, une patience et une lenteur ingénieuses et encore plus minutieuses à discuter tout. Il y portait à la fois un sentiment dont plus d’un se targue en paroles, mais qui, sincère chez lui et profond, était de plus constant et fixe jusqu’à la manie, le désir d’en faire profiter les autres et d’être utile au public. Après trois ou quatre ans donnés à la physique, à laquelle il eût été propre peut-être plus qu’à aucun autre objet, désirant surtout faire servir ses progrès personnels au bonheur des hommes, il suivit l’exemple de Pascal et de Socrate, il passa à l’étude de la morale ; et comme celle-ci ne trouve guère son application en grand et son développement qu’à l’aide des lois et des institutions civiles, il fut conduit nécessairement à s’occuper de politique : car nul esprit n’était plus docile que le sien à mettre en pratique et à suivre jusqu’au bout la série de conséquences qui s’offraient comme justes. Au fur et à mesure qu’il s’appliquait à un sujet, selon sa méthode d’examen étrangère à toute considération historique, il était frappé de ce que les idées, les plus raisonnables selon lui, étaient le moins en usage, et que, sur chaque point, le genre humain semblait encore dans l’enfance. Il était persuadé, comme Fontenelle, qu’avant Descartes on ne raisonnait presque point avec solidité ni avec justesse dans les matières qui n’étaient point du ressort de la géométrie : « Avant lui, le sens de la démonstration, le sens de la conséquence juste, ce sens qui met une si grande différence entre homme d’esprit et homme d’esprit, ce sens si précieux n’était presque point exercé ailleurs que dans la géométrie… Nous avions quantité d’orateurs et d’agréables discoureurs ; nous n’avions point de solides démontreurs. » Trop souvent on confondait la certitude qui vient de l’évidence véritable avec celle que l’on tirait des habitudes de l’éducation et des préjugés de l’enfance ou de l’opinion du grand nombre. Nous marchions en aveugles, appuyés les uns sur les autres. Au lieu d’avancer sur une ligne droite, nous tournions dans les mêmes cercles, et encore dans des cercles très étroits. « Il y a plus : c’est que, faute d’un certain sens spirituel nécessaire pour discerner par nous-mêmes la vérité, nous étions réduits à nous citer les uns les autres, et à citer même des anciens de deux mille ans, nous qui, aidés de leurs lumières et des lumières de soixantes générations, devions avoir incomparablement plus de lumières et de connaissances que ces anciens qui vivaient dans l’enfance de la raison humaine… »
Nous touchons ici à une idée essentielle de l’abbé de Saint-Pierre, c’est que le monde intellectuel ne date que d’hier, que les hommes sont dans l’enfance de l’esprit et de la raison, que l’humanité n’a guère que sept ans et demi, l’âge à peine de la raison commençante45. Rousseau, dans les quelques notes qu’on a de lui sur le digne abbé, nous donne là-dessus d’agréables témoignages :
L’abbé de Saint-Pierre disait qu’en France tout le monde était enfant. M. de Fontenelle lui demandait : « Quel âge me donnez-vous ? » — « Dix ans. » — Fontenelle n’était à ses yeux que l’enfant le plus sage, un enfant un peu plus avancé que les autres.
Cette similitude du Français et de l’enfant, qui ne se bornait pas à un simple aperçu comme en ont les gens d’esprit, mais qui était l’idée favorite de l’abbé, revient continuellement dans ces notes de Rousseau :
« Il était mal reçu des ministres et, sans vouloir s’apercevoir de leur mauvais accueil, il allait toujours à ses fins ; c’est alors surtout qu’il avait besoin de se souvenir qu’il parlait à des enfants très fiers de jouer avec de grandes poupées. » — « En s’adressant aux princes, il ne devait pas ignorer qu’il parlait à des enfants beaucoup plus enfants que les autres, et il ne laissait pas de leur parler raison, comme à des sages. » Rousseau, à qui tant de gens feront la leçon pour sa politique trop logique et ses théories toutes rationnelles, sent très bien le défaut de l’abbé de Saint-Pierre et insiste sur la plus frappante de ses inconséquences : « Les hommes, disait l’abbé, sont comme des enfants ; il faut leur répéter cent fois la même chose pour qu’ils la retiennent. » — « Mais, remarquait Rousseau, un enfant à qui on dit la même chose deux fois, bâille la seconde et n’écoute plus si on ne l’y force. Or comment force-t-on les grands enfants d’écouter, si ce n’est par le plaisir de la lecture ? L’abbé de Saint-Pierre, en négligeant de plaire aux lecteurs, allait donc contre ses principes… Son défaut était moins de nous regarder comme des enfants que de nous parler comme à des hommes. »
Que ne connaissait-il mieux les poètes ! Il aurait su, comme l’a dit l’un des plus enchanteurs, le Tasse, après Lucrèce, que le monde court avant tout là où la muse de la persuasion a versé le plus de ses douceurs, que la vérité en soi est souvent un remède amer, et qu’à l’enfant malade, c’est-à-dire à l’homme, il faut emmieller tant soit peu le bord du vase où il boira la guérison et la vie : Cosi all’ egro fanciul… Cela, je le sais, est un peu moins vrai qu’autrefois, mais cela n’a pas tout à fait cessé de l’être.
L’abbé de Saint-Pierre l’oubliait ; il ne s’était jamais brouillé avec l’agrément et le charme, par la bonne raison qu’il ne les avait jamais connus ; il faut bien lâcher le mot, il était dans une impossibilité malheureuse, — malheureuse pour lui et surtout pour les autres —, de comprendre tout ce qu’enferme de triste et de fâcheux ce mot qui est mortel au public français l’ennui.
L’abbé de Saint-Pierre avait bien quelque vague soupçon qu’il pouvait ennuyer parfois, — qu’il avait pu autrefois ennuyer ; mais il ne s’en rendait point parfaitement compte, et il se flattait de s’en être assez bien corrigé « Quand j’arrivai à Paris, disait-il, je disputais avec tout le monde ; enfin, m’étant aperçu que la raison ne ramenait personne, j’ai cessé de disputer ». Il ne disputait plus, il est vrai, mais il ne cessait de raisonner et de démontrer toujours.
Dans ces années de jeunesse et tandis qu’il occupait dans le faubourg Saint-Jacques cette petite maison de 200 livres, il allait voir les hommes célèbres par leurs écrits, il courait après eux (c’est son mot). Il se présentait lui-même naïvement, les questionnait, recueillait leurs réponses et les écrivait en rentrant chez lui. C’est ainsi qu’il a noté des souvenirs, pour nous assez curieux, d’une conversation avec Nicole, et qu’il nous a laissé un précieux témoignage de plus, en faveur du théologien radouci et de la modération finale de ses sentiments. Il allait aussi chez Mme de La Fayette et prenait goût dès lors au commerce des femmes, qui se montrent souvent plus patientes à écouter que les hommes. Il redisait à Nicole, demi-solitaire et retiré, que le monde ne laissait pas d’intéresser à distance, les nouvelles du salon de Mme de La Fayette. La curiosité lui vint, vers ce même temps, d’aller chez La Bruyère, dont Les Caractères avaient paru depuis peu et étaient le grand succès du moment ; mais là il lui arriva malheur. Il fut pris sur le fait par un observateur malin, impitoyable, qui se montra cette fois injuste, comme il le fut, et d’une manière moins pardonnable encore, dans le portrait qu’il traça de Fontenelle sous le nom de Cydias ; mais l’injustice et l’extrême sévérité n’empêchent pas un portrait d’être ressemblant : au lieu d’être peint en beau on est peint en laid, voilà tout, et chacun vous montre au doigt. La Bruyère fut surtout frappé chez le jeune abbé du manque absolu de tact, de la confiance à se mettre en avant soi et ses idées, de la distraction sur tout le reste, et de ce parfait oubli des nuances sociales. Aussi nous l’a-t-il montré dans toute la béatitude et, pour ainsi dire, dans toute la splendeur de sa naïveté. C’est au chapite « Du mérite personnel » ; le malin portrait se glissa dans la cinquième édition des Caractères, qui fut donnée en 1690 :
Je connais Mopse d’une visite qu’il m’a rendue sans me connaître. Il prie des gens, qu’il ne connaît point, de le mener chez d’autres dont il n’est pas connu : il écrit à des femmes qu’il connaît de vue : il s’insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est ; et là, sans attendre qu’on l’interroge, ni sans sentir qu’il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres, ni à soi-même : on l’ôte d’une place destinée à un ministre, il s’assied à celle du duc et pair : il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur, il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur : il n’a pas, non plus que le sot, de quoi rougir.
M. Walcknaer paraît douter si l’abbé de Saint-Pierre méritait en effet qu’on lui appliquât le portrait : c’est qu’il n’avait pas considéré de près le personnage, et dans ses écrits mêmes et dans tout ce qu’on rapporte de lui.
Oui, pour qui ne le connaissait que sur une première vue, l’abbé de Saint-Pierre était bien celui qui, se souciant le plus du bonheur des hommes en général (ce qu’on n’était pas obligé de savoir), s’inquiétait le moins de la commodité de son interlocuteur et de son plaisir.
C’est bien lui qui allait à l’objet présent de sa curiosité tout droit, sans regarder ni à droite ni à gauche, sans prêter attention aux railleries ni s’en mortifier, — avec ténacité, tranquillité, et une sorte d’effronterie naïve.
C’est bien lui qui, lorsqu’il crut devoir passer de l’étude de la morale à celle de la politique, et qu’il eut acheté pour cela une charge de Cour (celle de premier aumônier de Madame, mère du duc d’Orléans), ne considéra cette espèce de sinécure auprès d’une princesse restée à demi protestante, que comme une petite loge à un beau spectacle, comme une entrée de faveur pour approcher plus aisément ceux qui gouvernaient, et se mit à les regarder, à les étudier à bout portant, bientôt à les aborder et à les harceler de questions, en attendant qu’il les poursuivît, sous la Régence, de ses projets et de ses conseils.
C’est lui qui, un jour qu’un homme en place, excédé de son procédé, lui en faisait sentir l’inconvenance, répondait sans s’émouvoir ; « Je sais bien, monsieur, que je suis, moi, un homme fort ridicule ; mais ce que je vous dis ne laisse pas d’être fort sensé, et, si vous étiez jamais obligé d’y répondre sérieusement, soyez sûr que vous joueriez un personnage plus ridicule encore que le mien. »
C’est lui qui, s’apercevant un jour qu’il était de trop dans un cercle peu sérieux, ne se gêna pas pour dire : « Je sens que je vous ennuie, et j’en suis bien fâché ; mais moi, je m’amuse fort à vous entendre, et je vous prie de trouver bon que je reste. » Tout cela est bien de l’homme dépeint par La Bruyère dans son portrait chargé, mais reconnaissable, de celui même que le cardinal de Fleury, à son point de vue de Versailles, appellera un politique triste et désastreux ; malencontreux, du moins, et intempestif, qui avait reçu le don du contretemps comme d’autres celui de l’à-propos, et qui, lorsqu’il se doutait du léger inconvénient, prenait tout naturellement son parti de déplaire, pourvu qu’il allât à ses fins.
La Bruyère, qui jugeait ainsi l’abbé de Saint-Pierre sur l’écorce et d’après une première visite, l’eût-il jugé bien différemment s’il l’avait mieux connu ? eût-il trouvé pour l’auteur plus d’indulgence que pour le visiteur importun ? J’en doute. Il y avait antipathie entre eux : La Bruyère était philosophe, mais encore plus artiste ; l’abbé de Saint-Pierre écrivait aussi peu et aussi mal que La Bruyère écrivait bien. Nommé à l’Académie française deux ans après La Bruyère lui-même, qui avait signalé son entrée par un si neuf et si éloquent discours de réception, il en fit un des plus ordinaires ; et, comme Fontenelle, à qui il le montrait en manuscrit, lui faisait remarquer que le style en était plat : « Tant mieux, dit l’abbé, il m’en ressemblera davantage ; et c’est assez pour un honnête homme de donner deux heures de sa vie à un discours pour l’Académie. » Il était homme à répondre comme un de nos contemporains à celui qui critiquait une de ses phrases : « Ah ! je le vois, mon cher, vous avez le préjugé du style. » J’aurais aimé à savoir ce que le digne abbé pensait de La Bruyère, et s’il lui en voulut un peu. Je crois qu’il l’a entièrement passé sous silence. Mais il a écrit quelque part contre l’esprit moqueur ; n’ayant pas en lui même le sentiment du ridicule, il le désapprouvait naturellement chez les autres. En même temps que sa devise était : Paradis aux bienfaisants, il disait : Fi des médisants ! Il ne concevait rien à la raillerie, à cette offense polie, comme l’appelle Aristote. La probité était peinte sur son visage : le fin sourire de Socrate ou de Franklin faisait défaut sur ses lèvres. C’était déjà, dès sa jeunesse, la bonhomie impertubable et sereine d’un Dupont de Nemours. Toute ironie lui paraissait incompatible avec le sérieux. Ce qui lui manquait précisément, c’était le grain de malice. Il était content et le laissait voir : « J’ai du plaisir partout, disait-il, parce que j’ai l’âme saine. » Il a pourtant écrit, au sujet de la moquerie, un mot fait pour toucher, et où il ne tient qu’à nous de voir une allusion à ce portrait de Mopse : « Quel agrément dans la vie pour le bienfaisant de sentir la joie de ceux chez qui il entre ! C’est qu’ils savent qu’il ne remarquera dans leur caractère, pour en parler, que ce qu’il y a de louable. » C’est une réponse. Le cœur en trouve quelquefois de victorieuses, même contre l’esprit.