Mademoiselle Aïssé60
L’imagination humaine a sa part de romanesque ; elle a besoin dans le passé de se prendre au souvenir de quelque passion célèbre ; de tout temps elle s’est complu à l’histoire, cent fois redite, d’un couple chéri, et aux destinées attendrissantes des amants. Quelques noms semés çà et là, donnés d’ordinaire par la tradition et touchés par la poésie, suffisent. Les choses politiques ont leurs révolutions et leur cours ; les guerres se succèdent, les règnes glorieux font place aux désastres ; mais, de temps à autre, là où l’on s’y attend le moins, il arrive que sur ce fond orageux, du sein du tourbillon, une blanche figure se détache et plane : c’est Françoise de Rimini qui console de l’enfer. La Renommée, ce monstre infatigable, du même vol dont elle a touché les ruines des empires, s’arrête à cette chose aimable, s’y pose un moment ; elle en revient, comme la colombe, avec le rameau.
Dans les temps modernes, si la poésie proprement dite a fait défaut à ce genre de tradition, le roman n’a pas cessé ; sous une forme ou sous une autre, certaines douces figures ont gardé le privilège de servir d’entretien aux générations et aux jeunesses successives. Que dire d’Héloïse ? qu’ajouter à ce que réveille le nom de La Vallière ? Vers 1663, il entra dans la politique de Louis XIV de secourir le Portugal contre l’Espagne, mais de le secourir indirectement ; on fournit sous main des subsides, on favorisa des levées, une foule de volontaires y coururent. Entre cette petite armée commandée par Schomberg, et la pauvre armée espagnole qui lui disputait le terrain, il y eut là, chaque été, bien des marches et des contre-marches de peu de résultat, bien des escarmouches et de petits combats, parmi lesquels, je crois, une victoire. Qui donc s’en soucie aujourd’hui ? Mais le lecteur curieux, qui ne veut que son charme, ne peut s’empêcher de dire que tout cela a été bon puisque les Lettres de la Religieuse portugaise en devaient naître.
La tendre anecdote que nous avons à rappeler n’a pas eu la même célébrité ni le même éclat ; elle conserve pourtant sa gracieuse lueur, et ses pages touchantes ont mérité de survivre. À l’époque la moins poétique et la moins idéale du monde, sous la Régence et dans les années qui ont suivi, Mlle Aïssé offre l’image inattendue d’un sentiment fidèle, délicat, naïf et discret, d’un repentir sincère et d’une innocence en quelque sorte retrouvée. Entre ces deux romans si dissemblables, si comparables en plus d’un trait, qui marquent les deux extrémités du siècle, Manon Lescaut, Paul et Virginie, Mlle Aïssé et son passionné chevalier tiennent leur place, et par le vrai, par le naturel attachant de leur affection et de leur langage, ils se peuvent lire dans l’intervalle. Il est intéressant de voir, dans une histoire toute réelle et où la fiction n’a point de part, comment une personne qui semblait destinée par le sort à n’être qu’une adorable Manon Lescaut redevient une Virginie : il fallait que cette Circassienne, sortie des bazars d’Asie, fût amenée dans ce monde de France pour y relever comme la statue de l’Amour fidèle et de la Pudeur repentante.
Les Lettres de Mlle Aïssé, imprimées pour la première fois en 1787 (à la veille même de Paul et Virginie), ont eu depuis plusieurs éditions ; elles étaient accompagnées dès l’abord de quelques courtes notes dues à la plume de Voltaire, qui les avait parcourues en manuscrit. On les réimprimait dès 1788. En 1800, elles reparurent avec une Notice bien touchée de M. de Barante, qui avait recueilli quelques détails nouveaux (dont un pourtant très-hasardé, on le verra) dans la société de M. Suard. C’est ainsi encore qu’elles ont été reproduites en 1823. Le style avait subi de petites épurations dans ces éditions successives ; il y avait pourtant dans le texte bien d’autres points plus essentiels, ce me semble, à éclaircir, à corriger : on ne saurait imaginer la négligence avec laquelle presque tous les noms propres, cités chemin faisant dans ces Lettres, ont été défigurés ; quelques-uns étaient devenus méconnaissables. De plus, un grand nombre des dates d’envoi sont fautives et incompatibles avec les événements dont il est question ; il y a eu des transpositions en certains passages, et tel paragraphe d’une lettre est allé se joindre à une autre dont il ne faisait point d’abord partie. Enfin il est arrivé que des notes plus ou moins exactes, écrites en marge du manuscrit, sont entrées mal à propos dans le texte imprimé. À une première et rapide lecture, ces inconvénients arrêtent peu ; on ne suit que le cours des sentiments de celle qui écrit. Une édition correcte n’en était pas moins un dernier hommage que méritait et qu’attendait encore cette mémoire charmante, si peu en peine de la postérité, et n’aspirant qu’à un petit nombre de cœurs. Un érudit bien connu par sa conscience, sa rectitude et sa sagacité d’investigation en ces matières, M. Ravenel, après s’être avisé le premier de tout ce qu’avaient de défectueux les éditions antérieures, a préparé dès longtemps la sienne, qui est en voie de s’exécuter. Un ami dont le nom reviendra souvent sous notre plume, et dont le talent animé d’un pur zèle fait faute désormais en bien des endroits de la littérature, M. Charles Labitte, devait s’y associer à M. Ravenel : c’est avec les notes de l’un, c’est moyennant les renseignements continus et les directions de l’autre, qu’il m’est permis ici de venir repasser sur cette histoire et d’en fixer quelques particularités avec plus de précision qu’on n’avait fait jusqu’à présent. L’érudition ou ce qui pourrait en avoir l’air, en s’appliquant à ces sujets qui en sont si éloignés par nature, change véritablement de nom et prend quelque chose de la piété qui se met en quête vers les moindres reliques d’un mort chéri.
M. de Ferriol, ambassadeur de France à Constantinople, vit un jour, parmi les esclaves qu’on amenait vendre au marché, une petite fille qui paraissait âgée d’environ quatre ans, et dont la physionomie l’intéressa : les Turcs avaient pris et saccagé une ville de Circassie, ils en avaient tué ou emmené en esclavage les habitants ; l’enfant avait échappé au massacre de ses parents, lesquels étaient princes, dit-on, en leur pays. Du moins les souvenirs de la petite fille lui retraçaient un palais où elle était élevée, et une foule de gens empressés à la servir. M. de Ferriol acheta assez cher (1, 500 livres) la petite Circassienne ; il était coutumier d’acheter de belles esclaves, et ce n’était guère dans un but désintéressé61. Ici il ne paraît pas que son intention fût beaucoup plus pure ni exempte d’arrière-pensée : il songeait à l’avenir et à cultiver cette jeune fleur d’Asie. Étant revenu en France, il y amena l’enfant62 et la plaça, en attendant mieux, chez sa belle-sœur Mme de Ferriol. Celle-ci, Tencin de son nom, sœur de la célèbre chanoinesse et du futur cardinal, était digne de la famille à tous égards, belle, galante et intrigante. Le mari, M. de Ferriol, receveur-général des finances du Dauphiné, et conseiller, puis président au parlement de Metz, ne joua dans la vie de sa femme qu’un rôle insignifiant et commode. La grande liaison de Mme de Ferriol fut avec le maréchal d’Uxelles. Les recueils du temps63 donnent comme s’appliquant au premier éclat de leurs amours l’ode de J.-B. Rousseau imitée d’Horace :
Quel charme, beauté dangereuse,Assoupit ton nouveau Pâris ?Dans quelle oisiveté honteuseDe tes yeux la douceur flatteuseA-t-elle plongé ses esprits ?
La fin de l’ode semblait menacer l’amant crédule de quelque prochaine inconstance de la perfide :
Insensé qui sur tes promessesCroit pouvoir fonder son appui,Sans songer que mêmes tendresses,Mêmes serments, mêmes caresses,Trompèrent un autre avant lui !
Mais il ne paraît pas que le pronostic ait eu son effet : Mme de Ferriol comprit vite que
son crédit dans le monde et sa considération étaient attachés à cette liaison avec le
maréchal-ministre, et elle s’y tint. On voit, dans les lettres nombreuses que lord
Bolingbroke adresse à Mme de Ferriol64, qu’il n’en est aucune où il ne lui parle du maréchal comme du grand
intérêt de sa vie. Il résulte du témoignage de mademoiselle Aïssé qu’il y avait dans cet
état plus de montre que de fond, et que le crédit de la dame baissa fort avec l’éclat de
ses yeux65. Tant qu’elle fut jeune pourtant, Mme de Ferriol parut fort recherchée,
et elle eut rang parmi les femmes en vogue du temps. Ses deux fils, MM. de Font-de-Veyle
et d’Argental, surtout ce dernier, furent élevés avec la jeune Aïssé comme avec une sœur.
Les Registres de la paroisse Saint-Eustache, à la date du 21 décembre 1700, nous montrent
damoiselle Charlotte Haidée
66 et le petit Antoine de
Ferriol (Pont-de-Veyle), représentant tous deux le parrain et la marraine absents au
baptême de d’Argental, « lesquels, est-il dit des deux enfants témoins, ont déclaré
ne savoir signer. »
Aïssé pouvait avoir sept ans au plus à cette date de 1700,
ayant été achetée en 1697 ou 1698. L’éducation répara vite ces premiers retards. Un
passage des Lettres semble indiquer qu’elle fut mise au couvent des Nouvelles
Catholiques ; mais c’est surtout dans le monde qu’elle se forma. Cette décadence de Louis
XIV, où la corruption pour éclater n’attendait que l’heure, faisait encore une société
bien spirituelle, bien riche d’agréments ; cela était surtout vrai des femmes et du ton ;
le goût valait mieux que les mœurs ; on sortait de Saint-Cyr, après tout, on venait de
lire La Bruyère. On retrouverait jusque dans madame de Tencin la langue de madame de
Maintenon. L’esprit d’Aïssé ne fut pas lent à s’orner de tout ce qui pouvait relever ses
grâces naturelles sans leur ôter rien de leur légèreté, et la jeune
Circassienne, la jeune Grecque, comme chacun l’appelait autour
d’elle, continua d’être une créature ravissante, en même temps qu’elle devint une personne
accomplie.
Une grave, une fâcheuse et tout à fait déplaisante question se présente : Quel fut le
procédé de M. de Ferriol l’ambassadeur à l’égard de celle qu’il considérait comme son
bien, lorsqu’il la vit ainsi ou qu’il la retrouva grandissante et mûrissante,
tempestiva viro
, comme dit Horace ? Cette question semblait n’en
être plus une depuis longtemps ; on a cité un passage tiré d’une lettre de M. de Ferriol à
Mlle Aïssé, trouvée dans les papiers de M. d’Argental, duquel il ressortait trop
nettement, ce semble, qu’elle aurait été sa maîtresse ; mais ce passage isolé en dit plus
peut-être qu’il ne convient d’y entendre, à le lire en son lieu et en son vrai sens. Nous
donnerons donc ici la lettre entière, qui n’a été publiée qu’assez récemment ; elle ne
porte avec elle aucune indication de date ni d’endroit.
Lettre de M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, à mademoiselle Aïssé.
« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse. Le mesme destin veut que vous soiés l’une et l’autre, ne m’estant pas possible de séparer l’amour de l’amitié, et des désirs ardens d’une tendresse de père ; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu’il semble que le Ciel ayt prit plaisir de joindre.
« Vous auriés esté la maistresse d’un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j’ay comme moy mesme.
« Sur touttes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux mauvaises langues aucune prise sur vous ; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte ; et quand je seray content, vous trouverez en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les nœuds à part qui nous lient indissolublement. Je t’embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon cœur. »
Voilà une lettre qui certes est bien capable, à première lecture, de donner la chair de
poule aux amis délicats de la tendre Aïssé ; M. de La Porte, qui la publia en 1828, la
prend dans son sens le plus grave, sans même songer à la discuter. Si alarmante qu’elle
soit, elle se trouve pourtant moins accablante à la réflexion, et, pour mon compte, je me
range tout, à fait à l’avis de M. Ravenel, que notre ami, M. Labitte, partageait
également : cette lettre ne me fait pas rendre les armes du premier coup. Qu’y voit-on en
effet ? Raisonnons un peu. On y voit qu’à un certain moment M. de Ferriol fut jaloux de
quelqu’un dont on commençait▶ à jaser auprès d’Aïssé ; qu’à cette occasion il signifia à
celle-ci ses intentions, jusque-là obscures, et sa volonté, dont elle avait pu douter, se
considérant plutôt comme sa fille : Le même destin veut que vous soyez
l’une et l’autre…
Cette parole, remarquez-le bien, s’applique à l’avenir bien
plus naturellement qu’au passé. L’enfant est devenu une jeune fille ; elle n’a pas moins
de dix-sept ou dix-huit ans, alors que M. de Ferriol (je le suppose rentré en France) a
soixante ans bien sonnés, car il ne rentre qu’en mai 171167. Voilà donc qu’aux premiers nœuds, en quelque sorte légitimes ; qui, dit-il,
les
lient déjà indisso
lublement
, et qu’il a
soin de mettre à part, le tuteur et maître croit que le temps est venu
d’en ajouter d’autres. Il se déclare pour la première fois nettement, il se propose et
prétend s’imposer : reste toujours à savoir s’il fut accepté, et rien ne le prouve.
J’insiste là-dessus : la phrase qui, lue isolément, semblait constater une situation
établie, accomplie, et sur laquelle on s’est jusqu’ici fondé, comme sur une pièce de
conviction, pour rendre l’esclave à son maître, n’indique qu’un ordre pour l’avenir, un
commandement à la turque ; or, encore une fois, rien n’indique que l’aga ait été obéi.
Je ne parle ici qu’en me réduisant aux termes mêmes de la lettre ; mais il y a plus, il y a mieux : le caractère d’Aïssé est connu ; sa noblesse, sa délicatesse de sentiments, sont manifestes dans ses Lettres et par tout l’ensemble de sa conduite. Il n’y avait pour elle de ce côté-là qu’un danger, c’était dans ces années obscures, indécises, où la puberté naissante de la jeune fille se confond encore dans l’ignorance de l’enfant, alors qu’on peut dire :
Il n’est déjà plus nuit, il n’est pas encor jour.
Or, ces années-là, ces années
entre chien et loup
, elle les
passa à quatre cents lieues de M. de Ferriol, et rien n’est plus probant en telle matière
que l’
alibi
68. Lorsqu’il
revint dans l’été de 1711, elle avait déjà atteint à cet âge où l’on n’est plus abusée que
lorsqu’on le veut bien ; elle avait de dix-sept à dix-huit ans, et M. de Ferriol en avait
environ soixante-quatre. Ce sont là aussi des garanties, surtout, je le répète, quand le
caractère d’ailleurs est bien connu, et qu’on a affaire à une personne d’esprit et de
cœur, qui va tout à l’heure résister au Régent de France.
À quelle date la lettre qu’on a lue fut-elle écrite ? Dans quelle circonstance et à
quelle occasion ? Mlle Aïssé, en ses Lettres, a raconté avec enjouement l’histoire de ce
qu’elle appelle s
es amours avec le duc de
Gèvres
, amours de deux enfants de huit à dix ans, et dont elle se moquait à
douze : « Comme on nous voyait toujours ensemble, les gouverneurs et les
gouvernantes en firent des plaisanteries entre eux, et cela vint aux oreilles de mon
aga, qui comme vous le jugez, fit un beau roman de tout cela. »
Serait-ce à
propos de ce bruit, commenté et grossi après coup, que la semence aurait été écrite ?
A-t-elle pu l’être de Constantinople même et en prévision du retour, ce qui serait une
grossièreté de plus ? Quoi qu’il en soit, dans cette même lettre où Mlle Aïssé raconte ses
amours enfantines, elle ajoute, en s’adressant à son amie, Mme de Calandrini :
« Quoi ! madame, vous me croiriez capable de vous tromper ! Je vous ai fait
l’aveu de toutes mes faiblesses ; elles sont bien grandes ; mais jamais je n’ai pu aimer
qui je ne pouvais estimer. Si ma raison n’a pu vaincre ma passion, mon cœur ne pouvait
être séduit que par la vertu ou par tout ce qui en avait l’apparence. »
Un tel
langage dans une bouche si sincère, et de la part d’une conscience si droite, n’exclut-il
pas toute liaison d’un certain genre avec M. de Ferriol ? Il n’y en a pas trace dans la
suite de ces lettres à Mme de Calandrini. Chaque fois qu’Aïssé, dans cette confidence
touchante, se reproche ses fautes, ce n’est que par rapport à une seule personne trop
chère, et il n’y paraît aucune allusion à une autre faiblesse, plus ou moins volontaire,
qui aurait précédé et qu’elle aurait dû considérer, d’après ses idées acquises depuis,
comme une mortelle flétrissure. Lorsqu’elle résiste aux instances de mariage que lui fait
son passionné chevalier, parmi les raisons qu’elle oppose, on ne voit pas que la pensée
d’une telle objection se soit présentée à elle ; elle ne se trouve point digne de lui par
la fortune, par la situation, et non point du tout parce qu’elle a été la victime d’un
autre. Lorsqu’elle parle de l’ambassadeur défunt, elle le fait en des termes d’affection
qui n’impliquent aucun ressentiment, tel qu’un pareil acte aurait dû lui en laisser.
« Pour parler de la vie que je mène, et dont vous avez la bonté, écrit-elle à son
amie69, de me demander des détails,
je vous dirai que la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre que le
pauvre ambassadeur. »
Parlerait-elle sur ce ton de quelqu’un qui lui
rappellerait décidément une faute odieuse, avilissante ? Pourquoi ne pas admettre que ce
pauvre
ambassadeur, déjà vieux et
vaincu du
temps
, comme dit le poëte, finit par se décourager et par devenir bon
homme ?
Et en effet, jusqu’à la publication du fragment malencontreux, on avait cru dans la
société que si M. de Ferriol avait eu à un moment quelque dessein sur elle, Mlle Aïssé
avait dû à la protection des fils de Mme de Ferriol, et particulièrement à celle de
d’Argental, de s’être soustraite aux persécutions de l’oncle. C’était le sentiment des
premiers éditeurs, héritiers des traditions et des souvenirs de la famille Calandrini ;
personne alors ne le contesta70. L’Année
littéraire, parlant d’Aïssé au sujet de cette publication, disait :
« Elle se fit aimer de tout le monde ; malheureusement tout autour d’elle
respirait la volupté. Cette éducation dangereuse ne la séduisit cependant pas au point
de la faire céder aux vues de M. de Ferriol, qui, peu généreux, exigeait d’elle trop de
reconnaissance, et d’un grand prince qui voulait en faire sa maîtresse ; mais elle la
disposa à la tendresse, et le chevalier d’Aydie en profita71. »
Le récit de M. Craufurd72 rentre tout à fait dans cette opinion qu’on avait généralement,
et on sent qu’il ne change d’avis que sur la prétendue preuve écrite. Nous croyons avoir
réduit cette preuve à sa juste valeur.
Le fait est qu’à dater d’un certain moment, qui pourrait bien n’être autre que celui de la tentative avortée, Mlle Aïssé eut son domicile habituel chez Mme de Ferriol, et ce ne fut plus ensuite que dans les deux dernières années de la vie de l’ambassadeur qu’elle retourna près de lui pour lui rendre les soins de la reconnaissance. Il mourut le 26 octobre 1722, à l’âge d’environ soixante-quinze ans. Est-il besoin d’ajouter que, durant ce dernier séjour73, elle était plus que préservée par toutes les bonnes raisons et par l’amour même du chevalier d’Aydie, qui l’aimait dès lors, comme on le voit d’après certains passages des Lettres de lord Bolingbroke ? Je transcrirai ici quelques-uns de ces endroits qui ont de l’intérêt à travers leur obscurité et malgré le sous-entendu des allusions.
Bolingbroke écrivait à Mme de Ferriol, le 17 novembre 1721, en l’invitant à venir passer
les fêtes de Noël à sa campagne de
la Source
, près d’Orléans :
« Nous avons été fort agréablement surpris de voir que Mlle Aïssé veuille être de
la partie et renoncer pendant quelque temps aux plaisirs de Paris. Peut-être ne
fait-elle pas mal de visiter ses amis au fond d’une province, comme d’autres y vont
visiter leurs mères. Quel que soit le motif qui nous attire ce plaisir, nous lui en
sommes très-obligés… »
Et sur une autre page de la même lettre, dans une
apostille pour M. d’Argental : « N’auriez-vous pas contribué à nous procurer le
plaisir d’y voir Mlle Aïssé ? Je soupçonne fort que vos conseils, et peut-être le
procédé d’une autre personne, lui ont inspiré un goût pour la campagne, que je tâcherais
de cultiver, si j’avais quelques années de moins. »
— Quel est ce procédé ? et de
quelle autre personne s’agit-il ? Nous chercherons tout à l’heure. — Un mois après,
Bolingbroke écrivait encore à Mme de Ferriol (30 décembre 1721) : « Je compte que vous
viendrez ; je me flatte même de l’espérance d’y voir Mme du Deffand ; mais, pour Mlle
Aïssé, je ne l’attends pas. Le Turc sera son excuse, et un certain chrétien de ma
connaissance, sa raison. » Ainsi, dès lors, Mlle Aïssé était aimée du chevalier d’Aydie
(car c’est bien lui qui se trouve ici désigné) ; et si elle restait à Paris, sous prétexte
de ne pas quitter M. de Ferriol, elle avait sa raison secrète, plus voisine du cœur.
A une date antérieure, le 4 février 1719, il est question, dans un autre billet de
Bolingbroke à d’Argental, de je ne sais quel événement plus ou moins fâcheux survenu à
l’aimable Circassienne ; je donne les termes mêmes sans me flatter de les pénétrer :
« Je vous suis très-obligé, mon cher monsieur, de votre apostille ; mais la
nouvelle que vous m’y envoyez me fâche extrêmement. Mademoiselle Aïssé était si
charmante, que toute métamorphose lui sera désavantageuse. Comme vous êtes de tous ses
secrets le grand dépositaire74, je
ne doute point que vous ne sachiez ce qui peut lui avoir attiré ce malheur : est-elle la
victime de la jalousie de quelque déesse, ou de la perfidie de quelque dieu ? Faites-lui
mes très-humbles compliments, je vous supplie. J’aimerais mieux avoir trouvé le secret
de lui plaire que celui de la quadrature du cercle ou de fixer la longitude. »
Comme ce billet à d’Argental est écrit en apostille d’une lettre à Mme de Ferriol et à la
suite de la même page, on ne doit pas y chercher un bien grand mystère. Cette
métamorphose, qui ne saurait être que
désavantageuse
, pourrait
bien n’avoir été autre chose que la petite vérole qu’aurait envoyée à ce charmant visage
quelque divinité jalouse ; dans tous les cas, il ne paraît point qu’elle ait laissé
beaucoup de traces, et le don de plaire fut après ce qu’il était avant.
La phrase qu’on a lue plus haut sur le procédé d’une certaine personne, lequel était de nature, selon Bolingbroke, à faire désirer à Mlle Aïssé un éloignement momentané de Paris, pourrait bien s’appliquer à ce qu’on sait d’une tentative du Régent auprès d’elle. Ce prince, en effet, l’ayant rencontrée chez Mme de Parabère, la trouva tout aussitôt à son gré et ne douta point de réussir ; il chercha à plaire de sa personne, en même temps qu’il fit faire sous main des offres séduisantes, capables de réduire la plus rebelle des Danaë ; finalement il mit en jeu Mme de Ferriol elle-même, peu scrupuleuse et propre à toutes sortes d’emplois. Rien n’y put faire, et Mlle Aïssé, décidée à ne point séparer le don de son cœur d’avec son estime, déclara que si on continuait de l’obséder, elle se jetterait dans un couvent. Une telle conduite semble assez répondre de celle qu’elle tint envers M. de Ferriol ; les deux sultans eurent le même sort ; seulement elle y mit avec l’un toute la façon désirable, tout le dédommagement du respect filial et de la reconnaissance.
L’ambassadeur mort (octobre 1722), Mlle Aïssé revint loger chez Mme de Ferriol, qui manqua de délicatesse jusqu’à lui reprocher les bienfaits du défunt. Indépendamment d’un contrat de 4, 000 livres de rentes viagères, ce Turc, qui avait du bon, et dont l’affection pour celle qu’il nommait sa fille était réelle, bien que mélangée, lui avait laissé en dernier lieu un billet d’une somme assez forte, payable par ses héritiers. Cette somme à débourser tenait surtout à cœur à Mme de Ferriol, et elle le fit sentir à Mlle Aïssé, qui se leva, alla prendre le billet et le jeta au feu en sa présence.
Ce dut être en 1721 ou 1720 au plus tôt, que les relations de Mlle Aïssé et du chevalier
d’Aydie ◀commencèrent▶ : elle le vit pour la première fois chez Mme du Deffand, jeune alors,
mariée depuis 1718, et qui était citée pour ses beaux yeux et sa conduite légère, non
moins que pour son imagination vive et féconde, comme elle le fut plus tard pour sa cécité
patiente, sa fidélité en amitié et son inexorable justesse de raison. Le chevalier
Blaise-Marie d’Aydie, né vers 1690, fils de François d’Aydie et de Marie de
Sainte-Aulaire, était propre neveu par sa mère du marquis de Sainte-Aulaire de l’Académie
française75. Ses parents eurent neuf
enfants et peu de biens ; trois filles entrèrent au couvent, trois cadets suivirent l’état
ecclésiastique. Blaise, le second des garçons, qui avait titre
clerc
tonsuré du diocèse de Périgueuse, chevalier non profès de l’Ordre de Saint-Jean de
Jérusalem
, fut présenté à la Cour du Palais-Royal par son cousin le comte de
Rions, lequel était l’amant avoué et le mari secret de la duchesse de Berry, fille du
Régent. Rions avait la haute main au Luxembourg ; il introduisit son jeune cousin, dont la
bonne mine réussit d’emblée assez bien pour attirer un caprice passager de cette
princesse, qui ne se les refusait guère. Le chevalier était donc dans le monde sur le pied
d’un homme à la mode, lorsqu’il rencontra Mlle Aïssé, et, de ce jour-là, il ne fut plus
qu’un homme passionné, délicat et sensible. Les premiers temps de leur liaison paraissent
avoir été traversés ; la résistance de la jeune femme, la concurrence peut-être du Régent,
quelques restes de jalousie sans doute de M. de Ferriol, compliquèrent cette passion
naissante. Le chevalier fit un long voyage, et on le voit au bout de la Pologne, à Wilna,
en juin 1723 ; mais, à son retour, Mlle Aïssé était vaincue, et on n’en pourrait douter,
lors même qu’on n’en aurait d’autre preuve que ce passage d’une lettre de Bolingbroke à
d’Argental (de Londres, 28 décembre 1723) : « Parlons, en premier lieu, mon
respectable magistrat, de l’objet de nos amours. Je viens d’en recevoir une lettre :
vous y avez donné occasion, et je vous en remercie. En vous voyant, elle se souvient de
moi ; et je meurs de peur qu’en me voyant elle ne se souvienne de vous. Hélas ! en
voyant le Sarmate, elle ne songe ni à l’un ni à l’autre. Devineriez-vous bien la raison
de ceci ? Faites-lui mes tendres compliments. J’aurai l’honneur de lui répondre au
premier jour… Mille compliments à M. votre frère. J’adore mon aimable gouvernante ;
mandez-moi des nouvelles de son cœur, c’est devant vous qu’il s’épanche. »
Ce passage en sous-entendait beaucoup plus qu’il n’en exprimait, et l’année précédente il
s’était passé un événement dont bien peu de personnes avaient eu le secret. Mlle Aïssé,
sentant qu’elle allait devenir mère, n’avait pu prendre sur elle de se confier à Mme de
Ferriol, qui aurait trop triomphé de voir le naufrage d’une vertu naguère si assurée, et
qui n’était pas femme à comprendre ce qui sépare une tendre faiblesse d’une séduction par
intérêt ou par vanité. Dans son anxiété croissante, et les moments du péril approchant, la
jeune femme recourut à Mme de Villette, qui, depuis un an ou deux ans, avait pris nom lady
Bolingbroke. Cette dame aimable et spirituelle avait épousé en premières noces le marquis
de Villette, proche parent de Mme de Maintenon76, veuf et père déjà de plusieurs enfants, du
nombre desquels était cette charmante madame de Caylus. Mme de Villette, à peu près du
même âge que sa belle-fille et sortie également de Saint-Cyr, avait, dans son veuvage,
contracté une union fort intime, fort effective, avec lord Bolingbroke, alors réfugié en
France : tantôt il passait le temps chez elle, à sa campagne de Marsilly, près de
Nogent-sur-Seine ; tantôt elle habitait chez lui, à sa jolie retraite de la Source, près
d’Orléans, où Voltaire les visitait. Dans un voyage qu’elle fit à Londres pour les
intérêts de l’homme illustre et orageux dont elle avait su fixer le cœur, elle avait paru
comme sa femme et elle en garda le nom, quoique de malins amis aient voulu douter que le
sacrement ait jamais consacré entre eux le lien. Peu nous importe ici : elle était bonne,
elle était indulgente ; elle entra vivement dans les tourments de la pauvre Aïssé et
n’épargna rien pour pourvoir à ses embarras. Elle fit semblant de l’emmener en Angleterre
vers la fin de mai 1724 : pendant ce temps, Bolingbroke, resté en France, écrivait de la
Source à Mme de Ferriol, pour mieux déjouer tous soupçons (2 juin 1724) :
« Avez-vous eu des nouvelles d’Aïssé ? La marquise (Mme de Villette) m’écrit de
Douvres : elle y est arrivée vendredi au soir, après le passage du monde le plus
favorable. La mer ne lui a causé qu’un peu de tourment de tête ; mais pour sa compagne
de voyage, elle a rendu son dîner aux poissons. »
On conjecture que ce fut à cette époque même qu’Aïssé, retirée dans un faubourg de Paris, entourée des soins du chevalier et assistée de la fidèle Sophie, sa femme de chambre, donna le jour à une fille, qui fut baptisée sous le nom de Célénie Leblond. On retrouve lady Bolingbroke de retour en France dès septembre 1724 ; probablement elle fut censée ramener sa compagne ; les détails du stratagème nous échappent. Il est certain d’ailleurs qu’elle se chargea d’abord de l’enfant ; elle put l’emmener en Angleterre, où elle retournait à la fin d’octobre, même année ; quelque temps après, la petite fille reparut pour être placée au couvent de Notre-Dame à Sens, sous le nom de miss Black77 et à titre de nièce de lord Bolingbroke. L’abbesse de ce couvent était une fille même de Mme de Villette, née du premier mariage. Tout cela, on le voit ; concorde et s’explique à merveille ; on a le cadre et le canevas du roman ; mais c’est de la physionomie des personnages et de la nature des sentiments qu’il tire son véritable et durable intérêt.
Le chevalier d’Aydie, dans sa jeunesse, offrait plus d’un de ces traits qui s’adaptent
d’eux-mêmes à un héros de roman ; Voltaire, écrivant à Thieriot et lui parlant de sa
tragédie d’Adélaïde du Guesclin à laquelle il travaillait alors, disait (24
février 1733) : « C’est un sujet tout français et tout de mon invention, où j’ai
fourré le plus que j’ai pu d’amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et
de grandeur d’âme. J’ai imaginé un sire de Couci, qui est un très-digne homme, comme on
n’en voit guère à la Cour ; un très-loyal chevalier, comme qui dirait le chevalier
d’Aydie, ou le chevalier de Froulay. »
Il avait dans le moment à se louer des
bons offices de tous deux près du garde des sceaux ; il y revient dans une lettre du 13
janvier 1736, à Thieriot encore : « Si vous revoyez les deux chevaliers sans peur
et sans reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je leur ai
écrit ; mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec quelle sensibilité je
suis touché de leurs bontés, et combien je suis orgueilleux d’avoir pour mes protecteurs
les deux plus vertueux hommes du royaume. »
— La Correspondance de
Mme du Deffand78 nous donne également à connaître le chevalier par le dehors et tel qu’il
était aux yeux du monde et dans l’habitude de l’amitié. Plusieurs lettres de lui nous le
font voir après la jeunesse et bonnement retiré en famille dans sa province. Nous
donnerons ici au long son portrait tracé par Mme du Deffand ; elle soupçonnait, mais elle
ne marque pas assez profondément (car le monde ne sait pas tout) ce qui était le trait
distinctif de son être, la sensibilité, la passion et surtout la tendre fidélité dont il
se montra capable : ce sera à Mlle Aïssé de compléter Mme du Deffand sur ces
points-là.
Portrait de M. le Chevalier d’Aydie par madame la marquise du Deffand79.
« L’esprit de M. le Chevalier d’Aydie est chaud, ferme et vigoureux ; tout en lui a la force et la vérité du sentiment. On dit de M. de Fontenelle qu’à la place du cœur il a un second cerveau ; on pourrait croire que la tête du Chevalier contient un second cœur. Il prouve la vérité de ce que dit Rousseau, que c’est dans notre cœur que notre esprit réside80.
« Jamais les idées du Chevalier ne sont affaiblies, subtilisées ni refroidies par une vaine métaphysique. Tout est premier mouvement en lui : il se laisse aller à l’impression que lui font les sujets qu’il traite. Souvent il en devient plus affecté, à mesure qu’il parle ; souvent il est embarrassé au choix du mot le plus propre à rendre sa pensée, et l’effort qu’il fait alors donne plus de ressort et d’énergie à ses paroles. Il n’emprunte les idées ni les expressions de personne ; ce qu’il voit, ce qu’il dit, il le voit et il le dit pour la première fois. Ses définitions, ses images sont justes, fortes et vives ; enfin le Chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence.
« Mais le cœur n’a pas la faculté de toujours sentir, il a des temps de repos ; alors le Chevalier paraît ne plus exister. Enveloppé de ténèbres, ce n’est plus le même homme, et l’ont croirait que, gouverné par un Génie, le Génie le reprend et l’abandonne suivant son caprice81. Quoique le Chevalier pense et agisse par sentiment, ce n’est peut-être pas néanmoins l’homme du monde le plus passionné ni le plus tendre ; il est affecté par trop de divers objets pour pouvoir l’être fortement par aucun en particulier. Sa sensibilité est, pour ainsi dire, distribuée à toutes les différentes facultés de son âme, et cette diversion pourrait bien défendre son cœur et lui assurer une liberté d’autant plus douce et d’autant plus solide qu’elle est également éloignée de l’indifférence et de la tendresse. Cependant il croit aimer ; mais ne s’abuse-t-il point ? Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis ; il s’échauffe en parlant de ce qu’il leur doit, mais il se sépare d’eux sans peine, et l’on serait tenté de croire que personne n’est absolument nécessaire à son bonheur. En un mot, le Chevalier paraît plus sensible que tendre.
« Plus une âme est libre, plus elle est aisée à remuer. Aussi quiconque a du mérite peut attendre du Chevalier quelques moments de sensibilité. L’on jouit avec lui du plaisir d’apprendre ce qu’on vaut par les sentiments qu’il vous marque, et cette sorte de louanges et d’approbation est bien plus flatteuse que celle que l’esprit seul accorde et où le cœur ne prend point de part.
« Le discernement du Chevalier est éclairé et fin, son goût très-juste ; il ne peut rester simple spectateur des sottises et des fautes du genre humain. Tout ce qui blesse la probité et la vérité devient sa querelle particulière. Sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour les ridicules, il est la terreur des méchants et des sots ; ils croient se venger de lui en l’accusant de sévérité outrée et de vertus romanesques ; mais l’estime et l’amour des gens d’esprit et de mérite le défendent bien de pareils ennemis.
Le Chevalier est trop souvent affecté et remué pour que son humeur soit égale ; mais cette inégalité est plutôt agréable que fâcheuse. Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différents changements, il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il fût plus parfait. »
Sans être un bel-esprit, comme cela devenait de mode à cette date, le chevalier d’Aydie
avait de la lecture et du jugement ; il savait
écouter et
goûter
; son suffrage était de ceux qu’on ne négligeait pas. Lorsque d’Alembert
publia en 1753 ses deux premiers volumes de Mélanges, Mme du Deffand
consulta les diverses personnes de sa société ; elle alla, pour ainsi dire, aux voix dans
son salon, et mit à part les avis divers pour que l’auteur en pût faire ensuite son
profit ; c’est sans doute ce qui a procuré l’opinion du chevalier d’Aydie qu’on trouve
recueillie dans les Œuvres de d’Alembert82.
Très-lié avec Montesquieu, il écrivait de lui avec une effusion dont on ne croirait pas
qu’un si grave génie pût être l’objet, et qui de loin devient le plus piquant comme le
plus touchant des éloges : « Je vous félicite, madame, du plaisir que vous avez de
revoir M. de Formont et M. de Montesquieu ; vous avez sans doute beaucoup de part à leur
retour, car je sais l’attachement que le premier a pour vous, et l’autre m’a souvent dit
avec sa naïveté et sa sincérité ordinaire : « J’aime cette femme de tout mon cœur ; elle
me plaît, elle me divertit ; il n’est pas possible de s’ennuyer un moment avec elle. »
S’il vous aime donc, madame, si vous le divertissez, il y a apparence qu’il vous
divertit aussi, et que vous l’aimez et le voyez souvent. Eh ! qui n’aimerait pas cet
homme, ce bon homme, ce grand homme, original dans ses ouvrages, dans son caractère,
dans ses manières, et toujours ou digne d’admiration ou aimable ! »
— Sans donc
nous étendre davantage ni anticiper sur les années moins brillantes, on saisit bien, ce me
semble, la physionomie du chevalier à cet âge où il est donné de plaire : brave, loyal,
plein d’honneur, homme d’épée sans se faire de la gloire une idole, homme de goût sans
viser à l’esprit, cœur naturel, il était de ceux qui ne sont tout entiers eux-mêmes et qui
ne trouvent toute leur ambition et tout leur prix que dans l’amour.
On ne possède aucune des lettres qu’Aïssé lui adressa ; nous n’avons l’image de cette
passion, à la fois violente et délicate, que réfléchie dans le sein de l’amitié et déjà
voilée par les larmes de la religion et du repentir. La fille d’Aïssé et du chevalier
avait deux ans ; leur liaison continuait avec des redoublements de tendresse de la part du
chevalier, qui bien souvent pensait à se faire relever de ses vœux pour épouser l’amie à
laquelle il aurait voulu assurer une position avouée et la paix de l’âme. Il semblait, en
effet, qu’une inquiétude secrète se fût logée au cœur de la tendre Aïssé, et qu’elle
n’osât jouir de son bonheur. Les attendrissements mêmes que lui causaient les témoignages
du chevalier étaient trop vifs pour elle et la consumaient. Elle n’aurait rien voulu
accepter qui fût contre l’intérêt et contre l’honneur de famille de celui qu’elle aimait.
Une sorte de langueur passionnée la minait en silence. C’est alors que, dans l’été de
1726, Mme de Calandrini vint de Genève passer quelques mois à Paris, et se lia d’amitié
avec elle. Cette dame, qui, par son mariage, tenait à l’une des premières familles de
Genève, était Française et Parisienne, fille de M. Pellissary, trésorier général de la
marine ; elle avait eu l’honneur d’être célébrée, dans son enfance, par le poëte galant
Pavillon83. Une sœur de Mme de
Calandrini avait épousé le vicomte de Saint-John, père de lord Bolingbroke, qu’il avait eu
d’un premier lit : de là l’étroite liaison des Calandrin avec les Bolingbroke, les
Villette et les Ferriol. Genève ainsi tenait son coin chez les tories et dans la Régence.
Mme de Calandrini était à la fois une femme aimable et une personne vertueuse ; elle
s’attacha à l’intéressante Aïssé, gagna sa confiance, reçut son secret, et lui donna des
conseils qui peuvent paraître sévères, et qu’Aïssé ne trouvait que justes. Celle-ci, née
pour les affections, et qui les avait dû refouler jusque-là, orpheline dès l’enfance,
n’ayant pas eu de mère et l’étant à son tour sans oser le paraître, amante heureuse mais
troublée dans son aveu, du moment qu’elle rencontra un cœur de femme digne de l’entendre ;
s’y abandonna pleinement, elle éclata : « Je vous aime comme ma mère, ma sœur, ma
fille, enfin comme tout ce qu’on doit aimer. »
De vifs regrets aussitôt, des
retours presque douloureux s’y mêlèrent : « Hélas ! que n’étiez-vous madame de
Ferriol ? vous m’auriez appris à connaître la vertu ! »
Et encore :
« Hélas ! madame, je vous ai vue malheureusement beaucoup trop tard. Ce que je
vous ai dit cent fois, je vous le répéterai : dès le moment que je vous ai connue, j’ai
senti pour vous la confiance et l’amitié la plus forte. J’ai un sincère plaisir à vous
ouvrir mon cœur ; je n’ai point rougi de vous confier toutes mes faiblesses ; vous seule
avez développé mon âme ; elle était née pour être vertueuse. Sans pédanterie,
connaissant le monde, ne le haïssant point, et sachant pardonner suivant les
circonstances, vous sûtes mes fautes sans me mésestimer. Je vous parus un objet qui
méritait de la compassion, et qui était coupable sans trop le savoir. Heureusement
c’était aux délicatesses mêmes d’une passion que je devais l’envie de connaître la
vertu. Je suis remplie de défauts, mais je respecte et j’aime la vertu… »
Cette
idée de vertu entra donc distinctement pour la première fois dans ce cœur qui était fait
pour elle, qui y aspirait d’instinct, qui était malade de son absence, mais qui n’en avait
encore rencontré jusque-là aucun vrai modèle. Cette pensée se trouve exprimée avec
ingénuité, avec énergie, en maint endroit des lettres ; elles suivirent de près le départ
de Mme de Calandrini, à dater d’octobre 1726. Mlle Aïssé cause avec son amie de ses
regrets d’être loin d’elle, du monde qu’elle a sous les yeux et qu’elle ◀commence▶ à trouver
étrange, et aussi elle touche en passant l’état de ses propres sentiments et de ceux du
chevalier ; c’est un courant peu développé qui glisse d’abord et peu à peu grossit. Après
bien des retards, bien des projets déjoués, il y a un voyage qu’elle fait à Genève ; il y
en a un à Sens où elle voit au couvent sa fille chérie. Sa santé décroît, ses scrupules de
conscience augmentent, la passion du chevalier ne diminue pas ; tout cela mène au triomphe
des conseils austères et à une réconciliation chrétienne en vue de la mort, conclusion
douce et haute, pleine de consolations et de larmes.
Ce qui fait le charme de ces lettres, c’est qu’elles sont toutes simples et naturelles,
écrites avec abandon et une sincérité parfaite. « Il y règne un ton de mollesse et
de grâce, et cette vérité de sentiment si difficile à contrefaire84. »
Je ne les conseillerais pas à de beaux-esprits qui ne
prisent que le compliqué, ni aux fastueux qui ne se dressent que pour de grandes choses ;
mais les bons esprits, e
t qui connaissent les
entrailles
(pour parler comme Aïssé elle-même), y trouveront leur compte,
c’est-à-dire de l’agrément et une émotion saine. Voltaire, qui avait eu communication du
manuscrit pendant son séjour en Suisse, écrivait à d’Argental (de Lausanne, 12 mars
1758) : « Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de Mlle Aïssé,
écrites à une madame Calandrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu’une
Champenoise. Ce qui me plaît de ses lettres, c’est qu’elle vous aimait comme vous
méritez d’être aimé. Elle parle souvent de vous comme j’en parle et comme j’en
pense. »
La naïveté de Mlle Aïssé n’était pourtant pas si champenoise que le
malin veut bien le dire, ce n’était pas la naïveté d’Agnès ; elle savait le mal, elle le
voyait partout autour d’elle, elle se reprochait d’y avoir trempé ; mais du moins sa
nature généreuse et décente s’en détachait avec aversion, avec ressort. Elle ◀commence▶ par
nous raconter des historiettes assez légères, les nouvelles des théâtres, les grandes
luttes de la Pellissier et de la Le Maure, la chronique de la Comédie-Italienne et de
l’Opéra (son ami d’Argental était très-initié parmi ces demoiselles) ; puis viennent de
menus tracas de société, les petits scandales, que la bonne madame de Parabère a été
quittée par M. le Premier85, et qu’on lui donne déjà M. d’Alincourt. C’est une petite gazette
courante, comme on en a trop peu en cette première partie du siècle. Mais que de certains
éclats surviennent et réveillent en elle une surprise dont elle ne se croyait plus
capable, comme le ton s’élève alors ! comme un accent indigné échappe ! « À propos,
il y a une vilaine affaire qui fait dresser les cheveux à la tête : elle est trop infâme
pour l’écrire ; mais tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa
destruction.Que vous êtes sages, vous autres, de maintenir les lois et d’être sévères !
il s’ensuit de là l’innocence. »
N’en déplaise à Voltaire, cette petite
Champenoise a des pronostics perçants ; et ceci encore, à propos d’un revers de fortune
qu’avait éprouvé Mme de Calandrini : « Quelque grands que soient les malheurs du
hasard, ceux qu’on s’attire sont cent fois plus cruels. Trouvez-vous qu’une religieuse
défroquée, qu’un cadet cardinal, soient heureux, comblés de richesses ? Ils changeraient
bien leur prétendu bonheur contre vos infortunes. »
Un trait bien honorable pour Mlle Aïssé, c’est l’antipathie violente et comme instinctive
qu’elle inspirait à Mme de Tencin. Je ne veux pas faire de morale exagérée ; c’est la mode
aujourd’hui de parler légèrement des femmes du xviiie
siècle ; j’en pense tout bas bien moins de mal qu’on n’en dit. Tant qu’elles furent
jeunes, je les livre à vos anathèmes, elles ont fait assez pour les mériter ; mais, une
fois qu’elles avaient passé quarante ans, ces personnes-là avaient toute leur valeur
d’expérience, de raison, de tact social accompli ; elles avaient de la bonté même et des
amitiés solides, bien qu’elles sussent à fond leur La Bruyère. Mme de Parabère, une des
plus compromises de ces femmes de la Régence, joue un rôle charmant dans les Lettres
d’Aïssé, et, comme dit celle-ci, « elle a pour moi des façons touchantes. »
C’est elle et Mme du Deffand qui, lorsque la malade désire un confesseur, se chargent de
lui en trouver un ; car il faut avant tout se cacher de Mme de Ferriol qui est entichée de
molinisme, et qui aime mieux qu’on meure sans confession que de ne pas en passer par la
Bulle. Mme du Deffand indique le Père Boursault, Mme de Parabère prête son carrosse pour
l’envoyer chercher, et elle a soin pendant ce temps d’emmener hors du logis Mme de
Ferriol. Il a dû être beaucoup pardonné à Mme de Parabère pour cette conduite tendre ;
dévouée, compatissante, pour cette œuvre de Samaritaine. Mais Mme de Tencin, c’est autre
chose, et je suis un peu de l’avis de cet amant qui se tua chez elle dans sa chambre, et
qui par testament la dénonça au monde comme une scélérate. Cupide, rapace, intrigante,
elle détestait en Mlle Aïssé un témoin modeste et silencieux ; la vue seule de cette
créature d’élite, et douée d’un sens moral droit, lui était comme un reproche ; elle
cherchait à se venger par des affronts, elle lui faisait fermer sa porte ; chez sa sœur,
elle prenait ses précautions pour ne la point rencontrer. Ennemie naturelle du chevalier,
par cela même qu’elle l’est de sa noble amie, elle leur invente des torts, ils n’en ont
d’autre que de la pénétrer et de la juger. Le cardinal, tout dépravé qu’il est, vaut
mieux ; il évite les tracasseries inutiles, il a des attentions et des complaisances pour
Aïssé. Quelques passages des Lettres le donnent à connaître pour un de ces hommes qui (tel
que nous avons vu Fouché) ne font pas du moins le mal quand il ne leur est d’aucun profit,
et qui de près se font pardonner leurs vices par une certaine facilité et indulgence86.
Mme du Deffand, malgré le beau rôle de confidente qu’elle partage avec Mme de Parabère et
les louanges reconnaissantes de la fin, est jugée sévèrement dans cette correspondance
d’Aïssé ; rien ne peut compenser l’effet de la lettre XVI, où se trouve racontée cette
étrange histoire du raccommodement de la dame avec son mari, cette reprise de six
semaines, puis le dégoût, l’ennui, le départ forcé du pauvre homme, et l’inconséquente
délaissée qui demeure à la fois sans mari et sans amant. Toute cette avant-scène de la vie
de Mme du Deffand serait restée inconnue sans le récit d’Aïssé. Je sais quelqu’un qui a
écrit : « Ce qu’était l’abîme qu’on disait que Pascal voyait toujours près de lui,
l’ennui l’était à Mme du Deffand ; la crainte de l’ennui était son abîme à elle, que son
imagination voyait constamment et contre lequel elle cherchait des préservatifs et,
comme elle disait, des parapets dans la présence des personnes qui la pouvaient
désennuyer. »
Jamais on n’a mieux compris cet effrayant empire de l’ennui sur un
esprit bien fait, que le jour où, malgré les plus belles résolutions du monde, l’ennui que
lui cause son mari se peint si en plein sur sa figure, — où, sans le brusquer, sans lui
faire querelle, elle a un air si naturellement triste et désespéré, que l’ennuyeux
lui-même n’y tient pas et prend le parti de déguerpir. Mme du Deffand, on l’apprend aussi
par là, eut beaucoup à faire pour réparer, pour regagner la considération qu’elle avait su
perdre même dans ce monde si peu rebelle. Elle y travailla, elle y réussit complètement
avec les années ; dix ou douze ans après cette vilaine aventure, elle avait la meilleure
maison de Paris, la compagnie la plus choisie, les amis les plus illustres, les plus
délicats ou les plus austères, Hénault, Montesquieu, d’Alembert lui-même. Plus les yeux
qu’elle avait eus si beaux se fermèrent, et plus son règne s’assura. On le conçoit même
aujourd’hui encore quand on la lit. Toute cette justesse, cet à-propos de raison, cette
netteté d’imagination qu’elle n’avait pas su garder dans sa conduite, elle l’eut dans sa
parole ; et du moment qu’elle ne quitta guère son fauteuil, tout fut bien87.
Mais ce qui intéresse avant tout dans ce petit volume, c’est Aïssé elle-même et son
tendre chevalier ; la noble et discrète personne suit tout d’abord, en parlant d’elle et
de ses sentiments, la règle qu’elle a posée en parlant du jeu de certaine
prima donna
: « Il me semble que, dans le rôle d’amoureuse, quelque
violente que soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires ;
toute passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accents. Il faut
laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violents et hors de mesure ; une jeune
princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions. »
L’aimable princesse
circassienne fait de la sorte en ce qui la touche, sans trop s’en douter ; elle se
contient, elle se diminue plutôt. À la manière dont elle parle d’elle et de sa personne,
on serait par moments tenté de lui croire des charmes médiocres et de chétifs agréments.
Écoutez-la, elle prend
de la limaille
, elle est
maigre
; à force d’aller à la chasse aux petits oiseaux dans ses voyages
d’Ablon, elle est hâlée et
noire comme un corbeau
. Peu s’en faut
qu’elle ne dise d’elle comme la spirituelle Mlle De Launay en commençant son portrait :
« De Launay est maigre, sèche et désagréable… »
Oh ! non pas ! et n’allez
pas vous fier à ces façons de dire, encore moins pour l’aimable Aïssé ; elle était quelque
chose de léger, de ravissant, de tout fait pour prendre les cœurs ; ses portraits le
disent, la voix des contemporains l’atteste, et le sans-façon même dont elle accommode ses
diminutions de santé ressemble à une grâce88.
Au moral on la connaît déjà : de ce qu’elle a des scrupules, de ce que des considérations
de vertu et de devoir la tourmentent, ne pensez pas qu’elle soit difficile à vivre pour
ceux qui l’aiment ; on sent, à des traits légèrement touchés, de quel enchantement devait
être ce commerce habituel pour le mortel unique qu’elle s’était choisi ; ainsi dans cette
lettre xvie
(celle même où il était question de Mme du
Deffand) : « J’ai lieu d’être très-contente du chevalier ; il a la même tendresse
et les mêmes craintes de me perdre. Je ne mésuse point de son attachement. C’est un
mouvement naturel chez les hommes de se prévaloir de la faiblesse des autres : je ne
saurais me servir de cette sorte d’art ; je ne connais que celui de rendre la vie si
douce à ce que j’aime, qu’il ne trouve rien de préférable ; je veux le retenir à moi par
la seule douceur de vivre avec moi. Ce projet le rend aimable ; je le vois si content,
que toute son ambition est de passer sa vie de même89. »
Elle ne le voyait pas toujours aussi souvent qu’ils auraient voulu. Sa santé, à lui
aussi, devenait parfois une inquiétude, et sa poitrine délicate alarmait. Ses affaires le
forçaient à des voyages en Périgord ; son service, comme officier des gardes, le retenait
à Versailles près du roi ; il accourait dès qu’il avait une heure, et surprenait bien
agréablement, jouissant du bonheur visible qu’il causait. Le joli chien
Patie
, comme s’il comprenait la pensée de sa maîtresse, se tenait toujours
en sentinelle à la porte pour attendre les gens du chevalier. — Cependant Aïssé était une
de ces natures qui n’ont besoin que d’être laissées à elles-mêmes pour se purifier : elle
allait toute seule dans le sens des conseils de Mme de Calandrini. Le chevalier, dans son
dévouement, n’y résistait pas. Sans partager les vues religieuses de son amie, et pensant
au fond comme son siècle, il consentait à tout, il se résignait d’avance à tous les termes
où l’on jugerait bon de le réduire, pourvu qu’il gardât sa place dans le cœur de sa chère
Sylvie
, c’est ainsi qu’il la nommait. La
pauvre petite
, placée au couvent de Sens, faisait désormais leur nœud
innocent, leur principal devoir à tous deux ; ils se consacraient à lui ménager un avenir.
Tout ce qu’on racontait de cet enfant était merveille, tellement qu’il n’y avait pas moyen
de se repentir de sa naissance. Lors de la visite qu’Aïssé lui fit à son retour de
Bourgogne, dans l’automne de 1729, on trouve de délicieux témoignages d’une tendresse à
demi étouffée, le cri des entrailles de celle qui n’ose paraître mère. Enfin les tristes
années arrivent, les heures du mal croissant et de la séparation suprême. Le chevalier ne
se dément pas un moment ; ce sont des inquiétudes si vraies, des agitations si touchantes,
que cela fait venir les larmes aux yeux à tous ceux qui en sont
témoins
. Moins il espère désormais, et plus il donne ; à celle qui voudrait
le modérer et qui trouve encore un sourire pour lui dire que c’est trop, il semble
répondre comme dans Adélaïde du Guesclin :
C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime !
« Il faut pourtant que je vous dise que rien n’approche de l’état de douleur et de
crainte où l’on est : cela vous ferait pitié ; tout le monde en est si touché, que l’on
n’est occupé qu’à le rassurer. Il croit qu’à force de libéralités il rachètera ma vie ;
il donne à toute la maison, jusqu’à ma vache, à qui il a acheté du foin ; il donne à
l’un de quoi faire apprendre un métier à son enfant ; à l’autre, pour avoir des
palatines et des rubans, à tout ce qui se rencontre et se présente devant lui : cela
vise quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à quoi tout cela était bon, il m’a
répondu : « À obliger tout ce qui vous environne à avoir soin de vous. »
— C’est
assez repasser sur ce que tout le monde a pu lire dans les lettres mêmes. Mlle Aïssé
mourut le 13 mars 1733 ; elle fut inhumée à Saint-Roch, dans le caveau de la famille
Ferriol. Elle approchait de l’âge de quarante ans90.
La fidèle Sophie, qui est aussi essentielle dans l’histoire de sa maîtresse que l’est la bonne Rondel dans celle de Mlle De Launay, ne tarda pas, pour la mieux pleurer, à entrer dans un couvent.
Mais le chevalier ! sa douleur fut ce qu’on peut imaginer ; il se consacra tout entier à
cette tendre mémoire et à la jeune enfant qui désormais la faisait revivre à ses yeux. Dès
qu’elle fut en âge, il la retira du couvent de Sens, il l’adopta ouvertement pour sa
fille, la dota et la maria (1740) à un bon gentilhomme de sa province, le vicomte de
Nanthia (J). « Ma mère m’a souvent raconté, écrit M. de Sainte-Aulaire91, que, lors de l’arrivée en Périgord du chevalier
d’Aydie avec sa fille, l’admiration fut générale ; il la présenta à sa famille, et,
suivant la coutume du temps, il allait chevauchant avec elle de château en château ;
leur cortége grossissait chaque jour, parce que la fille d’Aïssé emmenait à sa suite et
les hôtes de la maison qu’elle quittait et tous les convives qu’elle y avait
rencontrés. »
Ainsi allait, héritière des grâces de sa mère, cette jeune reine
des cœurs. Nous retrouvons le chevalier à Paris l’année suivante (décembre 1741),
adressant à sa
chère petite
, comme il l’appelle, toutes sortes de
recommandations sur sa prochaine maternité (K), et il ajoutait : « M. de Boisseuil,
qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m’a promis de se charger du portrait
de votre mère. Je ne doute pas qu’il ne vous fasse grand plaisir. Vous verrez les traits
de son visage ; que ne peut-on de même peindre les qualités de son âme ! »
Cependant, l’âge venant, pour ne plus quitter sa fille, il dit adieu à Paris et se fixa au
château de Mayac, chez sa sœur la marquise d’Abzac. Vingt années déjà s’étaient écoulées
depuis la perte irréparable. Les lettres qu’on a de lui, écrites à Mme du Deffand
(1733-1754), nous le montrent établi dans la vie domestique, à la fois fidèle et consolé.
La main souveraine du temps apaise ceux même qu’elle ne parvient point à glacer. C’est
bien au fond le même homme encore, non plus du tout brillant, devenu un peu brusque, un
peu marqué d’humeur, mais bon, affectueux, tout aux siens et à ses amis, c’est le même
cœur : « Car vous qui devez me connaître, vous savez bien, madame, que personne ne
m’a jamais aimé que je ne le lui aie bien rendu. »
Que fait-il à Mayac ? il mène
la vie de campagne, surtout il ne lit guère : « Le brave Julien, dit-il, m’a
totalement abandonné : il ne m’envoie ni livres, ni nouvelles, et il faut avouer qu’il
me traite assez comme je le mérite, car je ne lis aujourd’hui que comme d’Ussé, qui
disait qu’il n’avait le temps de lire que pendant que son laquais attachait les boucles
de ses souliers. J’ai vraiment bien mieux à faire, madame : je chasse, je joue, je me
divertis du matin jusqu’au soir avec mes frères et nos enfants, et je vous avouerai tout
naïvement que je n’ai jamais été plus heureux, et dans une compagnie qui me plaise
davantage. »
Il a toutefois des regrets pour celle de Paris ; il envoie de loin
en loin des retours de pensée à Mmes de Mirepoix et du Châtel, aux présidents Hénault et
de Montesquieu, à Formont, à d’Alembert : « J’enrage, écrit-il (à Mme du Deffand
toujours), d’être à cent lieues de vous, car je n’ai ni l’ambition ni la vanité de
César : j’aime mieux être le dernier, et seulement souffert dans la plus excellente
compagnie, que d’être le premier et le plus considéré dans la mauvaise, et même dans la
commune ; mais si je n’ose dire que je suis ici dans le premier cas, je puis au moins
vous assurer que je ne suis pas dans le second : j’y trouve avec qui parler, rire et
raisonner autant et plus que ne s’étendent les pauvres facultés de mon entendement, et
l’exercice que je prétends lui donner. »
Ces regrets, on le sent bien, sont
sincères, mais tempérés ; il n’a pas honte d’être provincial et de s’enfoncer de plus en
plus dans la vie obscure : il envoie à Mme du Deffand des pâtés de Périgord, il en mange
lui-même92 ; il va
à la chasse malgré son asthme ; il a des procès ; quand ce ne sont pas les siens, ce sont
ceux de ses frères et de sa famille. Ainsi s’use la vie ; ainsi finissent, quand ils ne
meurent pas le jour d’avant la quarantaine, les meilleurs même des chevaliers et des
amants.
Il mourut non pas en 1758, comme le disent les biographies, mais bien deux ans plus tard.
Un mot d’une lettre de Voltaire à d’Argental, qu’on range à la date du 2 février 1761,
indique que sa mort n’eut lieu en effet que sur la fin de 1760. Voltaire parle avec sa
vivacité ordinaire des calomniateurs et des délateurs qu’il faut pourchasser, et il ajoute
en courant : « Le chevalier d’Aydie vient de mourir en revenant de la chasse : on
mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes. »
C’est ainsi que la
mort toute fraîche d’un ami, ou, si c’est trop dire, d’une connaissance si anciennement
appréciée, de celui qu’on avait comparé une fois à Couci, ne vient là que pour servir de
trait à la petite passion du moment. Celui qui vit ne voit qu’un prétexte et qu’un
à-propos d’esprit dans celui qui meurt (M).
Cependant la postérité féminine d’Aïssé prospérait en beauté et en grâce ; je ne sais
quel signe de la fine race circassienne continuait de se transmettre et de se refléter à
de jeunes fronts. Mme de Nanthia n’eut qu’une fille unique qui fut mariée au comte de
Bonneval, de l’une des premières familles du Limousin (N) ; mais ici la tige discrète, qui
n’avait par deux fois porté qu’une fleur, sembla s’enhardir et se multiplia. Il s’était
glissé dans mon premier travail une bien grave erreur que je suis trop heureux de pouvoir
réparer : j’avais dit que la race d’Aïssé était éteinte, elle ne l’est pas. Deux filles et
un fils issus de Mme de Bonneval, à savoir, la vicomtesse d’Abzac, la comtesse de Calignon
et le marquis de Bonneval, qu’on appelait
le beau Bonneval
à la
Cour de Berlin pendant l’émigration, continuèrent les traditions d’une famille en qui les
dons de la grâce et de l’esprit sont reconnus comme héréditaires ; la vicomtesse d’Abzac
fut la seule qui mourut sans enfants, et les autres branches n’ont pas cessé de fleurir.
Mme d’Abzac (O), au rapport de tous, était une merveille de beauté. Parlant d’elle et de
sa mère, ainsi que de son aïeule, un témoin bien bon juge des élégances, M. de
Sainte-Aulaire, nous dit : « Un de mes souvenirs d’enfance les plus vifs, c’est
d’avoir vu ces trois dames ensemble : les deux dernières (Mmes d’Abzac et de Bonneval),
dans tout l’éclat de leur beauté, semblaient être des sœurs, et Mme de Nanthia, malgré
son âge de plus de soixante ans, ne déparait pas le groupe. »
Un autre témoin
bien digne d’être écouté, une femme qui se rattache à ces souvenirs d’enfance par la
mémoire du cœur, nous dit encore : « Mme de Nanthia était très-belle, fort
spirituelle et d’un aspect très-fier. Sa fille, la marquise de Bonneval, qui n’était que
jolie, était l’une des femmes les plus délicieuses de son temps. Sa grâce était
incomparable ; à soixante-dix ans, elle en mettait encore dans ses moindres actions,
dans ses moindres paroles. Elle contait à ravir, et sa conversation était si attrayante,
son esprit si charmant, que je quittais tous les jeux de mon âge pour l’aller entendre
quand elle venait chez ma mère. Quoique j’aie bien peu de mémoire, j’ai encore sous mes
yeux ce type de femme aussi présent que si je l’avais quittée hier, je l’ai cherché
partout depuis, mais sans jamais le retrouver. Elle était à la fois si majestueuse et si
affable, si bonne et si gracieuse à tous !… Aussi, petits et grands, tous l’adoraient.
Mlle Aïssé devait lui ressembler. Mme de Calignon était peut-être plus capable de
dévouement, car sa nature était plus exaltée. Elle avait autant d’esprit, beaucoup plus
d’instruction, des qualités aussi solides. C’était aussi une très-grande dame dans toute
sa personne. Dans toute autre famille elle eût passé pour fort jolie, et je l’ai vue
encore charmante. Mais ce n’était plus ce je ne sais quoi de sa mère, qui captivait au
premier instant et gagnait aussitôt les cœurs. Elle avait traversé la Révolution encore
fort jeune ; elle était moins femme de cour. Mme d’Abzac, sa sœur aînée, morte à
quarante ans dans notre petit Saint-Yrieix, vers l’époque, je crois, du Consulat, était
d’une si prodigieuse beauté, que bien peu de temps avant sa mort, alors qu’elle était
hydropique, on s’arrêtait pour l’admirer lorsqu’on pouvait l’apercevoir. Je n’ai vu
d’elle que ses portraits : c’est l’idéal de la beauté. »
Voilà une partie des
réparations que je devais à la vérité ; j’en ai d’autres à faire encore au sujet du
portrait et des sentiments. « Jamais, me dit le même témoin si bien informé, jamais
la famille de Bonneval n’a renié Mlle Aïssé… En recueillant mes souvenirs d’enfance, je
reste persuadée que sa mémoire était chère à sa petite-fille. Ce fut elle qui prêta ses
Lettres à mon père, et son portrait, bien loin d’être relégué au grenier, resta dans le
salon ou la galerie de Bonneval, jusqu’au moment où cette belle terre fut vendue à un
parent d’une autre branche. Celui-ci se réserva les portraits des ancêtres, et les plus
notables de la branche aînée ; il eut celui du Pacha, celui même de Marguerite de Foix,
grande alliance royale des Bonneval au XVe siècle, tandis que la belle Aïssé, moins
historique, suivit son arrière-petit-fils à Guéret où elle était, je pense, bien
affligée de se trouver. »
Si de Guéret le portrait passa depuis à la campagne,
ce fut pour être placé, non dans un salon, il est vrai, mais dans une chambre à coucher
avec d’autres tableaux précieux. Je pourrais ajouter plus d’une particularité encore,
toujours dans le même sens, notamment le témoignage que je reçois de M. Tenant de Latour,
père de notre ami le poète Antoine de Latour : jeune, à l’occasion du portrait, il eut une
longue conversation sur Mlle Aïssé avec Mme de Calignon, qui s’y prêta d’elle-même. Enfin
les lettres de la marquise de Créquy que nous donnons au public pour la première fois, et
dont nous devons communication à la parfaite obligeance de la famille de Bonneval,
prouvent assez que Mme de Nanthia ne répugnait point au souvenir de sa mère, et que son
cœur s’ouvrait sans effort pour s’entretenir d’elle avec les personnes qui l’avaient
connue.
Cela dit, et cette justice rendue à une noble et gracieuse descendance au profit de
laquelle nous sommes heureux de nous trouver en partie déshérités, on nous accordera
pourtant d’oser maintenir et de répéter ici notre conclusion première ; car, comme l’a dit
dès longtemps le Poète, à quoi bon tant questionner sur la race ? « Telle est la
génération des feuilles dans les forêts, telle aussi celle des mortels. Parmi les
feuilles, le vent verse les unes à terre, et la forêt verdoyante fait pousser les autres
sitôt que revient la saison du printemps : c’est ainsi que les races des hommes tantôt
fleurissent, et tantôt finissent93. »
Tenons-nous à ce qui ne meurt pas.
Il en est des amants comme des poëtes, ils ont surtout une famille, tous ceux qui, venus après eux, les sentent, tous ceux qui, ne les jugeant qu’à leurs flammes, les envient. Le jeune homme à qui ses passions font trêve et donnent le goût de s’éprendre des douces histoires d’autrefois, la jeune femme dont ces fantômes adorés caressent les rêves, le sage dont ils reviennent charmer ou troubler les regrets, le studieux peut-être et le curieux que sa sensibilité aussi dirige, eux tous, sans oublier l’éditeur modeste, attentif à recueillir les vestiges et à réparer les moindres débris, voilà encore le cortège le plus véritable, voilà la postérité la plus assurée et non certes la moins légitime des poétiques amants. Elle n’a point manqué jusqu’ici à l’ombre aimable d’Aïssé, et chaque jour elle se perpétue en silence. Son petit volume est un de ceux qui ont leurs fidèles et qu’on relit de temps en temps, même avant de l’avoir oublié. C’est une de ces lectures que volontiers on conseille et l’on procure aux personnes qu’on aime, à tout ce qui est digne d’apprécier ce touchant mélange d’abandon et de pureté dans la tendresse, et de sentir le besoin d’une règle jusqu’au sein du bonheur.
Notes.
(A). Dans une lettre à M. Du Lignon, datée de Soleure, octobre 1712, Jean-Baptiste s’était justifié de l’imputation en ces termes :
… Pour l’ode qu’on a eu la méchanceté d’appliquer à Mme de Ferriol, pour me
brouiller avec la meilleure amie et la plus vertueuse femme en tout sens que je
connoisse dans le monde, vous savez ce que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Toutes
les calomnies dont mes ennemis m’ont chargé ne m’ont point touché en comparaison de
celle-là. Cette dame, à qui j’ai des obligations infinies, sait heureusement la
vérité, et je n’ai rien perdu dans son estime. Quand je fis cette ode, je ne la
connoissois pas, et elle ne connoissoit pas le maréchal d’Uxelles. Cette petite pièce
a couru le monde plus de dix ans avant qu’on s’avisât d’en faire aucune application.
C’est une galanterie imitée d’Horace, qui avoit rapport à une aventure où j’étois
intéressé ; et les personnages dont il y est question ne sont guère plus connus dans
le monde que la Lydie et le Télèphe de l’original. Je l’avois fait imprimer, et j’en
ai encore chez moi les feuilles, que je n’ai supprimées que depuis que j’ai su
l’outrage qu’on faisoit, à l’occasion de cet ouvrage, aux deux personnes du monde que
j’honore le plus. Il y a deux mille femmes dans Paris à qui elle pourroit être
justement appliquée, et l’imposture a choisi celle du monde à qui elle convient le
moins. »
— Pour peu que ce qui concerne le sens de l’ode soit aussi exact et
aussi vrai que ce qu’il dit de la vertu de Mme de Ferriol, on sera
tenté de rabattre des assertions de Rousseau ; mais peu nous importe ! nous ne voulions
que rappeler les bruits malins.
(B). Voici l’extrait de baptême, tel qu’il se trouve aux Archives de l’Hôtel de Ville de Paris :
SAINT-EUSTACHE.
(Baptesmes.)
Du mardi 21e décembre 1700.
« Fut baptisé Charles-Augustin, né d’hier, fils de messire Augustin de Ferriol, escuyer, baron d’Argental, conseiller du Roy au Parlement de Metz, trésorier receveur général des finances du Dauphiné, et de dame Marie-Angélique de Tencin, son espouse, demeurant rue des Fossez-Montmartre. Le parrain, messire Charles de Ferriol, chevalier, conseiller du Roy en ses conseils, ambassadeur de Sa Majesté à la Porte Ottomane, représenté par Antoine de Ferriol, frère du présent baptisé : la marraine, dame Louise de Buffevant, femme de messire Antoine de Tencin, chevalier, conseiller du Roy en ses conseils, président à mortier au Parlement de Grenoble, cy-devant premier président du Sénat de Chambéry, représentée par damoiselle Charlotte Haidée, lesquels ont déclaré ne sçavoir signer.
« Signé : Ferriol, J. Vallin de Sérignan. »
(C). Nous avons beaucoup interrogé les savants sur l’origine de ce nom. D’après le dernier et le plus précis renseignement que nous devons à M. Maury, de la Bibliothèque de l’Institut, Haidé est un nom circassien que portent souvent les femmes qui viennent de ce pays, et qu’on leur conserve en les vendant. C’est ainsi qu’il se trouve répandu en Turquie, sans être pour cela ni turc ni arabe ; car il ne doit point se confondre avec le nom de femme Aïsché, dont la prononciation arabe est Aïscha (Ayescha). De ce nom circassien d’Haidé, dénaturé et adouci selon la prononciation parisienne, on aura fait Aïssé.
(D). Le nom de Grèce se mariait volontiers à celui d’Aïssé dans l’esprit des
contemporains. Lorsque l’abbé Prevost publia l’Histoire d’une Grecque
moderne, assez agréable roman où l’on voit une jeune Grecque, d’abord vouée au
sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en veut faire sa maîtresse, résister
à l’amour de son libérateur, et n’être peut-être pas aussi insensible pour un autre que
lui, on crut qu’il avait songé à notre héroïne. Mme de Staal (De Launay) écrivait à M.
d’Héricourt : « J’ai ◀commencé▶ la Grecque à cause de ce que vous m’en dites : on
croit en effet que Mlle Aïssé en a donné l’idée ; mais cela est bien brodé, car elle
n’avait que trois ou quatre ans quand on l’amena en France. »
Enfin, voici des vers du temps sur mademoiselle Aïssé, à ce même titre de Grecque :
Aïssé de la Grèce épuisa la beauté :Elle a de la France empruntéLes charmes de l’esprit, de l’air et du langage.Pour le cœur je n’y comprends rien :Dans quel lieu s’est-elle adressée ?Il n’en est plus comme le sienDepuis l’Age d’or ou l’Astrée.
Ces vers sont placés à la fin des Lettres de Mlle Aïssé, dans la première édition de 1787. On les retrouve en deux endroits de la nouvelle édition corrigée et augmentée du portrait de l’auteur (Lausanne, J. Mourer ; et Paris, La Grange, 1788) : d’abord au bas du portrait, puis à la fin du volume. Ici l’intitulé est :
Envoi à mademoiselle Aïssé, par M. le professeur Vernet, de Genève.
(E). « Haut et puissant seigneur, messire Charles de Ferriol, baron d’Argental, conseiller du Roi en tous ses conseils, ci-devant ambassadeur extraordinaire à la Porte Ottomane, âgé d’environ 75 ans, décédé hier en son hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse, a été inhumé en la cave de la chapelle de sa famille, en cette église, présens Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle, écuyer, conseiller, lecteur de la chambre du Roi, et Charles-Augustin de Ferriol d’Argental, écuyer, conseiller du Roi en son Parlement de Paris, ses deux neveux, demeurants dit hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse.
Signé : De Ferriol de Pont-de-Veyle,
De Ferriol d’Argental, Blondel de Gagny. »(Extrait des Archives de l’État civil.)
L’acte est du 27 octobre 1722.
(F). Voulant de plus en plus m’assurer de cette absence essentielle de M. de Ferriol durant onze années consécutives, j’ai prié M. Mignet de vouloir bien la faire vérifier encore d’après les dépêches, et j’ai reçu la réponse suivante, qui confirme pleinement nos premières conjectures et y apporte l’appui de plusieurs circonstances très-importantes. On nous excusera de donner in extenso ces pièces tout à fait décisives.
« Il est certain que M. de Ferriol ne fit aucun voyage en France de 1699 à 1711, car sa correspondance avec la Cour est régulière. Pourtant elle présente deux interruptions ; mais, loin qu’on puisse les attribuer à l’éloignement de l’ambassadeur, elles ne font au contraire que confirmer sa présence à Constantinople.
« La première, en 1703, est de trois mois. D’une part, elle est trop courte pour qu’à cette époque M. de Ferriol pût se rendre, dans cet intervalle, de Constantinople en France ; d’autre part, elle est suffisamment expliquée par l’extrait suivant d’une lettre du Roi à M. de Ferriol :
« Extrait d’une lettre de Louis XIV à M. de Ferriol.
A Versailles, le 4 mai 1703.
« Monsieur de Ferriol, les dernières lettres que j’ay reçues de vous sont du 24 décembre de l’année dernière et du 28 janvier de cette année ; je suis persuadé qu’il y en aura eu plusieurs de perdues, car il y a lieu de croire que vous m’auriez informé des changements arrivés à la Porte (la déposition et la mort violente du grand-vizir) depuis votre lettre du mois de janvier. Je ne les ay cependant appris que par les nouvelles d’Allemagne. On craignoit à Vienne le caractère entreprenant du dernier visir ; son malheur a été regardé comme une nouvelle asseurance de la paix, et la continuation en a paru d’autant plus certaine qu’elle est l’ouvrage du nouveau visir mis en sa place. »
« La seconde interruption dans la correspondance de M. de Ferriol a lieu en 1709 ; elle est le résultat d’une maladie dont l’ambassadeur indique lui-même la cause et les détails dans la première lettre qu’il écrit à la suite de cette maladie :
« M. de Ferriol à M. le marquis de Torcy.
« A Péra, le 27 août 1709.
« Monsieur,
« J’avois résolu de me raporter au récit qui vous seroit fait par M. le comte de Rassa que j’envoye en France, de la manière indigne dont j’ay été traité pendant ma maladie et ma prison, mais comme il s’agit de la suspression des actes injurieux à ma personne et au caractère dont j’ay l’honneur d’estre revêtu, vous me permettrés, monsieur, de vous informer le plus succinctement qu’il me sera possible de tout ce qui s’est passé dans cette malheureuse occasion.
« A la fin du mois de may dernier, je fus attaqué d’une espèce d’apoplexie dont la vapeur a occupé ma teste pendant quelques jours. Il n’y avoit qu’à se donner un peu de patience à attendre ma guérison ; mais au lieu de prendre ce parti qui étoit le plus sage et le plus raisonnable, le chevalier Gesson, mon parent, par des veues d’intérest, et le sieur Belin, mon chancelier, pour s’aproprier toute l’autorité, avec quelques domestiques qui étoient bien aises de profiter du désordre, firent faire une consultation par quatre médecins sur ma maladie. Le lendemain, le sieur Belin, en qualité de chancelier, assembla la nation, les drogmans et quelques religieux, et fit signer une délibération par laquelle on me dépouilloit de mes fonctions pour en revêtir ledit sieur Belin, lequel, se voyant le maître avec le chevalier Gesson, se saisirent de ma personne le 27e, me mirent en prison dans une chambre, chassèrent mes domestiques affectionnés, et s’emparèrent de mes papiers et de mes effects, ne me donnant la liberté de voir personne que quelques religieux affidés. J’ay été dans ce triste estat plus d’un mois entier, d’où je crois que je ne serois pas sorti sans M. l’ambassadeur d’Holande, lequel m’ayant rendu visite et m’ayant trouvé avec ma santé et mon esprit ordinaires, fit tant de bruit du traitement qu’on me faisoit, qu’il me fut permis, après l’attestation que j’eus des médecins du parfait rétablissement de ma santé, d’assembler la nation, laquelle, sollicitée par le sieur Belin, et pour se mettre à couvert du blâme de la première délibération qu’elle avoit signée, ne voulut jamais me reconnoître qu’après m’avoir forcé d’aprouver ladite délibération par un acte que je fus obligé de signer le 1er du mois d’aoust dernier, pour obtenir ma liberté et reprendre les fonctions d’ambassadeur.
« Comme ces deux délibérations et la première attestation des médecins sont des actes injurieux non-seulement à ma personne, mais encore à l’honneur du caractère dont je suis revêtu, je vous supplie très humblement, monsieur, d’avoir la bonté de faire ordonner par Sa Majesté qu’ils soient annulés et déchirés. A l’égard de la réparation qui m’est deue, je me remets à ce qu’il plaira à Sa Majesté d’en ordonner. Les deux personnes dont j’ay le plus à me plaindre sont les sieurs Meinard, premier député de la nation, et le sieur Belin, mon chancelier : pour le chevalier Gesson, mon parent, je sauray bien le mettre à la raison.
« J’avois d’abord cru que le grand visir estoit entré dans cette affaire ; mais j’ay appris au contraire qu’il avoit détesté le procédé de la nation et de mes domestiques ; et depuis que je suis rentré dans les fonctions d’ambassadeur, il ne m’a rien refusé de tout ce que je luy ay demandé, tant pour l’extraction des bleds que pour les autres affaires que j’ay eu à traiter avec luy ; et s’il en avoit toujours usé de même, je n’aurois eu aucun lieu de m’en plaindre.
« J’ay fait une espèce de procès verbal sur tout ce qui s’est passé sur cette affaire, que j’ay jugé à propos d’adresser à mon frère, de peur de vous fatiguer par une aussy longue et ennuyeuse lecture.
« Je suis, avec toute sorte d’attachement et de respect,
« Monsieur,
« Votre très humble et très obéissant serviteur,
« Signé : Ferriol. »
Ainsi il résulte de ces pièces que lorsque M. de Ferriol revint en France dans l’été de
1711, âgé de soixante-quatre ans, il avait été déjà atteint d’
apoplexie
, et assez gravement pour être réputé
fou
et interdit pendant quelque temps : son rappel s’ensuivit aussitôt. Même
lorsqu’il fut guéri, il resta toujours un vieillard quelque peu singulier, ayant gardé
de certains tics amoureux, mais, somme toute, de peu de
conséquence.
Le Journal inédit de Galland, publié dans la Nouvelle Revue encyclopédique (Firmin Didot, février 1847), rapporte de nouveaux détails sur la frénésie de M. de Ferriol, notamment cette particularité inimaginable :
« Lundi, 6 octobre (1710). — J’avois oublié de marquer le jour ci-devant, écrit le consciencieux Galland, ce que j’avois appris de M. Brue, qui est que M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, s’étoit mis en tête de devenir cardinal, et qu’il y avoit douze ans qu’il avoit donné une instruction à M. Brue, son frère, en l’envoyant à la Cour, pour passer ensuite en Italie, afin de jeter à Rome les premières dispositions de son dessein de parvenir à la pourpre romaine. C’est pour cela que Mme de Ferriol, qui savoit que son beau-frère étoit dans le même dessein plus fort que jamais, et qu’au lieu de revenir en France il méditoit d’aborder en Italie et de se rendre à Rome, étoit venue trouver M. Brue à onze heures du soir, la veille de son départ, et le prier de faire en sorte de se rendre maître de l’esprit de M. de Ferriol et de le ramener en France, afin de le détourner d’aborder en Italie. »
Il en fut de ce chapeau de cardinal comme de la beauté de Mlle Aïssé que convoitait également le malencontreux ambassadeur ; il n’eut pas plus l’un que l’autre, — ni la fleur, ni le chapeau.
(G). Nous donnerons, pour être complet, le texte même de cette lettre :
« Aux auteurs du Journal de Paris.
« Paris, le 22 octobre 1787.
« Messieurs,
« Les Lettres de Mlle Aïssé, que vous annoncez dans votre journal du 13 de ce mois, ont donné lieu à quelques réflexions qu’il n’est pas inutile de communiquer au public. Il est trop souvent abusé par des recueils de lettres ou d’anecdotes que l’on altère sans scrupule ; mais ces petites supercheries, bonnes pour amuser la malignité, ne sauraient être indifférentes à un lecteur honnête, surtout lorsqu’elles peuvent compromettre des personnages respectables et faire quelque tort aux auteurs dont on veut honorer la mémoire. Les Lettres de Mlle Aïssé se lisent avec plaisir ; les personnes dont elle parle, les sociétés célèbres qu’elle rappelle à notre souvenir, sa sensibilité, ses malheurs causés par une passion violente et d’autant plus funeste qu’elle tue souvent ceux qui l’éprouvent sans intéresser à leur sort, tout cela, messieurs, devait sans doute exciter la curiosité de ceux qui aiment ces sortes d’ouvrages. Mais pourquoi l’éditeur de ces Lettres les a-t-il gâtées par de fausses anecdotes qui rendent Mlle Aïssé très-peu estimable ? Pourquoi lui avoir fait tenir un langage qui contraste visiblement avec son caractère ? A-t-elle pu penser de l’homme qui l’avait tirée du vil état d’esclave, et de la femme qui l’avait élevée, le mal que l’on trouve dans le recueil que l’on vient de publier ? Non, messieurs, cela est impossible, et voici mes raisons : Mme de Ferriol servait de mère à Mlle Aïssé ; elle avait mêlé son éducation à celle de ses enfants. Inquiète sur le sort de cette jeune étrangère, elle était sans cesse occupée du soin de faire son bonheur : de son côté, Mlle Aïssé, dont le cœur était aussi bon que sensible, avait pour M. et Mme de Ferriol les sentiments d’une fille tendre et respectueuse ; sa conduite envers eux la leur rendait tous les jours plus chère : elle était bonne, simple, reconnaissante. Après cela, messieurs, comment ajouter foi à des Lettres où l’on voit Mlle Aïssé évidemment ingrate et méchante, et où l’on peint Mme de Ferriol, que tout le monde estimait, comme une femme capable de donner à sa fille d’adoption des conseils pernicieux, et de la sacrifier à sa vanité ou à son ambition ?
« Je n’ajouterai, messieurs, qu’un mot pour répondre d’avance à ceux qui seraient tentés de douter des faits que je viens d’exposer : c’est que M. le comte d’Argental, dont le témoignage vaut une démonstration, et qui, comme l’on sait, a reçu dans son enfance la même éducation que Mlle Aïssé, m’a confirmé la vérité de tout ce que je viens de vous dire.
« Signé : Villars. »
(Journal de Paris, 28 novembre 1787, p. 1434.)
(H). À Mlle Aïssé.
En lui envoyant du ratafia pour l’estomac.
1732.Va, porte dans son sang la plus subtile flamme ;Change en désirs ardents la glace de son cœur ;Et qu’elle sente la chaleurDu feu qui brûle mon âme !
Ces vers sont de Voltaire, selon Cideville.
(I). Extrait du registre des actes de décès de la Paroisse de Saint-Roch, année 1733.
Du 14 mars.
« Charlotte-Élisabeth Aïssé, fille, âgée d’environ quarante ans, décédée hier, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse, a été inhumée en cette église dans la cave de la chapelle de Saint-Augustin appartenante à M. de Ferriol. Présents messire Antoine Ferriol de Pont-de-Veyle, lecteur ordinaire de la Chambre de Sa Majesté, messire Charles-Augustin Ferriol d’Argental, conseiller au Parlement, demeurants tous deux dites rue et paroisse.
« Signé : Ferriol de Pont-de-Veyle, Ferriol d’Argental, Contrastin, vicaire. »
(J). Le contrat de mariage de Mlle Célénie Leblond avec le vicomte de Nantia fut signé au château de Lanmary le 10 octobre 1740. — Voici le passage de Saint-Allais qui spécifie les titres et qualités, ainsi que la descendance :
« Pierre de Jaubert, IIe du nom, chevalier, seigneur, vicomte de Nantiac94, etc., qualifié haut et puissant seigneur, est mort en 17.., laissant de dame Célénie le Blond, son épouse, une fille unique, qui suit :
Marie-Denise de Jaubert épousa, par contrat du 12 mars 1760, haut et puissant seigneur messire André, comte de Bonneval, chevalier, seigneur de Langle, devenu depuis seigneur de Bonneval, Blanchefort, Pantenie, etc., lieutenant-colonel du régiment de Poitou, ensuite colonel du régiment des grenadiers royaux, et maréchal des camps et armées du Roi… »
(Saint-Allais, Nobiliaire universel de France, XVII, 402.)
(K). Voici la lettre tout entière, et vraiment maternelle, du chevalier à Mme de Nanthia ; elle est inédite et nous a été communiquée par la famille de Bonneval :
« Je souhaite, mon enfant, que vous soyez heureusement arrivée chez vous ; je crois que vous ferez prudemment de n’en plus bouger jusqu’à vos couches, et quoique le terme qu’il faudra prendre après pour vous bien rétablir doive vous paraître long, je vous conseille et vous prie, ma petite, de ne pas l’abréger. Toute impatience, toute négligence en pareil cas est déplacée et peut avoir des conséquences très-fâcheuses, au lieu que, si vous vous conduisez bien dans vos couches, non-seulement elles ne nuiront pas à votre santé, mais au contraire vous en deviendrez plus forte et plus saine.
« M. de Boisseuil, qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m’a promis de se charger du portrait de votre mère ; je ne doute pas qu’il ne vous fasse grand plaisir. Vous verrez les traits de son visage ; que ne peut-on de même peindre les qualités de son âme ! Le tendre souvenir que j’en conserve doit vous être un sûr garant que je vous aimerai, ma chère petite, toute ma vie.
« Mille amitiés à M. de Nanthiac.
« Le Bailli de Froullay me charge toujours de vous faire mille compliments de sa part.
« J’ai reçu hier des nouvelles de Mme de Bolingbroke ; elle m’en demande des vôtres. Mme de Villette se porte un peu mieux.
« À Paris, ce 15 décembre 1741. »
(L). Nous ne saurions donner une plus juste idée de cette grande existence de Mayac
dans son mélange d’opulence et de bonhomie antique, qu’en citant la page suivante
empruntée à la Notice manuscrite de M. de Saint-Aulaire : « Après la mort du
Chevalier, y est-il dit, l’abbé d'Aydie, son frère, continua à résider dans ce château
où se réunissait l’élite de la bonne compagnie de la province. L’habitation n’était
cependant ni spacieuse ni magnifique, et la fortune du marquis d’Abzac, seigneur de
Mayac, n’était pas très-considérable ; mais les bénéfices de l’abbé, qui ne montaient
pas à moins de 40,000 livres, passaient dans la maison, et d’ailleurs nos pères en ce
temps-là exerçaient une large hospitalité à peu de frais. Mes parens m’ont souvent
raconté des détails curieux sur ces anciennes mœurs. Il n’était pas rare de voir
arriver a l’heure du dîner douze ou quinze convives non attendus. Les hommes et les
jeunes femmes venaient à cheval, chacun suivi de deux ou trois domestiques. Les gens
âgés venaient en litière, les chemins ne comportant pas l’usage de la voiture. Les
provisions de bouche étaient faites en vue de ces éventualités, et la cuisine de Mayac
était renommée ; mais la place manquait pour loger et coucher convenablement tous ces
hôtes. Les hommes s’entassaieut dans les salons, dans les corridors ; les femmes
couchaient plusieurs dans la même chambre et dans le même lit. Ma mère, qui avait été
élevée en Bretagne où les coutumes étaient différentes, fut fort surprise lors de ses
premières visites à Mayac. La comtesse d’Abzac (née Custine) qui faisait les honneurs
lui dit : « Ma chère cousine, je te retiens pour coucher avec moi. » Quelques instans
après Mlle de Bouillien dit aussi à ma mère : « Ma chère cousine,
nous coucherous ensemble. » — « Je ne peux pas, répondit ma mère, je couche avec la
comtesse d’Abzac. » — « Mais et moi aussi », reprit Mlle de
Bouillien. — Ces trois dames couchèrent ensemble dans un lit médiocrement large, et
pour faire honneur à ma mère on la mit au milieu. Ces habitudes subsistèrent à Mayac
jusqu‘en 1790. L’abbé d’Aydie se retira alors à Périgueux avec sa nièce Mlle de Montcheuil, dans une jolie maison que celle-ci a laissée
depuis à MM. d‘Abzac de La Douze ; il était presque centenaire, et on put lui cacher
les désastres qui signalèrent les premières années de la Révolution. »
Mme de Montcheuil y mit un soin ingénieux, et elle masqua les pertes de
son oncle avec sa propre fortune. L’abbé d’Aydie ne mourut qu’en 1792.
(M). La lettre suivante (inédite) de la marquise de Créquy à Jean-Jacques Rousseau vient confirmer, s’il en était besoin, celle de Voltaire à l’endroit de la date dont il s’agit :
« Ce jeudi (janvier 1761).
« On ne peut être plus sensible à l’attention et au souvenir de l’éditeur ; mais on ne peut être moins disposée à récréer son esprit. Notre cher chevalier d’Aydie est mort en Périgord. Nous avions reçu de ses nouvelles le samedi et le mercredi, il y a huit jours. Son frère manda cet événement à mon oncle95 sans nulle préparation. Mon oncle, écrasé, me fila notre malheur une demi-heure, et s’enferma. Lundi, la fièvre lui prit, avec trois frissons en vingt-quatre heures et tous les accidents. Jugez de mon état. Enfin une sueur effroyable a éteint la fièvre sans secours ; mais il a eu cette nuit un peu d’agitation. Je suis comme un aveugle qui n’a plus son bâton.
« Je remets à un temps plus heureux à vous remercier et à vous parler de vous ; car, aujourd’hui, je n’ai que moi en tête. »
C’est J.-J. Rousseau qui a mis à la suite des mots
ce jeudi
ceux que l’on trouve ici entre parenthèses. Il est évident, d’ailleurs, que la lettre
est de 1761, puisque c’est en cette année que furent publiées les lettres de
Julie
dont Rousseau ne se donnait que comme simple
éditeur
. Le chevalier d’Aydie mourut donc dans les derniers jours de 1700,
ou, au plus tard, dans les premiers de 1761.
(N). Les Bonneval du Limousin sont de la plus vieille souche ; il y a un dicton dans le
pays : « Noblesse Bonneval, richesse d’Escars, esprit Mortemart.
» Le
célèbre Pacha en était. (Voir Moreri.)
(O). Pierre-Marie, vicomte d’Abzac, mourut à Versailles au mois de février 1827,
n’ayant pas eu d’enfants de deux mariages qu’il avait contractés, dont le premier, à la
date du 10 août 1777, avec Marie-Blaise de Bonneval, décédée pendant la Révolution (Voir
Courcelles, Histoire généal. et hérald. des Pairs de France, IX, d’Abzac,
87). Le vicomte d’Abzac était un écuyer très en renom sous Louis XV, sous Louis XVI, et
depuis, sous la Restauration ; c’était lui qui avait
mis à
cheval
, comme il le disait souvent, les trois frères, Louis XVI, Louis XVIII,
Charles X, ainsi que le duc d’Angoulême et le duc de Berry ; si bon écuyer qu’il fût, il
ne leur avait pas assez appris à s’y bien tenir.
P. S. Voici deux lettres inédites du chevalier d’Aydie à Mlle Aïssé, qui ont été recouvrées par M. Ravenel depuis notre Édition de 1846. Elles sont tout à fait inédites : ce sont les deux lettres dont parle la marquise de Créquy, page 317 de l’Édition ; elles proviennent, en effet, des papiers de Mme de Créquy. Elles achèveront l’idée de cette liaison tendre, passionnée, délicate et légère. Le ton du chevalier y est pénétrant et naïf, soit qu’il se plaigne des caprices de sa scrupuleuse amie, soit qu’il jouisse du partage avoué de sa tendresse. La vraie passion y respire sans rien de violent ni de tumultueux, avec le sentiment profond d’une âme toute soumise et comme dévotieuse. Mais est-il besoin d’en expliquer le charme à ceux qui ont aimé ?
« Vous me maltraitez, ma reine. Je n’en sais pas la raison, ni n’en puis imaginer le prétexte : mais, pour en venir là, vous n’avez apparemment besoin ni de l’un ni de l’autre. Le caprice, en effet, se passe de tout secours et n’existe que par lui-même. D’ailleurs peut-être jugez-vous qu’il est à propos d’éprouver de temps en temps jusqu’où va ma patience et ma dépendance. Eh ! bien, n’êtes-vous pas contente ? Voilà trois lettres que je vous écris sans que vous ayez daigné me faire réponse. Un exprès est allé de ma part savoir de vos nouvelles : vous l’avez renvoyé en me mandant sèchement que vous vous portez bien. Avouez qu’il faut avoir de la persévérance pour se présenter encore aux accords et en faire les avances. Je sens bien toute la misère de ma conduite ; mais je vous aime, et à quoi ne réduit point l’amour ! Permettez-moi de vous représenter que, pour votre gloire, vous devriez me traiter plus honorablement. Vous me rendrez si ridicule, que mon attachement n’aura plus rien qui puisse vous flatter. Laissez-moi, par politique, quelque air de raison et de liberté. On a toujours cru (et, sans doute, avec justice) que c’est par un choix très-éclairé que je vous aime plus que ma vie, et que la source de ma constance étoit beaucoup plus dans votre caractère que dans le mien. Or, si vous deveniez déraisonnable et capricieuse, l’idée qu’on a d’une Aïssé toujours juste, tendre, douce, égale, s’évanouiroit. Je ne vous en aimerois peut-être pas moins (ma passion fait partie de mon âme et je ne puis la perdre qu’en cessant de vivre), mais vous seriez moins aimable aux yeux des autres, et ce seroit dommage. Laissez au monde l’exemple d’une personne qui sait aimer avec fidélité et se faire toujours aimer sans aucun art, mais peut-être plus aimable que qui que ce soit.
« Que vous ai-je fait, ma reine ? Dites-le, si vous pouvez. Rien, en vérité. Je jure que je n’ai pas cessé un moment de vous être uniquement attaché : vous n’avez pas à la tête un cheveu qui ne m’inspire plus de goût et de sentiment que toutes les femmes du monde ensemble, et je vous permets de le dire et de le lire à qui vous voudrez. »
(1746.)
« C’est aujourd’hui le sept d’octobre, et, selon ce que vous me mandez, ma chère Aïssé, vous devez être à Sens. J’y transporte toutes mes idées, mon cœur ne s’entretient plus que de Sens : c’est là que sont maintenant réunis les deux objets de toute ma tendresse. Ne m’écrivez-vous pas de longues lettres ? Mandez-moi tout, ma reine : la peinture la plus naïve et la plus circonstanciée sera celle qui me plaira davantage. Faites-la-moi voir d’ici tout entière, s’il est possible : je ne veux point d’échantillon. Une réponse, un bon mot, qui doit souvent toute sa grâce à celui qui l’interprète, n’est point ce qu’il me faut : je veux le portrait de tout le caractère, de toute la personne ensemble, de la figure, de l’esprit et surtout du cœur. C’est le cœur qui nous conduit : l’instinct d’un cœur droit est mille fois plus sûr que toutes les réflexions d’un bel esprit : c’est du cœur que partent tous les premiers mouvements : c’est au cœur que nous obéissons sans cesse.
« Mais revenons. Pardonnez-moi les digressions, ma reine : je ne m’en contrains pas ; elles ne m’éloignent jamais de vous. Je ne parle longtemps de la même chose que lorsque je la considère en vous. Alors je m’y arrête, je la tourne de tous les sens : j’oublie tout le reste, j’oublie que c’est une lettre que j’écris et qu’il est impertinent de faire des amplifications à tout propos. Mais voici qui est encore long ; mon papier se remplira, et je ne vous ai point dit encore que je vous aime. C’est pourtant ce que je veux vous dire et vous redire mille fois : je ne puis assez vous le persuader. J’espère que vous penserez un peu à moi pendant votre séjour à Sens. Baisez-la souvent, et quelquefois pour moi. La pauvre petite ! que je voudrois qu’elle fût heureuse ! Elle le sera si elle vous ressemble : c’est de notre humeur que dépend notre bonheur. N’oubliez pas qu’il faut qu’elle sache la musique : c’est un talent agréable pour soi et pour les autres. On ne sauroit ◀commencer trop tôt : on ne la possède bien que quand on l’apprend dans la première enfance.
« Vous m’avez fait grand plaisir de m’écrire vos amusements d’Ablon : mais je ne trouve pas trop à propos que vous alliez à la chasse au soleil, surtout si les chaleurs sont aussi grandes où vous êtes qu’ici. Vos coiffes garantissent mal la tête, et les coups de soleil sont dangereux et très-fréquents dans cette saison. La brutalité du garde qui trouve mauvais que vous tiriez, et la politesse du chien qui rapporte votre gibier, prouvent clairement que les hommes ont souvent moins de discernement que les bêtes. Si la métempsychose avoit lieu, je consentirois sans répugnance à devenir comme le chien qui vous a caressée, qui vous a rendu service ; mais je serois au désespoir s’il me falloit quelque jour ressembler à cet homme farouche qui se formalise si durement et si mal à propos. Je me sens aujourd’hui plus de goût que jamais pour les chiens. J’ai beaucoup caressé tous les miens : je voudrois témoigner à toute l’espèce la reconnoissance que j’ai de l’honnêteté de leur confrère à votre égard.
« Je vous embrasse, ma très-aimable Aïssé. Vous êtes pour toujours la reine de mon cœur. »