(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Eugène Gandar »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Eugène Gandar »

Eugène Gandar151

Bossuet orateur 152. — Choix de Sermons de la jeunesse de Bossuet, édition critique donnée d’après les manuscrits 153. — Mélanges littéraires ; Correspondance inédite 154.

I

L’Université a perdu le 22 février 1868 M. Gandar, qui venait d’être nommé professeur titulaire d’éloquence française à la Faculté des lettres de Paris. Il n’avait que quarante-deux ans. Il remplaçait depuis cinq ans déjà M. Nisard en qualité de suppléant ; mais cette chaire, qu’il avait tout fait pour mériter et pour conquérir, il ne lui fut point donné d’y monter et d’en prendre possession en son propre nom. Je ne sais pas de destinée plus particulière, en un certain sens, que celle de l’estimable Gandar. Les uns meurent à la fleur de la jeunesse, au printemps des espérances ; on leur rêvait tout un avenir de bonheur ou de gloire, et ils disparaissent : leur image continue de nous sourire de loin, à demi voilée, du haut d’un nuage. D’autres meurent en pleine action et sont emportés en pleine carrière comme des guerriers au milieu du combat ou dans le sein de la victoire : ils ont déjà gagné la couronne qui se dépose sur leur cercueil. D’autres, après la carrière parcourue et remplie, se ménageant un repos, une retraite et un nid pour la vieillesse, meurent précisément la veille du jour où ils sont prêts à y entrer ; il ne leur est pas donné d’habiter la villa du sage qu’ils avaient construite tout exprès et ornée à plaisir pour leurs derniers ans : ils expirent au seuil. La mort a toutes les sortes d’ironies et de malencontres. Mais Gandar nous est, lui aussi, à sa manière, un de ces exemples, et des plus ironiques, des plus frappants. La prudence, la maturité semblaient avoir de bonne heure présidé à toute sa vie. Chez lui rien d’imprévu, rien d’aventuré au premier coup d’œil. Il marche et procède à pas sûrs, à pas lents. Sorti de l’École normale, agrégé des Lettres et admis au premier rang, puis élève de l’École française d’Athènes, puis à son retour professeur de rhétorique dans un lycée, puis professeur de Faculté en province, puis enfin revenu à Paris et délégué comme maître à cette École normale dont il avait été l’un des meilleurs élèves, appelé de là comme suppléant à la Sorbonne, il n’a cessé, dans toute sa carrière et à chaque degré, de se préparer, de se munir, de s’aguerrir de plus en plus pour cette fonction et pour ce talent de professeur qui est de ceux qui s’acquièrent, qui se perfectionnent et auxquels l’expression de fiunt opposée à nascuntur s’applique si justement. Eh bien, c’est quand il a tout fait pour se préparer, quand il s’est amassé des fonds de science et d’érudition considérables dans tous les sens, qu’il a sondé et fouillé les littératures étrangères pour en rapporter des notions précises et tous les termes élevés et lumineux de comparaison, qu’il s’est attaché à diversifier son goût, à l’étendre et à l’éclairer par les connaissances accessoires des beaux-arts étudiés dans leurs chefs-d’œuvre, qu’il n’a négligé ni voyages, ni lectures sur place, ni vérifications de toute nature ; c’est quand il a, pendant des années, travaillé, affermi et assoupli son organe et sa parole de manière à remplir un vaste auditoire, à le tenir attentif, suspendu à ses lèvres, et à l’associer à ses impressions sérieuses, à sa gravité consciencieuse et concentrée, d’où il tirait parfois des sources de chaleur morale et d’admiration émue ; c’est alors, quand tous ces stages et comme ces degrés d’apprentissage sont terminés, quand il se sent prêt et digne de passer maître, quand il a noué sa ceinture, serré et fortifié ses reins pour la grande lutte, pour le vrai début et l’inauguration suprême, c’est alors que le courageux et patient athlète, qui n’avait jamais faibli, qui pour un homme d’étude avait tout l’aspect d’un de ces hommes primitifs du nord, solides et robustes, ἒμπεδος, une tête énorme sur des épaules carrées (et lui-même en plaisantait bien souvent155), c’est alors que du jour au lendemain ce fils prudent du travail et de la sagesse, atteint d’un mal secret sans cause connue, tout d’un coup s’affaisse, pâlit et tombe. La chaire, objet de ses vœux, et qu’il remplissait pour un autre, du moment qu’elle est à lui et qu’il l’a gagnée, il n’y montera plus. La mort qui nous assiège et nous déjoue sous toutes les formes s’est chargée, en sa personne, de nous rappeler une fois de plus le néant des efforts et des projets humains, là même où ils semblaient les plus modestes, les mieux soutenus et les plus sagement concertés.

Les Anciens avaient poussé loin l’art de la rhétorique et toutes les préparations par où devait passer un orateur qui aspirait à exceller. On en a d’assez beaux traités et qui dépassent nos idées modernes. Je crois que la vie de Gandar, bien présentée, nous montrerait, non pas seulement en préceptes, mais en action, toutes les préparations, toutes les études préliminaires, tous les exercices gradués et les préludes déjà définitifs et bien complets, au moyen desquels on peut devenir un digne, un savant, un autorisé et, je ne crains pas d’ajouter, un éloquent professeur. L’éloquence du professeur, s’il y a lieu, se tire en effet de la profondeur même de l’étude et de la sincérité des convictions littéraires. Un portrait ou caractère de Gandar, résumé dans son esprit et dans son originalité, pourrait exactement s’intituler Gandar, ou la Parfaite École du professeur, de celui qui se destine à l’être.

Eugène Gandar naquit le 8 août 1825 au Neufour (Meuse), où son père avait de grands établissements industriels ; mais ses souvenirs d’enfance le reportaient plus habituellement à Remilly, pays de sa mère, foyer principal de sa famille, où l’on retourna bientôt demeurer, où il allait passer ses vacances, et d’où lui vinrent ses impressions les plus chères et les plus douces. Sa mère, Rolland de son nom, appartenait à une famille qui a donné un peintre très distingué au pays messin, et qui promettait dans un des frères mêmes du peintre un lettré et un poète. Dès 1833, on voit le jeune Gandar à Metz dans le pensionnat Laffitte, puis au collège de la ville ; il y fit toutes ses classes, y compris la rhétorique. En 1841 il vint à Paris et fut mis à Sainte-Barbe, d’où il suivait le collège Louis-le-Grand : il y recommença sa rhétorique sous M. Rinn ; il y fit sa philosophie sous M. Barni. En 1844, il entrait à l’École normale, où M. Dubois était directeur et où M. Vacherot présidait aux études ; il était de la même volée que les philosophes Albert Lemoine et Émile Beaussire, que Jules Girard l’helléniste et le journaliste Frédéric Morin, et encore Eugène Fallex, le traducteur d’Aristophane. Il sortit de l’École avec le titre d’agrégé des Lettres, et le premier à la tête du concours. Dès le temps de son séjour à l’École, nous assistons à ses préoccupations, à ses pensées habituelles par cette page intime de son Journal :

« (18 février 1845.) — J’ai fait à la Conférence de français, devant M. Jacquinet et les élèves, une leçon sur Athalie, qui m’a donné la fièvre. Qu’il est difficile de parler devant un public ; et quel public qu’un maître et des concurrents qui vous jugent, l’un avec une raison sévère, les autres avec une bienveillance équivoque !

« Ma leçon, beaucoup moins bonne que je n’aurais voulu la faire, a cependant satisfait ceux de mes camarades qui étaient le mieux disposés à mon égard. M. Jacquinet m’en a félicité, me reprochant un début trop orné, un peu de paraphrase dans l’exposition, mais en revanche reconnaissant en moi un sentiment très vif de l’œuvre que j’avais appréciée, du style dans la parole et des moments d’éloquence. Il ne ménage jamais les expressions. »

Gandar avait un profond sentiment de reconnaissance pour M. Rinn, ce savant latiniste, cet homme du devoir, qui ne voulut jamais être qu’un professeur et qui a imprimé de lui une estime si marquée chez tous ceux qui le connurent.

« (23 mars.) — M. Rinn a toujours pour moi la même bienveillance. Que ne lui dois-je pas ? C’est son exemple qui m’a fait préférer à l’existence précaire du journalisme la carrière honorable, sérieuse, utile de l’enseignement public. Puissé-je comme lui passer ma vie à prêcher quelques vérités, aimer toujours les jeunes gens et en être aimé ! »

De bonne heure il avait du professorat cette haute idée ; il s’en approchait avec précaution et respect comme le jeune lévite s’approche du ministère :

« (13 juillet.) — Pour ne pas me fatiguer à la veille des épreuves de la licence, je suis resté chez moi. Siben et Lenté156 ont bien voulu m’y tenir compagnie ; nous avons discuté ; je leur ai lu quelques-uns de mes travaux. Ils ont un esprit sérieux et des idées larges ; nés également pour la vie intérieure et la vie publique, ils seront bons pères de famille et bons citoyens. Je connais peu de jeunes gens dont on puisse faire avec assurance une telle prédiction ; la plupart sont si légers ! tant d’autres sont vicieux !

« (17 juillet.) — J’ai été reçu licencié ès lettres après des épreuves assez satisfaisantes. Dieu me fasse réussir avec le même bonheur au concours d’agrégation ! »

L’École normale, ce savant séminaire intellectuel, a été la pépinière de nombreux élèves qui, une fois formés et maîtres d’eux-mêmes, n’ont eu rien de plus pressé que de rompre leurs liens, de prendre leur essor à travers le monde et qui y ont brillé en se dissipant. Gandar, lui, n’aspirait qu’à demeurer et à cheminer de pied ferme dans la voie régulière et droite toute tracée.

« (9 février 1845.) — J’ai passé six heures au coin du feu avec Siben, parlant un peu de tout, mais surtout de l’importance et de la dignité du professorat, texte bien fécond que je préfère à tout autre157. »

Nommé en 1847 membre de l’École d’Athènes, Gandar partait pour la Grèce au commencement de 1848 ; mais il fit le trajet à loisir en s’acheminant à travers l’Italie et en y distribuant ses étapes et ses stations à son gré. M. de Salvandy (et c’est un côté par lequel nous nous plaisons à le louer) lui avait donné là-dessus carte blanche.

« (Paris, 2 décembre 1847.) —  Avant-hier M. Guigniaut m’a présenté au ministre. J’en ai reçu un accueil aimable et cordial, des compliments, une liberté sans limites. Je puis fixer à mon gré le jour de mon départ, ma route en France et en Italie, et même, ce que je n’aurais pas osé demander, le jour de mon arrivée. Le grand maître, dont les idées sont très larges, veut que les premiers sujets de l’Université mûrissent leur esprit et complètent leur éducation par des voyages utiles ; il veut que nous apprenions l’Antiquité ailleurs que dans les livres, et le monde autre part qu’en France. Aussi profite-t-il sans hésiter de ma bonne volonté, et me laisse-t-il maître de m’arrêter autant que je le trouverai sage dans toutes les villes où je verrai un sujet de profitables recherches et de fécondes observations. Il m’encourage à voyager en Orient, et désire que je n’y voyage pas seul. Si les ressources du ministère le permettent, il veut aider mes collègues comme moi à visiter toutes les côtes de l’Asie, la Troade et la Palestine ; et sans doute il me fera revenir par Ravenne et Venise. Son rêve, car son esprit aventureux rêve toujours, serait de nous donner plus tard une seconde mission pour séjourner dans les Universités d’Allemagne et d’Angleterre. L’idée est raisonnable et je voudrais qu’elle fût exécutée. Pour le présent j’attends mon ordre de départ, et je me dispose à profiter de la liberté qui m’est donnée. »

Régulier et méthodique, Gandar ne se proposait toutefois d’user de cette latitude qu’avec discrétion et mesure :

« Mon désir était de voir peu de villes pour les bien voir, de séjourner à Rome, de traverser Gênes, Florence et Naples, et d’arriver à Athènes sans m’écarter de cette ligne. Le ministre et M. Dubois, par des raisons différentes, me décidèrent à voir Turin ; aller de Turin à Florence, c’était traverser Milan et Bologne : je m’y résignais ; mais, pressé d’arriver à Rome, j’avais résolu de me hâter et de saluer Venise sans y entrer. C’était encore ma volonté deux jours avant mon départ, quand j’eus l’honneur de rencontrer chez M. Guigniaut le plus illustre voyageur de notre siècle, M. de Humboldt, vieillard courbé et blanchi, mais qui n’a rien perdu de la vigueur de son esprit ; il voulut bien prendre intérêt à mon voyage, et me questionna sur la route que je me proposais de suivre ; mais il s’indigna presque de mes réponses : “Un homme intelligent peut-il songer au voyage d’Orient sans s’y préparer par un voyage à Venise ? Peut-il, traversant Milan, résister aux séductions du chemin de fer qui conduit en quelques heures à l’amphithéâtre de Vérone, et de Vérone à Saint-Marc, au Palais des doges, au Rialto ?” — C’était prêcher un converti, car quel crève-cœur pour moi de renoncer au spectacle de cette ville unique au monde qu’on a nommée d’un nom pittoresque, la flotte de pierre ! J’objectais humblement, du bout des lèvres, le temps qui me presse, la crainte d’abuser du droit que m’accorde le ministre, l’espoir de visiter Venise à mon retour. — “C’est peu, me répondit M. de Humboldt, c’est peu de la voir au retour ; il faut la voir plus tôt pour mieux comprendre Byzance et l’Asie. Dites à M. de Salvandy, si vos retards lui déplaisent, que c’est moi, moi seul, qui, par la brutale franchise de mes conseils et de mes invectives, vous ai contraint à voir Venise et Vérone ; n’y dussiez-vous passer que six heures, il faut les voir.” — Je les verrai… »

On a beaucoup médit de M. de Humboldt depuis sa mort ; on lui a rendu la monnaie des épigrammes dont il ne se faisait pas faute envers ses contemporains ; mais, des esprits supérieurs, il convient surtout de ne pas perdre de vue le grand côté, et le côté élevé d’Alexandre de Humboldt, son honneur durable devant la postérité, c’est son amour pour la science, pour l’avancement des connaissances humaines et, par suite, pour la docte et laborieuse jeunesse qu’il estimait capable de les servir ; cet amour et cette flamme, il les conserva dans toute leur vivacité jusqu’à sa dernière heure, et sa conversation avec Gandar nous en est un nouvel et intéressant témoignage.

La lettre de Gandar ne finit pas sur ce conseil de M. de Humboldt ; il continue avec esprit, avec entrain et une sorte de gaieté qu’on n’attendrait pas sous sa plume et dont sa correspondance familière est souvent animée ; il se promet donc d’obéir à l’impérieux conseil de M. de Humboldt, puis il ajoute :

« Mais M. de Saulcy me dit : “Arrêtez-vous à Naples ; montez au Vésuve ; explorez Pompéi ; allez à Baïa, à Salerne, à Pæstum ; lisez Virgile à Cumes, au cap Misène, au seuil des Enfers.” — Mais M. Ozanam me dit : “Si vous voulez connaître la Grèce, étudiez la Sicile : Catane sous son volcan, Taormine avec son théâtre, Selinonte avec ses ruines pittoresques, Ségeste, Syracuse, Agrigente, feront revivre à vos yeux la Grèce, mieux que la Grèce elle-même. La longueur, les frais, les fatigues du voyage ne doivent pas vous effrayer ; malade, je l’ai fait, avec ma femme, en quatorze jours.” — M. Le Clerc ajoute : Sacrifiez plutôt le Nord au Midi, et si vous pouvez parcourir la campagne de Naples et la Sicile, vous comprendrez mieux la Grèce que vos aînés. C’est en faisant cette étude préliminaire, opportune, féconde, que vous vous montrerez tout à fait digne de la liberté qui vous est donnée. »

« Que faire ?… Le ministre m’envoie à Turin, M. de Humboldt à Venise, M. de Saulcy à Naples, M. Le Clerc en Sicile ; mes préférences m’appellent à Rome, et j’y veux passer un mois. Que faire ? Je suis d’autant plus embarrassé que je crois bon d’arriver à mon poste avant le 15 avril. »

Dans son embarras, Gandar va consulter M. Rinn, l’homme sage et de bon conseil, le meilleur ami et le meilleur jugement : la conclusion est en effet de tout voir, de tout parcourir en trois mois, sauf à laisser de côté la Sicile, si le temps presse. Tant de rapidité coûte sans doute un peu à Gandar, qui est un esprit de réflexion plus que de premier jet, qui craint toujours de n’avoir pas assez regardé, qui a besoin de repasser sur les objets, de méditer et de ruminer ses impressions pour les classer avec ordre et les fixer. « Un pareil voyage fait si vite est propre à donner le sentiment plutôt que la connaissance des choses. » Mais enfin ce premier sentiment, c’est beaucoup déjà, c’est l’éveil de l’esprit et la vie.

Les événements vinrent à la traverse avant l’accomplissement de tous ces beaux projets. Gandar avait vu Milan, Venise ; il avait séjourné à Florence ; il était encore à Rome ; il y était en pleine contemplation du passé et sous le charme souverain du grand art sévère, se faisant presque un élève de l’École de Rome avant de l’être de celle d’Athènes, lorsque tout à coup la nouvelle de la révolution du 24 Février éclata comme un coup de tonnerre. Dans sa jeunesse d’enthousiasme et son intégrité de convictions, il eut un instant l’idée de tout quitter, de renoncer à ce beau voyage d’Italie et de Grèce, et, au risque de briser sa carrière, de raccourir en France pour y remplir les devoirs civiques d’électeur et peut-être aussi d’écrivain, de soldat volontaire de la presse. Une lettre datée de Rome, du 6 mars, à son ami et camarade d’enfance Siben158, une consultation à la fois intime et solennelle fait foi de cette soudaine tentation qu’il eut, imprudente et généreuse. Un accès de la fièvre universelle l’avait atteint jusque dans sa sagesse ; il fut pendant quelques jours comme transporté159. Un peu de réflexion le rendit à lui-même et le ramena à la juste mesure des choses. Il écrivait le 13 mars à ses parents :

« L’anxiété que mêlaient à l’inquiétude commune mes propres pensées m’avait mis hors de moi. Notre beau soleil m’a calmé ; j’ai parcouru les grandes ruines de Rome ; j’ai été voir reverdir les arbres, éclore les fleurs parmi les majestueux débris de cette reine du monde. L’enivrant spectacle de ces plaines abandonnées où revivent avec Tite-Live, avec Virgile, tant de souvenirs impérissables, m’a fait rentrer en moi et revenir aux salutaires pensées dont m’avait distrait le bruit que vous faites. J’ai retrouvé la paix que j’avais perdue, et je reprends fermement la résolution de poursuivre en silence mon chemin, et d’attendre, en m’y préparant par des études solitaires, que mon pays me réclame et que mon temps soit enfin venu.

« J’ai soulagé mon cœur en vous laissant entrevoir les incertitudes dont j’ai triomphé. Désormais.je m’efforcerai d’oublier la grande Révolution qui préoccupe tous les esprits pour ne plus parler que de Michel-Ange, de Raphaël et du printemps… »

Pour être plus sûr de se calmer, il alla faire à la fin de mars un voyage de quelques semaines à Naples, la ville de l’oubli : et in otia natam Parthenopen  ; il en savoura en peu de jours les incomparables douceurs et respira au Pausilippe le génie de Virgile.

Il était mûr pour Athènes, et revenu à Rome, ce ne fut que pour en repartir au plus vite (3 mai). Après un dîner d’adieux donné par ses amis Renouville, les peintres, il prit le bateau à Civita-Vecchia, rangea les côtes de l’antique Latium, salua le cap de Circé, rasa le rivage de la Grande-Grèce, fit une pause de quelques heures à Naples, toucha encore à Malte, une bien agréable étape ; et en tout, « après six jours, nous dit-il, de houle et de calme, de malaise et de gaieté, de coliques et de poésie », il abordait au Pirée le 11 mai : il était en possession de son rêve. Là, de sa chambre provisoire et de ce qu’il appelle son grenier de l’École d’Athènes, il put, dès le premier jour, rassasier ses regards, admirer à souhait l’Acropole et les lignes de l’horizon, le pays de la lumière (Venise n’est que le pays de la couleur), cette lumière « si transparente et si pure qu’on croirait toucher de la main les côtes et les montagnes d’alentour160 ». Il commença cette vie de studieux loisir : « la liberté presque complète sous le plus beau ciel du monde, quelques livres que ce ciel explique », et, pour les yeux comme pour la pensée, l’accomplissement du vœu le plus cher à tout pèlerin classique digne de ce nom.

Gandar était de la seconde promotion de l’École d’Athènes, une espèce de promotion extraordinaire qui eut lieu en 1847, et où il figurait seul : il retrouvait en arrivant les élèves de cette nombreuse et brillante promotion première qui comptait Lévêque, Émile Burnouf, Louis Lacroix, Benoit (doyen à Nancy), Hanriot, Roux, — Grenier enfin, Grenier ouvertement incrédule à Homère, négateur hardi de l’exactitude tant admirée des descriptions homériques ; car, dès qu’il y a une douzaine de personnes réunies, il se trouve toujours un homme d’esprit en sus pour contredire et remettre en question ce que les autres admettent et admirent. Certes, Gandar n’était pas de ceux-là ; il avait la piété et la religion de son sujet, le respect de la tradition et des maîtres ; son esprit était le moins fait pour l’ironie : cela ne l’empêchait pas de distinguer bien des défauts des Grecs modernes, mais le passé pour lui dominait tout.

Éprouvé par le climat de l’Attique, il se décida à faire un voyage dans les îles Ioniennes, à Corfou, Zante, Céphalonie, Ithaque ; il prendra plus tard cette patrie d’Ulysse pour le sujet d’une de ses thèses ; mais ce ne sera qu’après être revenu la visiter une seconde fois. « Je ne suis pas, disait-il à son maître M. Havet, de ceux qui comprennent après un coup d’œil et prononcent après une lecture. Les voyages à vol d’oiseau ne conviennent pas au tempérament indolent, à l’humeur rêveuse que j’ai gardée des brouillards de ma Lorraine, je suis myope aussi et vois vaguement quand je ne vois qu’une fois. » Il aura donc besoin, pour se croire en droit d’en parler, d’y revenir ; cette fois-ci il ne veut que jouir de l’impression naïve et des charmes d’une première vue. Nombre de lettres à sa mère, à ses amis de France, sont datées de là et nous rendent fidèlement ses impressions. J’avoue que je préfère infiniment ces lettres écrites au courant de la plume et toutes naturelles aux estimables travaux académiques ou universitaires dans lesquels il a traité plus méthodiquement les mêmes sujets. Parmi les guides qu’il se donna en Grèce, Homère fut le premier, le principal, le seul qui ne l’ait jamais quitté. Il se plaisait à vérifier avec lui ce qu’il faut seulement y chercher, le premier aspect, « l’apparence pittoresque, sinon la réalité essentielle des choses », le premier essai largement jeté de la ligne ou de la couleur. C’est ce qu’il fit d’abord dans ce voyage des îles, et sa correspondance nous le dit agréablement. Ainsi, dans une lettre à son frère Adolphe Gandar :

« (Corfou, 2 août 1848)… J’ai pris une sotte habitude, celle de vous raconter mes voyages ; cela n’a pas le sens commun : la nature a mille manières d’être belle, et nous n’en avons qu’une de dire qu’elle l’est… Après vous avoir tant parlé des montagnes de l’Attique, du Géranien, du Cyllène, de Sicyone, de Lépante, vous parler encore des montagnes de Patras et de Missolonghi, vous dire qu’elles sont belles quand je ne puis vous faire comprendre que leur beauté n’est pas uniforme, qu’elles ne se ressemblent pas plus que les couleurs de l’arc-en-ciel, que la nature ne se copie pas, n’est-ce pas abuser ?… La sortie de la baie de Patras est un des plus magnifiques passages dont je retrouverai dans les souvenirs de ma vie errante je ne sais quel parfum indécis et quelle image effacée. La mer était de tous côtés bordée de rivages qu’éclairaient les derniers rayons du jour : à droite Missolonghi blanchissait dans ses lagunes au pied des rochers sauvages et presque déserts de l’Acarnanie ; devant nous Céphalonie élevait au ciel des masses noires et semblait une forteresse bâtie au milieu des flots pour garder le passage ; sur ces masses que le crépuscule assombrissait, se dessinait la petite île d’Ithaque avec sa double montagne ; plus loin, dans la mer, je distinguais les collines et les plaines de Zante, la fleur du Levant, et à gauche les montagnes de l’Achaïe s’abaissaient en se rapprochant des grasses campagnes de l’Élide. La lumière était tout à la fois chaude et transparente, et pour donner une vie nouvelle à cette nature si gracieuse dans sa simplicité, le soleil se couchait derrière les écueils fantastiques de ces îles Courzolaires où George Sand a placé la scène de son petit roman de l’Uscoque.

« J’aurais voulu passer la nuit sur le pont ; mais les chaleurs d’août invitent au sommeil, et j’étais d’autant plus fatigué que pendant six heures d’horloge j’avais parlé italien. La nuit m’a donc empêché de voir l’héroïque Parga, … le rocher de Leucade où s’élevait le temple d’Apollon, et l’entrée du beau golfe d’Ambracie. Je ne me suis éveillé qu’en face de la petite île de Paxo, en vue de Corfou. Peu à peu la ville se montrait à nous avec ses formidables citadelles et ses jardins au bord de la mer ; à dix heures nous entrions au port.

 

« 4 août, 3 heures, 32 degrés à l’ombre.

« Corfou n’est pas très frais, mais Corfou est charmant, je parle de l’île plutôt que de la ville, petite ville vénitienne et génoise sans caractère, qui ne serait rien par elle-même si elle n’avait pas la mer, son horizon, ses campagnes et son esplanade. Ah ! malgré mon profond amour pour la vallée de la Moselle, je donnerais peut-être notre belle promenade pour celle de Corfou. Mais ce serait faire injure à nos jolies Messines endimanchées et montrer trop de dédain pour nos prairies bien aimées. Ne gâtons pas nos joies en ce monde par des comparaisons stériles. »

C’est pourtant un à-propos et une harmonie morale, quand on est à Ithaque, dans l’Ithaque d’Ulysse, ce symbole classique de la patrie, de se souvenir soi-même de sa patrie. Aussi Gandar n’y manque-t-il pas, et il écrit de là à sa mère avec un redoublement d’effusion et de tendresse :

« (Ithaque, 20 août 1848.) — Je n’ai jamais été plus seul, ma bonne mère, et jamais je ne me suis senti plus près de vous. Je ne sais pourquoi, mais tous mes souvenirs prennent des formes moins indécises, les visages que j’aime sont devant mes yeux, les lieux que je regrette m’apparaissent à l’horizon ; c’est comme si je n’avais que quelques pas à faire pour les revoir et pour vous embrasser…

« À qui dois-je ces douces visions, et qui donne à mon cœur ces transports inaccoutumés ?…

« Ithaque est un rocher stérile et nu : et c’est pour cela même que la poésie des Anciens en a fait le symbole de la patrie. Les rois qui vivaient sur de plus beaux rivages, qui cultivaient des terres plus fécondes, qui dormaient dans de plus riches palais, ne comprenaient guère que le prudent Ulysse s’obstinât à chercher ainsi, malgré la destinée, son pauvre royaume. N’eût-il pas été plus sensé de demander ou de conquérir une autre demeure ?

« Ulysse répondait : “Ithaque est escarpée, mais elle nourrit une brave jeunesse. Pour moi je ne puis voir aucune autre terre qui me soit plus chère que celle-là. La déesse Calypso voulut me retenir et Circé me garder dans sa demeure, parce qu’elle voulait faire de moi son époux, mais jamais elles ne persuadèrent mon cœur ! Car rien n’est plus doux que la patrie et les parents, quand même on habiterait une riche maison dans une autre terre et loin d’eux.”

« J’éprouve un plaisir très vif à relire ici tous ces beaux vers d’Homère ; la vue des lieux qui les ont inspirés leur prête un nouveau charme et comme un sens inconnu. Et puis, ne sens-tu pas qu’un voyageur, longtemps absent et longtemps seul, retrouve avec une joie d’enfant un langage qui répond aux secrètes émotions de son cœur ?

« La déesse Calypso ne m’a pas offert d’éternelles amours sous ses grottes tapissées de fleurs ; l’adroite Circé n’a pas voulu faire de moi son époux immortel ; mais j’ai traversé de bien douces et de bien belles patries ; j’ai compris que Sturler s’oubliât à Florence depuis seize ans, et que Le-Duc quittât Rome les larmes aux yeux ; j’ai senti qu’on pouvait rêver la paix de l’âme au bruit harmonieux des flots de Sorrente et de Baïa, oublier le monde à l’ombre de quelques vieux arbres, dans une petite maison isolée sur les rivages d’Éleusis. Cette mer bleue qui caresse les plages de Grèce ; ces riantes villas de Naples et d’Albano, éclairées par un ciel si pur ; ces grandes ruines d’Athènes ; ces lignes élégantes et ces éclatantes couleurs des paysages d’Italie et d’Orient auront gardé quelque chose de mon cœur quand, plus avancé dans la vie et séparé de ma jeunesse, je jetterai en arrière un regard découragé… Mais, oh ! que j’aime mieux retourner vivre sous nos peupliers, auprès de vous ! oh ! que j’ai hâte de m’asseoir à votre foyer et de me promener avec vous dans mon Breuil bien-aimé, à l’ombre des arbres que j’ai plantés !… »

Comme si, par une association naturelle avec les touchantes beautés de l’Odyssée, il avait eu à cœur de dater d’Ithaque tous les souvenirs les plus chers de la patrie, Gandar écrivait de là aussi à une personne dont le nom ne m’est pas indiqué, qui pourrait bien être celle à laquelle il était déjà fiancé de cœur et qui devint plus tard, et non sans d’assez longues épreuves, la digne et dévouée compagne de sa vie ; ou si ce n’est elle, il s’adressait à elle par une amie commune, et en parlant à l’une, il pensait certainement à l’autre. Ceux qui jusqu’ici ne connaissaient Gandar que par ses livres ou par son enseignement auront remarqué combien cette correspondance nous le montre plus varié, plus vif qu’on n’était accoutumé à le voir, d’une nature tout à fait aimable et attachante ; mais cette lettre qu’on va lire est d’un caractère encore plus particulier et plus délicat. Rien n’y éclate : le sentiment sous forme voilée est partout présent, comme dans ces tièdes matinées où une brume légère, qui n’est pas un nuage, dissimule pourtant le soleil. L’expression, pour être ainsi discrète et contenue, n’en est que plus pénétrante :

« (Ithaque, 21 août 1848.) — La vie d’un voyageur est une étrange alternative de joies et de peines, de regrets et d’oublis, d’élans impétueux vers l’avenir et de retours mélancoliques vers le passé. S’il est des moments où l’âme est comme arrachée à elle-même par les monuments de l’histoire, par les œuvres de l’art ou par les beautés de la nature, elle se lasse bientôt de cette admiration solitaire ; elle sent le vide de son bonheur plus vite et plus longtemps qu’elle n’en a joui ; et rassasié d’émotions nouvelles, fatigué d’effleurer tant de choses et de livrer sans cesse la voile aux quatre vents, on aime, croyez-moi, dans ces heures de chagrin morne qui sont si fréquentes sous un toit étranger, on aime à rentrer en soi-même, à remonter le cours de la vie, à ranimer ses plaisirs et ses tristesses d’autrefois, à chercher dans les replis les plus cachés du cœur ces noms aimés, ces chers visages que la mort seule y peut effacer.

« Ne semble-t-il pas qu’en changeant chaque soir d’idée, de spectacle, de patrie, qu’en emportant chaque jour quelque chose à des objets, à des êtres auxquels nous laissons aussi une partie de ce que nous sommes, nous devrions désapprendre et les affections profondes et les grandes pensées qui inspirent toute une vie ?… Il n’en est pas toujours ainsi ; la foi, soumise à tant d’épreuves, ou périt ou se fortifie ; la raison se dégrade ou mûrit ; le cœur se ferme, ou bien il s’ouvre à des tendresses plus ardentes, et dégoûté de ces amitiés banales qu’une heure voit nouer et se rompre, il s’attache avec plus d’énergie aux affections étroites qui lui paraissent dignes de l’enchaîner pour toujours.

« Les uns oublient, les autres apprennent à se souvenir ; les uns s’étudient à aimer moins pour moins souffrir ; les autres sont dévorés du besoin d’aimer davantage ; et plus ils s’éloignent, plus ils sentent leur courage défaillir, et plus ils s’efforcent de se rapprocher au moins par la mémoire des joies perdues.

« Aimer davantage c’est aimer autrement ; et surtout si c’est encore le même cœur qui s’attache aux mêmes êtres, le temps ayant profondément changé la nature de ses liens.

« Aimer de si loin, c’est aimer sans jouir, c’est aimer sans posséder, c’est apprendre à n’aimer plus pour soi. Ne croyez pas que le cœur s’endurcisse, mais il se résigne ; il sent profondément ses blessures, mais il ne s’effraye plus de les voir, il trouve à les sonder, à les rouvrir, je ne sais quelle joie triste qui l’anoblit.

« C’est aux instants de lassitude, c’est dans les soirées d’ennui, c’est dans les nuits d’insomnie que l’âme se berce de ces rêves ou caressants ou douloureux ; c’est quelquefois aussi durant les heures de contemplation muette et de recueillement religieux.

« Pour moi, dans les plus vives souffrances et dans les plus vives joies, je retrouve les mêmes pensées. Si mon âme est vide, à quel sentiment fais-je appel pour la remplir ? si elle est trop pleine et anéantie par des émotions qu’elle n’exprime pas, à qui songe-t-elle pour n’en garder que la moitié ?

« Ces jours derniers, sorti de Corfou, et après avoir traversé l’île, j’étais monté sur une colline qui domine à pic — ici l’île elle-même, ombragée et riante comme un grand jardin, — et là cette douce mer Ionienne que le soleil éclairait de ses derniers rayons avant de disparaître derrière un promontoire aux lignes fantastiques. La brise était silencieuse, l’horizon brumeux et borné ; les nuages confondaient avec les flots endormis leurs couleurs fines et vaporeuses, un peu pâles, presque effacées. Vingt enfants demi-nus m’avaient suivi, chuchotaient et riaient entre eux de ma rêverie. Je ne pouvais me détacher de ce spectacle ; j’aurais voulu graver cette impression dans ma mémoire et la rendre éternelle. Comme je cueillais une fleur sur la roche stérile et nue, un enfant me tendit une poignée d’herbe sèche, ne comprenant guère qu’on puisse compter les jours de sa vie aux pages de son album et mettre quelque chose de son cœur dans les feuilles flétries qu’il a si souvent foulées aux pieds. Et je me demandais avec moins de surprise que d’ivresse pourquoi il est ainsi des lieux qui nous rendent plus simples que les enfants.

« Cette nuit encore, comme la fatigue avait écarté de moi le sommeil, j’ouvris à l’aube la fenêtre du grenier où je reçois l’hospitalité comme les voyageurs d’Homère : à travers le feuillage pâle des oliviers, j’apercevais les eaux du port, le double rocher qui en ferme l’enceinte, et derrière eux le mont Nérite que ne couronnent plus, comme au temps d’Ulysse, de vertes forêts… Aucun bruit ne troublait le silence de la nuit… Peu à peu l’aurore éclaira de lumières plus vives ce paysage si simple et si calme, les coqs chantaient, et des portes entrouvertes, les gens du faubourg s’en allaient lentement achever la vendange dans les champs de pierres où le vieux Laërte cultivait de ses mains de jeunes arbres…

« Adieu ! Où est le jour où nous regarderons ensemble la Moselle des côtes de Sainte-Ruffine, et la Nied des prairies de Remilly !… »

Je ne crois point m’écarter ; je n’oublie pas que j’ai présenté Gandar comme un exemple à suivre pour celui qui se destinerait à être un parfait professeur. Cette manière de sentir intime et profonde qu’on vient de voir se révéler était bien en accord avec la sévérité des devoirs futurs qu’il acceptait à l’avance. Son existence devait trouver un jour à s’y affermir dans son ensemble et à s’y compléter. Quintilien et Rollin, pour des raisons diverses chacun en leur temps, ont omis cela dans le modèle qu’ils ont tracé d’un bon maître. Le professeur a besoin d’une vie domestique établie. Une femme, compagne intelligente, confidente et partner de ses études, lui procure non seulement la paix, mais l’inspiration du foyer. Plus il a de racines de ce côté, plus il trouve à l’intérieur de consolations et d’appui, et plus il s’appliquera à ses travaux avec tranquillité et joie, en toute assurance. Quelque chose de la sérénité affectueuse qu’il ressent transpirera jusque dans son enseignement même et se répandra sur ses élèves. Dans cet ordre de succès réguliers et paisibles, où il ne s’agit point de feux d’artifice à tirer à de certains jours, mais de fruits à produire durant des années, le bonheur calme et pur est un meilleur conseiller encore que l’amour-propre. Celui qui tient avant tout à être utile se distingue bientôt, à sa méthode et à son accent, de celui qui ne prétend qu’à briller.

Gandar ne perd jamais de vue le but sérieux, et même quand il rêve, il ne s’en éloigne pas. Dans ses lettres ou plutôt dans les espèces de rapports sous forme de lettres qu’il adresse à ses maîtres, M. Havet, M. Guigniaut, il nous expose la suite régulière de ses études, de ses excursions, de ses vues et de ses projets qu’il n’a pas tous remplis. De même qu’il avait eu le plaisir de lire quelques chants de l’Odyssée à Ithaque, c’était dans les champs de Troie qu’il voulait lire l’Iliade ; il avait dessein de présenter à la Faculté une thèse d’ensemble sur le monde d’Homère. Et il ne bornait point ses vues à la seule Antiquité ; préoccupé avec intérêt du sort de cette Grèce moderne qui n’a été ressuscitée qu’à demi et qui ne respire, pour ainsi dire, que d’un poumon, il méditait un petit livre qu’il aurait intitulé : Des limites légitimes d’une Grèce unitaire. Enfin il roulait à la fois dans son esprit, comme il arrive dans la première jeunesse, plus de choses qu’il n’en devait produire. Mais même dans ses plus libres échappées vers l’avenir, il ramenait tout à la carrière principale où il mettait son honneur, à l’office sévère auquel il s’était voué. Gandar est l’homme qui, même en voyage, fait le moins l’école buissonnière ; il est déjà à l’avance le professeur fidèle à la chaire qu’il aura.

« Quoi qu’il en soit, écrivait-il d’Athènes à M. Havet (26 janvier 1849), malgré les fatigues de nos chevauchées et l’ennui dont je ne puis me défendre quand je reste trop longtemps à Athènes, je m’applaudirai toute ma vie d’avoir passé deux ans à visiter les pays classiques, si curieux à tant de titres ; et j’ose espérer que, soit que je reste dans l’enseignement des lycées, soit que le ministre m’appelle à remplir une chaire dans une Faculté des lettres, le fruit de ces voyages ne sera pas tout à fait perdu pour ceux qui écouteront mes leçons. C’est pour eux autant que pour moi que j’étudie ; car je suis pénétré d’une vive reconnaissance envers ceux qui m’ont permis de compléter ainsi mes premières études, et je n’oublierai jamais qu’en acceptant cette mission, j’ai contracté envers l’État une de ces dettes que l’on n’acquitte qu’avec les efforts de toute une vie. »

Il avait fait, en septembre-octobre 1848, un petit voyage en Arcadie et en Élide, dont il envoya un récit détaillé à son frère. J’y remarque cette belle page qui lui fut inspirée par les harmonies de la nature et de l’histoire, par l’heureuse et parfaite convenance du cadre et des souvenirs, en face de l’admirable vallée, aujourd’hui déserte, d’Olympie :

« Il existe entre les lieux célèbres et leur histoire une harmonie qui en fait le charme ; on sent à les parcourir vingt siècles après leur ruine qu’ils étaient prédestinés, que ce qu’ils ont été ils devaient l’être, que la nature avait mis une correspondance intime entre eux et le fait dont ils ont été le théâtre, ou la pensée dont ils ont été le symbole. Olympie, c’est l’unité de la Grèce, c’est la fraternité des peuples consacrée par des jeux et des prières solennelles, c’est la concorde succédant, quand son heure est venue, aux guerres intestines, et faisant tomber des mains de quelques-uns, au nom de la patrie commune, des armes fratricides. J’ai vu l’Isthme et j’ai vu Némée, qui avaient aussi le même sens, mais qui n’ont jamais eu dans l’Antiquité la même gloire. Un seul coup d’œil explique cette différence : Némée est mesquin ; l’Isthme est sec ; l’idée de séparation est empreinte, comme l’idée d’alliance, dans cet étroit passage où les nations divisées s’étaient si souvent heurtées ; la ville même où se célébraient les jeux isthmiques n’était qu’une forteresse. Des merveilles d’Olympie il reste bien peu de traces ; les alluvions du Gladée et de l’Alphée ont couvert sous vingt pieds de terre l’hippodrome, le bois sacré de l’Altis, les sculptures d’Alcamène dont Pausanias a parlé ; c’est à peine si les architectes de la Commission de Morée ont découvert par leurs fouilles la base de quelques colonnes, seul reste de ce majestueux temple de Jupiter, plus grand et plus vénéré que le Parthénon : et cependant aucun lieu ne répond plus fidèlement à l’idée qui s’attache à son nom ; aucun paysage n’est plus harmonieux dans ses lignes, plus doux aux regards ; ces plaines fécondes, ces eaux paisibles, ces collines verdoyantes écartent l’idée de la souffrance, de la haine, du sang versé ; la joie et la paix y respirent ; c’est là que des peuples de frères doivent se réunir pour oublier leurs querelles et jurer de s’aimer toujours. »

Il ne se peut de plus beau commentaire littéraire ; Gandar s’y complaisait et aurait eu peu à faire pour y exceller. Dans sa correspondance, où il appuie moins, il réussit mieux. — Il fit aussi à cette fin d’automne (1848), avec Émile Burnouf et Hanriot, une pointe jusqu’en Béotie et à Thèbes. Ses compagnons et lui ne purent guère rapporter sur la topographie de l’ancienne Thèbes que des notions assez conjecturales, comme on les peut tirer d’une ville entièrement détruite « dont il ne reste que trois ou quatre pierres et une vieille mosaïque ». Gandar ne voyageait point d’ailleurs en archéologue : ce n’était là que l’objet secondaire à ses yeux ; Pindare, les Sept Chefs, les Œdipe relus sur place, lui tenaient davantage au cœur. Ces textes magnifiques, encadrés dans des promenades aux bords de l’Isménus et de Dircé, l’aidaient moins à reconstruire qu’à se figurer une Thèbes idéale approximative et suffisante pour l’imagination. L’École d’Athènes, à l’époque où il en faisait partie, n’était elle-même encore qu’au berceau pour les recherches et les découvertes archéologiques. Celles-ci, négligées ou ajournées dans le principe, s’inaugureront surtout avec les générations auxquelles le brillant succès de M. Beulé donnera le signal161. Gandar s’en tenait volontiers à des impressions et à des résultats purement littéraires :

« L’École française jusqu’à ce jour, écrivait-il à M. Guigniaut (17 janvier 1849), n’a pas réussi à faire beaucoup de découvertes ; il faudrait pour cela des frais de séjour et de fouilles, une patience et des connaissances spéciales dont elle ne se pique pas. Si j’en juge par ses premières campagnes, elle n’aura peut-être la gloire ni d’ajouter une ligne au Recueil des inscriptions, ni d’exhumer une seule ruine ignorée. Ce n’est pas son but. Ce que nous demandons à la Grèce, c’est une idée plus exacte de l’Antiquité, un sentiment plus vif des beautés que nous aurions commentées peut-être sans les bien comprendre, et chaque voyage fait faire à chacun de nous un pas de plus dans cette voie. Si nos esprits font ainsi quelque progrès, l’auditoire des lycées et des Facultés et nos maîtres de la Sorbonne en jugeront. Nous ne voulons pas autre chose. »

C’était trop peu, c’était par trop restreindre la portée de l’institution. L’École d’Athènes depuis a voulu davantage ; elle a élargi son programme et a su le remplir. Mais Gandar, en définissant le sien, montrait à quelles conditions élevées il mettait désormais le mérite de l’humaniste, et comment il entendait le renouvellement du goût et du sentiment littéraires.

Ce renouvellement des plus sensibles, l’École d’Athènes et son influence l’ont déjà opéré en partie. L’humaniste d’auparavant, du temps où elle n’existait pas, se reconnaît tout d’abord, et il différait assez notablement de l’humaniste rajeuni, retrempé à la source. Un humaniste qui a vu la Grèce n’est point en effet le même que celui qui ne l’a pas vue. Ce dernier était plus orné, plus fleuri, plus rhétoricien, plus de seconde main, que sais-je ? il était plus quartier-latin, il était moins attique. Un humaniste qui a vu la Grèce remet les choses classiques à leur vrai point. En admirant Virgile, il sait combien celui-ci, pour être tout entier lui-même, a dû se rapprocher de la Grèce, y vivre d’aussi près que possible, se tenir constamment en présence d’Homère. Homère, selon la remarque de Gandar, a inspiré à tous ceux qui ont visité les contrées homériques, à André Chénier, à Chateaubriand, à M. Lebrun, « des pages où respire le vrai parfum de l’Antiquité ». La Fontaine et Fénelon, s’ils ne l’avaient pas vue, avaient deviné la Grèce. Mais certes il ne l’avait ni devinée ni vue, le poète moderne qui, tenant à nous montrer Homère et se piquant de nous le rendre avec plus de vérité que ses devanciers, s’est félicité hautement de n’avoir pas fait comme André Chénier, « qui avait reculé devant la brutalité d’Homère ». La brutalité d’Homère, bon Dieu ! et cela dit presque en manière d’éloge ! Si M. Ponsard avait vu la Grèce, il aurait su que le mot de brutalité n’existe que pour le cyclope dans le monde d’Homère, et qu’un pareil terme jure et crie, appliqué à ces beaux génies harmonieux qui, même sous leur forme primitive, sont tout le contraire du barbare. La seule vue d’un rivage de Grèce aurait averti un homme de talent de la note si discordante ; l’idée même ne lui en serait pas venue.

Je ne fais que donner à la pensée de Gandar son sens le plus précis. — Il eut le temps de voir arriver les membres de la promotion suivante, la troisième, dont était son ami Jules Girard, l’attique ; mais, fatigué par le climat, il ne prolongea point son séjour et il ne tarda pas à rentrer en France. Il y débuta dans la carrière de l’enseignement comme professeur de rhétorique au lycée de Metz. Il n’y resta pas moins de six années (1849-1855), interrompues seulement par un congé en 1853 et par une mission en Grèce : sa véritable mission, scrupuleux comme il l’était, consistait surtout à revoir Ithaque, afin de pouvoir écrire en toute précision sa thèse latine. Son séjour à Metz fut marqué, d’ailleurs, par la participation très vive qu’il prit au mouvement des arts. L’école messine comptait dès lors parmi ses peintres distingués Maréchal, Devilly, de Lemud et Rolland, un oncle de Gandar : Émile Michel préludait par des paysages pleins de fraîcheur, de légèreté et de vie. La musique aussi avait ses Durutte et ses Desvignes, et l’on se souvenait qu’Ambroise Thomas était né à Metz. Notre jeune professeur de rhétorique ne crut point sortir de sa sphère ni abuser de l’art de persuader en conviant ces jeunes talents chers au pays à se former en une société dite de l’Union des Arts. Il s’y mit de tout cœur ; le zèle qu’il déploya, les services qu’il rendit ou qu’il essaya de rendre en qualité de secrétaire et d’organe à l’association dont il était l’âme, et qui n’eut que deux années d’existence, ont été exposés et appréciés dans une excellente notice de M. Prost, membre de l’Académie de Metz. Il y eut évidemment en ces années un premier Gandar, plus actif, plus répandu, plus expansif que celui qui nous est venu ensuite. Il se mêlait de plus de choses, il se mettait plus en avant ; un rayon du soleil d’Athènes l’animait. J’ai quelque lieu de croire qu’il y portait aussi d’abord une flamme démocratique, depuis comprimée162. Ses qualités, au fond restées les mêmes, prirent par la suite une teinte de réserve ; son ardeur se concentra. Laissant de côté cet épisode local, qui tient une assez grande place dans la jeunesse de Gandar, je ne dirai ici que quelques mots encore de son second voyage en Grèce.

II

Il ne faut jamais revoir, dit-on, ce qu’on a trop aimé et admiré, de peur d’éprouver un mécompte. Mais il n’en est pas ainsi des vraiment belles choses : elles ne peuvent que gagner à être revues. Gandar, en retournant en Grèce au printemps de 1853, n’était plus pourtant le voyageur intrépide et avide des premières années. C’est qu’il n’était pas essentiellement un voyageur : il allait voir les lieux dans un but particulier, au profit de certains livres, de certaines études présentes, et non pas tout à fait pour les voir en eux-mêmes et pour y chercher du nouveau. Il le sentait bien à la veille du départ, il regrettait ce qu’il allait quitter. Il s’était fait, dès ses premiers mois de congé, une vie à souhait, des journées de recherches et de lectures, des soirées sans isolement. Venu à Paris, dans le carême de 1853, pour consulter les bibliothèques : « J’ai ce bonheur, disait-il, d’échapper au monde et de trouver quelquefois la société. » Revenu à son Remilly, il avait peine à s’en arracher, même en cette saison de fin d’hiver, même en songeant qu’il repartait pour la Grèce ; il écrivait à son ami Émile Michel, en ce moment à Rome (25 mars 1853) :

« Notre Remilly n’a pas encore une seule feuille ; il y tombe chaque jour quelques flocons de neige ; le soleil a des rayons bien pâles ; le ciel est gris ; le vent sommeille ; aujourd’hui (Vendredi saint) les cloches, qui sont allées vous retrouver à Rome, ne troublent même plus ce silence de la nature. Ce calme sied à la lassitude de mon esprit. Dans l’isolement, j’ai pu me recueillir, et j’ai toujours besoin de le faire à la veille d’une nouvelle absence ; il faut savoir à quel moment de sa vie on s’est mis en route, à quel moment on est revenu ; ce qu’on a laissé, ce qu’on retrouve, ce qu’on rapporte. Hélas ! lorsqu’on songe à toutes ces choses, on n’est plus fait pour voyager. Je sens, en effet, mon cher Michel, que ma curiosité s’émousse ; c’est trop courir sans atteindre au but, trop voir sans savoir ; trop flétrir de fleurs, sans faire un pauvre rayon de miel ; et tenez, quoique je veuille absolument partir et que j’aie raison de le vouloir, il me semble que je pars sans joie et que jamais plus je ne m’en irai aussi loin. Ce sont des adieux que je vais faire au ciel d’Orient, et j’aspire à me renfermer comme vous dans l’horizon du ciel natal, dans le cercle étroit des affections domestiques et des petits devoirs de la vie de chaque jour. »

J’ai dit qu’il préparait ses thèses : il avait choisi pour sujet de sa thèse française Ronsard d’abord ; mais bientôt le Ronsard tout entier l’avait effrayé ou rebuté, et il s’était restreint à suivre de près « l’imitation d’Homère et de Pindare » dans le vieux poète. Sa thèse latine, mélange de topographie, d’érudition et de littérature, était l’île d’Ithaque avec tous les souvenirs de l’Odyssée : il l’avait préparée à l’avance et n’avait à revoir l’île elle-même, Ithaque aux beaux couchants, dans sa configuration précise et dans ses échancrures de rochers que pour plus de certitude et pour mettre la dernière main à son travail. « Je compte prendre la mer à Marseille le 11 avril, écrivait-il de Remilly à M. Émile Michel ; le 19 j’arriverai à Athènes juste à temps pour y trouver encore Beulé. Je sortirai très peu de la ville et ne songe pas dans mes promenades à dépasser Platée, Mycènes et Corinthe. Dès que j’aurai revu à mon aise le Parthénon et le golfe, tiré des livres et des hommes ce que je puis en espérer, j’irai vite à Corfou et à Ithaque. » Il suivit exactement son programme.

La génération qu’il retrouvait à Athènes était pour lui nouvelle. Le docte couvent avait vu passer bien des hôtes depuis le jour où Gandar l’avait quitté. À Girard, à Vincent enlevé là-bas par la mort, aux membres de cette troisième promotion, en avait succédé une quatrième, Beulé, Alexandre Bertrand, Mézières, et celle-ci elle-même avait fait son temps. Mézières était déjà de retour ; Beulé allait partir. Il accueillit cordialement Gandar, lui fit les honneurs de l’Acropole et de sa découverte par la plus belle journée qu’avait eue encore le printemps. Gandar retrouvait l’École bien en progrès, la bibliothèque agrandie et complétée, le petit jardin ayant gagné en verdure et en fleurs, d’autres jardins encore (ceux de la reine) créés et embellis par une habile culture :

« Bien que deux hivers désastreux, dit-il, aient ravagé toute la plaine, brûlé les jeunes orangers d’Athènes comme les oliviers séculaires du Céphise, la reine est parvenue à doubler ses plantations où l’on trouve de l’eau, des fleurs, de l’herbe, presque de l’ombre, et quelques arbustes exilés de nos pays, mêlés à ceux des montagnes de l’Attique et aux palmiers de l’Orient. Quatre années ont laissé faire à cette oasis de verdure de grands progrès. En revanche, les orages ont nui beaucoup aux ruines ; et j’ai retrouvé plus d’un monument mutilé ou chancelant. Qu’y faire ? chaque jour les arbres rajeunissent, et le Parthénon vieillit. Ce qui dure sans avoir besoin d’une jeunesse nouvelle et sans craindre la décrépitude comme les œuvres des hommes, c’est la mer et l’horizon des montagnes et cette divine lumière que je retrouve tels que je les ai connus, aussi surpris qu’à mon premier voyage parce que je sors de nos brumes, et plus ému, parce qu’ayant eu déjà le loisir de les aimer, j’avais eu le temps aussi de les regretter plus d’une fois. »

Ailleurs, regrettant la perte de quelques illusions, il se félicite d’en garder au moins une : « C’est, dit-il, mon amour pour la Grèce que je ne puis cesser d’admirer, après l’avoir retrouvée plus belle que mes souvenirs. »

Je ne crois pas sortir de mon sujet ni abonder dans le trop de familiarité en relevant ce passage naturel d’une lettre à son frère Adolphe Gandar ; nous sommes dans le monde homérique où l’on ose être homme avec tout ce qu’il y a d’humain en nous, et où les pleurs qu’on verse ne sont pas une marque de faiblesse :

« (Athènes, 5 mai 1853.) — Beulé m’a quitté dimanche (jour de la Pâque grecque). Plus on vit sous ce ciel d’Athènes, plus on a besoin d’y vivre. Joies et souffrances, chaque souvenir est un lien. Il vient un jour où tous ces liens, on les brise, mais le cœur saigne, et les yeux les plus stoïques se mouillent de larmes. À l’heure des adieux, le pauvre Beulé pleurait. Il faut penser qu’il était ici depuis plus de trois ans, et que de tous les membres qui se sont succédé à l’École, c’est lui surtout que la Grèce aura fait ce qu’il est et ce qu’il doit devenir un jour. »

M. Beulé, en partant, laissait Gandar aux soins d’un jeune et nouveau membre de l’École, dont le coup d’essai brillant, le premier exploit signalé datera également de la Grèce, mais dans un genre bien différent : « Beulé parti, écrivait Gandar, je vivrai en tête à tête avec un de nos jeunes collègues né à Dieuze et garçon d’esprit, M. About. » Et rendant compte de ses occupations, de ses promenades parmi les ruines, de ses paisibles lectures dans la petite bibliothèque de l’École, de tout ce qui ne lui laissait guère à désirer d’autres distractions : « Il me suffit, ajoutait-il, de quelques instants passés par intervalle chez M. Daveluy, à la Légation, ou dans la société du seul membre de l’École qui l’habite encore porte à porte avec moi, M. About, jeune homme de beaucoup d’esprit, et qui est rempli d’égards pour moi comme pour un aîné et un hôte. »

Et puisque je rencontre le nom de M. About lié à celui de Gandar, je ne saurais (si peu rhétoricien que je sois) me dérober à l’envie de les rapprocher au moral et de les opposer. Gandar et About, c’est à mes yeux l’École normale dans ses produits les plus distingués et les plus différents, les plus inverses, et lui faisant grand honneur tous les deux. J’aime à me les représenter en ce moment, puisque nous sommes en Grèce, par un de ces bustes doubles où se complaisait souvent la fantaisie des artistes grecs : ils aimaient, on le sait, ces sortes de Janus à physionomies assortissantes ou le plus souvent contrastantes ; les vases sculptés nous offrent volontiers deux figures opposées dos à dos, nuque a nuque, et qui se complètent, Sophocle et Aristophane, Bacchus et Ariane, et sur un rhyton je vois Alphée et Aréthuse. Ici le contraste est parfait : Gandar et About, deux cerveaux disparates ; l’antithèse, pour qui les connaît, saute aux yeux et rit à l’esprit : l’un grave, consciencieux, religieux aux anciens, déférant aux modernes, se tenant dans sa voie et ne s’en laissant détourner par rien ; portant du sérieux et de l’affection en tout, de cet approfondissement attentif et pénétré, quelque peu étranger à la nature française, et que les Allemands qui se l’arrogent expriment très bien par le mot Gründlichkeit, réalisant encore l’idée du σπουδαῖος d’Aristote, l’homme vertueux et non léger ; un gros front énorme venant en surcroît au portrait163 : l’autre gai, vif, ironique, espiègle même, le nez au vent, la lèvre mordante, alerte à tout, frondant sans merci, à l’exemple de Lucien ne respectant ni les hommes ni les dieux : chez l’un l’École normale en plein exercice et développement de son professeur modèle, dans tout le large de la tradition régulière et directe ; chez l’autre cette même École en rupture de ban, en pleine dissipation et feu d’artifice d’homme d’esprit émancipé, lancé à corps perdu à travers le monde, mais d’un homme d’esprit, remarquez-le, dont c’est trop peu dire qu’il pétillé d’esprit, car sous sa forme satirique et légère il fait bien souvent pétiller et mousser le bon sens même, et toujours dans le meilleur des styles : toutes qualités par où il témoigne encore de son excellente nourriture et tient, bon gré mal gré, de sa mère.

Assez jouer comme cela. — Gandar revint de la Grèce par l’Adriatique, Corfou, Trieste ; il traversa l’Allemagne, Vienne, Prague, Dresde, Munich. Rentré en France, il soutint ses thèses en 1854, fut nommé l’année suivante professeur suppléant de littérature ancienne à la Faculté de Grenoble, n’y resta qu’un semestre marqué par un fort bon discours d’ouverture sur Athènes, son génie et ses destinées ; nommé presque aussitôt à la Faculté de Caen professeur de littérature étrangère, il y fit quatre cours complets, de 1856 à 1860, et y traita successivement de Goethe, de Dante, de Pétrarque, de Shakespeare et de ses imitateurs, de Schiller, de Goethe encore, de Machiavel et des grands Italiens, écrivains ou artistes de la Renaissance. Cette brusque obligation d’entrer dans des sujets pour lui nouveaux et d’en parler au fur et à mesure de l’étude lui fut très utile. Il était naturellement le contraire de ces professeurs improvisés qui ne doutent de rien, qui comptent sur l’inspiration du moment, qui apprennent le malin ce qu’ils débiteront le soir, et qui sauront peut-être à la seconde ou à la troisième année ce qu’ils ont commencé à enseigner dès la première. Mais il n’était pas mauvais non plus pour lui de se sentir l’aiguillon au flanc, d’avoir à presser le pas et à entrer en campagne, sauf à achever de s’équiper en marchant. La rapidité fut toujours la qualité qui lui fit le plus défaut164, et il dut souvent s’en préoccuper dans cet ordre d’enseignement, pour lui tout nouveau, auquel il lui fallait sans cesse et surabondamment pourvoir : soixante leçons au moins par année, et des leçons à pleins bords ! il faut y avoir passé pour savoir ce qui en est, ce que demande et consomme un cours de Faculté fait en conscience, sans interruption ni relâche ; le métier est dévorant. On peut prendre idée de la forte acquisition et de la dépense intellectuelle de Gandar durant tout ce temps par ses discours et programmes imprimés, mais surtout dans ses lettres, qui nous initient à ses efforts et à cette suite, à cette simultanéité de riches et fécondes études. Il avait commencé ce cours de littérature étrangère par Goethe, auquel il devait encore revenir plus tard ; mais après ce prélude, qui était une entrée en matière relativement facile, il aborda la difficulté de front, par les sommets, et s’attaqua à Dante. Il ne consacra pas moins de trente-quatre leçons à ce grand sujet. Il avait un exemplaire de la Divine Comédie qui lui avait été donné par le peintre Émile Michel, et il s’y trouvait, entre les feuillets non coupés, des fleurs séchées qui étaient sans doute un souvenir des printemps d’Italie :

« Quel dommage, écrivait-il à son ami (31 décembre 1856), que ni vous ni moi nous n’ayons lu ce livre, là où vous avez cueilli ces fleurs ! Lire Dante à Florence comme j’ai lu Homère en Grèce, tel serait aujourd’hui mon rêve. Quel commentaire que les peintures et les sculptures primitives, et tous ces monuments du xiiie  siècle qui sont encore debout par toute la Toscane ! Mais j’ai beau tourner mes yeux vers le soleil, c’est dans les brumes de Caen que je lis Dante, et sans autre espoir que celui d’aller lire Shakespeare dans les brumes de Londres. Il faut se faire une raison. »

Ainsi encore il se figurait qu’on devrait lire les Wallenstein de Schiller à Prague, au cœur de la Bohême. Il avait suivi à Francfort et il espérait suivre un jour à Weimar et à Wetzlar les souvenirs de Goethe, selon le principe posé par Goethe lui-même : « Quiconque veut comprendre le poète doit aller dans le pays du poète. » C’était son dilettantisme à lui et mieux que cela, sa méthode vivante d’interprétation et de critique littéraire. Il réalisa en partie son rêve pour Shakespeare dans un voyage qu’il fit à Londres au commencement de l’automne de 1857 ; il y vit représenter Hamlet par un acteur de talent, mais sur un théâtre de faubourg, devant un parterre tout populaire. Dans une lettre à sa femme, il décrit cette salle enfumée, ce public surtout comparable à celui de nos théâtres du boulevard, mais un public plus grossier, plus violent, avec toute la différence des titis de Londres à ceux de Paris ; et il ajoute :

« Tu croirais, chère amie, que tout ce bruit m’a pris sur les nerfs. Mon Dieu ! non ; l’étude que je venais faire n’a pu être une étude complète qu’à ce prix. Je voulais comprendre cette grande énigme d’Hamlet, de toutes les œuvres de Shakespeare la plus puissante et la plus étrange, celle qui s’empare le plus fortement de l’imagination, celle qui par instants heurte le plus non seulement la délicatesse du goût, mais la délicatesse du sentiment. Eh bien, je comprends tout, presque tout, maintenant que j’ai retrouvé Shakespeare et le public de Shakespeare, le poète et l’acteur aux prises avec cette populace turbulente, capricieuse, à laquelle il faut plaire, qu’il faut faire taire, faire rire et faire pleurer. Tâche difficile que Shakespeare réussit à remplir presque autant par ses défauts que par son génie. Oh ! que j’avais besoin de venir à Islington pour comprendre la scène du cimetière ! Du reste, il faut dire que le rôle d’Hamlet, ce rôle qui est toute la pièce, était joué d’une manière remarquable. Tu penses si j’étais attentif de tous mes yeux, de toutes mes oreilles ! Mon impression maintenant est plus nette, et j’espère, cet hiver, jeter quelque lumière sur une question qui est, à mes yeux, l’une des plus importantes et l’une des plus délicates que présente l’histoire des lettres. »

Il me semble que la lumière qu’il désirait est toute faite ; l’observation est bien simple et ne paraît pas comporter tant de mystères. Shakespeare faisait des concessions volontaires ou involontaires à son public, et quel public ! on vient d’en voir un échantillon.

Mais ne le trouvez-vous pas, vous tous qui êtes au courant de la critique théâtrale et du feuilleton dramatique contemporain ? Au soin qu’il prend, à l’importance et à l’insistance qu’il y met, Gandar nous rappelle un autre élève de l’École normale, un très estimable transfuge : avec plus d’élévation et de choix, mais non pas avec plus de conscience, Gandar est le Sarcey de la chaire165.

Convenons-en, Voltaire, avec son seigneur Pococurante, traitant sous jambe les plus fameux auteurs et leurs chefs-d’œuvre, est bien loin d’ici, et je ne sais pourquoi il me revient précisément à l’esprit en ce moment, si ce n’est peut-être parce que dans une méthode excellente je crois entrevoir un peu d’abus, et que le goût nous avertit qu’il faut de temps en temps se détendre. Il en est plus ou moins de ces choses du goût comme des plaisirs : Glissez, mortels, n’appuyez pas.

À peine ceci est-il écrit que je sens le besoin de m’excuser et que je suis tenté de m’en repentir ; car, je le sais, d’une part le haut enseignement a ses obligations ; le professorat, on l’a dit, celui des Facultés du moins, est « une sorte d’apostolat laïque », il a charge d’esprits et d’âmes ; il est presque tenu à ne jamais sourire ; et, d’autre part, la critique est devenue une science, et des plus complexes ; elle a nécessairement quelque chose d’artificiel ; elle est une construction savante ; l’ordre et la méthode y sont indispensables. Il ne s’agit plus de venir faire une simple lecture d’un auteur en l’accompagnant de remarques vives, de commentaires rapides et justes, de rapprochements heureux, et en y apportant un vif sentiment des beautés et aussi des défauts, comme ce serait le compte d’un disciple de Voltaire, de Pope et d’Horace. Parler aujourd’hui des œuvres d’un grand poète, c’est parler de son époque, de ses contemporains, de ses sources et de ses dérivés, non seulement de tout ce qu’il est, mais de ce qu’il a pu être et de ce qu’il représente. Dante, Shakespeare, Molière même et La Fontaine ne sont plus que des occasions de tout voir et de tout dire, de remuer toutes les questions d’art et d’histoire, de faire son tour du monde littéraire ; et pour Shakespeare en particulier, l’ensemble du cours que lui consacra Gandar est parfaitement défini dans le passage suivant d’une de ses lettres (à M. Émile Michel, 14 février 1858) :

« Je me suis décidé à parler de Shakespeare toute l’année (1857-1858). Il me semble que personne ne sera tenté de trouver que ce soit trop, et moi, je suis ainsi fait qu’il me semblera que c’est trop peu. En effet j’ai beau me hâter, ma seule crainte est de ne pas arriver au terme. Après quelques considérations préliminaires sur Shakespeare et la Normandie, et une biographie de Shakespeare où j’espère avoir mis quelque vie par mes impressions personnelles, j’ai abordé l’examen des œuvres du poète. J’ai écarté l’ordre des dates qui est contesté, la distinction par genres qui est contestable. Considérant l’œuvre de Shakespeare comme une image plus ou moins complète, plus ou moins fidèle du monde réel et du monde imaginaire, je vais avec lui de pays en pays, de siècle en siècle, passant d’Athènes à Rome, de l’antiquité grecque et latine à la Renaissance italienne, du midi au nord, d’Elseneur en Angleterre et en Écosse ; ici des légendes à l’histoire, là de l’histoire à la comédie, enfin de la comédie de mœurs à la comédie romanesque et à la comédie fantastique. Telle est la vaste carrière que je me propose de parcourir depuis Timon d’Athènes jusqu’à la Tempête. J’en ai fini avec les pièces antiques et, jeudi prochain, je termine avec Othello la série des pièces italiennes ; puis j’aborde Hamlet. Au bout je cherche à réserver cinq ou six leçons pour conclure, c’est-à-dire pour faire la part exacte du génie de Shakespeare et celle du bien et du mal dans ses exemples. Fidèle aux habitudes de mon esprit, je me prépare surtout à déterminer et à juger l’impression morale produite par ses drames, grande question qui me tourmente à mesure que j’avance, et sur laquelle je suis très préoccupé de dire assez, de ne pas dire trop166… »

En dehors d’ailleurs du cadre et de l’appareil enseignant, l’admiration de Gandar pour Shakespeare ne l’aveuglait pas, et il restait à cet égard dans une mesure que les derniers venus, toujours portés à renchérir, ont trop souvent dépassée. Dans une lettre de Londres, du 25 septembre 1857, adressée à Mme Gandar, dans un post-scriptum écrit à onze heures du soir, il disait :

« Je viens, à l’instant même, de voir représenter Richard III. Franchement je ne t’ai pas regrettée, et ce n’est pas Richard III qui te convertirait à Shakespeare. Des peintures d’une vérité et d’une énergie saisissantes, une fin sublime ; mais quel rôle ! quelle pièce ! et quelles monstrueuses horreurs ! J’aurais mieux aimé que tu entendisses hier soir cette spirituelle comédie de l’École de la Médisance, très joliment jouée à Hay-Market. Sheridan n’est pas Shakespeare ; mais il est aimable. »

Ce caractère d’amabilité et d’agrément, Gandar, et je l’en remercie, y reste très sensible. On a fort exalté depuis un certain nombre d’années les génies supérieurs, austères, grandioses, jusqu’à en écraser parfois les plus charmants. C’est devenu quasi une mauvaise note que de plaire. Gandar, qui a si bien rendu toute justice au Dante, n’est pas injuste pour l’Arioste, pas plus que tout à l’heure pour Sheridan, et, à l’occasion des ouvrages du Titien réunis à l’Exposition de Manchester, et d’une suite de portraits excellents, il écrivait :

« Le meilleur de tous, et l’une des peintures les plus parfaites de toute cette Exposition, est un portrait de l’Arioste. Admirable visage : la nature, avec le génie, lui a donné la sérénité. L’Arioste n’aura ni les colères de Dante, ni les égarements du Tasse. Ce n’est pas un héros, non : ce n’est qu’un homme, mais qui unit à la beauté du visage la bonté du cœur, à la santé du corps la vigueur de l’esprit, la prudence d’un sage au génie d’un poète. »

Gandar en chaire ne s’aventurait d’abord qu’avec précaution, bride en main, parcourant de l’œil des notes qui lui servaient de point d’appui : ce ne fut qu’à la troisième année qu’il fit le grand pas, laissa de côté tous les papiers et se lança en pleine mer sur la foi de sa seule parole. Il l’annonçait à l’ami de Metz, confident habituel de ses travaux et de ses progrès, M. Émile Michel, et dans des termes où la satisfaction se tempérait d’une modestie rare :

« (Caen, 4 avril 1858.)… On n’a point paru mécontent de mes leçons ; je commence à les faire avec moins de peine, plus librement. Depuis six semaines, je fais ce que je désespérais d’oser jamais, je monte en chaire sans aucunes notes, et parle un peu de mémoire, un peu d’inspiration. C’est dire que je commence à parler véritablement : bien ou mal, c’est selon les jours ; une ou deux fois, c’était bien. Particulièrement j’ai fait un portrait d’Hamlet qu’on a fort applaudi ; on m’a dit que c’était ma meilleure leçon. »

Et encore :

« (12 juin 1858.)… Depuis trois ou quatre mois, j’ai beaucoup, beaucoup gagné. Le plan de mes leçons est plus simple, mes analyses sont plus rapides et plus vivantes, j’ai eu le courage de jeter toutes mes notes, afin de monter en chaire avec une entière liberté d’esprit et de regarder les gens en face, et il se trouve naturellement que je dis mieux ce que je veux dire et suis mieux compris. Eh bien, c’est maintenant surtout que je sens bien les défauts de mon esprit, les imperfections de ma parole et tout ce que j’aurais besoin d’acquérir pour être seulement la moitié d’un orateur. Cherchons donc, cherchons toujours : c’est l’art et c’est la vie ; et grâce à Dieu, les joies de l’effort, si sévères qu’elles soient bien souvent, valent mieux que les joies passagères et stériles du succès. »

Quelle digne et loyale nature ! On ne saurait proposer une meilleure étude du professeur. Gandar avait bien le sentiment vrai de ce genre semi-oratoire, car un professeur n’est qu’un demi-orateur. Celui-là seul est complet qui a des contradicteurs en face et non un auditoire muet et docile, et qui, en réponse à des objections imprévues, est tenu à la réplique soudaine, immédiate. Mais aussi ces objections et ces contradictions sont parfois un secours pour le véritable orateur ; elles le soutiennent en le provoquant, elles l’alimentent. Le professeur, qui parle seul et sans discontinuer, est soumis à des conditions particulières et qui ont leurs difficultés propres ; la plus grande est dans la quantité de notions substantielles et saines qu’il est tenu de débiter en y mettant du mouvement, de la vivacité, une demi-action, et sans négliger l’agrément jusque dans le sérieux. Il doit dessiner des cadres et les remplir, il doit ébaucher sans cesse ou même détailler les sujets, mais sans avoir le temps de les terminer et de les réduire en livres ; des matériaux tout préparés s’accumulent journellement derrière lui sans qu’il lui soit donné de les reprendre définitivement et de les cimenter dans une œuvre durable. À peine est-il maître d’un sujet, que force lui est de passer à un autre. Aussi l’auteur en lui, l’écrivain, pour peu qu’il soit écrivain, souffre-t-il tout bas de ce qui fait la vogue même et l’applaudissement public du professeur. Gandar, sur la fin de ses cinq années de Caen, le sentait bien ; si professeur qu’il fût par vocation et par nature, il éprouvait un vif désir de fixer pour lui-même, et pour d’autres encore que pour sa centaine d’auditeurs fidèles, quelques-uns de ses résultats. Nous assistons par ses lettres à sa vie intérieure active, ardente, haletante, et qui n’était pas sans avoir dès lors ses quarts d’heure d’affaissement :

« (À M. Émile Michel. — Caen, 26 décembre 1859.)… Claire (Mme Gandar) vous a dit que j’avais repris mes leçons ; j’en ai déjà fait trois, et, dès le commencement du mois de janvier, je ferai mon service comme à l’ordinaire, sans plus demander grâce… Quelle tâche d’ailleurs que la mienne en ce moment ! Me voici à Florence au xve  siècle : j’ai fait une leçon sur les érudits, l’autre sur les architectes et les sculpteurs ; la prochaine sera consacrée aux peintres, particulièrement à Masaccio ; puis j’indiquerai la renaissance de la poésie en langue vulgaire. Après Laurent le Magnifique, Savonarole, Léonard et Michel-Ange, Machiavel. Avec Jules II et Léon X, je passerai de Florence à Rome, où je m’occuperai moins des obscurs essais de la poésie que des chefs-d’œuvre des beaux-arts. Ce tableau doit me conduire jusqu’à Pâques. Le second semestre est réservé à Venise et à Ferrare, avec l’Arioste, Titien et Le Tasse. Quelle vaste carrière, n’est-ce pas ? mon cher Émile, elle m’attire et tout à la fois elle m’effraye. Je n’aurai jamais tant lu ni tant osé. Parfois je me désole d’aborder un tel sujet sans avoir revu l’Italie ; et cependant je me console en pensant que si un séjour à Florence eût été la préparation la plus convenable du cours que j’entreprends, ce cours et ces études telles quelles, dont il est l’occasion, seront la préparation tout aussi naturelle du séjour à Florence que nous ne cessons de rêver… »

« (Au même. — Caen, 6 mars 1860.)… Je ne connais que de nom, mon cher Émile, la plupart des ouvrages dont vous me parlez. J’ai regretté particulièrement il y a quelques semaines de n’avoir pas sous la main les Artistes dominicains du père Marchese ; mais je dois me résigner et marcher toujours, toujours courir… Jugez si les désirs et les regrets se pressent dans ma pauvre tête. Je n’ai pu donner à Machiavel que quatre leçons, à peine dix ou douze journées d’études. Jeudi dernier, j’ai commencé à parler de Michel-Ange ; je l’ai conduit depuis le berceau jusqu’à la mort de Jules II. C’est vous dire que j’entreprenais de donner à mes auditeurs une idée du plafond de la Sixtine et du Moïse. Quelle tâche ! je l’ai pourtant remplie à moitié ; car l’émotion paraissait très vive de part et d’autre. Après demain, je conduis Raphaël jusqu’à la même date ; puis, jusqu’à sa mort. Puis je reviendrai à Michel-Ange, achevant ce que j’ai à dire du sculpteur, du peintre, de l’architecte, du poète. Ces études font mon bonheur et mon tourment ; je m’y passionne et m’y consume. Il est temps que l’heure du repos sonne et que j’aille à Paris me distraire, s’il se peut, de mes idées. Aussi bien l’Arioste et Le Tasse me changeront d’air et de monde au mois de mai. »

Sommes-nous assez initiés ? Ce n’est plus le cabinet du professeur qu’il faut dire, c’est l’atelier, c’est le laboratoire, c’est la forge du professeur : fervet opus. Les conditions du professeur en ce temps-ci ont en effet changé ; elles se sont multipliées, se sont activées comme toutes les autres. J’aurais bien voulu voir le cabinet d’un Rollin ou même d’un Andrieux la veille d’une leçon : je vous demande s’il y était besoin de tant d’instruments et de livres auxiliaires. Maison n’est pas moderne pour rien, et toutes les études désormais convergent, rivalisent, se lient et se tiennent en un faisceau qu’il faut embrasser. — Je continue l’intéressante confidence :

« Les secours ne m’ont pas tout à fait manqué dans le cours de mes recherches. Nous avons ici un très beau moulage de la célèbre porte de Ghiberti. Le musée possède, vous le savez, le Sposalizio du Pérugin et une bonne copie de l’École d’Athènes. La bibliothèque m’a fourni plus d’estampes que je n’espérais ; j’y ai joint les Vierges de Raphaël, et l’on m’a prêté des photographies magnifiques du Moïse et du Jugement dernier. Vasari, Lanzi, Rio, les catalogues des musées étaient là d’avance sur ma table. J’ai lu Quatremère de Quincy. Je lis en ce moment un Essai sur les fresques de Raphaël, publié l’année dernière, en attendant l’édition française de Passavant, qu’on nous promet toujours. Avec cela et mes souvenirs, et des lambeaux recueillis çà et là, je vais comme je puis, selon mes forces, moins mal que je ne devais le craindre. Cela suffît à ma conscience,

« Savonarole m’a très vivement préoccupé : c’est trop peu dire, il obsédait ma pensée… »

 

« (Au même. — 22 juillet 1860.)… J’ai dit et pensé sur cette Renaissance italienne une foule de choses qui vaudraient peut-être la peine d’être conservées. Maudit métier ! il nous entraîne d’un sujet à l’autre, comme Maréchal va de croquis en croquis… »

Ce n’était pourtant pas sur la Renaissance, quoiqu’il en fût si plein, qu’il méditait en ce temps-là de faire un livre ; il menait presque parallèlement deux séries de leçons :

« Dans mon autre série, écrivait-il le 24 juin 1859, j’ai achevé de raconter la jeunesse de Goethe. Me voici engagé dans un parallèle de l’auteur de Werther et de Vérité et Poésie avec l’auteur de René et des Mémoires d’outre-tombe. Je dirai aussi quelques mots de lord Byron, cherchant à marquer du point de vue où je suis placé la part de chacun de ces trois grands poètes dans l’influence commune, et malheureusement très funeste, qu’ils ont exercée sur la littérature contemporaine. »

L’ouvrage qu’il roulait dans son esprit et dont il avait déjà fixé le plan avait été conçu à cette occasion et dans cet ordre d’idées. Généralisant son point de vue, y rattachant le résultat de ses précédentes études sur Dante et Pétrarque, il s’était arrêté à l’idée de réunir sous ce titre : Des Confessions poétiques, une suite d’analyses dans lesquelles il aurait présenté les modifications du sentiment personnel se produisant aux différents siècles. Commençant par saint Augustin et Boëce et la vive influence qu’ils avaient exercée sur Dante et Pétrarque, il aurait marqué le caractère propre de ce sentiment chez ces deux poètes ; il aurait montré chez Shakespeare et Molière l’art profond sous lequel se voile sans jamais s’étaler, sans jamais nuire à l’action, leur personnalité discrète. C’eût été le point culminant de son œuvre, et ces deux chapitres étaient faits dans son esprit : il arrivait ensuite à Rousseau, signalait l’écueil de ces sortes d’apologies autobiographiques auxquelles son école s’est complue, poursuivant son analyse chez Goethe, chez Chateaubriand et jusqu’à ces récentes publications auxquelles les noms d’Alfred de Musset et de George Sand ont donné un dernier et si contagieux attrait. « Je voudrais pouvoir dire, m’écrit un confident de ses pensées, tout ce qu’il apportait de savoir et d’élévation morale dans cette étude pleine de vie, qui eût offert au public de nos jours une lecture attachante et d’un intérêt actuel sans nulle flatterie. Les plus grands génies des littératures modernes y eussent été caractérisés non pas d’une façon abstraite, ainsi qu’il arrive trop souvent dans de pareils ouvrages, mais avec une connaissance approfondie de leurs œuvres et en partant d’un point de vue spécial nettement défini. Il se serait, sans parti pris, élevé progressivement à des considérations générales pleines de saines instructions. » En tout il était ainsi, cherchant la moralité de la conclusion et à faire la part du bien et du mal.

Ce noble projet, comme tant d’ébauches et tant de germes dignes de vie, est resté dans le royaume des limbes. D’autres travaux, d’autres devoirs vinrent à la traverse et rompirent la trame.

On ne saurait s’étonner que la correspondance de ce temps nous montre Gandar toujours fort occupé de beaux-arts et de peinture. Les lettres dans lesquelles il rend compte de l’Exposition de Manchester, des œuvres des anciens maîtres et des libres essais des paysagistes anglais, feraient des feuilletons excellents, et où il n’y a en fait de description que le nécessaire. Ses jugements sont d’un amateur exercé qui a déjà beaucoup vu et qui s’y entend. Gandar, en ces mêmes années, crut devoir payer tribut à l’Académie de Caen par une étude qui sentît le sol et qui le naturalisât Normand jusqu’à un certain point : il choisit Poussin167, dont le génie sévère s’accordait bien avec ses propres goûts de sérieux et de moralité. Ce n’est pas à dire que le grand peintre, qu’on cite toujours comme exemple de la composition historique et de l’austère dignité de l’art, n’ait pas fait aussi des Bacchanales, « réminiscences très hardies de la sculpture antique », et qui déjouent un peu les graves théories à son sujet ; mais une débauche n’est pas coutume, et en lisant le recueil des Lettres du Poussin, Gandar put se féliciter d’avoir appris à connaître l’homme dans le peintre, « et un homme selon son cœur ».

Pendant ce séjour de Caen, il eut aussi à donner ses soins, de concert avec son ami M. Trébutien, au choix de Lettres de Mlle Eugénie de Guérin ; sa délicatesse de cœur se complaisait à ce travail tout confidentiel, et il ne souffrit même pas que M. Trébutien citât son nom dans sa pieuse Préface ; l’allusion qui y est faite à cette étroite collaboration ne s’est éclaircie que depuis sa mort.

Quand paraissait ce volume des Lettres d’Eugénie de Guérin (1862), Gandar, qui en soigna de près le texte et l’impression168, était déjà rappelé à Paris depuis un an. Chargé d’abord d’une Conférence de français à l’École normale, ce qui lui était un cadre un peu neuf, il dut y refaire quelque apprentissage de forme et de méthode. Et en général, depuis qu’il fut à Paris, il ne considéra guère toute sa carrière de Caen et ce premier stade si bien rempli que comme une sorte de stage. Je laisserai ici parler M. Jacquinet, directeur des études littéraires à l’École normale : « Cet enseignement de nos conférences tout intérieur et familier, après la Faculté de Caen d’où il sortait, était assez nouveau pour lui : ce qu’il gardait, au commencement surtout, de solennité de débit, ce qu’il avait encore à cette époque d’enveloppé et de trop orné fut facilement excusé par les élèves en faveur de son savoir et de son ardeur : il fut, en somme, très estimé à l’École. » Les élèves, juges très fins et qui savent fort bien concilier malice et justice, avaient un mot pour rendre ridée de ce mérite solide, un peu grave d’aspect et de ton : « Gandar parle d’or, mais il pèse son poids. » Il se serait assoupli en continuant. Il ne fit guère que passer dans la Conférence, ayant été nommé suppléant à la Faculté des lettres dès la fin de cette année 1861. Il se retrouva d’abord plus à l’aise dans un grand amphithéâtre que dans un moindre local, et devant un nombreux auditoire qu’en petit comité ; sa mise en train un peu lente s’en accommodait mieux. Le même maître qui vient de le juger sans complaisance, avec la précision habituelle à nos écoles, rend témoignage de ses progrès en des termes qui sont à reproduire :

« Sa vie de professeur à la Faculté des lettres, m’écrit M. Jacquinet, a été des plus laborieuses : son succès sur ce théâtre a été en grandissant. Chaque année, les amis qui venaient l’entendre en Sorbonne remarquaient en lui un progrès dont ils étaient frappés : il gagnait à mesure en simplicité, en lumière, en fermeté ; ce qu’il y avait d’oratoire dans sa nature se déployait là, en s’épurant ; sa piété vive et studieuse pour ses modèles, pour Bossuet surtout, l’a plus d’une fois bien inspiré. Un passage d’une de ses leçons d’ouverture sur Pascal (la première des trois qui ont été imprimées) fit un jour beaucoup d’effet. L’École normale, qui était restée un peu froide pour lui en 1861, demanda en dernier lieu à suivre son cours. Ce cours, quoique le ton fût resté un peu trop solennel, était vivant, plus vivant que le très bon livre sur Bossuet couronné par l’Académie. Ce livre d’ailleurs, comparé avec la thèse sur Ronsard, avec les études sur Homère et la Grèce contemporaine, sur Poussin, marque bien l’heureux progrès que les années de la maturité amenaient dans cette sérieuse, active et généreuse nature. »

Les premières leçons et discours d’ouverture, imprimés aujourd’hui et qui comprennent ces six années de suppléance, depuis Pascal (janvier 1862) jusqu’à Diderot (décembre 1867), en passant par Bossuet, Fénelon, Montesquieu et Voltaire historien, constituent une suite de discours généraux sur la littérature française depuis le milieu du xviie  siècle jusqu’au dernier tiers du xviiie , chaque période importante se rattachant à l’un de ces grands noms et se rangeant à l’entour. Je ne sais pas d’exposé plus plein, plus substantiel ; l’auteur n’esquisse rien au hasard ; il serre de près chaque point ; il tient compte de tout ; il pense que le temps des à-peu-près est fini. Ses jugements sont d’une précision, d’une pondération parfaite, d’un tour ferme et souvent heureux. Je n’y trouverais à redire, à la lecture, qu’un peu trop de contention et de densité ; dans son désir d’être précis et complet, il ne veut rien omettre ni négliger : dans le développement oral des leçons, cet inconvénient devait en partie disparaître. Sa correspondance nous tient au courant du nouveau travail auquel il dut se livrer à ce renouvellement de carrière ; il ne croyait jamais en avoir fait assez. Sa première leçon d’ouverture, du 8 janvier 1862, avait été sur Pascal, dont il s’occupa jusqu’à la fin de l’année. Il écrivait le 21 mars à M. Émile Michel :

« De plus en plus, mon cher Émile, je suis occupé, soucieux, fatigué de l’effort de la veille, inquiet des obligations du lendemain. C’est ma vie de Caen, hélas ! que j’ai retrouvée ou à peu près. Le progrès n’est pas très sensible. Peut-être oserai-je vous dire que j’ai gagné quelque chose en fermeté et en raison ; mais ma tâche est devenue plus lourde, et, tout compensé, ce sont bien les chaînes d’autrefois que j’ai reprises après les avoir secouées. Je suis pourtant sorti à mon honneur de la première partie de mon cours, qui exigeait plus de lectures et de recherches que de réflexion. La grippe et la peur ne m’ont donc pas empêché de dire assez exactement ce que j’avais à dire sur les devanciers et les contemporains de Pascal. Après l’Académie et les Précieuses, j’ai cherché dans l’atelier des peintres, surtout dans la vie et les œuvres de Le Sueur, une transition pour revenir de Scarron à Pascal. J’ai déjà raconté la jeunesse de Pascal, fait l’histoire de sa famille et, en dernier lieu, cherché à éclaircir l’histoire de sa vie pendant l’intervalle de ses deux conversions. Me voici arrivé aux Provinciales. Jugez quelles difficultés on rencontre en un tel sujet lorsqu’on ne peut le traiter ni du point de vue très précis de la tradition, ni avec un entier dégagement, et qu’on éprouve sur tant de questions délicates où la conscience est engagée, une égale horreur pour l’hypocrisie et pour la légèreté. J’ai cependant la satisfaction de voir que les passions irréfléchies ne cherchent pas leur aliment à mes leçons ; qu’un assez grand nombre d’auditeurs fidèles et sérieux s’accoutument à l’indépendance et à la modération de mon langage, et qu’en somme on est disposé à me suivre dans les voies moyennes où me mène ma sincérité. Je trouve dans cette pensée le prix de mes efforts, et le jour n’est pas très éloigné peut-être où je souffrirai moins du sentiment de mon insuffisance et ressaisirai toute ma liberté d’esprit. »

Le discours d’ouverture dont Fénelon était le sujet, et qui eut lieu le 12 décembre 1863, nous montre Gandar ayant rétrogradé sur ses habitudes d’improvisation à Caen ; il s’était décidé encore une fois à lire, pour cette leçon d’apparat. Il écrivait le lendemain, 13 décembre, à son ami :

« Ah ! la semaine a été chaude. On ne parlait plus guère au coin de notre cheminée que de cette terrible leçon dont je n’avais pu m’occuper à Remilly, vous le savez. J’allais, j’allais, passant au crible mes idées, refaisant mon plan, et résigné du reste à me livrer pour la forme à tous les hasards de l’improvisation. Mercredi soir une étrange peur m’a pris, j’avais dépassé la limite où il faut rester quand on ne veut pas balbutier en récitant une leçon mal apprise. Les expressions, que je ne cherchais point, obsédaient ma pensée ; mes notes grossissaient d’une heure à l’autre ; j’apprenais par cœur sans le vouloir. Alors le plus sûr était d’écrire : en deux jours j’ai réussi à le faire, et mes amis ont été hier quelque peu surpris de me voir dérouler en chaire le cahier traditionnel. En vérité, ma pusillanimité me causait bien un peu de honte ; mais elle ne m’a pas porté malheur ; car j’ai gagné ma troisième bataille devant un auditoire à faire envie aux plus gâtés, et le plus nombreux que j’aie jamais eu. »

La seconde bataille avait été Bossuet, et la première Pascal. Nous avons les bulletins de toutes ces leçons d’ouverture qui sont les grandes journées du professeur169. Ainsi encore pour l’année suivante, 11 décembre 1864 :

« Chaude semaine, mes bons amis, pour nos deux ménages. (M. Émile Michel organisait de son côté un concert.) Tandis que vous parliez de Haydn, de Mozart, de Beethoven, vous devinez sans peine que Montesquieu tenait une grande place dans nos entretiens de coin du feu. J’avais pris à temps le sage parti de faire deux parts dans mon sujet, et j’ai pu ainsi finir, sans trop de lassitude, un discours qui a reçu hier en Sorbonne un accueil très sympathique. Mes amis m’assurent que c’est le meilleur qu’ils m’aient entendu faire, et je le crois, mon cher Émile, tant j’ai besoin de les croire. »

Il était dès lors en proie à de grandes lassitudes, à des anxiétés qu’il qualifiait de nerveuses, mais qui tenaient au fond à un mal organique. Son dernier succès fut sur Diderot, à la veille du jour où il allait être nommé professeur en titre :

« (18 décembre 1867)… Mon cours, du reste et comme à point nommé, fait merveille ; nous avons, Diderot et moi, beaucoup d’amis en Sorbonne ; plus d’appelés que d’élus, et j’ai dû samedi, pour arriver jusqu’à la chaire, marcher sur de braves gens qui n’avaient pas trouvé d’autres sièges que les gradins de l’escalier. Descartes a aussi ses fidèles, quoique Descartes soit fort austère, vous le savez, et que je ne lui fasse pas l’injure de sacrifier aux Grâces. »

Descartes faisait probablement l’objet de la petite leçon de chaque semaine, car il y a en Sorbonne grande et petite leçon : cette dernière est réservée à l’étude des textes qui figurent dans le programme de la licence. C’est grâce à ces petites leçons que Gandar dut de pouvoir écrire un livre sur Bossuet, au milieu des fatigues que lui imposait son cours : Bossuet avait fourni durant toute une année le thème principal de son enseignement, et de plus, dans sa petite leçon, Gandar avait pu procéder à l’analyse détaillée de quelques-uns des sermons du grand orateur. Un tel sujet était fait pour l’attirer et le fixer par toutes sortes d’affinités grandioses et morales.

Il n’y a qu’une opinion sur le génie oratoire de Bossuet : il y en a, il peut y en avoir deux sur son esprit, sur sa personne et son caractère. On a trouvé dans les papiers de Colbert la note suivante, qu’un correspondant bien informé adressait au ministre, au sujet de l’abbé Bossuet, alors âgé de trente-cinq ans (1662) :

« Attaché aux jésuites et à ceux qui peuvent faire sa fortune plutôt par intérêt que par inclination, car naturellement il est assez libre, fin, railleur et se mettant fort au-dessus de beaucoup de choses. — Ainsi, lorsqu’il verra un parti qui conduit à la fortune, il y donnera, quel qu’il soit, et il pourra servir utilement170. »

Quel qu’il soit n’est pas juste, et rien dans la vie de Bossuet n’autoriserait cette idée d’une ambition à tout prix ; c’est un mot mis à la légère. D’ailleurs, l’information qu’on vient de lire et que le correspondant anonyme semble avoir donnée dans un esprit non pas d’hostilité, mais de parfaite indifférence, n’a rien qui doive surprendre. Bossuet, d’abord attaché aux jésuites ou à leurs adhérents, puis lié avec les messieurs de Port-Royal, puis se tenant à distance et observant la neutralité, était assurément un politique ; il ne se sentait pas de goût en général pour être du parti des disgraciés, des persécutés et des vaincus ; il avait fort égard à la doctrine et aux opinions en faveur à la Cour ; il avait un faible pour tout ce qui régnait à Versailles ; son esprit même, son talent avait besoin, pour se déployer tout entier et atteindre à toute sa magnificence, de l’appui ou du voisinage de l’autorité et de l’accompagnement de la fortune. Ce n’est pas sans raison qu’un des hommes les plus spirituels de ce temps-ci, et des plus indépendants par le jugement, M. de Rémusat, qui n’a pas craint d’appeler Bossuet « le sublime orateur des idées communes », a écrit autrefois de lui ce mot, comme il l’aurait dit de M. Cuvier : « Bossuet après tout était un conseiller d’État. »

Mais cette question, quand on aborde uniquement Bossuet par le côté de sa parole et par les productions de son éloquence, n’est que secondaire ; l’idée ne vient même pas de se la poser. Étant donné un talent de cet ordre et de cet emploi, il est impossible qu’il ne se subordonne pas tout le reste. Les conséquences suivent de soi : comment tout l’homme n’inclinerait-il pas insensiblement, même au prix de quelques concessions, du côté où le talent qu’il porte trouve son espace, sa nourriture, son air et son soleil ? Naturellement et sans calcul, la manière de penser et même de croire se met d’accord avec ce don, cette puissance de dire, quand elle existe à ce degré souverain. Bossuet est invinciblement un orateur, un prédicateur de la première volée, et tout ce qui lui est nécessaire en fait d’idées, de doctrines, de points d’appui, de considérations et d’images pour le plus grand développement de sa faculté oratoire, on peut être sûr qu’il l’aura. Dans le plein exercice de son admirable éloquence, il retrouvait toute sa sérénité, sa tranquillité de conviction, son unité morale, comme toute sa majesté de pensée et sa hauteur.

Longtemps les premiers sermons de Bossuet furent négligés et restèrent comme inconnus : il ne paraît pas lui-même y avoir attaché la moindre importance. Ses splendeurs dans l’oraison funèbre et dans son rôle d’évêque gallican éclipsaient tout. Cependant au dernier siècle, un bénédictin, dom Déforis (1772), s’était avisé de fouiller dans les manuscrits de Bossuet et d’en tirer neuf volumes de sermons ou de canevas de sermons. L’abbé Maury, avec son coup d’œil d’orateur, les avait hautement signalés à l’admiration publique. Mais le texte assez difficile à débrouiller dans ses surcharges n’avait pas toujours été bien donné. Un jeune ecclésiastique mort trop tôt, l’abbé Vaillant, un disciple de M. Cousin pour la révision de nos textes français classiques, avait dénoncé des inexactitudes, indiqué des corrections et ouvert la voie. Un éditeur de nos jours, M. Lachat, avait prétendu mieux faire que dom

Déforis et n’avait pourtant bienfait qu’à demi. Gandar, qui avait étudié de près la question, qui avait eu recours aux manuscrits et les avait longuement tenus entre les mains, qui de plus et avant tout avait une dévotion toute particulière à cette grande prose du maître de la chaire sacrée, à toutes les époques de sa carrière, s’attacha dans un premier ouvrage171, après l’abbé Vaillant et après M. Floquet, à ressaisir ce premier Bossuet, cet abbé Bossuet déjà célèbre, mais avant la gloire, à le suivre pas à pas, à fixer la date et à déterminer l’occasion de ses plus anciens sermons ou panégyriques, à traiter la question de priorité pour certaines pensées entre Pascal et lui ; et enfin dans un second volume172, se faisant éditeur dans toute la rigueur du mot, il donna le texte restitué in extenso de quelques-uns de ces premiers sermons prêchés tant à Metz et à Dijon que dans les églises de Paris et à la chapelle du Louvre. Lors même que Gandar n’eût rien laissé que ces deux volumes, il serait sûr d’avoir sa place dans l’histoire littéraire : il a gravé son nom au bas de la statue de Bossuet.

Ce fut son dernier effort. Il n’avait pas mis moins de six ans de sa vie à ce travail d’exacte et minutieuse critique. Il le rappelait assez ingénument lorsque, présentant le premier de ces deux volumes au concours de l’Académie et ayant cru devoir faire visite à quelques-uns de ses juges, il écrivait :

« (31 décembre 1866.)… J’ai profité de l’intervalle de mes leçons pour aller frapper aux portes ; mais Bossuet m’a jusqu’à présent porté bonheur. On est tout surpris en général de voir un homme de mon âge publier un livre qui lui a pris six années de sa vie. J’ai recueilli à ce sujet les marques d’étonnement les plus naïves et de très précieux témoignages d’estime. Cela m’a fourni l’occasion de revoir les illustres qui connaissaient déjà ma figure, et aussi quelques-uns de ceux que je n’avais pas encore osé aborder. Plusieurs m’ont lu déjà, chose rare !… »

Je ne crains point, par toutes ces citations, d’appuyer sur ce cachet de patience, sur cette peine et ce labeur que cet estimable esprit s’imposait en toute chose : ç’a été son honneur, son originalité. — Il atteignait enfin au but de sa vie entière : unanimement désigné par la Faculté pour le titre de la chaire qu’il remplissait si bien depuis six ans, il allait être présenté, à l’unanimité aussi, par le Conseil académique. J’ai sous les yeux une dernière lettre de lui à M. Émile Michel, dans laquelle, déjà bien malade, il exprimait son vœu, son espoir mêlé d’une plainte étouffée :

« (1er janvier 1868)… J’ai beau faire depuis deux mois : le malaise dont vous avez vu le commencement n’a fait qu’empirer. J’ai eu vraiment des semaines pénibles, où il m’a fallu quelque courage pour aller faire mes deux leçons à la Sorbonne, et dans l’intervalle rien, mais rien du tout… Bref, un état supportable à peine pour un oisif qui laisserait glisser les heures sans les compter…

« La Sorbonne fait pourtant tout ce qu’elle peut pour me payer des peines qu’elle m’a données. J’ai cette année un auditoire très nombreux, très partagé d’opinions, très recueilli, et je puis vraiment croire que nous cherchons tous ensemble la vérité… »

Le professeur qui cherche la vérité ! c’est son dernier mot, le mot de toute sa vie.

Après avoir tant fait pour arriver au terme, qui ne devait être pour lui qu’un point de départ nouveau, après tant et de si longues années d’apprentissage, au moment où il entrait dans la pleine maîtrise, il tombe. Nommé titulaire de sa chaire le 8 février 1868, il mourait le 22.

Il a laissé un vif et poignant souvenir de son enseignement au cœur de ceux qui l’ont entendu :

« On regrettera longtemps encore, me dit l’un des plus fidèles, le charme communicatif de cette parole sérieuse, animée et prudente, qui s’élevait parfois et qui, ressentant l’écho des nobles émotions qu’elle éveillait dans l’âme de ses auditeurs, touchait à la véritable éloquence… Pourquoi faut-il que tous ces trésors d’érudition, de conscience, d’élévation morale, le meilleur de lui-même, soient perdus pour le public ? car ses leçons écrites sont bien rares, et l’on n’y retrouve que bien affaiblis ces accents spontanés, ces moments de libre abandon de son enseignement public, si dignement, mais si chèrement achetés. »

Son souvenir du moins ne périra pas. Sa famille, sa pieuse veuve, en recueillant ses écrits, ses lettres surtout qui nous livrent tout l’homme, lui aura élevé le seul monument qui dure. L’Université, cette autre famille, conservera sa mémoire : oui, tant qu’il y aura une Université en France, on y citera avec honneur le nom de Gandar. Tout aussitôt après ceux qui en furent les renommées brillantes et les gloires, on dira qu’il en a été l’un des talents les plus vrais, un des caractères les plus purs, une des vertus enfin et un exemple.