(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — [Note.] » pp. 83-84
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — [Note.] » pp. 83-84

[Note.]

Un contemporain de Montesquieu, mais qu’on ose à peine citer à son sujet, le frivole abbé de Voisenon, a pourtant sur lui quelques traits heureux et bien rendus :

Il était si bon père qu’il croyait de bonne foi que son fils valait mieux que lui. Il était ami doux et solide ; sa conversation était rompue comme ses ouvrages. Il avait de la gaieté et de la réflexion ; il savait raisonner et en même temps bien causer. Il était extrêmement distrait : il partit un jour de Fontainebleau et fit aller son carrosse devant lui, afin de le suivre à pied pendant une heure pour faire de l’exercice ; il alla jusqu’à Villejuif croyant n’être qu’à Chailly.

Et Garat, dans ses Mémoires sur la vie de Suard, a montré Montesquieu dans son domaine de La Brède, « parmi les pelouses, les fontaines et les forêts dessinées à l’anglaise, courant du matin au soir, un bonnet de coton blanc sur la tête, un long échalas de vigne sur l’épaule : ceux qui venaient lui présenter les hommages de l’Europe lui demandèrent plus d’une fois, en le tutoyant comme un vigneron, si c’était là le château de Montesquieu ». Tous les témoignages concordent. Un jeune Anglais de distinction, lord Charlemont, se trouvant à Bordeaux en compagnie d’un de ses amis, fut invité par Montesquieu à l’aller voir à La Brède, et dans son journal de voyage il a rendu compte de cette visite en ces termes :

Le premier rendez-vous d’une maîtresse chérie ne nous aurait pas tenus plus éveillés toute la nuit que ne fit cette flatteuse invitation ; et le lendemain matin nous nous mîmes en route de si bonne heure, que nous arrivâmes à sa campagne avant qu’il fût levé. Le domestique nous fit entrer dans la bibliothèque, où le premier objet qui s’offrit à notre curiosité fut un livre ouvert sur une table à laquelle il s’était probablement assis le soir précédent : la lampe éteinte était encore à côté. Impatients de connaître les lectures de nuit de ce grand philosophe, nous allâmes aussitôt au livre : c’était le volume des Œuvres d’Ovide contenant les Élégies, et ouvert à l’une des plus galantes pages de ce maître de l’amour. Nous n’étions pas revenus de notre surprise, elle augmenta encore lorsque nous vîmes entrer le président, dont l’aspect et les manières étaient tout à fait opposés à l’idée que nous nous étions faite de lui : au lieu d’un grave et austère philosophe dont la présence aurait pu intimider des enfants comme nous étions, la personne qui s’adressait à nous était un Français gai, poli, plein de vivacité, qui, après mille agréables compliments et mille remerciements pour l’honneur que nous lui faisions, désira savoir si nous ne voudrions pas déjeuner ; et comme nous nous excusions (car nous avions déjà mangé en route) : « Venez donc, nous dit-il, promenons-nous ; il fait une belle journée, et je désire vous montrer comme j’ai tâché de pratiquer ici le goût de votre pays et d’arranger mon habitation à l’anglaise. » Nous le suivîmes, et, du côté de la ferme, nous arrivâmes bientôt à la lisière d’un beau bois coupé en allées, clos de palissades, et dont l’entrée était fermée d’une barrière mobile d’environ trois pieds de haut, attachée avec un cadenas : « Venez, dit-il après avoir cherché dans sa poche ; ce n’est pas la peine d’attendre la clef ; vous pouvez, j’en suis sûr, sauter aussi bien que moi, et ce n’est pas cette barrière qui me gêne. » Ainsi disant, il courut à la barrière et sauta par-dessus le plus lestement du monde. Nous le suivîmes avec surprise, et non sans un secret plaisir de voir le philosophe si prêt à devenir notre camarade de jeux.

À Paris, lord Charlemont revit Montesquieu, et fut surtout frappé de le trouver la galanterie même auprès des dames. — Enfin, le naturaliste genevois Trembley, ayant rencontré Montesquieu en Angleterre, fut invité par lui à le visiter en France dans sa terre de La Brède. Trembley, nous dit M. Sayous à qui nous devons ce détail, comptait les trois jours qu’il avait passés avec ce grand homme excellent parmi les plus délicieux de sa vie ; c’était dans l’automne de 1752 :

Je ne puis, écrivait-il à Bonnet, vous exprimer, mon cher ami, les délices que j’ai goûtées pendant ce séjour. Que de belles, que d’agréables choses j’ai entendues ! Que penserez-vous de conversations qui commençaient à une heure après midi et qui ne finissaient qu’à onze heures du soir ? Tantôt vous auriez entendu traiter les sujets les plus relevés, et tantôt vous auriez entendu rire de grand cœur à l’occasion de quelque conte exquis. Nous avons traité quelques matières qui m’ont bien fait penser à vous. J’ai beaucoup parlé agriculture avec M. de Montesquieu. Si mademoiselle votre sœur savait comment il pense sur la vie des champs, elle serait bien glorieuse. Dans une conversation que nous avions sur ce sujet, il s’écria : O fortunatos !… Il ajouta ensuite : « J’ai souvent pensé à mettre ces paroles au frontispice de ma maison. »