XLe entretien.
Littérature villageoise.
Apparition d’un poème épique en Provence
I
Je vais vous raconter aujourd’hui une bonne nouvelle ! Un grand poète épique est né. La nature occidentale n’en fait plus, mais la nature méridionale en fait toujours : il y a une vertu dans le soleil.
Un vrai poète homérique en ce temps-ci ; un poète né, comme les hommes de Deucalion, d’un caillou de la Crau ; un poète primitif dans notre âge de décadence ; un poète grec à Avignon ; un poète qui crée une langue d’un idiome comme Pétrarque a créé l’italien ; un poète qui d’un patois vulgaire fait un langage classique d’images et d’harmonie ravissant l’imagination et l’oreille ; un poète qui joue sur la guimbarde de son village des symphonies de Mozart et de Beethoven ; un poète de vingt-cinq ans qui, du premier jet, laisse couler de sa veine, à flots purs et mélodieux, une épopée agreste où les scènes descriptives de l’Odyssée d’Homère et les scènes innocemment passionnées du Daphnis et Chloé de Longus, mêlées aux saintetés et aux tristesses du christianisme, sont chantées avec la grâce de Longus et avec la majestueuse simplicité de l’aveugle de Chio, est-ce là un miracle ? Eh bien ! ce miracle est dans ma main ; que dis-je ? il est déjà dans ma mémoire, il sera bientôt sur les lèvres de toute la Provence. J’ai reçu le volume il y a deux jours, et les pages en sont aussi froissées par mes doigts, avides de fermer et de rouvrir le volume, que les blonds cheveux d’un enfant sont froissés par la main d’une mère, qui ne se lasse pas de passer et de repasser ses doigts dans les boucles pour en palper le soyeux duvet et pour les voir dorés au rayon du soleil.
Or voici comment j’eus, par hasard, connaissance de la bonne nouvelle.
II
Adolphe Dumas, non pas le Dumas encyclopédique dont chaque pas fait retentir la terre de bruit sous son pied ; non pas le jeune Dumas son fils, silencieux et méditatif, qui se recueille autant que son père se répand, et qui ne sort, après trois cent soixante-cinq jours, de son repos, qu’avec un chef-d’œuvre de nouveauté, d’invention et de goût dans la main ; mais le Dumas poétique, le Dumas prophétique, le Dumas de la Durance, celui qui jette de temps en temps des cris d’aigle sur les rochers de Provence, comme Isaïe en jetait aux flots du Jourdain, sur les rochers du Carmel, Adolphe Dumas enfin, que je respecte à cause de son éternelle inspiration, et que j’aime à cause de sa rigoureuse sincérité, vint un soir du printemps dernier frapper à la porte de ma retraite, dans un coin de Paris.
Sa tête hébraïque fumait plus qu’à l’ordinaire de ce feu d’enthousiasme qui s’évapore perpétuellement du foyer sacré de son front. « Qu’avez-vous ? » lui dis-je. — Ce que j’ai ? répondit-il ; j’ai un secret, un secret qui sera bientôt un prodige. Un enfant de mon pays, un jeune homme qui boit comme moi les eaux de la Durance et du Rhône, est ici, chez moi, en ce moment. Depuis huit jours qu’il a pris gîte sous mon humble toit, il m’a enivré de poésie natale, mais tellement enivré que j’en trébuche en marchant, comme un buveur, et que j’ai senti le besoin de décharger mon cœur avec vous. Ce jeune homme repart demain soir pour son champ d’oliviers, à Maillane, village des environs d’Avignon. Avant de partir il désire vous voir, parce que la Saône se jette dans le Rhône, et qu’il a reconnu, en buvant dans le creux de sa main l’eau de nos grands fleuves, quelques-unes des gouttes que vous avez laissées tomber de votre coupe dans votre Saône.
« Bien, lui dis-je ; amenez-le demain à la fin du jour ; je lui souhaiterai bon voyage au pays de Pétrarque, de l’amour et de la gloire, maintenant que les vers, l’amour et la gloire sont devenus une pincée de cendre trempée d’eau amère entre mes doigts. »
Merci, dit-il ; et il me serra la main dans sa main nerveuse, qui tremble, qui étreint et qui brise les doigts de ses amis comme une serre d’aigle concasse et broie les barreaux de sa cage.
III
Le lendemain, au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec une sobre élégance, comme l’amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu’il peignait sa lisse chevelure dans les rues d’Avignon. C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois destiné à devenir, comme Burns, le laboureur écossais, l’Homère de Provence.
Sa physionomie, simple, modeste et douce, n’avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité, plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires : ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal était à l’aise dans son talent comme dans ses habits ; rien ne le gênait, parce qu’il ne cherchait ni à s’enfler, ni à s’élever plus haut que nature. La parfaite convenance, cet instinct de justesse dans toutes les conditions, qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même grâce d’attitude ou d’accent, gouvernait toute sa personne. Il avait la bienséance de la vérité ; il plaisait, il intéressait, il émouvait ; on sentait dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.
Mistral s’assit sans façon à ma table d’acajou de Paris, selon les lois de l’hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa mère, dans son mas de Maillane. Le dîner fut sobre, l’entretien à cœur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de Mireille.
Le jeune homme nous récita quelques vers, dans ce doux et nerveux idiome provençal qui rappelle tantôt l’accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l’âpreté toscane. Mon habitude des patois latins parlés uniquement par moi jusqu’à l’âge de douze ans, dans les montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible. C’étaient quelques vers lyriques ; ils me plurent, mais sans m’enivrer : le génie du jeune homme n’était pas là ; le cadre était trop étroit pour son âme ; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m’envoyer un des premiers exemplaires de son poème ; il sortit.
IV
Quand il fut dans la rue, je demandai à Adolphe Dumas quelques détails sur ce jeune homme ; Dumas pouvait d’autant mieux les donner qu’il est lui-même un enfant d’Eyragues (Eyragues est un village à deux pas de Maillane, patrie de Frédéric Mistral). Mais Dumas est un déserteur de la langue de ses pères, qui a préféré l’idiome châtré et léché de la Seine à l’idiome sauvage et libre du Rhône. Il en a des remords cuisants dans le cœur, et il pleure quand il entend un écho provençal à travers les oliviers de son hameau.
Cet enfant, me dit-il, est né à Maillane, village situé à trois lieues d’Avignon, entre le lit de la Durance, ce torrent de Provence, et la chaîne de montagnes qu’on appelle les Alpines ; la grande route romaine qui menait à Arles courait au pied des Alpines et traversait Maillane. Cette vallée est d’un aspect à la fois grec et romain ; c’est un cirque comme celui d’Arles, dont les monticules dégradés des Alpines sont les gradins. Le ciel azuré du Midi est coupé crûment par ces rochers ; ce firmament a ces tristesses splendides qui sont le caractère de la Sabine ou des Abruzzes. Cet horizon trempe les hommes dans la lumière et dans la rêverie. L’inspiration plane comme les aigles au-dessus des rochers dans le ciel.
La maison paternelle de ce jeune homme, maison de paysan riche, entourée d’étables pleines, de vignes, de figuiers, d’oliviers, de champs de courges et de maïs, est adossée au village, et regarde par ses fenêtres basses les grises montagnes des Alpines, où paissent ses chèvres et ses moutons. Son père, comme tous les riches cultivateurs de campagne qui rêvent follement pour leur fils une condition supérieure, selon leur vanité, à la vie rurale, fit étudier son fils à Aix et à Avignon pour en faire un avocat de village. C’était une idée fausse, quoique paternelle ; heureusement la Providence la trompa : le jeune homme étudiait le grec, le latin, le grimoire de jurisprudence par obéissance ; mais la veste de velours du paysan provençal et ses guêtres de cuir tanné lui paraissaient aussi nobles que la toge râpée du trafiquant de paroles, et, de plus, le souvenir mordant de sa jeune mère, qui l’adorait et qui pleurait son absence, le rappelait sans cesse à ses oliviers de Maillane.
Son père mourut avant l’âge ; le jeune homme se hâta de revenir à la maison pour aider sa mère et son frère à gouverner les étables, à faire les huiles et à cultiver les champs. Il se hâta aussi d’oublier les langues savantes et importunes dont on avait obsédé sa mémoire et la chicane dont on avait sophistiqué son esprit. Comme un jeune olivier sauvage dont les enfants ont barbouillé en passant le tronc d’ocre et de chaux, Mistral rejeta cette mauvaise écorce ; il reprit sa teinte naturelle, et il éclata dans son tronc et dans ses branches de toute sa séve et de toute sa liberté, en pleine terre, en plein soleil, en pleine nature. Il se sentait poète sans savoir ce que c’était que la poésie ; il avait une langue harmonieuse sur les lèvres sans savoir si c’était un patois ; cette langue de sa mère était, à son gré, la plus délicieuse, car c’était celle où il avait été béni, bercé, aimé, caressé par cette mère. Il avait le loisir du poète dans les longues soirées de l’étable, après les bœufs rattachés à la crèche ou sous l’ombre des maigres buissons de chênes verts, en gardant de l’œil les taureaux et les chèvres ; il était de plus encouragé à chanter je ne sais quoi, dans cette langue adorée de Provence, par quelques amis plus lettrés que lui, qui l’avaient connu et pressenti à Aix ou à Avignon pendant ses études, et qui venaient quelquefois le visiter chez sa mère pendant la vendange des raisins ou des olives. De ce nombre était Roumanille, d’Avignon, poète provençal d’un haut atticisme dans sa langue ; de ce nombre aussi était Adolphe Dumas, qui était né dans les ruines d’un couvent de chartreux, sous un rocher de la Durance, et qui en avait respiré l’ascétisme d’anachorète chrétien du temps de saint Jérôme.
« La mère de Mistral, me racontait hier Adolphe Dumas, nous servait à table, son fils et moi, debout, comme c’est la coutume des riches matrones de Provence en présence de leurs maris et de leurs fils. Je vois encore d’ici ses belles longues mains blanches, sortant d’une manche de toile fine retroussée jusqu’aux coudes, pour nous tendre les mets qu’elle avait elle-même préparés ou pour remplacer les cruches de vin quand elles étaient vides.
— Asseyez-vous donc avec nous, Madame Mistral, lui disais-je, tout honteux d’être servi par cette belle veuve arlésienne, semblable à une reine de la Bible ou de l’Odyssée. « Oh ! non, Monsieur, répondait-elle en rougissant, ce n’est pas la coutume à Maillane ; nous savons que nous sommes les femmes de nos maris et les mères de nos fils, mais aussi les servantes de la maison. Ne prenez pas garde ! »
Et elle s’en allait modestement manger debout un morceau de pain et d’agneau sur le coin du dressoir, où brillaient, comme de l’acier fin, ses grands plats d’étain, polis chaque samedi par ses servantes.
Cette mère vit encore ; elle n’a que quelques rares cheveux blancs comme une frange de fil de la Vierge rapportée du verger sous sa coiffe ; elle n’aspire qu’à trouver bientôt une Rébecca au puits pour son cher enfant.
Voilà toute l’histoire du jeune villageois de Maillane ; cette histoire était nécessaire pour comprendre son poème. Son poème, c’est lui, c’est son pays, c’est la Provence aride et rocheuse, c’est le Rhône jaune, c’est la Durance bleue, c’est cette plaine basse, moitié cailloux, moitié fange, qui surmonte à peine de quelques pouces de glaise et de quelques arbres aquatiques les sept embouchures marécageuses par lesquelles le Rhône, frère du Danube, serpente, troublé et silencieux, vers la mer, comme un reptile dont les écailles se sont recouvertes de boue en traversant un marais ; c’est son soleil d’une splendeur d’étain calcinant les herbes de la Camargue ; ce sont ses grands troupeaux de chevaux sauvages et de bœufs maigres, dont les têtes curieuses apparaissent au-dessus des roseaux du fleuve, et dont les mugissements et les hennissements de chaleur interrompent seuls les mornes silences de l’été. C’est ce pays qui a fait le poème : on peint mal ce qu’on imagine, on ne chante bien que ce que l’on respire. La Provence a passé tout entière dans l’âme de son poète ; Mireille, c’est la transfiguration de la nature et du cœur humain en poésie dans toute cette partie de la basse Provence comprise entre les Alpines, Avignon, Arles, Salon et la mer de Marseille. Cette lagune est désormais impérissable : un Homère champêtre a passé par là. Un pays est devenu un livre ; ouvrons le livre, et suivez-moi.
V
Donc, il y a six jours que la poste du soir m’apporta un gros et fort volume intitulé Mireïo : c’est le nom provençal de Mireille. Ce livre était le tribut de souvenir que le poète découvert par Adolphe Dumas m’avait promis l’été dernier. J’ouvris nonchalamment le volume, je vis des vers. J’ai l’âme peu poétique en ce moment ; je lutte dans une fièvre continuelle avec une catastrophe domestique qui, si elle s’achève, entraînera malheureusement bien d’autres que moi. Mon devoir consciencieux est de lutter à mort contre les iniquités, les humiliations, les calomnies, les avanies de toute nature dont la France me déshonore et me travestit en retour de quelques erreurs peut-être, mais d’un dévouement, corps, âme et fortune, qui ne lui a pas manqué dans ses jours de crise, à elle. Chaque soir je me couche en désirant que ce jour honteux soit le dernier ; chaque matin je me réveille en me disant à moi-même : Reprends cœur, bois ton amertume ; lutte encore, car, si tu faiblis un moment ou si tu quittes ta patrie en abandonnant à tes créanciers des terres que nul n’ose acheter, ta lâcheté perdra ceux que tu dois sauver ; tu es leur otage, ne t’enfuis pas ; sois le Régulus de leur salut. La France, qui te raille et qui t’outrage aujourd’hui, t’entendra peut-être demain. Encore un jour !
Voilà mes jours.
VI
Je rejetai donc le volume sur la cheminée, et je me dis : Je n’ai pas le cœur aux vers : à un autre temps !
Cependant, quand l’heure du sommeil ou de l’insomnie fut venue, je pris, par distraction, le volume sur la tablette de la cheminée, et je l’emportai sous le bras dans ma chambre. Je le jetai sur mon lit, j’allumai ma lampe, et, comme je n’arrive plus jamais à quelques heures de sommeil que par la fatigue des yeux sur un livre, je rouvris le livre et je lus.
Cette nuit-là je ne dormis pas une minute.
Je lus les douze chants d’une haleine, comme un homme essoufflé que ses jambes fatiguées emportent malgré lui d’une pierre milliaire à l’autre, qui voudrait se reposer, mais qui ne peut s’asseoir. Je pourrais retourner le vers célèbre de Dante dans l’épisode de Françoise de Rimini, et dire, comme Francesca : « À ce passage nous fermâmes le livre et nous ne lûmes pas plus avant ! » Moi j’en lus jusqu’à l’aurore, je relus encore le lendemain et les jours suivants ! Et maintenant relisons, si vous voulez, une troisième fois ensemble ; je vais feuilleter page à page ce divin poème épique du cœur de la Chloé moderne avec vous ; vous jugerez si le charme qui m’a saisi à cette lecture vient de mon imagination ou du génie de ce jeune Provençal. Écoutez !
Mais d’abord sachez que tout le récit est écrit, à peu près comme les chants du Tasse, en stances rimées de sept vers inégaux dans leur régularité. Ces stances sonnent mélodieusement à l’oreille, comme les grelots d’argent aux pieds des danseuses de l’Orient. Les vers varient leurs hémistiches et leur repos pour laisser respirer le lecteur ; ils se relèvent aux derniers vers de la stance pour remettre l’oreille en route et pour dire, comme le coursier de Job : Allons !
Ces vers sont mâles comme le latin, femelles comme l’italien, transparents pour le français, comme des mots de famille qui se reconnaissent à travers quelque différence d’accent. Je pourrais vous les donner ici dans leur belle langue originale, mais j’aime mieux vous les traduire en m’aidant de la naïve traduction en pur français classique faite par le poète lui-même. Nul ne sait mieux ce qu’il a voulu dire ; notre français à nous serait un miroir terne de son œuvre : le sien à lui est un miroir vivant. À nous deux, nous répondrons mieux aux nécessités des deux langues. Lisons donc : c’est moi qui parle, mais c’est lui qui chante. Ne vous étonnez pas de la simplicité antique et presque triviale du début : il chante pour le village, avec accompagnement de la flûte au lieu de la lyre. Arrière la trompette de l’épopée héroïque ! C’est l’épopée des villageois, c’est la muse de la veillée qu’il invoque.
« Je chante une fille de Provence et les amours de jeune âge à travers la Crau, vers le bord de la mer, dans les grands champs de blé… Bien que son front ne resplendît que de sa fraîcheur, bien qu’elle n’eût ni diadème d’or, ni mantelet de soie tissé à Damas, je veux qu’elle soit élevée en honneur comme une reine et célébrée avec amour par notre pauvre langue dédaignée ; car ce n’est que pour vous que je chante, ô pâtres des collines de Provence, et pour vous autres, habitants rustiques de nos mas. »
(Les mas sont les fermes isolées des plaines d’Arles et de la Crau.)
L’invocation au Christ né parmi les pasteurs continue pendant trois strophes ; le poète, dans une comparaison ingénieuse et simple, demande à Dieu d’atteindre au sommet de l’olivier la branche haute où gazouillent le mieux les chantres de l’air, la branche des oiseaux. Puis il décrit ainsi le lieu de la scène, description fidèle comme si elle était reflétée dans les eaux du Rhône qui coule sous la berge du pauvre vannier parmi les osiers.
« Au bord du Rhône, entre les grands peupliers et les saules touffus de la rive, dans une pauvre cabane rongée par l’eau, un vannier demeurait avec son fils unique ; ils s’en allaient après l’hiver, de ferme en ferme, raccommoder les corbeilles rompues et les paniers troués. »
Le père et le fils, s’en allant ainsi de compagnie au printemps offrir leur service de mas en mas, voient venir un orage et s’entretiennent des granges les plus hospitalières où ils pourraient trouver sous les meules de paille un abri contre la pluie et la nuit.
« Père, dit Vincent, c’est le nom du fils, apprenti de son père, combien fait-on de charrues au mas des Micocoules, que je vois là-bas blanchir entre les mûriers ? — Six, répond le père. — Ah ! c’est donc là, reprend l’adolescent, un des plus forts domaines de la Crau ?
— « Je le crois bien, continue le vannier ; ne vois-tu pas leur verger d’oliviers, entre lesquels serpentent des rubans de vignes traînantes et de pâles amandiers ? Il y a, dit-on, autant d’avenues d’oliviers dans le domaine qu’il y a de jours dans l’année, et chacune de ces avenues compte autant de pieds d’arbres qu’il y a d’avenues.
— « Par ma foi ! dit le fils, que d’oliveuses il faut avoir dans la saison pour cueillir tant d’olives ! — Ne t’inquiète pas, répond le vieux vannier ; quand viendra la Toussaint, les filles des beaux villages de Provence qui se louent pour la vendange des oliviers, tout en chantant sur les branches, te rempliront jusqu’à la gorge les sacs et les linceux d’olives roses et amygdalines !
« Et le vannier, qu’on appelait maître Ambroise, continuait de discourir avec son enfant ; et le soleil, qui sombrait derrière les collines, teignait des plus belles couleurs les légères nuées ; et les laboureurs, assis sur leurs bœufs accouplés par le joug et tenant leurs aiguillons la pointe en l’air, revenaient lentement pour souper ; et la nuit sombrissait là-bas sur les marécages.
— « Allons ! allons ! dit encore Vincent, déjà j’entrevois dans l’aire le faîte arrondi de la meule de paille. Nous voici à l’abri ; c’est là que foisonnent les brebis. — Ah ! dit le père, pour l’été elles ont le petit bois de pins, pour l’hiver, la plaine caillouteuse. Oh ! oh ! tout y est, dans ce domaine !
— « Et toutes ces grandes touffes d’arbres qui font ombre sur les tuiles, et cette belle fontaine qui coule en un vivier, et ces nombreuses ruches d’abeilles que chaque automne dépouille de leur miel et de leur cire, et qui, au renouveau du mois de mai, suspendent cent essaims aux grands micocouliers !
— « Et puis, en toute la terre, père, ce qui me paraît encore le plus beau, interrompit Vincent, c’est la fille du mas, celle qui, s’il vous en souvient, mon père, nous fit, l’été dernier, faire pour la maison deux corbeilles de cueilleur d’olives et remettre deux anses à son petit panier. »
VII
Ils arrivent. La jeune fille venait de donner les feuilles de mûrier à ses vers à soie, et, sur le seuil de la grange, elle allait, à la rosée du soir, tordre un écheveau de fil. La fille Mireille et les étrangers se saluent dans les termes de cette simple et modeste familiarité, politesse du cœur de ceux qui n’ont pas de temps à perdre en vains discours. Ils demandent l’hospitalité, non du toit, mais des bords de la meule de paille, pour passer la nuit.
« Et avec son fils, chante le poète, le vannier alla s’asseoir sur un rouleau de pierre qui sert à aplanir le sillon après le labour ; et ils se mirent, sans plus de paroles, à tresser à eux deux une manne commencée▶, et à tordre et à entrecroiser vigoureusement les fils flexibles arrachés de leur faisceau dénoué de forts osiers. »
Vincent touchait à ses seize ans. Le poète trace rapidement en traits proverbiaux du pays le portrait du beau villageois ambulant et son
caractère. Pendant que le poète décrit, le soir tombe ; les ouvriers rentrent des champs ; la belle Mireille (la fille du mas) apporte, pour faire souper au frais ses travailleurs, « sur la table de pierre, la salade de légumes, et, du large plat chavirant sous le poids, chaque valet de la ferme tirait déjà à pleine cuillère de buis les fèves ; et le vieillard et son fils continuaient à tresser l’osier à l’écart »
.
— « Eh bien ! voyons, leur dit un peu brusquement Ramon, le riche maître du domaine et l’heureux père de Mireille, allons ! laissez là la corbeille. Ne voyez-vous pas naître les étoiles ? Mireille, apporte les écuelles. Allons ! à table ! car vous devez être las.
— « Eh bien ! allons ! dit le vannier ; et ils s’avancèrent vers un bout de la table de pierre et se coupèrent du pain. Mireille, leste et accorte, assaisonna pour eux un plat de féverolles avec l’huile des oliviers, et vint ensuite en courant l’avancer vers eux de sa belle main. »
Le portrait de Mireille, tracé en courant par le poète, en cinq ou six traits empruntés à la nature rurale, rappelle la Sulamite, dans le cantique amoureux de Salomon.
« Son visage à fleur de joues avait deux fossettes ; sa poitrine, qui ◀commençait▶ à se soulever, était une pêche double et pas mûre encore. Gaie, folâtre et un peu sauvage, ah ! si dans un verre d’eau vous aviez vu cette gentillesse et cette grâce reflétées, d’un trait vous l’auriez bue ! »
Quelle expression neuve, naïve et passionnée, qu’aucune langue n’avait encore ou trouvée ou osée !
Après le repas, les ouvriers et Mireille prient le vieux vannier de leur chanter un des chants célèbres dans la contrée, dont il charmait autrefois les veillées. — « Ah ! répond-il, de mon temps j’étais un chanteur, c’est vrai, mais les miroirs aujourd’hui sont brisés ! »
Mireille insiste. — « Belle enfant, lui dit-il, ma voix n’est plus qu’un épi égrené, mais pour vous complaire je chanterai. »
Après avoir vidé son verre plein de vin, le vannier chante.
VIII
Que chante-t-il ? Un chant militaire, une campagne navale du héros de la Provence, le bailli de Suffren, dans l’Inde. La chanson est un véritable poème héroïque, écrit avec la poudre et le sang sur le pont d’un vaisseau démâté par le canon. C’est la patrie et la gloire au point de vue du peuple marin des côtes provençales : le poète n’embouche pas moins bien le clairon que la flûte. L’auditoire enthousiasmé oublie d’abreuver les six paires de bœufs dans la rigole d’eau courante. À la fin tout le monde se retire en répétant la cantate du vannier, autrefois matelot sur le vaisseau de Suffren. Mireille et Vincent, le fils du chanteur, restent seuls, attardés et jaseurs, sur le seuil de la maison. Leur conversation est une églogue de Provence, et non de Mantoue. Tout est original dans le poème, parce que tout est né de la nature dans le poète.
« Ah ! çà, Vincent, disait Mireille, quand tu as pris ta bourrée d’osier sur tes épaules pour aller çà et là raccommoder les corbeilles, en dois-tu voir, dans tes voyages, des vieux châteaux, des déserts sauvages, des villages, des fêtes, des pèlerinages ! Nous, nous ne sortons jamais de notre pigeonnier.
— « C’est bien vrai, Mademoiselle, dit le jeune apprenti ; mais la soif s’étanche aussi bien par l’agacement d’une groseille aux dents que par l’eau de toute la cruche ; et si, pour trouver de l’ouvrage, il faut essuyer les injures du temps, tout de même le voyage a ses moments de plaisir, et l’ombre sur la route fait oublier le chaud. »
Le récit que Vincent fait de ses voyages à la jeune fille est incomparable en grâce, en vérité, en nouveauté et cependant en poésie. Quelques notes mal étouffées d’amour qui s’ignore ◀commencent▶ à tinter à son insu dans la voix de l’enfant. Nous regrettons de tronquer ce long et délicieux gazouillement de l’innocence et de l’amour ; mais il faudrait tout copier : le poète a douze chants, nous n’avons qu’une heure.
« Devant le mas des Micocoules, ainsi Vincent déployait tous les replis de sa mémoire ; la rougeur montait à ses joues, et son œil noir jetait de douces lueurs dans la nuit. Ce qu’il disait des lèvres, il le gesticulait avec ses bras, et sa parole coulait abondante comme une ondée soudaine sur un regain du mois de mai.
« Les grillons chantant dans les mottes de terre plus d’une fois se turent comme pour écouter ; souvent les rossignols, souvent l’oiseau de nuit, dans le bois de pins, firent silence. Attentive et émue jusqu’au fond de son âme, Mireille, assise sur un fagot de feuilles coupées, n’aurait pas fermé les yeux jusqu’à la première aube du jour.
« — Il me semble, dit-elle en se retirant à pas lents vers sa mère, que, pour l’enfant d’un vannier, il parle merveilleusement bien ! Ô mère ! c’est un plaisir d’aller dormir l’hiver, mais à présent, pour dormir, la nuit est trop claire. Écoutons-le, écoutons encore ; je passerais à l’entendre ainsi mes veillées et ma vie. »
Et là finit le premier chant de Mireille. On sent que l’amour couve dans ces deux cœurs : on va le voir éclore au deuxième chant.
IX
Que ne puis-je vous le transcrire tout entier ! Les fils poétiques sont si délicats et si indissolublement ajustés dans la trame qu’en enlever un c’est faire écheveler la trame entière ; citons-en plutôt quelques passages au hasard, et par induction jugez de l’ensemble du chant.
La Cueillette des Olives.
« Chantez, chantez, magnanarelles (filles qui cueillent les olives) ! car la cueillette veut et inspire les chants. — Beaux sont les vers à soie quand ils s’endorment de leur troisième somme ; les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend alertes et gaies, telles qu’un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel aux romarins des champs pierreux.
« En défeuillant vos rameaux, chantez, chantez, magnanarelles ! Mireille est à la feuille un beau matin de mai ; cette matinée-là, pour pendeloques, à ses oreilles, la folâtre avait pendu deux cerises… Vincent, cette matinée-là, passa par là de nouveau.
« À son bonnet écarlate, comme en ont les riverains des mers latines, il avait gentiment une plume de coq ; et en foulant les sentiers il faisait fuir les couleuvres vagabondes, et des sonores tas de pierre avec son bâton il chassait les cailloux.
— « Ô Vincent ! lui cria Mireille du milieu des vertes allées, pourquoi passes-tu si vite ? Vincent aussitôt se retourna vers la plantation, et sur un mûrier, perchée comme une gaie coquillade, il découvrit la fillette, et vers elle vola joyeux.
« Eh bien ! Mireille, vient-elle bien, la feuille ? — Eh ! peu à peu tout rameau se dépouille. — Voulez-vous que je vous aide ? — Oui ! » Pendant qu’elle riait là haut en jetant de folâtres cris de joie, Vincent, frappant du pied le trèfle, grimpa sur l’arbre comme un loir. « Mireille, il n’a que vous, le vieux maître Ramon ?
« Faites les branches basses ; j’atteindrai les cimes, moi, allez ! » Et, de sa main légère, celle-ci, trayant la ramée : « Cela garde d’ennui de travailler (avec) un peu de compagnie ! Seule, il vous vient un nonchaloir ! » dit-elle. « Moi de même ; ce qui m’irrite, répondit le gars, c’est justement cela.
« Quand nous sommes là-bas, dans notre hutte, où nous n’entendons que le bruissement du Rhône impétueux qui mange les graviers, oh ! parfois, quelles heures d’ennui ! Pas autant l’été ; car, d’habitude, nous faisons nos courses l’été, avec mon père, de métairie en métairie.
« Mais quand le petit houx devient rouge (de baies), que les journées se font hivernales et longues les veillées, autour de la braise à demi éteinte, pendant qu’au loquet siffle ou miaule quelque lutin, sans lumière et sans grandes paroles, il faut attendre le sommeil, moi tout seul avec lui !…
— « La jeune fille lui dit vivement : Mais la mère, où demeure-t-elle donc ? — Elle est morte !… Le garçon se tut un petit moment, puis reprit : Quand Vincenette était avec nous, et que, toute jeune, elle gardait encore la cabane, pour lors c’était un plaisir ! — Mais quoi ? Vincent,
« Tu as une sœur ? — Elle est servante du côté de Beaucaire, répond-il. Elle n’est pas laide non plus, poursuit-il, ma sœur, mais combien êtes-vous plus belle encore ! » À ce mot Mireille laissa échapper la branche à moitié cueillie. « Oh ! dit-elle à Vincent…
« Chantez, chantez, magnanarelles ! Il est beau le feuillage des mûriers ; beaux sont les vers à soie quand ils s’endorment de leur troisième sommeil ! Les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend gaies et rieuses, telles qu’un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel dans les champs pierreux. »
X
Ici Vincent, dans des stances timides et indirectes, compare la beauté de sa sœur à celle de Mireille, et, à chaque compliment qui l’étonne et la flatte, laissant de nouveau échapper la branche de l’olivier : « Oh ! voyez-vous ce Vincent ! »
dit en rougissant Mireille.
Et cependant le jour grandissait, et le soleil que les jeunes filles avaient devancé faisait fumer les brumes du matin sur les roches nues des Alpines.
« Oh ! nous n’avons rien fait ! Quelle honte ! dit Mireille en regardant les mûriers encore touffus de feuilles. Cet enfant dit qu’il est monté pour m’aider, et tout son travail ensuite est de me faire rire.
— « Eh bien ! à qui cueillera plus vite, Mademoiselle. Nous allons le voir. » Et vite, de deux mains passionnées, ardentes à l’ouvrage, ils tordent les branches, ils descendent les grands et petits rameaux. Plus de paroles, plus de repos (brebis qui bêle perd sa dentée d’herbe) ; le mûrier qui les porte est à l’instant dépouillé tout nu !
Ils reprirent cependant bientôt haleine. (Dieu que la jeunesse est une belle chose !) En foulant ensemble la feuille dans le même sac, une fois il arriva que les jolis doigts effilés de la jeune magnanarelle se rencontrèrent par hasard emmêlés avec des doigts brûlants, les doigts de Vincent.
« Elle et lui tressaillirent ; leurs joues se colorèrent de la fleur vermeille d’amour, et tous deux à la fois, d’un feu inconnu, sentirent l’étincelle ardente s’échapper ; mais, comme celle-ci avec effroi retirait sa main de la feuille, lui par le trouble encore tout ému :
— « Qu’avez-vous ? dit-il ; une guêpe cachée vous aurait-elle piquée ? — Je ne sais, répondit-elle à voix basse et en baissant le front. Et sans plus en dire chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille ; pourtant, avec des yeux malins en dessous, ils s’épiaient à qui rirait le premier……… »
Mais lisez tout entier le passage qui suit cette rencontre involontaire des deux mains dans les feuilles. Le voilà :
XI
« Leur poitrine battait !… La feuille tomba, puis de nouveau, comme pluie ; et puis, venu l’instant où ils la mettaient au sac, la main blanche et la main brune, soit à dessein ou par bonheur, toujours venaient l’une vers l’autre, mêmement qu’au travail ils prenaient grande joie.
« “Chantez, chantez, magnanarelles, en défeuillant vos rameaux !… Vois ! vois ! tout à coup Mireille crie, Vois ! — Qu’est-ce ? ” Le doigt sur la bouche, vive comme une locustelle sur un cep, vis-à-vis de la branche où elle juche, elle indiquait du bras… “Un nid… que nous allons voir ! ”
— “Attends !…” Et, retenant son souffle haletant, tel qu’un passereau le long des tuiles, Vincent, de branche en branche, a bondi vers le nid. Au fond d’un trou qui, naturellement, entre la dure écorce, s’était formé, par l’ouverture les petits se voyaient, déjà pourvus de plumes et remuant.
« Mais Vincent, qui, à la branche tortue, vient de nouer ses jambes vigoureuses, suspendu d’une main, dans le tronc caverneux fouille de l’autre main. Un peu plus élevée, Mireille alors, la flamme aux joues : Qu’est-ce ? demande-t-elle avec prudence. “Des pimparrins ! ” De belles mésanges bleues !
Mireille éclata de rire. “Écoute, dit-elle, ne l’as-tu jamais ouï dire ? Lorsqu’on trouve à deux un nid au faîte d’un mûrier ou de tout arbre pareil, l’année ne passe pas qu’ensemble la sainte Église ne vous unisse… Proverbe, dit mon père, est toujours véridique.”
« “Oui, réplique Vincent ; mais il faut ajouter que cet espoir ne peut se fondre si, avant d’être en cage, s’échappent les petits.” — “Jésus, mon Dieu ! prends garde ! cria la jeune fille, et, sans retard, serre-les avec soin, car cela nous regarde ! ” “Ma foi ! répond ainsi le jouvenceau,
« Le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre corsage…” — “Tiens ! oui, donne ! c’est vrai !…” Le garçon aussitôt plonge sa main dans la cavité de l’arbre ; et sa main, qui retourne pleine, en tire quatre du creux. “Bon Dieu ! dit Mireille en tendant la main, oh ! Combien ?…
— « La gentille nichée ! Tiens ! tiens ! pauvres petits, un bon baiser ! ” Et, folle de plaisir, de mille doux baisers elle les dévore et les caresse. Puis avec amour doucement les coule sous son corsage qui enfle. — “Tiens ! tiens ! tends la main derechef”, cria Vincent.
— « “Oh ! les jolis petits ! Leurs têtes bleues ont de petits yeux fins comme des aiguilles ! ” Et vite encore dans la blanche et lisse prison elle cache trois mésanges ; et chaudement, dans le sein de la jeune fille, la petite couvée, qui se blottit, croit qu’on l’a remise au fond de son nid.
— « “Mais tout de bon, Vincent, y en a-t-il encore ? ” — “Oui ! sainte Vierge ! Vois ! tout à l’heure je dirai que tu as la main fée ! ” — “Eh ! bonne fille que vous êtes ! les mésanges, quand vient la Saint-Georges, elles font dix, douze œufs et même quatorze, maintes fois !… Mais tiens ! tiens ! tends la main, les derniers éclos ! Et vous, beau creux, adieu ! ” »
XII
« À peine le jeune homme se décroche, à peine celle-ci arrange les oiseaux bien délicatement dans son fichu fleuri… “
Aie ! aie ! aie ! d’une voix chatouilleuse fait soudain la pauvrette. Et, pudique, sur la poitrine elle se presse les deux mains. Aie ! aie ! aie ! je vais mourir !”« “
Ho ! pleurait-elle, ils m’égratignent ! Aie ! m’égratignent et me piquent ! Cours vite, Vincent, vite !…” C’est que, depuis un moment, vous le dirai-je ? dans la cachette grand et vif était l’émoi. Depuis un moment, dans la bande ailée avaient, les derniers éclos, mis le bouleversement.« Et, dans l’étroit vallon, la folâtre multitude, qui ne peut librement se caser, se démenant des griffes et des ailes, faisait, dans les ondulations, culbutes sans pareilles : faisait, le long des talus, mille belles roulades.
« “Aie ! aie ! viens les recevoir ! vole ! ” lui soupirait-elle. Et, comme le pampre que le vent fait frissonner, comme une génisse qui se sent piquée par les frelons, ainsi gémit, bondit et se ploie l’adolescente des Micocoules… Lui pourtant a volé vers elle… Chantez en défeuillant ;
« En défeuillant vos rameaux, chantez, magnanarelles ! Sur la branche où Mireille pleure, lui pourtant a volé. “Vous le craignez donc bien le chatouillement ? lui dit-il de sa bouche amie. Eh ! comme moi, dans les orties, si, nu pieds, maintes fois il vous fallait vaguer !
« Comment feriez-vous ? ” Et, pour déposer les oisillons qu’elle a dans son corsage, il lui offre en riant son bonnet de marin. Déjà Mireille, sous l’étoffe que la nichée rendait bouffante, envoie la main, et dans la coiffe déjà, une à une, rapporte les mésanges.
« Déjà, le front baissé, pauvrette ! et détournée un peu de côté, déjà le sourire se mêlait à ses larmes ; semblablement à la rosée qui, le matin, des liserons mouille les clochettes lourdes, et roule en perles, et s’évapore aux premières clartés…
« Et sous eux voilà que la branche tout à coup éclate et se rompt !… Au cou du vannier la jeune fille effrayée, avec un cri perçant, se précipite et enlace ses bras ; et du grand arbre qui se déchire, en une rapide virevolte, ils tombent, serrés comme deux jumeaux sur la souple ivraie…
« Frais zéphirs (vent), largue et (vent) grec, qui des bois remuez le dais, sur le jeune couple que votre murmure un petit moment mollisse et se taise ! Folles brises, respirez doucement ! Donnez le temps que l’on rêve, le temps qu’à tout le moins ils rêvent le bonheur !
« Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement, va lentement, petit ruisseau parmi tes galets sonores ; ne fais pas tant de bruit, car leurs deux âmes sont dans le même rayon de feu, parties comme une ruche qui essaime… Laissez-les se perdre dans les airs pleins d’étoiles !
« Mais elle, au bout d’un instant, se délivra du danger. Moins pâles sont les fleurs du cognassier. Puis ils s’assirent sur le talus, l’un près de l’autre se mirent, un petit moment se regardèrent, et voici comment parla le jeune homme aux paniers :
XIII
« “Vous êtes-vous point fait de mal, Mireille !… Ô honte de l’allée ! arbre du diable ! arbre funeste qu’on a planté un vendredi ! que le marasme s’empare de toi ! que l’artison te dévore, et que ton maître te prenne en horreur ! ” — Mais elle, avec un tremblement qu’elle ne peut arrêter :
« “Je ne me suis pas, dit-elle, fait de mal, nenni ! Mais, telle qu’un enfant dans ses langes qui parfois pleure et ne sait pourquoi, j’ai quelque chose, dit-elle, qui me tourmente ; cela m’ôte le voir et l’ouïr ; mon cœur en bout, mon front en rêve, et le sang de mon corps ne peut rester calme.”
« “Peut-être, dit le vannier, est-ce la peur que votre mère ne vous gronde pour avoir mis trop de temps à la feuille ? Comme moi, quand je m’en venais à l’heure indue, déchiré, barbouillé comme un Maure, pour être allé chercher des mûres.” — “Oh ! non, dit Mireille ; autre peine me tient.” »
Mireille, enfin, après un naïf interrogatoire, finit par avouer à Vincent qu’elle l’aime ! « Oh ! dit l’humble enfant du vannier, ne vous jouez pas ainsi de moi, Mademoiselle ! Vous la reine des Micocoules ! moi le fils vagabond du vannier ! »
L’aveu n’est pas moins involontaire et pas moins franc sur les deux bouches.
« Eh bien ! je le dirai une fois aussi, Mireille, je t’aime !
« Je t’aime tellement que si tu disais : Je veux une étoile, il n’est ni traversée de mers, ni forêts, ni torrents en fureur, ni bourreau, ni feu, ni fer qui m’arrêtent. Au sommet des pics des montagnes, là où la terre touche le ciel, j’irais la cueillir, et dimanche tu l’aurais pendue à ton cou.
« Mais, ô la plus belle de toutes ! plus j’y pense, plus, hélas ! je sens que je me fais illusion. J’ai vu une fois un figuier dans mon chemin, cramponné à la roche nue, contre la grotte de Vaucluse, si maigre, hélas ! qu’à peine aux lézards gris il donnait autant d’ombre qu’une touffe de jasmin. Jusqu’à ses racines une seule fois par an vient clapoter l’onde d’une source voisine, et l’arbuste avide se penche pour boire autant qu’il peut au flot abondant qui monte à ses pieds pour le désaltérer. Cela lui suffit toute une année pour vivre. Cela s’applique à moi, ô Mireille ! aussi juste que la pierre à la bague !
« Car je suis le figuier, Mireille, toi la fontaine !… »
L’entretien s’attendrit entre les deux enfants ; au moment où il va s’exalter jusqu’au délire, on entend la voix grondeuse d’une vieille femme. « Les vers à soie, à midi, n’auront
donc point de feuilles à manger ? »
dit-elle.
« Au sommet touffu d’un pin tout retentissant d’un joyeux tumulte d’oiseaux, une volée de passereaux qui s’abat remplit quelquefois l’air d’un gai ramage à l’heure où fraîchit le soir ; mais si tout à coup d’un glaneur qui les guette la pierre lancée tombe sur la cime de l’arbre, de toute part, effarouchés dans leurs ébats, la volée s’enfuit dans le bois. »
Ainsi, troublé dans son bonheur, le couple innocent s’enfuit dans la lande, elle vers la maison, son faisceau de feuilles sur la tête, lui immobile, la regardant de loin courir dans le blé.
Et ainsi finit ce second chant, une des plus suaves idylles à laquelle on ne peut rien comparer que les gémissements les plus chastes du Cantique des Cantiques. Il y respire une pureté d’images, une verve de bonheur, une jeunesse de cœur et de génie qui ne peuvent avoir été écrites que par un poète de vingt ans. La terre y tourne sous les pas, le cœur y bondit dans la poitrine comme dans une ronde de villageois sous les mûriers de la Crau ou sous les châtaigniers de Sicile. Ô poésie d’un vrai poète ! tu es le rajeunissement éternel des imaginations, la Jouvence du cœur.
XIV
Le troisième chant s’ouvre par une description à la fois biblique, homérique et virgilienne d’une assemblée de matrones arlésiennes dans une magnanerie, occupées, tout en jasant, à faire monter les vers à soie réveillés sur les brindilles de mûriers pour y filer leurs berceaux transparents.
Mireille va et vient dans la foule, semblable à la jeune âme de la maison et de la saison. Elle rougit de quelques propos de jeunes filles, ses compagnes, qui parlent de leurs fiancés sans se douter qu’elle a choisi le sien ; elle va cacher sa rougeur subite à la cave sous prétexte d’aller chercher la flasque de vin des Micocoules. Les jeunes filles, animées par la goutte de vin, jasent comme des colombes roucoulent ; une, entre autres, en supposant par badinage qu’elle a épousé un fils de roi de la contrée, fait, en contemplant son pays du haut de sa tour, une géographie splendide de la belle Provence. Écoutez :
« Je verrais, disait-elle, mon gai royaume de Provence, tel qu’un clos d’orangers, devant moi s’épanouir, avec sa mer bleue mollement étendue sous ses collines et ses plaines, et les grandes barques pavoisées cinglant à pleine voile au pied du château d’If.
« Et le mont Ventoux que laboure la foudre, le Ventoux, qui, vénérable, élève sur les montagnes blotties au-dessous de lui sa blanche tête jusqu’aux astres, tel qu’un grand et vieux chef de pasteurs qui, entre les hêtres et les pins sauvages, accoté de son bâton, contemple son troupeau.
« Et le Rhône, où tant de cités, pour boire, viennent à la file, en riant et chantant, plonger leurs lèvres tout le long ; le Rhône, si fier dans ses bords, et qui, dès qu’il arrive à Avignon, consent pourtant à s’infléchir pour venir saluer Notre-Dame des Doms.
« Et la Durance, cette chèvre ardente à la course, farouche, vorace, qui ronge en passant et cades et argousiers ; la Durance, cette fille sémillante qui vient du puits avec sa cruche, et qui répand son onde en jouant avec les gars qu’elle trouve par la route, etc. »
XV
L’une des compagnes de Mireille découvre que la jeune fille des Micocoules a causé en secret avec Vincent, l’enfant aux pieds nus ; on raille Mireille. Une matrone prend sa défense et raconte, pour les faire taire, aux médisantes une légende provençale qui fait rentrer la raillerie dans leurs bouches. Lisez cela.
« Il était un vieux pâtre, dit-elle ; il avait passé toute sa vie seul et sauvage dans l’âpre Lubéron, gardant son troupeau. Enfin, sentant son corps de fer ployer vers le cimetière, il voulut, comme c’était son devoir, se confesser à l’ermite de Saint-Eucher. »
Il avait tout oublié dans son isolement, depuis ses premières Pâques jusqu’à ses prières. De sa cabane il monta donc à l’ermitage, et, devant l’ermite, il s’agenouilla, courbant le front à terre.
« “De quoi vous accusez-vous, mon frère ? ” dit le chapelain. “Hélas ! répondit le vieillard, voici ce dont je m’accuse : Une fois, dans mon troupeau, une bergeronnette, qui est un oiseau ami des bergers, voletait… Par malheur je tuai avec un caillou la pauvre hoche-queue ! ”
« “S’il ne le fait à dessein cet homme doit être idiot”, pensa l’ermite… Et aussitôt, brisant la confession : “Allez suspendre à cette perche, lui dit-il en étudiant son visage, votre manteau ; car je vais maintenant, mon frère, vous donner la sainte absolution.”
« La perche que le prêtre, afin de l’éprouver, lui montrait, était un rayon de soleil qui tombait obliquement dans la chapelle. De son manteau le bon vieux pâtre se décharge, et, crédule, en l’air le jette… Et le manteau resta suspendu au rayon éclatant. »
— « “Homme de Dieu ! ” s’écria l’ermite… Et aussitôt de se précipiter aux genoux du saint pâtre, en pleurant à chaudes larmes. “Moi ! se peut-il que je vous absolve ? Ah ! que l’eau pleuve de mes yeux ! et sur moi que votre main s’étende, car c’est vous qui êtes un grand saint, et moi le pécheur.”
« Et cela vous fait voir, jeune langue, qu’il ne faut jamais se moquer de l’habit. Comme un grain de raisin (je l’ai vu), notre jeune maîtresse est devenue vermeille dès que le nom de
Vincent a été prononcé. Voyons, belle enfant, là est quelque mystère. » — « Je veux, dit Mireille, me cacher en un couvent de nonnes à la fleur de mes ans plutôt que de me laisser unir à un époux. »
On rit, on se moque de son serment. Cela amène la belle Nore à chanter la ballade provençale de Magali.
Et telles, comme, quand une cigale grince dans un sillon son chant d’été, toutes les autres cigales en chœur reprennent son même chant, telles les jeunes filles en chœur répétaient toutes ensemble le refrain de la ballade de Nore.
Voici la ballade :
XVI
« Ô Magali, ma tant aimée, mets la tête à la fenêtre ; écoute un peu cette sérénade de violon et de tambourin ! Le ciel est là-haut, plein d’étoiles ; le vent tombe, mais les étoiles en te voyant pâliront. »
— « Pas plus que du murmure des branches de ton aubade je me soucie. Mais je m’en vais dans la mer blonde me faire anguille de rocher. »
« Ô Magali, si tu te fais le poisson de l’onde, moi, pêcheur je me ferai ; je te pêcherai. »
— « Oh ! mais si tu te fais pêcheur, quand tu jetteras tes filets je me ferai l’oiseau qui vole, je m’envolerai dans les landes. »
« Ô Magali, si tu te fais l’oiseau de l’air, je me ferai, moi, le chasseur ; je te chasserai. »
— « Aux perdreaux, aux becs-fins, si tu viens tendre tes lacets, je me ferai, moi, l’herbe fleurie, et me cacherai dans les prés vastes. »
« Ô Magali, si tu te fais la marguerite, je me ferai, moi, l’eau limpide ; je t’arroserai. »
— « Si tu te fais l’onde limpide, je me ferai, moi, le grand nuage, et promptement m’en irai ainsi en Amérique, là-bas, bien loin ! »
« Ô Magali, si tu t’en vas aux lointaines Indes, je me ferai, moi, le vent de mer ; je te porterai. »
— « Si tu te fais le vent marin, je fuirai d’un autre côté ; je me ferai l’ardeur du grand soleil qui fond la glace. »
« Ô Magali, si tu te fais l’ardeur du soleil, je me ferai, moi, le vert lézard, et te boirai. »
— « Si tu te fais la salamandre qui se cache sous le hallier, je serai, moi, la lune pleine, qui éclaire les sorciers la nuit. »
— « Ô Magali, si tu te fais lune sereine, je me ferai, moi, belle brume ; je t’envelopperai. »
— « Mais si la belle brume m’enveloppe, pour cela tu ne me tiendras pas ; moi, belle rose virginale, je m’épanouirai dans le buisson. »
« Ô Magali, si tu le fais la rose belle, je me ferai, moi, le papillon ; je m’enivrerai de toi. »
— « Va, poursuivant, cours, cours ! jamais, jamais tu ne m’atteindras. Moi, de l’écorce d’un grand chêne je me vêtirai dans la forêt sombre. »
« Ô Magali, si tu te fais l’arbre des mornes, je me ferai, moi, la touffe de lierre ; je t’embrasserai. »
— « Si tu veux me prendre à bras le corps, tu ne saisiras qu’un vieux chêne… je me ferai blanche nonnette du monastère du grand saint Blaise. »
« Ô Magali, si tu te fais nonnette blanche, moi, prêtre, je te confesserai et je t’entendrai. »
« Là les femmes tressaillirent, les cocons roux tombèrent des mains, et elles criaient à Nore : Oh ! dis ensuite ce que fit, étant nonnain, Magali, qui déjà, pauvrette, s’est faite chêne et fleur aussi, lune, soleil et nuage, herbe, oiseau et poisson. »
« De la chanson, reprit Nore, je vais vous chanter ce qui reste. Nous en étions, s’il m’en souvient, à l’endroit où elle dit que dans le cloître elle va se jeter, et où l’ardent chasseur répond qu’il y entrera comme confesseur… Mais de nouveau voyez l’obstacle qu’elle oppose. »
— « Si du couvent tu passes les portes, tu trouveras toutes les nonnes autour de moi errantes, car en suaire tu me verras. »
« Ô Magali, si tu te fais la pauvre morte, adoncques je me ferai la terre ; là je t’aurai. »
— « Maintenant je ◀commence▶ enfin à croire que tu ne me parles pas en riant. Voilà mon annelet de verre pour souvenir, beau jouvenceau. »
« Ô Magali, tu me fais du bien !… Mais, dès qu’elles t’ont vue, ô Magali, vois les étoiles, comme elles ont pâli ! »
XVII
« Nore se tait ; nul ne disait mot. Tellement bien Nore chantait que les autres, en même temps, d’un penchement de front l’accompagnaient, sympathiques, comme les touffes de souchet qui, pendantes et dociles, se laissent aller ensemble au courant d’une fontaine. »
Et vous, lecteur, que dites-vous de ce chant de Nore ? Y a-t-il dans les ballades de Schiller ou de Goethe une parabole d’amour comparable par sa candeur et sa gaieté tendre à cette parabole villageoise du berger et du poète de Maillane ? Cette ballade finit le troisième chant ; elle vous laisse dans le cœur et dans l’oreille un écho de musette prolongé à travers les myrtes de la Calabre. Et vous êtes tout surpris, avec le sourire sur les lèvres, de trouver une larme sur votre main. Chantons-nous ainsi dans nos villes ?
XVIII
Les demandes de la main de Mireille à son père par ses prétendants remplissent le quatrième chant. C’est la situation de Pénélope transportée du palais au village, c’est Ithaque au mas des Micocoules. Mais, si la situation est analogue, les détails sont tous originaux ; la nature forme des ressemblances, jamais de copies.
« Quand vient la saison, dit le poète, où les violettes éclosent par touffes dans les vertes pelouses, les couples amoureux ne manquent pas pour aller les cueillir à l’ombre ; quand vient le temps où la mer agitée apaise sa fière poitrine et respire lentement de toutes ses mamelles, les prames et les barques ne manquent pas pour aller sur l’aile des rames s’éparpiller sur la mer tranquille ; quand vient le temps où l’essaim des jeunes vierges fleurit parmi les femmes, les poursuivants ne manquent ni dans la Crau, ni dans les manoirs des châtelains, ni au mas des Micocoules. Il en vint trois : un gardien de cavales, un pasteur de génisses, un berger de brebis, tous les trois jeunes et beaux. »
Le cortège d’ânes, de boucs, de béliers, de chèvres, de chevrettes et de petits chevreaux, descendant des montagnes du Dauphiné dans la Crau aux sons des clochettes appendues au cou des béliers conducteurs et suivi du pâtre enveloppé de son lourd manteau, est une de ces scènes calquées sur les flancs des montagnes, aux rayons d’un soleil d’automne. Le pasteur, environné de ses chiens blancs et énormes, passe avec orgueil cette revue de ses richesses au défilé des monts dans la plaine.
Alari, ce riche possesseur des troupeaux ambulants, aborde Mireille sur le seuil du mas, sous prétexte de lui demander le chemin, mais, en réalité, pour sonder son cœur. Il lui fait présent d’une coupe taillée dans le buis, ciselée de ses mains pendant les longs loisirs solitaires du pâturage. Le bouclier d’Achille, dans l’Iliade, n’est pas mieux décrit que cette coupe avec ses bas-reliefs sculptés au couteau. Mireille admire, raille, refuse, et s’enfuit.
XIX
Un gardien des cavales de la Crau, présomptueux et superbe, est refusé de même. Pourtant les mille cavales sauvages qu’il possède sont peintes par le poète avec des couleurs de Salvator Rosa. « Elles flairent le vent et se souviennent, après dix ans d’esclavage, de l’exhalation salée et enivrante de la mer,
échappées sans doute de l’attelage de Neptune, leur premier ancêtre, semblent encore teintes d’écume, et, quand la mer souffle et s’assombrit, quand les vaisseaux rompent leurs câbles, les étalons de la Camargue hennissent de joie ; ils font claquer, comme une mèche de fouet, leur longue queue traînante ; ils creusent le sol avec leur sabot, ils sentent pénétrer dans leur chair le trident du dieu terrible qui fait bondir les flots. »
Le maître de ces escadrons de cavales demande Mireille à son père. Raymond l’agrée, fait venir Mireille ; mais Mireille demande du temps, pleure et se sauve. « Père, dit le cavalier, il suffit ; je retire ma demande, car un gardien des cavales de la Camargue connaît la piqûre du cousin ! » « Il a deviné que le cœur de l’enfant n’est plus à elle. Triste et résigné, il reprend au repas le sentier pierreux du désert. »
XX
Un troisième, féroce gardeur de taureaux et de vaches, arrive avec la confiance de sa richesse et la dureté de son métier.
« Combien de fois, dit le poète, n’avait-il pas, dans les ferrades (jour de l’année où l’on marque les animaux sauvages dans la Camargue), combien de fois n’avait-il pas renversé à terre ses taureaux par leurs cornes ? Combien de fois, rude sevreur des veaux, ne les avait-il pas sevrés, et sur le dos de la mère irritée rompu des brassées de gourdins, jusqu’à ce qu’elle fuie la grêle des coups, hurlante et retournant la tête vers son nourrisson entre les jeunes pins ? »
Où avez-vous vu dans les épopées pastorales, depuis les tentes de Jacob, de pareilles images ?
Un magnifique combat de taureaux dans la plaine d’Arles diversifie le poème. Le toucheur de bœufs triomphe, mais, jeté en l’air par les cornes de l’animal, il reste marqué d’une cicatrice au front. Les couronnes qu’il a reçues des filles d’Arles lui donnent la certitude d’honorer Mireille en la demandant pour épouse.
Monté sur la jument blanche, il vient, plein de confiance, au mas des Micocoules ; il rencontre Mireille lavant, comme Nausicaa, à la
fontaine. « Dieu ! qu’elle était belle, trempant dans l’argent de l’écoulement de la source ses pieds au gué ! »
Le dialogue entre le fier toucheur de bœufs et la jeune laveuse est à lui seul une idylle accomplie ; combien nous regrettons de ne pas le reproduire en entier ! Enfin l’amoureux propose à Mireille de le suivre au pays de la Camargue, où l’on entend la mer à travers les rameaux sonores des pins. « Ils sont trop loin, vos pins, répond-elle. — Prêtres et filles, réplique le bouvier, ne peuvent savoir jamais la patrie où ils iront manger leur pain un jour. »
Il me suffit de le manger avec celui que j’aime. Je ne demande rien de plus pour me sevrer de mon nid. — Belle, alors, dit le bouvier, donnez-moi votre amour !
« Je vous le donnerai, jeune homme, réplique Mireille ; mais, avant, ces orties porteront des grappes de raisins vermeils, votre bâton à trident de fer fleurira, ces collines de rocher s’amolliront comme de la cire, et l’on ira par mer au village des Beaux sur la roche au milieu des terres ! »
XXI
Humilié et irrité de ce refus, le bouvier remonte sur sa jument blanche et s’éloigne en ruminant sa vengeance.
Il rencontre malheureusement le pauvre fils du vannier, Vincent. « Droit comme un roseau de la Durance, Vincent cheminait seul vers le mas des Micocoules ; son visage éblouissait de bonheur, de paix et d’amour, en rêvant aux douces paroles que Mireille lui avait dites un matin parmi les mûriers. La brise molle de la mer lointaine s’engouffrait dans sa chemise enflée sur sa poitrine ; il marchait dans les galets pieds nus, léger et gai comme un lézard. »
Il venait aussi de temps en temps aux Micocoules, faisait, en imitant le chant d’un oiseau, le signal de son arrivée à son amante. Le récit de leurs douces entrevues et de leurs chastes entretiens à travers le buisson, au clair de la lune, dépasse en naïveté et en fraîcheur tout ce que vous avez lu de Daphnis et de Chloé auprès de la fontaine. Longus est licencieux, Mistral est virginal dans son amour. Du paganisme au christianisme se mesure la distance entre les deux poèmes.
XXII
Le toucheur de bœufs soupçonne Vincent d’être la cause cachée de l’affront de Mireille ; il insulte grossièrement le beau vannier. Le combat remplit le cinquième chant. Vincent est laissé inanimé sur le sol. La vengeance divine, sous la forme d’une croyance populaire du pays, s’attache au meurtrier : il se noie dans le Rhône en traversant le fleuve avec son cheval pour repasser dans la Camargue. Les ballades allemandes n’ont rien de plus fantastique et de plus lugubre que ce passage du Rhône pendant une nuit d’orage. Ce sont des stances de Lenora. Ce poète du Midi a, quand il veut, les cordes surnaturelles et frissonnantes du Nord.
Au sixième chant, Vincent inanimé est rencontré par trois garçons de ferme, qui le portent au mas des Micocoules.
« Oh ! quel spectacle ! Abandonné dans le désert des champs avec les étoiles pour compagnes, là le pauvre adolescent avait passé la nuit, et l’aube humide et claire, en frappant sur ses paupières, lui avait rouvert les yeux et ranimé la vie dans ses veines froides. »
Ici le poète, pour peindre le déchirement de cœur de Mireille à l’aspect de son amoureux baigné de sang, invoque toute la pléiade fraternelle des Provençaux vivants, « Roumanille le premier, Aubanel, Anselme, et toi, Tavan, qui confonds ton humble chanson avec celle des grillons bruns qui examinent ton hoyau quand il fend la glèbe ; et toi aussi, Adolphe Dumas, qui trempes ta noble lyre dans l’écume de notre Durance débordée ! »
Les chants d’Herminie et de Clorinde, dans la Jérusalem délivrée, n’ont pas de scènes plus pathétiques que ce retour du pauvre vannier entre les bras de sa fiancée en larmes. Par respect pour le père de Mireille et pour la réputation de la jeune fille, Vincent ne veut pas avouer la cause de sa blessure ; il l’attribue à un coup de son outil à lame acérée, qui, en coupant un fagot d’osier, est venue percer la poitrine. Mireille elle-même ne soupçonne pas le pieux mensonge.
Ici la scène amoureuse devient une scène des traditions superstitieuses du peuple de Provence. On porte l’infortuné vannier à la grotte des Fées, dans le vallon d’enfer, pour qu’il soit guéri par les sorcières. Les poètes du pays s’extasient, selon nous, outre mesure sur ces légendes superstitieuses de Provence et sur les sorcelleries de la grotte des Fées. Quant à nous, nous déchirerions ce chant tout entier sans rien regretter dans le poème. Les vers sont beaux et pittoresques, mais toutes ces fantasmagories sont refroidissantes pour le sentiment, fussent-elles dans Shakespeare ou dans Goethe : les fantômes n’ont pas de cœur. Mistral gagnerait à les supprimer. Il n’y a pas de sortilège qui vaille une touchante réalité.
XXIII
Au septième chant Vincent est guéri : il travaille tout pensif à côté de son vieux père, sur la porte de leur cabane, au bord du Rhône. Il avouait son amour timide au vieillard, qui refusait de croire à tant d’audace :
« Pendant que le vent de mer, courbeur puissant des peupliers, hurlait sur leurs têtes au-dessus de la voix du jeune homme ;
« Le Rhône, irrité par le vent, faisait, comme un troupeau de vaches, courir ses vagues troublées à la mer ; mais ici, entre les cépées d’osier qui faisaient abri et ombrage, une mare d’eau azurée, loin des ondes, mollement venait s’alentir.
« Des bièvres, le long de la grève, rongeaient de la saulaie l’écorce amère ; là-bas, à travers le cristal du calme continuel, vous apercevez les brunes loutres, errantes dans les profondeurs bleues, à la pêche des beaux poissons argentés.
« Au long balancement du vent berceur, le long de cette rive, les pendulines avaient suspendu leurs nids, et leurs petits nids blancs, tissus comme une molle robe, avec l’ouate qu’aux peupliers blancs l’oiseau, lorsqu’ils sont en fleur, dérobe, s’agitaient aux rameaux d’aune et aux roseaux.
« Rousse comme une tortillade, une alerte jeune fille d’un large filet étendait les plis, trempés d’eau, sur un figuier. Les animaux de la rivière et les pendulines des oseraies n’avaient pas plus peur d’elle que des joncs tremblants.
« C’était Vincenette, sœur de Vincent, qui, cette jeune fille, revenait du pays d’Arles à la hutte de son père.
« Pauvrette ! c’était la fille de maître Ambroise, Vincenette. Ses oreilles, personne encore ne les lui avait percées ; elle avait des yeux bleus comme des prunes de buisson et le sein à peine enflé ; épineuse fleur de câpre que le Rhône amoureux aimait à éclabousser.
« Avec sa barbe blanche et rude qui lui tombait jusqu’aux hanches, maître Ambroise à son fils répondit : “Écervelé, assurément tu dois l’être, car tu n’es plus maître de ta bouche ! ” — Pour que l’âne se délicote, père, il faut que le pré soit rudement beau !
« Mais à quoi bon tant de paroles ? Vous savez comme elle est ! Si elle était à Arles, les filles de son âge se cacheraient en pleurant, car après elle on a brisé le moule !… Que répondrez-vous à votre fils quand vous saurez qu’elle m’a dit : Je te veux ! ”
— « Richesse et pauvreté, insensé, te répondront. »
Le père, supplié d’aller demander Mireille à sa famille, combat cette pensée comme un ridicule orgueil. « Les cinq doigts de la main, dit-il, mon enfant, ne sont pas tous égaux. Le maître t’a fait lézard gris ; tiens-toi à ta place dans ta crevasse nue, bois ton rayon de soleil et rends grâce ! »
XXIV
Rien n’y fait. Vincent insiste tellement que le père part pour aller sonder le cœur du père de Mireille. Il arrive un beau soir de moisson au domaine des Micocoules. Il y a ici un demi-chant descriptif de la moisson, cette bénédiction de l’homme des champs, cette fructification de la terre par la charrue, qu’il faudrait copier en lettres d’or comme un catéchisme des chaumières. Nous renonçons à l’abréger ; chaque trait contribue au tableau ; c’est un tissu d’images dont on ne peut arracher un brin sans dégrader l’œuvre.
« Et les six mules, belles et luisantes, suivaient, sans détourner ni s’arrêter, le sillon ; elles semblaient, en tirant, comprendre elles-mêmes pourquoi il faut labourer la terre sans marcher trop lentement et sans courir, vers le sol baissant le museau, patientes, attentives à l’ouvrage, et le cou tendu comme un arc ! »
Ce demi-chant est rempli de stances semblables sur tous les phénomènes de la culture, de la lune, des saisons ; ce sont les Géorgiques de la France méridionale, mais les Géorgiques animées par la joie de l’amour et de la récolte, les Géorgiques passionnées au lieu des Géorgiques purement descriptives du Virgile de Mantoue. Ô Delille, ô Saint-Lambert, ô Roucher ! qu’êtes-vous devant les stances de ce septième chant de Mireille ?
Raymond refuse sa fille au vannier, à table, dans une scène de caractère digne de la plus haute comédie ; scène où le pathétique se mêle au comique, dans un entretien qu’avouerait Molière. L’insolence de l’aristocratie descend du palais à la chaumière, comme une passion inhérente au cœur humain, dont la forme change, mais dont le fond est immuable. Nul homme ne veut descendre, et tout homme veut monter : c’est la nature ; les institutions n’y font rien ; l’Américain, qui ne reconnaît pas la noblesse du sang, adore la vile noblesse de l’or et s’insurge contre l’égalité de la couleur ; sa philosophie ne s’étend pas du blanc au noir. Le riche laboureur, dans Mireille, ne descend pas jusqu’au pauvre raccommodeur de corbeilles ; le père de Vincent est rudement congédié.
Mireille, qui entend tout, dit à son père : « Vous me tuerez donc, car c’est moi qui l’aime ! — Eh bien ! vas-y, répond l’impitoyable père à sa fille ; vas-y, avec ton mendiant, courir les champs. Tu t’appartiens, pars ! Bohémienne errante ; sur trois cailloux, avec la Chienne (nom d’une bohémienne de la contrée), va cuire ta gamelle sous la voûte d’un pont ! Souviens-toi de ma parole : tu ne le verras plus, ton vilain amoureux. »
Le vannier se revenge à ces insultes en termes d’une dignité modeste, mais virile ; il rappelle ses campagnes en mer et sa probité intacte. Le laboureur lui répond qu’il a servi
aussi sa patrie dans les camps, et qu’il a conquis après sa richesse à force de travail au soleil et à la pluie ; car la terre est telle, dit-il, qu’un arbre d’avelines (le noisetier) : « À qui ne la frappe pas à grands coups elle ne donne rien ! Dans ma richesse on compterait les gouttes de sueur qui ont coulé de mes membres ! Garde ton chien, je garde mon cygne ! »
À ces mots le vannier reprit son sac et son bâton derrière la porte. Irus, dans Homère, n’est pas un mendiant plus noble ni plus touchant qu’Ambroise. Le cœur de Mireille rugit dans son sein.
XXV
« Qui tiendra la forte lionne quand, de retour à son antre, elle n’y retrouve plus son lionceau ? Soudain, hurlante, légère et efflanquée, elle court sur les montagnes d’Afrique ; elle court pendant qu’un chasseur maure lui emporte son petit à travers les broussailles épineuses. »
« Qui vous tiendra, filles amoureuses ? Dans sa chambrette sombre, où la lune qui brille allonge sur le plancher son rayon, Mireille est dans son lit, couchée, qui pleure toute la nuitée avec son front dans ses mains jointes. Notre Dame d’amour, dites-moi ce que je dois faire !
« Ô sort cruel, qui m’accables d’ennuis ! Ô père dur, qui me foules aux pieds, si tu voyais de mon cœur le déchirement et le trouble, tu aurais pitié de ton enfant ! Moi, que tu nommes ta mignonne, tu me courbes aujourd’hui sous le joug comme si j’étais un poulain qu’on peut dresser au labour !
« Ah ! que la mer ne déborde-t-elle, et dans la Crau que ne lâche-t-elle ses vagues ! Joyeuse je verrais s’engloutir ce bien au soleil, seule cause de mes larmes ! Ou pourquoi, d’une pauvre femme, pourquoi ne suis-je pas née moi-même, dans quelque trou de serpent !… Alors, alors, peut-être…
« Si un pauvre garçon me plaisait, si Vincent demandait (ma main), vite, vite on me marierait !… Ô mon beau Vincent ! pourvu qu’avec toi je pusse vivre et t’embrasser comme fait le lierre, dans les ornières j’irais boire. Le manger de ma faim serait tes doux baisers !
« Et pendant qu’ainsi dans sa couchette la belle enfant se désole, le sein brûlant de fièvre et frémissant d’amour, des premiers temps de ses amours pendant qu’elle repasse les charmantes heures et les moments si clairs, lui revient tout à coup un conseil de Vincent.
« Oui, s’écrie-t-elle, un jour que tu vins au mas, c’est bien toi qui me dis : “Si jamais un chien enragé, un lézard, un loup ou un serpent énorme, ou toute autre bête errante, vous fait sentir sa dent aiguë, si le malheur vous abat, courez, courez aux Saintes ; vous aurez tôt du soulagement.”
« Aujourd’hui le malheur m’abat ; partons ! Nous en reviendrons contente. »
Cela dit, elle saute, légère, de son petit drap blanc ; elle ouvre, avec la clef luisante, la garde-robe qui recouvre son trousseau, meuble superbe de noyer, tout fleuri sous le ciselet.
« Ses petits trésors de jeune fille étaient là : sa couronne, de la première fois qu’elle fit son bon jour (sa communion) ; un brin de lavande flétrie, un petit cierge usé, presque en entier, et bénit pour dissiper les foudres dans le sombre éloignement.
« Elle, avec un lacet blanc, d’abord se noue autour des hanches un rouge cotillon, qu’elle-même a piqué d’une fine broderie carrelée, petit chef-d’œuvre de couture ; sur celui-là, d’un autre bien plus beau lestement elle s’attife encore.
« Puis dans une casaque noire elle presse légèrement sa petite taille, qu’une épingle d’or suffit à resserrer ; par tresses longues et brunes ses cheveux pendent et revêtent comme d’un manteau ses deux épaules blanches ; mais elle en saisit les boucles éparses,
« Vite les rassemble et les retrousse à pleine main, les enveloppe d’une dentelle fine et transparente ; et, une fois les belles touffes ainsi étreintes, trois fois gracieusement elle les ceint d’un ruban à teinte bleue, diadème arlésien de son front jeune et frais.
« Elle attacha son tablier ; sur le sein, de son fichu de mousseline elle se croise à petits plis le virginal tissu. Mais son chapeau de Provençale, son petit chapeau à grandes ailes pour défendre des mortelles chaleurs, elle oublia, par malheur, de s’en couvrir la tête…
« Cela fini, l’ardente fille prend à la main sa chaussure ; par l’escalier de bois, sans faire de bruit, descend en cachette, enlève la barre pesante de la porte, se recommande aux bonnes Saintes, et part, comme le vent, dans la nuit qui transit le cœur.
« C’était l’heure où les constellations aux nautoniers font beau signe. De l’Aigle de saint Jean, qui vient de se jucher aux pieds de son évangéliste, sur les trois astres où il réside, on voyait clignoter le regard. Le temps était serein et calme et resplendissant d’étoiles.
« Et dans les plaines étoilées, précipitant ses roues ailées, le grand Char des âmes, dans les profondeurs célestes du Paradis prenait la montée brillante, avec sa charge bienheureuse ; et les montagnes sombres regardaient passer le Char volant.
« Mireille allait devant elle, comme jadis Maguelonne, celle qui chercha si longtemps, éplorée, dans les bois, son ami Pierre de Provence, qui, emporté par la fureur des flots, l’avait laissée abandonnée.
« Cependant, aux limites du terroir cultivé, et dans le parc où se rassemblent les brebis, les pâtres de son père allaient traire déjà, et les uns, avec la main, tenant les brebis par le museau, immobiles devant les abris-vent, faisaient téter les agneaux bruns. Et sans cesse on entendait quelque brebis bêlant…
« D’autres chassaient les mères qui n’ont plus d’agneau vers le trayeur. Dans l’obscurité, assis sur une pierre, et muet comme la nuit, des mamelles gonflées celui-ci exprimait le bon lait chaud ; le lait, jaillissant à longs traits, s’élevait dans les bords écumeux de la seille, à vue d’œil.
« Les chiens étaient couchés, tranquilles ; les beaux et grands chiens, blancs comme des lis, gisaient le long de l’enclos, le museau allongé dans les thyms. Silence tout à l’entour, et sommeil, et repos dans la lande embaumée ; le temps était serein et calme et resplendissant d’étoiles.
« Et, comme un éclair, à ras des claies Mireille passe ; pâtres et brebis, comme lorsque leur courbe la tête un soudain tourbillon, s’agglomèrent. Mais la jeune fille : “Avec moi aux Saintes-Maries nul ne veut venir d’entre les bergers ? ” Et devant eux elle fila comme un esprit.
« Les chiens du mas la reconnurent, et du repos ne bougèrent. Mais elle, des chênes nains frôlant les têtes, est déjà loin, et sur les touffes des panicauts, des camphrées, ce perdreau de fille vole, vole ! Ses pieds ne touchent pas le sol ! »
XXVI
Tout le commencement de ce chant est de l’Arioste dans ses plus beaux moments, tout le reste est du Tasse ; la fuite d’Herminie dans la nuit n’est pas si furtive et si accentuée de beaux détails.
Ô jeune homme de Maillane, tu seras l’Arioste et le Tasse quand tu voudras, comme tu as été homérique et virgilien quand tu l’as voulu, sans y penser !
XXVII
Mais n’allons pas plus avant ; nous enlèverions aux lecteurs futurs de ce poète des chaumières l’intérêt qui s’attache à tout dénouement. Laissons-leur la curiosité, ce viatique des longues routes dans la lecture comme dans le drame. Ce dénouement est triste comme deux lis couchés dans la même vase après un débordement du Rhône dans les jardins de la Crau.
En ceci le poète nous semble manquer de cette habileté manuelle de composition qui a manqué à Virgile dans l’Énéide, et qui n’a manqué jamais ni au Tasse ni à l’Arioste. Mais, si la composition pouvait être plus riche de combinaisons dramatiques, la poésie ne pouvait pas être plus neuve, plus pathétique, plus colorée, plus saisissante de détails. Cela est écrit dans le cœur avec des larmes, comme dans l’oreille avec des sons, comme dans les yeux avec des images. À chaque stance le souffle s’arrête dans la poitrine et l’esprit se repose par un point d’admiration ! l’écho de ces stances est un perpétuel applaudissement de l’âme et de l’imagination qui vous suit de la première jusqu’à la dernière stance, comme, en marchant dans la grotte sonore de Vaucluse, chaque pas est renvoyé par un écho, chaque goutte d’eau qui tombe est une mélodie.
Ah ! nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poètes de toutes les langues et de tous les siècles. Bien des génies littéraires morts ou vivants ont évoqué dans leurs œuvres leur âme ou leur imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres ; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes solitaires de l’imagination. Parmi ces grands esprits, morts ou vivants, il y en a dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel, aussi profond que l’abîme du cœur humain, aussi étendu que la pensée humaine ; mais, nous l’avouons hautement, à l’exception d’Homère, nous n’en avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf, plus émané de la pure nature, que le poète villageois de Maillane.
Nous ne sommes pas fanatique cependant de la soi-disant démocratie dans l’art ; nous ne croyons à la nature que quand elle est cultivée par l’éducation ; nous n’avons jamais goûté avec un faux enthousiasme ces médiocrités rimées sur lesquelles des artisans dépaysés dans les lettres tentent trop souvent, sans génie ou sans outils, de faire extasier leur siècle ; excepté Jasmin, un grand épique, mais qui a trop bu l’eau de la Garonne au lieu de l’eau du Mélès ; excepté Reboul, de Nîmes, qui est né classique et qui semble avoir été baptisé dans l’eau du Jourdain, le fleuve des prophètes, au lieu du Rhône, le fleuve des trouvères, nous n’avons vu, en général, que des avortements dans cette poésie des ateliers. Que chantent-ils, ceux qui ne voient la nature que dans la guinguette ? Il pourrait en sortir des Béranger ; mais des Homère et des Théocrite, non ! Ces génies ne poussent qu’en plein air, ou en plein champ, ou en pleine mer. Vénus était fille de l’onde. La grande poésie est de même race que la grande beauté : elle sort de la mer.
XXVIII
Or pourquoi aucune des œuvres achevées cependant de nos poètes européens actuels (y compris, bien entendu, mes faibles essais), pourquoi ces œuvres du travail et de la méditation n’ont-elles pas pour moi autant de charme que cette œuvre spontanée d’un jeune laboureur de Provence ? Pourquoi chez nous (et je comprends dans ce mot nous les plus grands poètes métaphysiques français, anglais ou allemands du siècle, Byron, Goethe, Klopstock, Schiller, et leurs émules), pourquoi, dans les œuvres de ces grands écrivains consommés, la sève est-elle moins limpide, le style moins naïf, les images moins primitives, les couleurs moins printanières, les clartés moins sereines, les impressions enfin qu’on reçoit à la lecture de leurs œuvres méditées moins inattendues, moins fraîches, moins originales, moins personnelles, que les impressions qui jaillissent des pages incultes de ces poètes des veillées de la Provence ? Ah ! c’est que nous sommes l’art et qu’ils sont la nature ; c’est que nous sommes métaphysiciens et qu’ils sont sensitifs ; c’est que notre poésie est retournée en dedans et que la leur est déployée en dehors ; c’est que nous nous contemplons nous-mêmes et qu’ils ne contemplent que Dieu dans son œuvre ; c’est que nous pensons entre des murs et qu’ils pensent dans la campagne ; c’est que nous procédons de la lampe et qu’ils procèdent du soleil. Oui, il faut finir cet Entretien par le mot qui l’a ◀commencé : Il y a une vertu dans le soleil ! Sur chaque page de ce livre de lumière il y a une goutte de rosée de l’aube qui se lève, il y a une haleine du matin qui souffle, il y a une jeunesse de l’année qui respire, il y a un rayon qui jaillit, qui échauffe, qui égaye jusque dans la tristesse de quelques parties du récit. Ces poètes du soleil ne pleurent même pas comme nous ; leurs larmes brillent comme des ondées pleines de lumière, pleines d’espérance, parce qu’elles sont pleines de religion. Voyez Reboul, dans son Enfant mort au berceau ! Voyez Jasmin dans son Fils de maçon tué à l’ouvrage ou dans son Aveugle ! Voyez Mistral dans sa mort des deux amants !
« Et, pendant qu’aux lieux où Mireille vivait ils se frapperont leurs fronts sur la terre de regrets et de remords, elle et moi, enveloppés d’un serein azur sous les eaux tremblotantes ; oui, moi et toi, ma toute belle, dans une étreinte enivrée, à jamais et sans fin nous confondrons, dans un éternel embrassement, nos deux pauvres âmes !
« Et le cantique de la mort résonnait là-bas dans la vieille église, etc., etc. »
XXIX
Voilà la littérature villageoise trouvée, grâce et gloire à la Provence ! Voilà des livres tels qu’il en faudrait au peuple de nos campagnes pour lire à la veillée après les sueurs du jour, au bruit du rouet qui dévide la soie du Midi ou du peigne à dents de fer qui démêle le chanvre ou la laine du Nord ! voilà de ces livres qui bénissent et qui édifient l’humble foyer où ils entrent ! voilà de ces épopées sur lesquelles les grossières imaginations du peuple inculte se façonnent, se modèlent, se polissent, et font passer avec des récits enchanteurs, de l’aïeul à l’enfant, de la mère à la fille, du fiancé à l’amante, toutes les bontés de l’âme, toutes les beautés de la pensée, toutes les saintetés de tous les amours qui font un sanctuaire du foyer du pauvre ! Ah ! qu’il y a loin d’un peuple nourri par de telles épopées villageoises à ce pauvre peuple suburbain de nos villes, assis les coudes sur la table avinée des guinguettes, et répétant à voix fausse ou un refrain grivois de Béranger (digne d’un meilleur sort), ou un couplet équivoque de Musset (digne de meilleure œuvre), ou un gros rire cynique d’Heyne, ce Diogène de la lyre, ricaneur et corrupteur de ce qui mérite le plus de respect ici-bas, le travail et la misère !
Quant à nous, si nous étions riche, si nous étions ministre de l’instruction publique, ou si nous étions seulement membre influent d’une de ces associations qui se donnent charitablement la mission de répandre ce qu’on appelle les bons livres dans les mansardes et dans les chaumières, nous ferions imprimer à six millions d’exemplaires le petit poème épique dont nous venons de donner dans cet Entretien une si brève et si imparfaite analyse, et nous l’enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs ruraux, à toutes les portes où il y a une mère de famille, un fils, un vieillard, un enfant capable d’épeler ce catéchisme de sentiment, de poésie et de vertu, que le paysan de Maillane vient de donner à la Provence, à la France et bientôt à l’Europe. Les Hébreux recevaient la manne d’en haut, cette manne nous vient d’en bas ; c’est le peuple qui doit sauver le peuple.
XXX
Quant à toi, ô poète de Maillane, inconnu il y a quelques jours aux autres et peut-être inconnu à toi-même, rentre humble et oublié dans la maison de ta mère ; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la charrue comme tu faisais hier ; bêche avec ta
houe le pied de tes oliviers ; rapporte pour tes vers à soie, à leur réveil, les brassées de feuilles de tes mûriers ; lave tes moutons au printemps dans la Durance ou dans la Sorgue ; jette là la plume et ne la reprends que l’hiver, à de rares intervalles de loisir, pendant que la Mireille que le Ciel te destine sans doute étendra la nappe blanche et coupera les tranches du pain blond sur la table où tu as choqué ton verre avec Adolphe Dumas, ton voisin et ton précurseur. On ne fait pas deux chefs-d’œuvre dans une vie ; tu en as fait un : rends grâce au Ciel et ne reste pas parmi nous : tu manquerais le chef-d’œuvre de la vie, le bonheur dans la simplicité. Vivre de peu ! Est-ce donc peu que le nécessaire, la paix, la poésie et l’amour ? Oui, ton poème épique est un chef-d’œuvre ; je dirai plus, il n’est pas de l’Occident, il est de l’Orient ; on dirait que, pendant la nuit, une île de l’Archipel, une flottante Délos s’est détachée de son groupe d’îles grecques ou ioniennes, et qu’elle est venue sans bruit s’annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats ! Tu es d’un
autre ciel et d’une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel ! Nous ne te demandons pas d’où tu viens ni qui tu es :
Tu Marcellus eris !
Un été j’étais à Hyères, cette langue de terre de ta Provence que la mer et le soleil caressent de leurs flots et de leurs rayons, comme un cap avancé de Chio ou de Rhodes ; là les palmiers et les aloès d’Idumée se trompent de ciel et de terre : ils se croient, pour fleurir, dans leur oasis natale. Le soir, mon ami M. Meissonnier, poète, écrivain et philosophe retiré sous sa treille et sous son figuier dans la petite maison de Massillon, un des prophètes de Louis XIV, me fit faire le tour de la ville. Il me conduisit au soleil couchant dans un jardin bien exposé au midi et à la brise de mer ; les aloès et les palmiers y germent et y fructifient en pleine terre. Je me crus transporté dans une oasis de Libye. On sait que l’aloès ne fleurit que tous les vingt-cinq ans et qu’il meurt après avoir répandu dans un effort suprême son âme embaumée dans les airs ; il y en avait un dans ce petit jardin dont on attendait la floraison d’un moment à l’autre.
Or, par une heureuse coïncidence, ce rare phénomène végétal semblait nous avoir attendus pour s’accomplir sous nos yeux. Au moment où le soleil touchait la mer, la tige de l’arbre, dont la sève est de l’encens, sortit tout à coup de ses nœuds gonflés de vie comme un glaive qu’une main robuste tire du fourreau pour le faire reluire au soleil, et la fleur d’un quart de siècle éclata au sommet de la tige dans un bruyant épanouissement semblable à l’explosion végétale d’un obus qui sort du mortier. Les oiseaux couchés sur les arbustes voisins s’envolèrent d’épouvante, et le parfum, cette âme de la fleur, embauma longtemps tout le golfe.
Ô poète de Maillane, tu es l’aloès de la Provence ! Tu as grandi de trois coudées en un jour, tu as fleuri à vingt-cinq ans ; ton âme poétique parfume Avignon, Arles, Marseille, Toulon, Hyères et bientôt la France ; mais, plus heureux que l’arbre d’Hyères, le parfum de ton livre ne s’évaporera pas en mille ans.
J’espère que mes lecteurs me pardonneront cette digression. Nous allons revenir à l’Allemagne.