Rancé, [Dom Armand-Jean le Bouthillier de] Chanoine de Notre-Dame, puis Abbé de la Trappe de l’Ordre de Cîteaux, né à Paris en 1626, mort à la Trappe en 1700.
Avant sa conversion, il avoit publié un Commentaire sur les Poésies d’Anacréon. Alors il n’avoit que quatorze ans, & vivoit déjà dans le tourbillon du monde & des passions. Son changement, dont personne n’ignore l’histoire, transforma tout-à-coup ses penchans, & dirigea ses talens vers des objets plus solides. Malgré l’austérité de sa vie, les Ecrits qu’il composa dans sa retraite, ont la teinture d’un esprit poli par l’usage du grand monde, & cultivé par l’étude de la bonne Littérature ; ce qui donnera toujours un nouveau prix aux Ouvrages de piété. Les Réflexions morales sur les Evangiles, l’Abrégé des obligations chrétiennes, ses Lettres spirituelles respirent une éloquence noble, vive & touchante, qui prend sa source dans un cœur fortement pénétré des vérités qu’il y expose. Son Traité de la sainteté & des devoirs de l’état monastique, est écrit avec beaucoup de chaleur. Il entreprend d’y réfuter l’Ouvrage du P. Mabillon, sur les études monastiques ; mais nous répétons ce que nous avons dit dans une autre occasion : le Réformateur de la Trappe confond trop la vie des Religieux avec celle des Solitaires. L’Abbé de Rancé a encore ajouté à ses autres travaux une Relation de la vie & de la mort de quelques Moines de la Trappe, en 4 vol. où, d’un style simple & plein d’onction, il trace des tableaux propres à édifier & à mettre les sentimens de la Religion dans tout leur jour.
Tels sont les Ecrits de cet Abbé célebre. M. de Voltaire a-t-il cru peindre au vrai son caractere, en
s’exprimant ainsi dans son Siecle de
Louis XIV ?
« Jean Bouthillier de Rancé commença par
traduire Anacréon, & institua la réforme
effrayante de la Trappe. Il se dispensa, comme Législateur de la
Loi, qui force ceux qui vivent dans ce tombeau à ignorer ce qui se
passe sur la terre. Il écrivit avec éloquence. Quelle inconstance
dans l’homme ! Après avoir fondé & gouverné son Institut,
il se démit de sa place, & voulut la reprendre ».
Quand il seroit vrai que l’Abbé de Rancé auroit pris quelque part aux événemens de ce monde, après y avoir renoncé, les sentimens qu’il manifeste dans ses Ecrits & dans ses Lettres, n’ont rien qui ne puisse faire honneur à son zele & à sa piété. D’ailleurs, il n’est pas étonnant que l’éclat de sa réputation, son mérite & ses lumieres lui attirassent des relations qu’il n’eût pas recherchées, mais auxquelles il falloit répondre.
L’Ecrivain l’accuse ensuite d’avoir voulu rentrer dans sa place après s’en être démis. Il est faux qu’il ait jamais eu ce dessein. Les trois Abbés qui gouvernerent son Ordre pendant sa vie, furent nommés d’après son choix ; & s’il eût eu envie de reprendre le gouvernement du Cloître, rien ne lui étoit plus facile que d’obtenir pour lui-même ce qu’il n’avoit jamais sollicité que pour les autres. Sa Vie écrite par Marsollier, par Maupeou, par Dom le Nain, & ses Lettres, en offrent des preuves authentiques.
Les débats théologiques qui s’éleverent entre Bossuet & Fénélon, le porterent encore à rompre le silence, & lui attirerent des Vers piquans de la part du Duc de Nevers, que M. de Voltaire cite avec complaisance. L’intérêt de la vérité exige que nous apprenions à ceux qui l’ignorent, que toute la part que l’Abbé de Rancé prit à ces démêlés, se réduit à deux Lettres très-courtes adressées à l’Evêque de Meaux, & publiées contre le gré de celui qui les avoit écrites.
Nous ne nous sommes si étendus sur ces Anecdotes, que pour faire remarquer combien il faut se défier des jugemens historiques de M. de Voltaire. Il étoit naturel, selon ses principes, qu’il cherchât à décrier un homme dont les sacrifices, les vertus & la réforme ont fait tant d’honneur à la Religion. La Philosophie qu’il s’efforce d’accréditer, ne peut s’élever que sur des ruines, & s’alimenter que du meurtre des réputations les plus respectables. Ceux qui vivent dans les tombeaux, selon l’expression de l’Auteur du Siecle de Louis XIV, devroient au moins être à l’abri de ses traits. Ne vaudroit-il pas mieux qu’il y vécût lui-même dans un sage silence, que de faire entendre une voix qui a si souvent outragé les vivans & les morts ?