(1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440
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(1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

XXXe entretien.
La musique de Mozart (2e partie)

I

Le malheur du musicien, c’est de ne pouvoir parler sa langue seul ; il lui faut emprunter, pour se faire entendre (au théâtre surtout et dans les temples) une foule d’instruments et de voix, les unes pour le chant, les autres pour l’accompagnement. Si un seul de ces instruments ou une seule de ces voix discorde, son œuvre manque son effet dans l’oreille de ses auditeurs ; et s’il ne peut trouver ni voix ni instruments pour lui donner l’être, son œuvre n’existe pas. Excepté à la poésie ou à l’éloquence, arts immatériels qui n’ont besoin que d’une parole ou d’une plume, il faut un matériel à tous les arts : des blocs de marbre au statuaire, des toiles, des couleurs au peintre ; mais au musicien, il faut un monde d’exécutants. Voilà pourquoi on peut si rarement se donner la jouissance d’entendre l’âme d’un grand musicien dans son œuvre.

Mais il semble qu’il y ait une Providence pour le plaisir comme il y en a une pour toute autre chose. Pendant que nous écrivions ces pages sur Mozart, et que nous regrettions vivement de ne pas pouvoir nous rafraîchir l’oreille dans l’audition de ces délicieuses mélodies entendues autrefois et restées en tronçons dans notre mémoire comme des échos de jeunesse et d’Italie, voilà que nous lisons par hasard, sur une affiche de théâtre, Les Noces de Figaro, au Théâtre-Lyrique, sur le boulevard de Paris ; et pour comble d’étonnement et de bonne fortune, voilà que nous recevons, sans nous y attendre, du spirituel et savant directeur de ce théâtre, M. Carvalho, un billet de loge pour la douzième représentation de ce chef-d’œuvre. Il semble que le hasard m’avait inspiré d’écrire sur Mozart à la même heure où ce même hasard inspirait, aux artistes transcendants groupés dans ce petit sanctuaire du boulevard, de faire chanter Mozart par leurs voix d’élite devant ce peuple si peu musicien des quartiers tumultueux de Paris.

Je n’étais certes pas en ce moment dans cette disposition de l’âme qui fait rechercher ou savourer un plaisir théâtral ; mais cette représentation n’était pas un plaisir pour moi : c’était un devoir de situation, une étude d’écrivain ; ayant à parler ce jour-là du musicien de Salzbourg, il fallait, puisqu’une occasion si inespérée s’offrait à moi, me retremper dans cette musique dont j’avais à analyser le charme, et, pour ainsi dire, la divinité pour mes lecteurs. C’était là un à-propos que je ne pouvais méconnaître sans ingratitude envers le hasard et envers M. Carvalho. Je m’acheminai donc tristement par le long boulevard vers le Théâtre-Lyrique. Mon âme souffrait en moi de ce contraste forcé entre un homme qui entre au théâtre, pour y chercher l’ivresse d’une jouissance, et ce même homme qui, plongé dans une mer d’angoisses, voudrait ramener son manteau sur ses yeux pour que personne ne pût lire sa tristesse sur son visage.

II

N’importe, j’entrai ; et, grâce aux bontés du directeur inconnu, je trouvai place à l’avant-scène dans une loge réservée, en face de la scène et derrière une colonne qui jetait son ombre entre la foule et moi.

L’ouverture faisait scintiller comme un prélude ses premières notes : une ouverture, c’est plus qu’une préface en musique, c’est une exposition ; c’est plus qu’une exposition, c’est un résumé ; c’est plus qu’un résumé, c’est comme un écho anticipé de toutes les mélodies éparses dans le poème, et qui en jette çà et là d’avance dans l’oreille les souvenirs ou les pressentiments. En écoutant une de ces ouvertures bien écrites par Mozart, par Rossini, par Meyerbeer ou par leurs émules, on dirait qu’un sylphe de l’air a entendu avant vous l’opéra que vous allez entendre, ou qu’il en a retenu seulement quelques motifs, et qu’il s’amuse comme un enfant en rêve à en balbutier en se jouant des notes éparses aussitôt interrompues par un autre souvenir qui brise son balbutiement sur ses lèvres pour lui en suggérer un autre. Pour une oreille très intelligente de musique telle que la mienne, par exemple, quand on a bien écouté une ouverture, on sait l’opéra. L’ouverture des Noces de Figaro me fit apparaître d’avance toutes ces scènes badines, gaies, rieuses, amoureuses, semi-sérieuses, intriguées, nouées et dénouées comme des fils d’or et de soie qui s’entrecroisent, qu’on trouve, qu’on perd et qu’on retrouve dans la trame de la comédie de Beaumarchais. Aussi une ouverture est la dernière chose que doit écrire un compositeur. C’est une évocation : avant d’évoquer, il faut que les objets de l’évocation existent. Bien que les belles proportions de l’opéra de Mozart eussent été forcément tronquées pour entrer dans ce lit de Procuste d’une petite salle des boulevards de Paris ; bien que la langue française, forcément employée aussi sur cette scène semble mettre une sourdine à ces notes éclatantes écrites pour la langue sonore de l’Italie, la perfection avec laquelle cette musique était exécutée par les trois cantatrices, par les chanteurs et par l’orchestre m’enleva pendant quelques heures au sentiment de mes afflictions pour m’enivrer tantôt de cette jeunesse et tantôt de cette amoureuse folie des notes de Mozart. Le duo roucoulé plutôt que chanté à la fois entre madame Carvalho et mademoiselle Duprez est un de ces miracles d’exécution qu’on n’entend pas deux fois dans sa vie. On comprend, à de tels accents du beau page et de la comtesse, associant leur talent prédestiné au génie du Chérubin de la musique, on comprend que les religions antiques et modernes aient fait des concerts divins une des éternelles béatitudes du ciel, sans doute parce qu’il n’y a que les anges dignes de les chanter.

Je sortis ivre de cette soirée, et je suis resté ivre de souvenir. La figure de madame Carvalho, trop pure pour le rôle du page, chante dans les yeux comme sa voix chante dans l’oreille. Ce visage est un concert de deux sens !

Reprenons la correspondance de Mozart, ce journal de son âme et de son génie.

III

Ce qu’il y a de remarquable dans ce jeune homme, Wolfgang Mozart (la plus prodigieuse organisation musicale qui fut jamais), c’est que la musique et l’homme en lui ne sont, pour ainsi dire, qu’un seul être ; la musique est couchée avec lui dans son berceau, il balbutie à l’âge de trois ans, sur les genoux de son père ou de sa mère, des airs au lieu de paroles ; la musique joue avec lui sur tous les instruments sonores comme avec les jouets de ses premières années ; la musique écrit par sa main des sonates pour le clavecin, des fugues pour l’orgue des cathédrales ou des opéras pour les théâtres d’Italie dès son adolescence ; elle voyage avec lui de Milan à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Vienne, de Vienne à Paris, enlevant à toutes ces langues, à tous ces climats, à toutes ces vagues, à tous ces vents, leurs harmonies, comme la brise, en parcourant la terre, lui enlève tous ses parfums pour s’embaumer elle-même. La musique sanglote avec lui au chevet du lit de mort de sa mère et s’associe à ses funérailles. La musique se mêle à ses amours ; elle écrit avec lui de sa main mourante son angélique Requiem ; elle note ainsi son premier et son dernier soupir ; elle l’exhale avec son âme et va se joindre au concert céleste dont toute sa vie n’a été que le prélude ici-bas.

C’est le caractère de l’existence de Mozart : ce n’est pas un musicien, c’est la musique incarnée dans une organisation mortelle.

IV

Après la perte de sa mère à Paris, le pauvre artiste fut recueilli par Grimm, son compatriote et son protecteur, dans la maison de madame d’Épinay, cette amie célèbre de Grimm et de J. J. Rousseau.

Cette maison était située dans la rue de la Chaussée-d’Antin, sur le boulevard des Italiens. Il cherche à vendre ses œuvres musicales à un éditeur ; il ne parvient pas à en trouver quinze louis. L’archevêque de Salzbourg marchande le père et le fils aux appointements de 500 francs par an ; Wolfgang part sur ces offres pour l’Allemagne : ses concerts lui payent son voyage. « J’ai encaissé hier à Strasbourg trois louis ! » écrit-il avec jubilation à son père.

Il fait représenter avec succès son opéra d’Idoménée à Munich ; il s’établit à Vienne comme musicien de l’archevêque de Salzbourg. Traité par ce prince de l’Église en domestique de l’ordre le plus inférieur, il mange avec les marmitons à la table de cuisine. Son brutal protecteur l’injurie grossièrement de parole et de geste ; il est mis à la porte par les épaules et pourchassé jusqu’au bas de l’escalier avec les épithètes les plus abjectes.

Il donne des leçons et des concerts par souscription à Vienne ; il se marie avec Constance Weber, sœur d’Aloïse Weber, artiste célèbre dont il avait demandé la main, mais qu’il n’avait pu convaincre de son génie à cause de son extérieur souffrant et timide. Sa sœur Nanerl se marie à peu près en même temps à Salzbourg ; son pauvre père reste seul ; Mozart se dévoue à ses vieux jours et l’appelle auprès de lui à Vienne.

C’est là qu’il compose son premier opéra triomphal, les Noces de Figaro. Son nom et son génie se répandent sur les mélodies divines de ce drame musical dans tout l’univers. L’atmosphère d’Allemagne, de France et d’Italie ne roule que les airs de Mozart devenus populaires, Non più andrai, comme nous avons vu de nos jours les échos de l’Europe entière faire chanter aux murs, aux arbres et aux fleuves les airs de Rossini, Di tanti palpiti  ! L’oreille du monde n’est pleine que de l’âme du poète de Salzbourg.

Mais ce succès populaire ne le satisfait pas : il veut s’élever, par un drame musical plus complet et plus tragique, jusqu’à ce point culminant de l’art où l’artiste, indifférent au jugement de la foule, parvient à se satisfaire lui-même : le succès dans l’élite, la popularité du petit nombre, voilà la popularité du génie. Il demande à son poète un sujet qui comporte tous les tons, tous les accents, tous les cris de l’âme humaine. Son poète lui propose le drame de Don Juan, Mozart accepte : le poète écrit, le musicien compose.

V

Le poète que Mozart s’était associé, pour lui donner les thèmes de ces compositions dramatiques pour le théâtre, était lui-même une espèce de Don Juan subalterne qui voulait écrire et faire chanter sa propre histoire dans l’histoire de son héros, immoral, séducteur, impénitent, et puni par le ciel de ses amoureux forfaits.

Ce poète était un certain Lorenzo d’Aponte, Vénitien de la race enjouée, insouciante, amoureuse et artiste de Venise. Il est mort récemment, pauvre et oublié, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, aux États-Unis, où le flot de ses aventures et de ses malheurs l’avait porté ; il a écrit, dans ses dernières années, des Mémoires dignes de ceux du comte de Grammont. Nous venons de les lire en italien, pour y trouver quelques traces justes et vives de son intimité artistique avec Mozart. Le poète recevait le premier les confidences du musicien, en assistant à l’éclosion de ses accords, accoudé sur le dossier de sa chaise, devant le clavecin.

Ces Mémoires sont de vrais préludes de Don Juan, dans la jeunesse dissipée et voluptueuse d’un fils des Lagunes. Lisons rapidement.

D’Aponte, né dans la petite ville de Céneda, dans l’État vénitien, est chassé de la maison paternelle par le second mariage de son père avec une jeune Vénitienne de dix-huit ans, que son père épouse en secondes noces. Les jalousies de cette belle-mère le forcent à chercher un refuge dans un séminaire de sa petite ville. Sa précocité d’esprit, la beauté de ses traits, son aptitude oratoire et poétique le font discerner par l’archevêque. Ses études achevées, il devient professeur à son tour dans le séminaire où il a été élevé. On lui offre tous les honneurs et tous les bénéfices de l’Église, s’il veut entrer dans l’état ecclésiastique ; sa nature légère et libre se refuse à la gravité de cette profession. Il va chercher fortune à Venise ; il trouve amour et fortune dans sa première liaison avec une belle courtisane de la capitale. La jalousie de cette femme et l’exigence d’un frère de sa maîtresse l’obsèdent. Il croit leur échapper par une autre liaison avec une jeune et belle princesse napolitaine fugitive de la maison d’un odieux époux ; rencontré la nuit dans une gondole du grand canal, l’inquisition de Venise lui enlève cette conquête, jetée par ordre du conseil des Dix dans un couvent de terre ferme.

Il revient à sa première passion ; cette femme et son frère l’entraînent au Ridotto, sorte de club, où la république encourageait, pendant le carnaval, toutes les vicissitudes corruptives du jeu : ils finissent par y perdre les monceaux d’or qu’ils y avaient d’abord gagnés. Un vieillard mystérieux, qui avait amassé une fortune de cinquante mille ducats en mendiant sur le pont de Venise, remarque la bonne grâce et la charité de d’Aponte envers les pauvres. Il l’appelle dans sa maison, lui montre son trésor ; il lui propose de lui donner en mariage sa fille unique, beauté accomplie qui vient de sortir du couvent, et qu’il fait apparaître devant lui dans toute la fraîcheur de son adolescence : d’Aponte est enivré à la fois par l’amour et par la fortune, mais sa fatale passion pour la courtisane qu’il aime et qu’il redoute le fait hésiter. Il s’éloigne en gémissant de la chambre du vieillard, il retombe dans ses liens et dans ses désordres. Les représentations d’un frère aîné qui vient l’arracher à ses libertinages le ramènent à Trévise ; il y professe les belles-lettres avec un applaudissement qui répand son nom dans Venise. Des vers satiriques contre le conseil des Dix le font arrêter par l’inquisition d’État : on le juge ; le professorat public lui est interdit pour toute peine. Recueilli dans le palais d’un patricien de Venise, amateur et protecteur des lettres, le poète raconte l’empire exercé sur ce vieillard par une jeune fille nommée Térésa qui finit par épouser le patricien. Les mœurs étranges de Venise sont peintes, dans ce récit de d’Aponte, en traits de Molière et de Pétrone. Un sonnet en patois vénitien contre les grands, chanté par les gondoliers, et dont il est l’auteur ; un jambon mangé en carême dans une hôtellerie de la ville, servent de prétexte contre lui. Les deux inquisitions le menacent à la fois ; ses amis lui conseillent de prévenir sa condamnation par la fuite, il quitte Venise pour jamais.

VI

Il arrive à Goritz, charmante petite ville de Frioul. Il se présente à la première hôtellerie venue, sans autre bagage qu’un Horace, un Dante et un Pétrarque annotés par lui, seule fortune d’un philosophe, d’un amoureux et d’un poète. La peinture de la jeune hôtesse allemande qui l’accueille, et dont il devient épris au premier coup d’œil, est d’une grâce, d’une fraîcheur et d’une candeur qui égalent les pages de Daphnis et Chloé ou les primeurs d’imagination de J.-J. Rousseau dans le verger des Charmettes. Le souper du voyageur, auquel assistent les servantes et la belle hôtesse, la scène de la déclaration d’amour faite à l’aide d’un dictionnaire allemand-italien, où le doigt muet de la jeune veuve et du jeune poète marquent les mots qui révèlent leur inclination naissante est une scène supérieure à celle du page dans les Noces de Figaro que d’Aponte et Mozart devaient écrire et chanter bientôt ensemble : nous n’en connaissons pas de pareille en français. Dans la scène suivante, l’hôtesse, appelée un moment par l’arrivée d’autres voyageurs, disparaît ; elle revient bientôt, accompagnée d’une de ses servantes, à qui elle fait chanter un air allemand dont les paroles signifient :

« J’aime un homme du pays d’Italie. »

Le poète allemand Goethe n’est pas plus séduisant dans Marguerite, plus naïf dans Mignon ; d’Aponte joue sans préméditation le rôle de Faust et de don Juan, à son premier pas sur la terre des magies de la poésie et de l’amour. Le besoin d’argent le force à quitter cette délicieuse halte et à chercher des ressources dans son talent poétique. La jeune hôtesse lui offre en vain sa bourse et son cœur, il a la délicatesse de refuser. Il prend une chambre dans un faubourg de Goritz, il vit de ses improvisations et de ses odes en l’honneur de l’impératrice et des hommes d’État de l’Autriche. Une série d’aventures bizarres lui fait quitter Goritz ; il se rend à Vienne et à Dresde : le premier ministre, comte Marcolini, goûte son talent et le protège. Il écrit des opéras et des psaumes ; il s’éprend à la fois de la mère et des deux filles d’un peintre italien établi à Dresde ; ce triple amour, quoique contenu dans les bornes de l’honnêteté, amène une explication sévère entre la mère et le père, avec le séducteur innocent. On somme d’Aponte de se déclarer pour l’une ou pour l’autre des jeunes filles ou de cesser ses visites. Le mariage épouvante ses amours ; il confie ses anxiétés à un vénérable ecclésiastique de Dresde, le père Huber, amateur passionné de musique et de vers ; le père Huber lui donne les conseils de la vertu, et le fait partir tout en larmes pour Vienne, après avoir glissé dans sa poche cent sequins et une Imitation de Jésus-Christ.

VII

Arrivé à Vienne, il est recommandé au célèbre Salieri, compositeur et directeur d’opéra italien à la cour de l’empereur Joseph ; le grand poète Métastase, le Quinault de l’Italie, l’accueille. Par la protection de Salieri et de Métastase, il est introduit auprès de l’empereur, qui le charge de composer des libretti pour son théâtre italien de Vienne. Métastase meurt, et d’Aponte aspire à lui succéder. L’abbé Casti, son rival en poésie théâtrale, prévaut injustement sur ce jeune homme. Paësiello, le grand compositeur napolitain, emprunte à Casti ses poèmes ; d’Aponte échoue dans sa première tentative théâtrale, sur la musique de Salieri. L’amour le console de ce revers. Un chirurgien italien, jaloux de la préférence obtenue par d’Aponte dans le cœur d’une belle Viennoise, lui donne un remède contre un léger mal, qui lui fait tomber à vingt-neuf ans toutes les dents. Il cherche en vain à atteindre son assassin pour le punir de sa perfidie ; la fuite le dérobe pendant huit ans à sa vengeance.

VIII

C’est dans cette situation désespérée que d’Aponte rencontre Mozart, à peu près aussi disgracié que lui de la faveur des cours, des directeurs de théâtres et du public que d’Aponte l’était lui-même. Il est curieux de lire ce que d’Aponte raconte, dans ses Mémoires, de sa première entrevue et de sa liaison constante ensuite avec le génie encore méconnu de la musique.

« Wolfgang Mozart, dit d’Aponte, que j’eus l’occasion de rencontrer enfin à Vienne chez le baron de Vetzlar, son grand partisan et son ami ; Wolfgang Mozart, quoique doué par la nature d’un génie musical supérieur peut-être à tous les compositeurs du monde passé, présent et futur, n’avait jamais pu encore faire éclater son divin génie à Vienne, par suite des cabales envieuses de ses ennemis ; il y demeurait obscur et méconnu, semblable à une pierre précieuse qui, enfouie dans les entrailles de la terre, y dérobe le secret de sa splendeur. Je ne puis jamais penser sans jubilation et sans orgueil que ma seule persévérance et mon énergie furent en grande partie la cause à laquelle l’Europe et le monde durent la révélation complète des merveilleuses compositions musicales de cet incomparable génie. L’injustice, l’envie de mes rivaux, des journalistes et des biographes allemands de Mozart, ne consentiront jamais à accorder une telle gloire à un Italien comme moi ; mais toute la ville de Vienne, tous ceux qui ont connu Mozart et moi en Allemagne, en Bohême, en Saxe, toute sa famille, et surtout le baron de Vetzlar lui-même, son enthousiaste, dans la maison duquel naquit la première étincelle de cette divine flamme, me sont témoins de la vérité de ce que je dis ici...

« Et vous, continue-t-il en prenant à témoin et en apostrophant leur protecteur commun, M. de Vetzlar, vous, monsieur le baron, qui venez de me donner des preuves récentes de votre fidèle et gracieux souvenir ; vous, qui avez tant aimé et tant apprécié cet homme vraiment céleste, et qui avez une si juste part dans sa gloire, dans cette gloire devenue plus grande et plus sacrée par l’envie qui l’a constatée et par notre siècle, qui la ratifie unanimement après sa mort, rendez-moi le témoignage que je revendique aujourd’hui de vous pour la postérité.

« Je compris facilement, ajoute-t-il, que l’immensité du génie musical de Mozart exigeait un sujet de drame vaste, multiforme, sublime. En causant un jour avec lui, il me demanda si je pourrais aisément réduire en drame la comédie de Beaumarchais intitulée les Noces de Figaro. Le succès fut soudain et universel.

« Bientôt après, Mozart, s’en remettant à moi du choix d’un drame plus élevé, plus vaste et plus surnaturel approprié à son génie, je pensai à Don Juan, dont l’idée le séduisit complétement. J’écrivais pendant le jour pour Salieri, et la nuit pour Mozart. Après avoir lu quelques pages de l’Enfer du Dante pour donner le diapason à mon inspiration, je me mettais à ma table de travail vers l’heure de minuit : une bouteille d’excellent vin de Tokay était à droite, mon écritoire à ma gauche, une tabatière pleine de tabac de Séville devant moi. En ce temps-là, poursuit-il, une jeune et belle personne de seize ans, que je n’aurais voulu aimer que comme un père, habitait avec sa mère dans ma maison ; elle entrait dans ma chambre de travail pour les petits services de l’intérieur chaque fois que je sonnais pour demander quelque chose ; j’abusais un peu de la sonnette, surtout quand je sentais ma verve tarir ou se refroidir. Cette charmante personne m’apportait alors, tantôt un biscuit, tantôt une tasse de café, tantôt seulement son beau visage toujours gai, toujours souriant, fait exprès pour rasséréner l’esprit fatigué et pour ranimer l’inspiration poétique. Je m’assujettis ainsi à travailler douze heures de suite, à peine interrompues par quelques courtes distractions, pendant deux mois de suite. Pendant tout ce temps, la belle suivante restait avec sa mère dans la chambre voisine, occupée, soit à la lecture, soit à la broderie, soit au travail de l’aiguille, afin d’être toujours prête à venir au premier coup de sonnette. Craignant de me déranger de mon travail, elle s’asseyait quelquefois immobile sans ouvrir la bouche, sans cligner les paupières, me regardant fixement écrire, respirant doucement, souriant gracieusement, et quelquefois paraissant prête à fondre en larmes sur l’excès du travail dans lequel j’étais absorbé. Je finis par sonner moins souvent et par me passer de ses services pour ne pas me distraire et ne pas perdre mon temps à la contempler. C’est ainsi qu’entre le vin de Tokay, le tabac de Séville, la sonnette sur ma table, et la belle Allemande, semblable à la plus jeune des muses, j’écrivis pour Mozart le drame de Don Juan. »

Et nous ajoutons : C’est ainsi que Don Juan devait être écrit, par un aventurier, un amant, un poète, un homme de plaisir et de désordre inspiré du vin, de l’amour et de la gloire, entre les tentations de la débauche et le respect divin pour l’innocence, homme sans scrupule, mais non sans terreur des vengeances du ciel. D’Aponte, à l’impénitence près, écrivait le drame de sa propre vie dans le drame de Don Juan.

IX

Mais pour que le drame fût complet, il fallait qu’il fût retouché, transfiguré, idéalisé et pour ainsi dire sanctifié par une âme pure aussi pleine de divinité que l’âme de d’Aponte était pleine de souillure. C’est le sort que le dieu de l’art réservait à ce chef-d’œuvre poétique et musical, écrit par un impie, noté par un saint. C’est l’immortel caractère de ce monument musical : on y sent à la fois bouillonner le vice, prier l’innocence, défier le ciel, foudroyer le crime, éclater la justice divine, rayonner l’immortalité rémunératrice à travers les fausses joies et les faux triomphes d’un scélérat de plaisir.

Et c’est ainsi qu’un vrai critique découvrirait presque toujours dans le poète, dans le musicien, dans le peintre, dans le poète, les véritables sources de l’œuvre de ces grands artistes. L’œuvre, c’est toujours l’homme : creusez bien, vous trouverez toujours une réalité sous une fiction.

X

Nous ne sommes pas assez musicien nous-même, et nous ne pouvons pas chanter assez aux yeux nos paroles pour suivre la partition de Don Juan, et pour vous montrer à chaque scène l’esprit satanique du poète transformé, converti et divinisé par l’âme idéale, morale et sainte du musicien. Mais un homme consommé dans l’art de Mozart et Hayden, commentateur original et éloquent du drame de Don Juan, M. Scudo, va nous prêter ici sa science et sa plume. Laissons d’Aponte, qui ne nous révèle que des anecdotes ; prenons Scudo, qui nous révèle deux mondes superposés dans la partition de Don Juan : le monde des passions dans le poème, le monde des saintetés dans la musique ; la nature corruptrice et corrompue en bas, la nature surnaturelle et incorruptible en haut. Ce commentaire, à la fois musical et littéraire de Scudo, est une des clefs d’or qui ouvrent le mieux le sanctuaire du génie de la musique dans l’âme du plus éthéré des musiciens.

XI

Mozart, tout fervent de verve musicale qu’il fût en ce temps-là, avait un fond de mélancolie dans l’âme. Son cœur venait d’être déçu par l’objet de son premier amour. « Mademoiselle Aloïse Weber, dit Scudo, était une jeune et jolie cantatrice de grand talent que Wolfgang Mozart avait entendue et connue à Munich avant son départ pour Paris. Il désirait passionnément l’épouser à son retour ; il était revenu demander sa main à sa famille avec un espoir mêlé de doute. Mais lorsque la virtuose coquette et adulée par les grands seigneurs vit arriver chez elle, après un an d’intervalle, un jeune homme maigre, au long nez, aux gros yeux, à la tête exiguë, revêtu d’un habit rouge à boutons noirs qu’il portait en deuil de sa mère, elle le toisa d’une manière si froide et si cruelle que Mozart ne se le fit pas dire deux fois. Il refoula dans son cœur la flamme qui le tourmentait depuis un an, et reporta la partie indécise de son affection sur Constance Weber, la plus jeune des sœurs d’Aloïse. C’est ainsi que les vrais poètes changent d’objet sans changer d’amour, parce qu’ils impriment sur tout ce qu’ils adorent l’image que Dieu a gravée dans leur âme.

« Cette première déception de cœur, quoique compensée par une heureuse union avec la sœur d’Aloïse, Constance Weber, était une blessure mal guérie qui se rouvrait quelquefois dans ses souvenirs ; il y avait donc, non seulement des gémissements sourds, mais des cris déchirants, bien que comprimés, dans la voix de ce génie qui chantait en lui ; il y avait de plus un sentiment très amer de l’injustice et de la perversité des choses, si ce n’est des âmes. C’est ce désespoir de l’amour trompé, ce sont ces indignations et ces malédictions des victimes du sort, ce sont ces joies courtes, malignes et ironiques du vice triomphant que Mozart éprouvait le besoin d’exprimer dans un drame. C’était surtout la voix sereine, impassible, mais terrible de la Providence vengeresse qu’il voulait faire prédominer sur toutes ces joies, sur toutes ces douleurs et sur tous ces défis du cœur humain.

« Voilà pourquoi, quand les habitants de Prague qui venaient de sentir les premières, les puissantes délices de son talent dans un drame purement comique, les Noces de Figaro, lui demandèrent un drame à la fois comique et tragique, il s’associe le poète d’Aponte pour lui écrire presque sous sa dictée le poème de Don Juan. »

Je veux peindre les passions violentes, écrivait-il à son père ; mais les passions violentes ne doivent jamais être exprimées ni en poésie ni en musique jusqu’à provoquer le dégoût même dans les situations horribles ; la musique, selon moi, ne doit jamais blesser les oreilles ni cesser d’être la musique, c’est-à-dire la beauté de l’expression chantée. « C’est la doctrine de l’antiquité dans la théorie des beaux-arts, dit avec raison M. Scudo en citant ces paroles si justes ; c’est la doctrine pratiquée par Phidias, par Virgile, par Raphaël, doctrine contraire à celle du musicien rival de Mozart, Gluck, qui voulait au contraire que la musique ne fût que la traduction littérale de la parole… Le principe de Gluck, qui est celui de la France, nous prouve, ajoute le commentateur, que si Mozart s’était fixé à Paris, il n’aurait jamais écrit le chef-d’œuvre de beauté et de sentiment de Don Juan. »

XII

Sous cette haute inspiration de Mozart nous avons vu comment d’Aponte, son poète, composait les scènes et les dialogues entre deux ivresses, le vin et l’amour, et en la présence nocturne des fantômes de Dante, ouvert sur sa table. À mesure que le poète vénitien avait disposé et écrit la pièce, il la communiquait à Mozart, qui appropriait à son tour le chant au drame et le drame au chant.

La mort du père de Mozart venait d’ajouter la note suprême de la tristesse sans consolation au clavier de l’âme du compositeur. « À l’époque, dit Scudo, où Mozart se disposait à écrire la musique de Don Juan, il avait trente et un ans. Il était arrivé à cette heure suprême de la vie d’un grand artiste, où sa main peut écrire couramment sous la dictée de son cœur, et réaliser, comme il disait, les rêves de son génie. »

Son esprit profondément religieux, sa piété naïve, semblaient pressentir confusément l’approche d’une révolution qui viendrait détruire tout ce qu’il adorait. Des circonstances particulières étaient venues accroître encore sa tristesse naturelle. Mozart avait perdu son père, qui mourut à Salzbourg, le 28 mai 1787, à l’âge de soixante et dix ans, dans un état voisin de la misère, mais heureux devant Dieu et devant les hommes d’avoir accompli sa mission en donnant au monde le plus sublime des compositeurs.

Léopold Mozart était venu visiter son fils à Vienne sur la fin de l’année 1785. Ils se virent alors pour la dernière fois. À la mort de son père chéri, Mozart écrivit à sa sœur une lettre touchante où nous avons remarqué le passage suivant : « Comme la mort, lorsqu’on y réfléchit, paraît être le vrai but de la vie… Je me suis tellement familiarisé avec cette idée, que je ne me couche jamais sans penser que peut-être je ne verrai plus la douce et amère lumière du jour !… »

« Quelque temps après cet événement, Mozart fut assez gravement malade. Il était à peine rétabli qu’il eut encore la douleur de voir mourir le meilleur de ses amis, le docteur Siegmund Barisani, premier médecin de l’hôpital, à Vienne, dont les soins éclairés et affectueux avaient contribué à prolonger jusqu’alors sa frêle existence. Cette nouvelle perte, ajoutée à celle de son père, fit sur Mozart une impression profonde dont il a consigné le témoignage sur un album, de la manière suivante : “Aujourd’hui, 2 septembre 1787, j’ai eu le malheur de perdre, par une mort imprévue, cet homme honorable, mon meilleur et mon plus cher ami, le sauveur de ma vie. Il est heureux, tandis que moi et tous ceux qui l’ont connu nous ne pouvons plus l’être, jusqu’à ce que nous ayons le bonheur de le rencontrer dans un monde meilleur pour ne plus nous séparer.” »

XIII

« Frappé coup sur coup dans ce qu’il avait de plus cher au monde, Mozart se sentit défaillir. Le pressentiment d’une fin prochaine envahit peu à peu son âme. Une voix secrète semblait lui dire qu’il fallait se hâter d’accomplir son œuvre. Une douce tristesse voilait son regard habituellement trempé de larmes, où se lisait le regret de la vie qui allait lui échapper dans la force de l’âge et dans la maturité du talent. C’est dans de telles dispositions qu’il partit pour Prague avec le libretto de Don Giovanni, dont il avait tracé les principales idées et achevé même plusieurs morceaux. Suivi de sa femme, il descendit d’abord à l’hôtel des Trois-Lions, sur la place au Charbon. Quelques jours après, il accepta un logement dans la maison de son ami Dusseck, située à l’extrémité d’un faubourg pittoresque qui dominait la ville. C’est là, dans une chambre bien éclairée, ayant sous ses fenêtres l’aspect réjouissant des beaux vignobles de Kosohirz chargés de fruits, de parfums et de feuilles jaunissantes, où venaient expirer les rayons mélancoliques du soleil d’automne ; c’est là que Mozart a terminé le poème où gémit encore son âme immortelle. C’est pendant les heures tranquilles de la nuit que Mozart, comme Beethoven, aimait à travailler, et qu’il trouvait ses plus heureuses inspirations. Séparé ainsi du monde extérieur, débarrassé des soucis vulgaires de la vie, promenant son regard ému dans l’infini des cieux, en face de son piano et de son idéal, il s’abandonnait au souffle du sentiment qui l’enlevait sur ses ailes divines.

« On sait comment fut écrite l’ouverture de Don Juan. La veille de la première représentation, Mozart passa gaiement la soirée avec quelques amis. L’un de ceux-ci lui dit : “C’est demain que doit avoir lieu la première représentation de Don Giovanni, et tu n’as pas encore terminé l’ouverture ! ” Mozart feignit un peu d’inquiétude, se retira dans sa chambre, où l’on avait préparé du papier de musique, des plumes et de l’encre, et se mit à composer vers minuit. Sa femme, qui était à côté de lui, lui avait apprêté un grand verre de punch, dont l’effet, joint à la fatigue extrême, assoupissait fréquemment le pauvre Mozart. Pour le tenir éveillé, sa femme se mit à lui raconter des contes bleus, et, trois heures après, il avait terminé cette admirable symphonie. Cependant, ainsi que le fait observer très judicieusement M. Oulibicheff, ce miracle est peut-être moins grand qu’on ne le pense. Mozart, comme Rossini, ayant l’habitude de composer de tête ses plus grands morceaux, les gardait très longtemps dans sa mémoire, et, lorsqu’il se mettait à écrire, il ne faisait guère que copier. Il est au moins probable que c’est ainsi qu’a été composée l’ouverture de Don Juan. Le lendemain, à sept heures du soir, un peu avant le lever du rideau, les copistes n’avaient pas encore fini de transcrire les parties d’orchestre. À peine avaient-ils apporté les feuilles encore humides, que Mozart fit son entrée à l’orchestre et se mit au piano, salué par de nombreux applaudissements. Quoique les musiciens n’eussent pas eu le temps de répéter l’ouverture, conduits par un chef habile, Strobach, ils l’exécutèrent à première vue avec une telle précision, que l’assemblée éclata en transports d’enthousiasme. Pendant que Leporello chantait l’introduction, Mozart dit, en riant, à ses voisins : « Quelques notes sont tombées sous les pupitres, néanmoins l’ouverture a bien marché. »

XIV

Le succès fut prodigieux à Prague ; Don Juan y devint si populaire, qu’on fut forcé de traduire le poème en langue allemande, pour que le peuple pût chanter dans son idiome les airs que son oreille musicale avait si bien retenus. Le Bohême est le Napolitain de l’Allemagne, il vit par l’oreille et s’enivre de sons.

Quant au reste de l’Allemagne, de l’Italie, et quant à la France, le chef-d’œuvre de la musique moderne eut le sort d’Athalie, le chef-d’œuvre de la poésie française : il fallait que cette musique surhumaine attendît trente ans ses juges. Les Viennois eux-mêmes, à l’exception de l’empereur Joseph II et de quelques connaisseurs transcendants, seul public des grands novateurs, restèrent froids à cette sublimité de l’art. Le grand art en tout est trop haut pour la foule ; il faut qu’elle grandisse quelquefois un siècle ou deux pour former ce jury du génie qui juge enfin avec connaissance de cause, sans appel et pour la postérité.

« Je ne l’ai écrit, disait modestement Mozart aux hommes qui n’étaient pas aptes à l’apprécier de son temps, je ne l’ai écrit que pour mes chers habitants de Prague, pour moi et pour quelques amis. »

XV

Nous voudrions pouvoir donner ici à nos lecteurs l’analyse savante et sentie de cette œuvre accomplie de littérature musicale, telle que la donne M. Scudo dans son commentaire ; mais on n’analyse des sons que par des notes, et les notes dont l’écrivain est obligé de se servir n’ont pas de sonorité ni de mélodie pour l’oreille.

Lisons seulement le passage où le commentateur reproduit l’impression de la vengeance divine personnifiée, dans l’entrée en scène de la statue de pierre, du commandeur au festin de Don Juan, dans son château plein de ses victimes déjà séduites, ou des victimes qu’il va séduire.

« Leporello ayant ouvert une fenêtre pour laisser pénétrer dans la salle du festin la fraîcheur du soir, on entend les violons du petit orchestre qui est derrière les coulisses dégager les premiers accords d’un menuet adorable. “Voyez un peu, monseigneur, les beaux masques que voilà, s’écrie Leporello. — Eh bien ! fais-les entrer, répond Don Juan d’un air dégagé et courtois. — Approchez donc, signore Maschere, réplique le majordome ; mon maître serait heureux si vous daigniez prendre part à la fête.” Après un moment d’hésitation, après s’être consultés et avoir comprimé un tressaillement d’horreur qu’ils éprouvent à la vue de l’homme fatal qui pèse sur leurs destinées, donn’Elvira, donn’Anna et don Ottavio se décident à poursuivre jusqu’au bout leur dangereuse entreprise ; mais, avant d’entrer dans le château qui cache tant de nombreux mystères, ils s’arrêtent sur le seuil, et, l’âme émue d’une sainte terreur, ils adressent au ciel l’une des plus touchantes prières qui aient été écrites par la main des hommes. L’hymne qu’ils chantent est le fameux trio des masques ; c’est un de ces rares morceaux qui, par la clarté de la forme, par l’élégance et la profondeur des idées, émeuvent la foule et charment les doctes. Satisfaire à la fois l’intelligence des forts et le cœur de tous, n’est-ce pas le but suprême de l’art ?

« Un changement de décoration nous introduit dans la salle du festin magnifiquement illuminée. Des deux côtés de la scène, on voit deux orchestres qui n’attendent qu’un ordre du maître pour donner le signal de la fête. Don Juan, plein de verve et de bonne humeur, se promène au milieu de ses nombreux convives qu’il excite à la joie. Le thème à six-huit et en mi-bémol majeur, sur lequel don Juan brode ses propos galants, est plein de franchise et d’élégance. Les réponses de Zerlina, le dialogue de Leporello avec Masetto, dont la jalousie est constamment en éveil, les éclats de la foule, tout cela forme un ensemble que dessinent harmonieusement les aparté des divers personnages. Cette brillante conversation est interrompue par l’arrivée de trois masques que nous avons laissés à la porte du château, et dont la présence est annoncée par un nouveau changement de mesure et de tonalité. Leporello, puis don Juan, vont au-devant d’eux avec courtoisie, et les engagent à prendre leur part au plaisir commun. “Ma maison est ouverte à tout le monde, ajoute le maître avec l’ostentation d’un grand seigneur, et tout ici invite à la liberté.” Sur un ordre de don Juan, le bal commence par le délicieux menuet dont le rythme onduleux à trois-huit, confié au grand orchestre, se prolonge indéfiniment comme une pensée fondamentale. Peu à peu et successivement les deux petits orchestres qui sont sur le théâtre entament, l’un une contredanse, et l’autre une valse, dont le rythme différent venant se superposer sur le rythme primitif du menuet, agace l’oreille et pique l’attention. Pendant que don Juan danse avec Zerlina en lui disant mille douceurs, Leporello cherche à distraire Masetto ; les trois personnages masqués observent dans un coin la conduite de don Juan, qui leur arrache de temps en temps des soupirs douloureux et des exclamations d’horreur.

« Un cri perçant s’élève tout à coup du milieu de cette foule enivrée. Gente aiuto ! aiuto ! s’écrie Zerlina éperdue, que don Juan vient d’entraîner dans une chambre voisine. Les musiciens s’enfuient épouvantés, et les convives irrités enfoncent la porte d’où s’échappent les cris de la victime. Don Juan en sort précipitamment, l’épée à la main, tenant par les cheveux Leporello, qu’il feint de vouloir immoler pour détourner sur lui les soupçons des assistants ; mais sa ruse infernale ne trompe personne. Donn’Anna, donn’Elvira et don Ottavio se découvrent et apostrophent don Juan d’une voix terrible en lui disant : Tutto gia si sà , on sait tout et vous êtes connu. Surpris d’abord et décontenancé, don Juan se rassure bientôt et, se retournant tout à coup comme un lion poursuivi dans son dernier refuge, il affronte la multitude courroucée, qu’il brave et défie. L’orage monte dans l’orchestre, qui se soulève et monte par un crescendo et un unisson formidables, spirale infinie qui sillonne l’espace et qui, comme la buffera infernale , balaye les cieux et en obscurcit les clartés. Le tonnerre gronde dans les basses, les éclairs jaillissent de toutes parts ; et don Juan, intrépide, impavidus, au milieu de cette conflagration de tous les éléments harmoniques et de la colère des hommes, puisant dans l’idéal qui l’illumine une force héroïque, se fraye un passage à travers la foule tremblante, qu’il accable de son mépris.

« Tel est ce morceau incroyable qui, par la multiplicité des épisodes, par la variété des caractères, par l’infinie délicatesse des détails, par la grandeur du plan et la puissance des effets, ne peut être comparé qu’au Jugement dernier de Michel-Ange. C’est tout un drame où la passion se mêle au sourire de la tristesse religieuse, conçu et exécuté par un génie qui unissait la grâce de Raphaël, la mélancolie de Virgile, à la sombre vigueur de Dante et de Shakespeare. Rien de ce qui a été fait depuis ne s’approche de ce final incomparable où tous les maîtres ont puisé à larges mains. La stretta qui termine le finale du Barbier de Séville procède évidemment du premier finale de Don Juan, où Mozart a concentré toutes les beautés partielles de son œuvre.

« Le dénouement gronde de loin dans l’orchestre ; dans une belle salle du palais de Don Juan, éclairée à giorno, on voit une table somptueusement servie et des musiciens tout prêts à égayer de leurs concerts le souper du maître. Celui-ci s’assied en chantant avec désinvolture que ce monde ne doit pas être une vallée de larmes, et que quand on est riche on a raison de se divertir. Les musiciens du petit orchestre entament alors un petit air élégant dont le rythme à six-huit pétille comme les vins généreux que Leporello ne cesse de verser dans la coupe avide de don Juan, qui s’épanouit et rayonne à ce banquet de la vie où il a toujours été un fortuné convive. Au milieu de fraîches bouffées d’harmonie et de gais propos de table qu’il échange avec Leporello, dont il se plaît à surprendre la gourmandise, survient donn’Elvira tout éplorée. Plus amante qu’épouse, toujours inquiète sur le sort de celui qui a troublé son cœur et sa destinée, elle vient faire un dernier effort pour le ramener à de meilleurs sentiments et détourner le coup qui le menace. Ses prières, ses larmes, ses imprécations, qui attendrissent Leporello, n’arrachent à don Juan qu’un sourire moqueur et un éloge magnifique du vin et de la femme, gloire et consolation de l’humanité. Tout cela forme un trio plein de verve, de contraste et de passion.

« En se retirant désespérée, donn’Elvira pousse un cri d’effroi dans la coulisse, qui se propage dans l’orchestre et en agite les profondeurs. “Va voir ce que c’est”, dit don Juan sans s’émouvoir davantage ; et Leporello, revenant tout effaré, raconte qu’il a vu la figure du commandeur, dont il imite la marche pesante et cadencée. Il serait impossible d’exprimer par des paroles l’agitation fiévreuse qui règne dans l’orchestre pendant tout ce dialogue. Voulant s’assurer de la cause de cette frayeur, don Juan prend une bougie et va lui-même au-devant de son convive, qui frappe à la porte à coups redoublés. L’entrée de la statue est annoncée par une succession de longs et lourds accords en ré mineur, que nous avons déjà entendus au début de l’ouverture, et qui ébranlent le sol de leurs vibrations formidables. “Tu m’as invité à souper, me voici”, dit le commandeur. Et sur un ordre de don Juan, qui ordonne à Leporello de préparer un nouveau souper, l’esprit de la mort lui crie : “Arrête ! Ce sont d’autres besoins qui m’amènent ici. Je t’invite aussi à venir partager le pain dont je me nourris ; viendras-tu ? — Je viendrai”, répond don Juan avec une intrépidité que rien n’arrête. Et pendant ce dialogue sublime, les accompagnements reproduisent les progressions chromatiques, les dissonances âcres et terribles qui ont été entendues au premier acte au moment du duel. “Donne-moi donc ta main”, répond le commandeur. Et soudain un froid mortel pénètre le cœur de don Juan sans ébranler son courage. “Repens-toi. — Non. — Repens-toi, te dis-je, scélérat ! — Non, non, jamais ! ” réplique don Juan, qui, au milieu même de douleurs surhumaines et déjà livré aux esprits infernaux, conserve la foi d’un néophyte souriant à l’aurore d’une vie nouvelle. Il disparaît ainsi sous la terre, qui s’entrouvre pour l’engloutir. »

Le génie de Mozart, on peut le comprendre maintenant, réunit les dons les plus rares, et c’est l’alliance même de facultés si diverses qui prépare merveilleusement l’auteur de Don Juan à opérer une conciliation féconde entre toutes les parties de l’art. Enfant, Mozart étonne le monde musical par les prodiges de son talent d’exécution ; homme mûr, il tient et surpasse tout ce qu’avait promis sa jeunesse. Il excelle dans tous les genres, il étend sa domination sur tout le vaste empire de l’art, depuis la canzonetta jusqu’au poème dramatique, depuis la sonate jusqu’à la symphonie : son imagination, aussi variée que profonde, aussi tendre que sublime, exprime tous les sentiments de la nature humaine, depuis le demi-sourire jusqu’à la grâce, et les transports de l’amour jusqu’aux sombres terreurs de l’âme religieuse ; car il ne faut pas oublier que c’est la même plume qui a écrit le Mariage de Figaro et la messe de Requiem. Après avoir ainsi traité tous les genres et parlé toutes les langues dans les œuvres diverses, Mozart se résume dans un effort suprême et nous donne, avec la partition de Don Juan, la plus complète expression de son génie.

Lord Byron, le plus grand poète des temps modernes, a voulu rendre en poésie ce caractère de Don Juan, que Mozart a rendu en musique ; mais quelle différence entre la verve moqueuse, ironique, impie ou cynique du poète anglais, et la foi dans l’art sincère, convaincue, communicative et religieuse du musicien de Salzbourg ! Le Don Juan du poète anglais n’est que la bouffonnerie du génie. Les notes du musicien ont vaincu d’avance les vers, comme l’âme croyante de Mozart a vaincu l’âme incrédule de Byron. Lisez Byron pour le faux rire, allez entendre Mozart pour voir transfigurer en mélodies diverses et délicieuses, en sourires ou en larmes, toutes les passions du cœur humain, depuis les amours de la terre jusqu’aux enthousiasmes du ciel.

XVI

Bientôt après il écrivit, pour un autre théâtre d’Allemagne, la Flûte enchantée, musique arcadienne qui est à la musique ce que le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est à la poésie, une rêverie entre ciel et terre, une coupe d’opium divin qui endort l’âme dans la couche des nuages.

Hélas ! il avait déjà les pressentiments de l’autre monde ; la vie se retirait de lui et s’exhalait, en se retirant, en mélodies ! Les génies précoces n’ont pas de soir ; ils ont tout donné le matin. Au reste, les longues vies ne sont pas nécessaires aux grands artistes, dont le talent n’est que sensation ; elles sont nécessaires aux poètes, aux philosophes, aux historiens, aux orateurs politiques, parce que l’expérience et la pensée, ces fruits de l’âge, sont les produits de la maturité, souvent même de l’extrême vieillesse.

La mort de son père avait profondément attristé Mozart ; il ne savait à qui offrir la joie de ses triomphes ; il reportait sur sa femme, Constance, et sur ses quatre petits enfants toute sa tendresse ; il vivait d’amour conjugal et d’amour paternel comme il avait vécu, plus jeune, d’amour filial et d’amour fraternel ; il n’avait encore que trente et un ans, et déjà il ne tenait plus à la vie que par ses rejetons. Le caractère de sa musique devenait de plus en plus religieux ; il préférait l’écho du sanctuaire aux applaudissements des théâtres : ses chants montaient d’avance à son Dieu.

XVII

Quant à son ami et à son collaborateur d’Aponte, il semble que la fréquentation de Mozart avait amélioré et comme converti ce don Juan de Venise. En lisant ses Mémoires, comparables aux pages des Confessions de J.-J. Rousseau, mais plus candides, plus naturels, moins sophistiqués et moins déclamatoires, on s’aperçoit qu’après ses relations avec Mozart, le goût, ou du moins le regret de la vertu, respire dans cet homme d’aventures qui a respiré de près l’âme d’un homme de régularité et de piété.

D’Aponte enlève à Trieste le cœur d’une jeune et belle Héloïse, fille d’un négociant anglais : les parents de son écolière lui accordent sa main. Il part avec elle pour Londres la première nuit de ses noces ; il passe plusieurs années en Angleterre, attaché au théâtre italien de cette capitale en qualité de compositeur de libretti, poète de commande chargé de fournir des drames ou des paroles aux musiciens. Il fait une certaine fortune à ce métier ; le directeur des théâtres, Taylor, l’envoie en Italie, la bourse pleine d’or, à la recherche des cantatrices les plus capables d’illustrer et d’enrichir son administration théâtrale. D’Aponte, suivi de sa charmante femme, ne manque pas de trouver un prétexte pour passer par Venise et pour aller à Cénéda surprendre sa famille, embrasser son vieux père, éblouir ses frères, ses sœurs, ses amis d’enfance du spectacle de sa prospérité.

Nous ne pouvons résister au désir de traduire ce délicieux retour de Lorenzo d’Aponte dans sa petite ville de l’État de Venise : nos lecteurs nous le pardonneront. D’Aponte et Mozart sont inséparables dans la postérité ; d’ailleurs même, dans les confidences de saint Augustin, si tendre et si pieux pour sa mère, il n’y a pas beaucoup de pages en littérature intime supérieures à ce retour d’un fils aventurier dans la maison paternelle. Lisez.

Mais supposez, de plus, qu’au lieu de lire dans ma traduction française, langue trop virile et trop peu souple pour ces mollesses efféminées de l’âme, vous lisez en vénitien, langue aussi balbutiante et aussi transparente que le murmure des lagunes sur le sable du Lido. Lorenzo part, il arrive à Hambourg, il traverse l’Allemagne et les Alpes ; il arrive ivre d’amour pour le ciel retrouvé de sa patrie, à Castelfranco, non loin de Venise et de Cénéda, sa ville natale ; laissons-le maintenant parler.

XVIII

« Arrivé à Castelfranco, dit-il, et désirant savourer de toutes les manières possibles les délices et les surprises du retour que je me promettais, je laissai ma jeune et belle compagne de voyage seule à Castelfranco, et je lui donnai rendez-vous pour nous rejoindre à Trévise. Trévise n’est distant que de douze milles de Castelfranco. Nous devions nous y retrouver le 4 novembre de bonne heure. Je partis, et j’arrivai dans la soirée à Conegliano, qui n’est qu’à huit milles de distance de Cénéda, ma chère patrie.

« En moins d’une heure je me trouvai à la porte de la maison paternelle ; au moment où mes pieds touchèrent la terre où j’avais eu mon berceau et où je respirai les tièdes haleines de ce doux ciel natal qui m’avait nourri, et qui m’avait donné l’aliment de la vie pendant tant de jeunes années, je fus pris d’un tremblement de tous mes membres, et une telle sensation de reconnaissance et de piété courut dans mes veines, que je restai pendant un certain temps immobile et comme incapable de tout mouvement, et je ne sais combien de temps je serais demeuré dans cet état si je n’avais entendu tout à coup, du haut du balcon, une voix qui sembla m’ébranler doucement le cœur, et que je crus reconnaître pour une voix anciennement connue de mon oreille.

« J’étais descendu de la voiture de poste à quelque distance de la maison paternelle, afin de ne pas éveiller l’attention et de ne pas laisser soupçonner l’arrivée d’un étranger dans la ville par le bruit des roues et le pas des chevaux. J’avais enveloppé ma tête d’un mouchoir qui me retombait sur le visage, de peur qu’à la lueur des lanternes on ne me reconnût par les fenêtres ; et quand, après avoir enfin frappé timidement à la porte, j’entendis répondre du haut du balcon : Qui est là ? je m’efforçai de déguiser le son de ma voix, et je ne dis que : Ouvrez ! Mais ce seul mot suffit à me faire reconnaître, au son de la voix, par celle de mes sœurs qui m’avait entendu et qui, jetant un grand cri de surprise et de joie, s’écria en parlant à mes autres sœurs : C’est lui ! c’est Lorenzo ! Elles se précipitèrent toutes avec la rapidité de la foudre par l’escalier, se jetèrent à l’envi à mon cou, m’étouffant presque de caresses, et, tout en me couvrant de leurs baisers, me conduisirent à mon pauvre père qui, en entendant retentir mon nom dans l’escalier, et surtout en me revoyant à ses pieds, était resté immobile et comme pétrifié pendant quelques instants.

« Outre le plaisir et la surprise de mon arrivée imprévue, il y avait une circonstance antérieure qui rendait cette surprise et ce bonheur infiniment plus frappants pour lui, car ce jour-là était précisément le second jour du mois de novembre ou le jour des Morts, fête funèbre particulièrement solennisée dans tous les pays catholiques.

« Ce jour-là tous les parents et tous les amis de la maison se réunissent dans la soirée pour passer quelques heures ensemble en veillées de famille et en divertissements innocents. En ce moment, mon père se trouvant donc à table, entouré de ses fils, de ses gendres, de ses petits-fils, de ses petits-neveux, venait de les convier à boire à ma santé, et en portant un brindizi (un toast) il venait de se lever de sa chaise et de dire : À la santé de notre Lorenzo, absent depuis tant d’années ; et prions Dieu qu’il nous accorde la grâce de le revoir avant l’heure de ma mort ! Les verres n’étaient pas encore vidés qu’on entendit frapper à la porte, et que les cris de Lorenzo ! Lorenzo ! avaient tout à coup retenti dans tous les coins de la maison.

« Il faudrait n’avoir point de cœur dans la poitrine pour ne pas concevoir l’état d’un vieillard qui passait de beaucoup quatre-vingts ans dans un événement si surnaturel. Quant à moi, je peux surtout le sentir par ce que j’éprouvai moi-même. Nous demeurâmes entrelacés (avitichiati) comme la vigne à l’ormeau pendant plusieurs minutes, et, après un échange à l’envi entre nous de baisers, de caresses, d’embrassements qui durèrent, cessèrent, reprirent jusqu’aux douze heures de nuit, j’entendis à la porte de la maison des hurlements de joie, des voix confuses qui appelaient à grands cris : Lorenzo ! Lorenzo ! cris qui, m’ayant attiré à la fenêtre, je vis, à la clarté de la lune, une foule de personnes demandant à entrer ; la porte leur fut ouverte, et voilà tout à coup la chambre remplie de mes bons et chers amis de la ville, qui, à la nouvelle de mon retour, étaient accourus pour me voir. Je compris véritablement ce soir-là de quelles délices peut se remplir un cœur d’homme, et combien est vrai ce vers du poète :

Dulcis amor patriæ, dulce videre suos.
Il est doux, l’amour du pays ; il est doux de revoir les siens !

« Je laisse à penser à ceux qui savent aimer l’impression que fit sur moi la présence de tous ces amis plus ou moins chers, venant, après vingt ans d’absence, fêter mon arrivée au milieu de la nuit, comme si leur impatience n’avait pu attendre le jour. Après quelques heures de délicieux entretiens entre eux et moi, nous nous séparâmes. Alors mon père voulut que j’allasse enfin me reposer, et m’offrit la moitié de son lit pour dormir ensemble. Je me couchai un peu avant le bon vieillard, et je le vis s’agenouiller auprès d’un crucifix qui était attaché à la muraille au-dessus du second lit, pour dire ses prières accoutumées ; elles durèrent près d’une demi-heure, et je l’entendis les terminer d’une voix de componction et d’attendrissement par ces paroles des psaumes :

« “Seigneur, congédiez maintenant votre serviteur, qui n’a plus rien à vous demander ! ”

« Après sa prière il se mit au lit, et, me serrant dans ses bras : “Ô mon enfant ! me dit-il, maintenant que je t’ai revu, je mourrai content ! ” Il souffla la lampe, et nous restâmes quelques moments en silence, attendant le sommeil ; mais entendant soupirer plus fortement qu’à l’ordinaire ce tendre père, je le priai de me dire la cause de son insomnie. “Dors ! dors ! mon enfant, me répondit-il avec un nouveau soupir qu’il ne pouvait comprimer, nous causerons demain.”

« Un instant après il parut dormir, et je m’endormis enfin moi-même. En me réveillant le matin avec le soleil levant, je m’aperçus que j’étais seul dans le lit ; il s’était levé doucement avant le jour, et il était allé de bonne heure au marché de la ville pour acheter à temps les plus beaux fruits et les mets les plus recherchés de la saison pour le déjeuner et pour la collation du jour. Mes jeunes sœurs, leurs maris, les enfants de celles qui étaient déjà mères, mes deux petits frères, Henri et Paul, étaient tous réunis en silence et attendant à la porte de la chambre, prêts à s’y précipiter au premier bruit qui leur annoncerait mon réveil ; je ne sais si un mouvement, une respiration, un craquement du lit les avertit que je cessais de dormir, ce que je sais, c’est que je vis tout à coup et tout à la fois entrer une foule d’hommes, de femmes, de petits enfants, ouvrir les volets et se jeter confusément sur mon lit pour m’embrasser, me serrer dans leurs bras et presque m’étouffer d’embrassements, de baisers et de caresses. Peu après cette invasion dans la chambre, mon père rentra ; ce bon vieillard était chargé, au-delà de ses forces, de fruits et de bouquets dont mon lit fut à l’instant submergé par toute cette chère famille ; ils m’en couvrirent littéralement des pieds à la tête en poussant des cris de joie. Dans ce tumulte de tendresse, pendant ce temps, une jolie petite servante, très accorte, m’apporta le café ; toute la compagnie fit cercle autour du lit ; je m’assis sur mon séant, tout le monde s’assied et se met en attitude de prendre la collation en famille.

« En vérité, je ne me souviens pas d’avoir vu, ni avant ni après dans toute ma vie, une scène de gaieté et de félicité comparable à cette matinée de Cénéda. Je me figurais plutôt être au milieu d’un groupe d’anges du paradis que d’habitants mortels de ce bas monde. Ces jeunes femmes, mes sœurs, étaient toutes charmantes de visage ; mais Faustina, la plus jeune de ces sept sœurs, était un véritable ange de beauté ; je lui proposai, en badinant, de la conduire à Londres avec moi : mon père y consentait, mais elle, ne répondant ni oui ni non, je soupçonnai, non sans fondement, que bien qu’elle n’eût encore que ses quinze ans accomplis, elle ne fût déjà plus entièrement maîtresse de son propre cœur. On passa insensiblement à d’autres sujets d’entretien.

« Comme personne ne me parlait de mes deux autres frères chéris, Jérôme et Louis, enlevés par la mort à la fleur de leur âge, je me gardais bien d’en prononcer moi-même le nom, de peur d’attrister, par quelques douloureuses réminiscences, la joie de ce beau jour. Mais un nouveau soupir échappé de mon père me rappela ses respirations pénibles de la nuit, et je lui en demandai encore une fois la cause : il ne me répondit pas, mais moi, m’apercevant que ses yeux se remplissaient de larmes, j’en devinai trop la source, et je me hâtai de changer de discours. Comme je n’avais jusque-là parlé ni peu ni beaucoup de ma chère compagne de voyage, je pensai que c’était le moment opportun de faire mention de mon bonheur à la famille ; et, pour ramener sur les lèvres la gaieté que les larmes mal contenues du père avaient contristée sur les visages, je parlai ainsi :

« Ne pensez pas pourtant, mesdemoiselles mes sœurs, que je sois venu seul de Londres revoir mon pays ; j’ai amené avec moi une belle jeune femme qui a dansé comme vous sur ce théâtre, et que j’aurai probablement le plaisir de vous présenter, demain ou après-demain, comme une huitième sœur. — Est-elle vraiment aussi belle que vous la faites ? me dit Faustina. — Plus belle encore que toi, lui répondis-je. — Nous verrons donc ce bijou », reprit elle ! Ce petit défi de beauté rappela la bonne humeur, on demeura encore quelque temps ensemble ; à la fin, ils sortirent tous et toutes pour me laisser la liberté de m’habiller. Mon père resta seul près de moi.

« Comme son cœur avait besoin de se soulager, je pensai que c’était le moment de lui parler de ses deux fils perdus pendant mon absence. “Ah ! si ces deux pauvres enfants étaient avec nous à présent, s’écria-t-il, quelle ne serait pas leur joie et la nôtre ? ” Nous pleurâmes ensemble, lui ses fils, moi mes frères ; je parvins à le consoler en lui promettant qu’avant de partir de Cénéda je lui ferais voir une chose qui compenserait un peu les pertes de famille que nous avions faites (sa jeune femme).

« Nous revînmes insensiblement à la gaieté ; j’allai rendre visite à toutes les personnes qui étaient venues nous visiter la veille au soir ; je revis quelques-unes de mes anciennes amies de jeunesse, qui m’accueillirent avec une joie et une courtoisie tendre, pareille aux sentiments que j’éprouvais moi-même à les revoir ; et ce ne fut qu’à l’heure du dîner, l’après-midi, que je prévins la famille et les amis que je devais partir, dès le lendemain, pour Trévise et peut-être pour Venise.

« Le quatrième jour de novembre, je me disposai en effet à partir pour Trévise. Comme mon intention était de revenir promptement à Cénéda, avec ma femme, je me proposais d’emmener avec moi au-devant d’elle, dans ce petit voyage, la plus jeune de mes sœurs, Faustina, et mon plus jeune frère, Paulo, qui avait connu autrefois ma femme pendant qu’elle était encore ma fiancée à Trieste. Mais, à peine le bruit de mon départ avec eux se fut-il répandu dans la ville, que toute la jeunesse de l’endroit se pressa autour de la porte pour attendre que je sortisse de la maison. Je pensais que c’était dans l’intention de me souhaiter un heureux voyage et un prompt retour ; pas du tout : c’était pour me conjurer, d’une voix unanime, de ne pas emmener avec moi la belle Faustina ; et comme ces supplications avaient presque l’accent de la défiance et de la menace, je dus promettre avec serment que je la ramènerais à Cénéda avant que trois jours fussent écoulés. Nous arrivâmes le même soir à Trévise ; ma femme, contre mon attente, n’y arriva que le lendemain matin ; j’étais à la fenêtre de l’auberge à l’attendre avec impatience, quand je vis approcher la voiture ; je descendis précipitamment l’escalier pour courir la recevoir dans mes bras. Mon frère, qui m’avait plaisanté sur mon anxiété de la revoir et sur mon agitation pour ce retard de quelques heures, ne croyait voir qu’une danseuse de théâtre, comme je l’avais dit à Cénéda. “Nous allons donc voir enfin cette perle incomparable, plus belle que toi ! ” avait-il dit à Faustina. Nous montâmes les degrés, ma jeune femme et moi ; comme elle portait un voile qui lui couvrait entièrement la figure, mon frère, qui se souvenait du voile noir de Trieste que j’avais soulevé par badinage la première fois que je la vis, fit le même geste que moi ; il avait aimé tout enfant, à Trieste, celle qui était devenue ma femme, d’une tendresse passionnée. Il m’avait demandé mille et mille fois des particularités sur elle ; je lui avais répondu toujours par des généralités, sans lui laisser ni soupçonner ni espérer que ma Nancy était celle que j’avais épousée ; comment imaginer et surtout comment peindre sa surprise, en la reconnaissant sous le voile qui venait de l’autre ? Bien que la Faustine fût véritablement d’une beauté accomplie et assez orgueilleuse pour savoir parfaitement combien elle était admirée, elle ne put s’empêcher de s’écrier : C’est vrai, c’est vrai, elle est encore plus belle que moi ! Cette surprise fut le premier et le plus grand plaisir que j’éprouvai à Trévise. »

Son retour à Cénéda avec sa Nancy, sa Faustine et son frère, et la séparation définitive de cette aimable famille pour retourner à Londres, sont peints avec la même vivacité et la même candeur d’âme et de style. Nous ne connaissons dans aucune langue des scènes domestiques qui remuent plus doucement et plus profondément les fibres de famille.

Les Mémoires de d’Aponte en sont partout émus ; c’était un de ces cœurs viciés à la surface par les ballottements d’une vie aventureuse, mais en qui il reste le fond d’où toute vertu peut renaître, la nature.

Il part de Cénéda pour Londres, il y prospère un moment dans des spéculations de théâtre et de librairie ; il y succombe ensuite sous un déluge d’adversités domestiques et de dettes ; il se réfugie avec sa femme et ses enfants aux États-Unis, il y professe la littérature italienne à un peuple qui n’est pas encore parvenu à l’âge littéraire ; il y meurt donc de misère, mais toujours jeune à quatre-vingt-dix-sept ans ! C’est la résipiscence de Figaro, c’est la vieillesse de don Juan, mille fois pire que le coup de tonnerre de son drame.

C’est à l’âge de soixante-seize ans qu’il écrit sur les brumes de New-York ces pages ivres encore d’adolescence, d’amour et de gloire ; la jeunesse de ces hommes est dans leurs adversités. Leur longue lutte avec la fortune est un exercice qui les rajeunit en les terrassant. Ils boivent leur sueur comme des naufragés du sort, pour se désaltérer et retremper leurs forces. Nous regretterions de n’avoir pas connu ces Mémoires restés obscurs de d’Aponte ; c’est un trésor de littérature vénitienne qui vaut un regard de ce siècle et la traduction d’une main légère. Nous ne nous étonnons plus de l’amitié de Mozart pour cet aventurier d’élite ; l’homme religieux a ses indulgences, qui sont les grâces de la vertu.

XIX

Quant à Mozart lui-même, il n’était pas destiné par la nature à jouer longtemps ainsi avec les malignités du sort. Tout était sérieux en lui, parce que tout était sublime ; sa piété, qui était l’héritage de son père et de sa mère, lui faisait élever sans cesse sa pensée vers ce ciel chrétien où il les voyait des yeux de sa foi. Quelques passages de ses lettres à sa sœur, heureuse à Salzbourg dans un mariage d’inclination, révèlent les sérénités pieuses de sa pensée. Cette pensée se traduisait en musique d’Église ; il pensait en sons, ces sons remplissaient d’âme les voûtes des cathédrales. Une phrase musicale de Mozart convertit autant de cœurs qu’un sermon, car tout ce qui élève convertit. Dieu est en haut, son génie montait toujours. Semblable au poète français Gilbert, qui chanta mourant sa propre mort, Mozart se chanta à lui-même l’éternelle paix sur son lit d’agonie dans son Requiem. Il expira à trente-cinq ans, en 1791. La terre ne se doutait pas de ce qu’elle perdait : il fallut trente ans à son nom pour mûrir à la gloire que ce nom possède aujourd’hui. Mais Rossini allait naître au moment où Mozart mourait, comme si la Providence avait voulu que la voix et l’écho ne fussent séparés que d’un instant dans l’oreille du siècle. Quand nous disons l’écho, nous ne prétendons pas dégrader le génie original de Rossini au rôle de répercussion du génie de Mozart ; Rossini c’est Mozart heureux, Mozart c’est Rossini grave. Ils sont différents mais égaux ; Mozart est la mélodie pensive du Tyrol et de l’Allemagne, Rossini c’est la gaieté et l’ivresse de Naples ; nous portons nos climats en nous. Rossini était plus fait pour le drame musical, Mozart pour la mélodie lyrique isolée de l’orchestre et de l’acteur. Sa musique se suffisait à elle-même ; il chante pour chanter, Rossini pour émouvoir et pour plaire.

XX

Maintenant si l’on nous demande laquelle des musiques nous préférons, de celle qui chante seule sans parole, ou de celle que le dialogue accompagne des paroles sur la scène, nous n’hésitons pas à préférer la musique non dramatique à la musique théâtrale. Ce n’est que pour le vulgaire qu’un art se popularise en se mésalliant. Que penseriez-vous de la sculpture qui emprunterait les couleurs de la peinture pour rendre les divines formes de Phidias plus semblables aux figures de cire coloriées devant lesquelles s’extasie l’ignorante multitude de nos places publiques ? Que penseriez-vous de la peinture qui relèverait en bosse les dessins de Raphaël ou de Titien pour donner plus d’illusion et plus de saillie à ses tableaux ? Vous penseriez que ces deux arts sortent des conditions propres que la nature leur a assignées, pour produire plus d’effets peut-être ; mais quels effets ! des effets grossiers, sensuels, des enthousiasmes de populace, au lieu des extases de véritables amateurs d’élite. Or, en fait d’art, la sensation est dans la foule, mais le jugement est dans l’élite.

Eh bien, c’est là précisément ce que fait le musicien, ce parleur sans parole de la langue des sens, quand il s’associe au poète dramatique pour faire dialoguer, frémir, sangloter, crier, hurler sa musique dans ce qu’on appelle un opéra sur un thème donné par son poète. Il augmente l’effet matériel de son art ; mais il l’augmente en altérant sa nature, en abdiquant son indépendance, en mêlant un art à un autre art, et même à plusieurs autres arts, de manière à en accroître l’effet sur les sens, mais à en diminuer la véritable magie sur l’âme.

Nous comprenons très bien que le musicien, le poète, le décorateur, le chanteur, le danseur, le déclamateur dramatique, le peintre et le statuaire aient eu la pensée de s’associer en un seul groupe d’arts confondus sur la scène, afin de produire sur la multitude un prestige souverain à l’aide de tous ces prestiges réunis. Nous n’échappons pas nous-même à la toute-puissance sensuelle de ce spectacle où le poète compose et versifie, où le peintre décore, où l’architecte construit, où la danseuse enivre l’œil par la beauté, le mouvement, l’attitude ; où le déclamateur récite, où le personnage tragique ou comique rit et pleure, se passionne, tue ou meurt en chantant ; où l’orchestre enfin, semblable au chœur de la tragédie antique, accompagne et centuple toutes ces impressions du drame par ces soupirs ou par ces tonnerres d’instrumentation savants qui caressent ou qui brisent chaque fibre sonore du faisceau de nos nerfs en nous. Mais, quelle que soit la force irrésistible de cette impression des arts coalisés sur notre nature, tout en la subissant nous la jugeons, et en la jugeant du point de vue véritablement spiritualiste, c’est-à-dire du point de vue élevé et vrai de l’art, nous ne pouvons nous empêcher de regretter pour chacun de ces arts en particulier cette coalition, ou plutôt cette promiscuité qui altère chacun dans son essence. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que la peinture est plus belle sur un tableau isolé de Raphaël, dans la solitude d’une galerie du Vatican, que sur une toile de décoration d’opéra ; que la poésie est plus divine dans une page d’Homère, de Virgile, de Dante ou de Pétrarque, que dans la vocalisation d’un chanteur et d’une cantatrice ; que l’acteur tragique est plus puissant en récitant simplement son rôle sur sa planche entre deux lampes, sans autre prestige que son âme, son accent, son geste, qu’en le chantant au milieu des fantasmagories de la décoration du costume, du ballet et de l’orchestre ; qu’enfin le musicien est plus éloquent et plus pathétique dans la sublime nudité de ses notes que dans l’alliance hétérogène de ses notes avec la poésie, le drame, la déclamation, la décoration, la danse et les oripeaux. Il y a de l’adultère entre un art et un autre art : leur vraie nature leur interdit certaines unions, sous peine de se diminuer en croyant se grandir. L’antiquité le savait : la Grèce, qui avait tout inventé, n’avait pas inventé ces associations contre nature. Chaque art y était d’autant plus complet qu’il était plus isolé et plus lui-même.

Nous n’accusons pas ces derniers compositeurs, tels que Mozart, Rossini et leurs émules, de se prêter à ces alliances forcées ; nous les plaignons : la déclamation n’est pas faite pour chanter, la musique n’est pas faite pour déclamer. À chacun sa sphère.

Nous concevons que la foule s’y trompe et que la musique ne dise rien à ses oreilles sourdes, à moins qu’un orchestre immense ne lui fasse du bruit, que des paroles ne lui interprètent des notes, et qu’une tragédie ne lui traduise ces paroles et ces notes par ses gestes, par son accent et par sa physionomie. Mais les hommes doués du sens musical, tels que ces grands compositeurs ou tels que ceux qui sont dignes de les comprendre, qu’en ont-ils besoin ? Est-ce que la musique n’est pas une langue complète, une langue aussi expressive, une langue aussi génératrice d’idées, de passions, de sentiments, de fini et d’infini que la langue des mots ? Est-ce que cette langue des sons, par son vague même et par l’illimitation de ses accents, n’est pas plus illimitée dans ses expressions que les langues où le sens est borné par la valeur positive du mot et par la syntaxe, cette place obligée du mot dans la phrase ! Est-ce que l’homme qui parle le mieux ou qui écrit le mieux sa langue n’éprouve pas, à chaque instant, qu’il y a des nuances, des spiritualités, des inexpressibilités, de ces sensations, de ces pensées, de ces sentiments qui meurent sur ses lèvres ou sous la plume, faute de paroles assez indéfinies pour les rendre ? Est-ce qu’on n’est pas étouffé quelquefois dans l’amour, dans l’enthousiasme, dans la prière, par l’impossibilité de produire au dehors en paroles l’impression qui vous oppresse ? Est-ce que le soupir, le gémissement, le cri inarticulé ne sont pas alors la seule éjaculation des idées ou des sentiments ? Est-ce que la musique est autre chose que ce soupir, ce gémissement, ce cri mélodieux qui commence sur nos lèvres juste où l’inexprimable par les mots commence ? Est-ce qu’une symphonie de Beethoven n’est pas mille fois plus dramatique, pour une imagination rêveuse de l’amateur prédestiné et passionné de musique, que tous les drames écrits par un poète pour servir de texte ou de cadre à un drame musical sur le théâtre ? Est-ce que vous avez jamais éprouvé dans aucun théâtre une impression musicale comparable à un chant religieux de la voix ou de l’orgue solitaire exhalant autour des autels ou des tombeaux, sous les arches d’une cathédrale, l’Hosanna mélodieux, le Stabat sanglotant, le Requiem suppliant ou résigné de Mozart ? Est-ce qu’un air populaire jaillissant tout à coup à l’oreille des voyageurs d’une vague de la mer de Naples, d’une gorge du Tyrol, d’une île de la Grèce, d’un lac d’Écosse, ou par la flûte ou par la voix d’un berger, d’un pêcheur, d’une jeune fille sur la terrasse de sa chaumière, n’a pas fait monter et vibrer en vous mille fois plus de cordes sympathiques à l’âme que tous les orchestres d’opéra ? Et cela, pourquoi ? Parce que les paroles, bien qu’en expliquant la musique pour le vulgaire, limitent cette musique pour le cœur et pour l’imagination de l’homme bien organisé : la parole, c’est le fini ; la musique, c’est l’infini : voilà son domaine ! Les paroles sont un poids de plomb que le musicien est obligé, à cause de la foule, d’attacher à ses notes pour les retenir à terre et pour les empêcher de s’envoler trop haut, trop loin dans l’espace. Quant à nous, nous aimons mieux détacher ce plomb des ailes du musicien et nous laisser emporter par lui seul au troisième ciel.

XXI

Un homme d’un génie tout à fait fantastique, et par conséquent tout à fait musical, le somnambule Hoffmann, compatriote et adorateur de Mozart, a décrit dans quelques pages l’impression qu’il ressentait de la musique de l’auteur de Don Juan. Nous aimons à retrouver ainsi dans Hoffmann nos propres enthousiasmes pour les divines mélodies du Raphaël de Salzbourg.

Écoutez ce rêve éveillé :

« Un bruit assourdissant, le cri répété : “Le théâtre commence ! ” me tirèrent du doux sommeil dans lequel j’étais tombé. Les basses murmuraient de concert, un coup de timbales, un accord de trompettes, un ut échappé lentement d’un hautbois, les violons qui s’accordent : je me frotte les yeux. Le diable se serait-il joué de moi dans mon enivrement ? Non, je me trouve dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier à demi rompu. Précisément, au-dessus de mon nez, pend le cordon rouge de la sonnette. Je le tire avec violence : un garçon paraît.

« Mais, au nom du ciel, que signifie cette musique confuse si près de moi ? Va-t-on donner un concert dans la maison ?

« — Votre Excellence (j’avais bu du vin de Champagne à la table d’hôte), Votre Excellence ne sait peut-être pas que cet hôtel touche au théâtre ? Cette porte tapissée conduit à un petit corridor d’où l’on entre dans la loge nº 23 : c’est la loge des étrangers.

— « Comment ! la loge des étrangers ? — Oui, une petite loge qui ne contient que deux personnes, trois au plus : elle est réservée aux gens de distinction ; tout proche du théâtre, grillée et tapissée de vert. S’il plaisait à Votre Excellence… On donne aujourd’hui Don Juan, du célèbre Mozart. Le prix de la place est d’un écu et de huit gros ; nous le mettrons sur le compte.

« Il prononça ces derniers mots en ouvrant déjà la porte de la loge, tant au seul nom de Don Juan, je m’étais empressé de me précipiter dans le corridor par la porte tapissée. La salle était vaste, décorée avec goût et éclairée d’une façon brillante ; les loges et le parterre étaient chargés de monde. Les premiers accords de l’ouverture me convainquirent que l’orchestre était excellent ; et si les chanteurs le secondaient quelque peu, je devais m’attendre à toutes les jouissances que me promettait le chef-d’œuvre. Dans l’andante, l’effroi du terrible et souterrain regno del pianto s’empara de moi ; l’horreur pénétra dans mon âme. La joyeuse fanfare, placée à la septième mesure de l’allégro, résonna comme les cris de plaisir d’un criminel ; je crus voir des démons menaçants sortir de la nuit profonde ; puis des figures animées par la gaieté danser avec ivresse sur la mince surface d’un abîme sans fond. Le conflit de la nature humaine avec les puissances inconnues qui la circonviennent pour la détruire, s’offrit clairement à mon esprit ; enfin, la tempête s’apaisa, et le rideau fut levé.

« Gelé et mal content sous son manteau, Leporello s’avance vers le pavillon, par la nuit noire, et commence : Notte e giorno fatigar. Ainsi de l’italien, me dis-je : Ah ! che piacere  ! Je vais donc entendre tous les airs, tous les récitatifs tels que le grand maître les a conçus dans son esprit, et tels qu’il nous les a transmis ! Don Juan se précipite sur la scène, et, derrière lui, donn’Anna retenant le coupable par son manteau. Quel aspect ! Elle eût pu être plus légère, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche ; mais quelle tête ! Des yeux d’où s’échappent, comme d’un point électrique, l’amour, la haine, la colère, le désespoir ; des cheveux dont les anneaux flottants volent sur le cou d’un cygne ; ce blanc négligé qui recouvre et trahit à la fois des charmes qu’on ne vit jamais sans danger. Encore soulevé par l’émotion, son sein s’abaisse et s’élève violemment. Et quelle voix ! Écoutez-la chanter : Non sperar se non m’uccidi. À travers le tumulte des instruments s’échappent, comme par éclairs, les accents infernaux. »

L’actrice qui a représenté donn’Anna se glisse pendant l’entracte dans la loge d’Hoffmann. Il la reconnaît, il cause avec elle.

« Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son rôle à elle dans le drame, il semblait que tous les trésors secrets de ce chef-d’œuvre s’ouvraient à moi, et que je pénétrais pour la première fois dans un monde étranger. Elle me dit que la musique était sa vie entière, et que souvent elle croyait comprendre, en chantant, mainte chose qui gisait ignorée en son cœur.

« Oui, je comprends tout alors, dit-elle l’œil étincelant et la voix animée ; mais tout reste froid et mort autour de moi, et lorsque, au lieu de me sentir, de me deviner, on m’applaudit pour une roulade difficile ou pour une fioritura agréable, il me semble qu’une main de fer vienne comprimer mon cœur ! Mais vous, vous me comprenez, car je sais que l’empire de l’imagination et du merveilleux où se trouvent les sensations célestes vous est ouvert aussi.

« — Quoi ! femme divine !… tu… vous connaissez ?… Elle sourit et prononça mon nom. »

La clochette du théâtre retentit : une pâleur rapide décolora le visage dépouillé de fard de donn’Anna ; elle porta sa main à son cœur, comme si elle eût éprouvé une douleur subite, et, disant d’une voix éteinte : « Pauvre Anna, voici tes moments les plus terribles ! » Elle disparut de la loge.

« Le premier acte m’avait ravi ; mais, après ce merveilleux incident, la musique opéra sur moi un effet bien autrement puissant. C’était comme l’accomplissement longtemps attendu de mes plus doux rêves, comme la réalisation de mes pressentiments les plus secrets. Dans la scène de donn’Anna, je me sentis soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur mes lèvres ; mais ce baiser avait toute l’impalpabilité du son le plus harmonieux.

« Le chœur avait consommé l’œuvre ; je m’enfuis dans la disposition la plus exaltée où je me fusse jamais senti dans ma chambre. Je me sentais à l’étroit dans cette triste chambre d’auberge. Vers minuit je crus entendre du bruit près de la porte tapissée. Qui m’empêche de visiter encore une fois le lieu de cette singulière aventure ? Peut-être la reverrai-je encore ! Il m’est facile d’y porter cette petite table, deux bougies, ce pupitre. J’y cours. Le garçon vient m’apporter le punch que j’ai demandé ; il trouve ma chambre vide, la petite porte ouverte ; il me suit dans ma loge et me lance un regard équivoque. À un signe que je lui fais, il pose le bowl sur la table et s’éloigne, tout en se retournant encore vers moi, une question sur les lèvres. J’appuie mes deux coudes sur le bord de la loge, et je contemple la salle déserte, dont l’architecture, magiquement éclairée par mes deux lumières, se projette bizarrement en reflets merveilleux. Le vent, qui pénètre à travers les portes entrouvertes, agite le rideau.

« S’il se levait ! si donn’Anna venait encore m’apparaître ! “Donn’Anna ! ” m’écriai-je involontairement. Mon cri se perdit dans l’espace vide, mais il réveilla les esprits des instruments de l’orchestre. Il en sortit un accent faible et singulier, comme s’ils eussent murmuré ce nom chéri. Je ne pus me défendre d’une terreur secrète, mais qui n’était pas dépourvue de charme.

« Maintenant, je suis plus maître de mes sensations, et je me sens en état, mon cher Théodore, de t’indiquer ce que j’ai cru saisir dans l’admirable composition de ce divin maître. Le poète seul comprend le poète ; les âmes qui ont reçu la consécration dans le temple devinent seules ce qui reste ignoré des profanes. Si l’on considère le poème de Don Juan sans y chercher une pensée plus profonde, si l’on ne s’attache qu’au drame, on doit à peine comprendre que Mozart ait pensé et composé sur un thème si léger une telle musique. Mais cette musique, c’était lui ; le drame, c’était le poète.

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« Deux heures sonnent ! une commotion électrique me saisit. Je sens les douces vapeurs des parfums italiens qui me firent pressentir hier la présence de ma voisine ; un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s’empare de moi. Le vent s’engouffre avec plus de bruit dans la salle, les cordes du piano de l’orchestre frémissent. Ciel ! il me semble entendre comme dans le lointain, portée sur les sons ailés d’un orchestre vaporeux, la voix d’Anna, qui chante : Non mi dir bell’ idol mio ! Ouvre-toi, royaume éloigné et inconnu, patrie des âmes ! paradis plein de charmes, où une douleur céleste et indicible remplit mieux qu’une joie infinie toutes les espérances semées sur la terre. Laisse-moi pénétrer dans le cercle de tes ravissantes apparitions ; puissent les rêves qui tantôt m’inspirent l’effroi, et tantôt se changent en messagers de bonheur, tandis que le sommeil retient mon corps sous des liens de plomb, délivrer mon esprit et le conduire aux plaines éthérées ! »

Conversation à table d’hôte.

Un homme raisonnable (frappant sur le couvercle de sa tabatière). « Il est bien fatal que nous ne puissions entendre de sitôt un opéra bien exécuté ! Mais cela vient de cette maudite exagération. »

Un homme basané. « Oui, oui ! je l’ai dit assez souvent ! le rôle de donn’Anna lui fait toujours mal ! Hier, elle était comme possédée. On dit que, pendant tout l’entracte, elle est restée évanouie, et, après la scène du second acte, elle a eu des attaques de nerfs. »

Un insignifiant. « Oh ! contez-moi donc cela ?.... »

L’homme basané. « Eh ! sans doute, des attaques de nerfs, et si terribles, qu’on n’a pas pu l’emporter du théâtre. »

Moi. « Au nom du ciel ! ces attaques sont-elles dangereuses ! Reverrons-nous bientôt la signora ?...

L’homme raisonnable (prenant une prise de tabac). « Difficilement, car la signora est morte cette nuit, au coup de deux heures. »

Cette catastrophe de la représentation de Don Juan, de Mozart, racontée ainsi par un indifférent à Hoffmann, à une table d’auberge, le lendemain de cette nuit qui avait transfiguré l’amateur en pur esprit, nous rappelle la mort de madame Malibran, la plus extatique apparition de la beauté, de l’enthousiasme et de la musique incréée, morte aussi d’excès d’impression musicale, après une représentation de Mozart. N’ai-je pas vu aussi un rossignol tomber de la branche, après avoir chanté jusqu’à la mort, pour sa compagne, le cœur éclaté de mélodie ?...

Si je devais renaître sur la terre, je demanderais de renaître avec le génie de Mozart ou de Rossini, et avec la voix de Malibran, préférant leurs notes aux plus beaux vers, et la langue de l’infini à la langue des mots. Les hommes parlent, les anges chantent.

Lamartine.