(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 44-63
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(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 44-63

Mélanges religieux,
historiques, politiques et littéraires
par M. Louis Veuillot8.

Çà et là, par le même9.

« C’était le point attaqué, et j’aime la lutte. »
VEUILLOT, L’Honnête Femme.

Voilà un bien gros morceau. Je ne les crains pas autant que quelques-uns le pensent, mais le moment pour moi de mordre à celui-ci n’était pas venu. Quand je dis que le moment me paraît venu aujourd’hui, que l’on me comprenne bien ; ce n’est point parce que M. Veuillot est hors de la lice, que je crois devoir en profiter. D’ailleurs, des écrivains comme lui ne sont jamais désarmés. Mais il y a un peu de silence autour de lui, et ce silence est favorable à l’étude que je désire faire de ses œuvres et de son talent.

Je ne suis point, et tant s’en faut, un adhérent ; je ne suis pas ou je voudrais être le moins possible un adversaire : je ne suis que cette chose qu’il méprise tant et qu’il traite si à la légère, un littérateur, de ceux qui se sentent attirés vers l’esprit et le talent partout où ils les rencontrent, fût-ce dans le plus grand mélange. Il m’a reproché un jour de m’être occupé de Rabelais, de qui La Bruyère a dit que c’est tantôt « le charme de la canaille », et tantôt « le mets des plus délicats. » Je viens à lui au même titre, comme à un grand satirique et railleur, quoiqu’au fond je le trouve souvent moins raisonnable que Rabelais.

Un des hommes envers qui M. Veuillot s’est montré le plus injuste, M. de Rémusat, me disait un jour, à propos de l’élection de l’abbé Lacordaire à l’Académie, sur laquelle je le poussais : « Que voulez-vous ? j’ai un si grand faible pour le talent qu’il n’est pas jusqu’à ce diable de Veuillot à qui je ne pourrais m’empêcher, je crois bien, de donner ma voix s’il se présentait. » Voilà le vrai littérateur, libre d’esprit, comme je voudrais être.

Des dieux que nous servons connais la différence !

Mais j’oubliais que M. Veuillot a dit qu’une citation de Voltaire « se place tout naturellement dans la bouche des sots. »

— Et puis, je plaisante ; car, lui-même, dans les courts instants où il n’a voulu être que littérateur, je l’ai trouvé, pour mon compte, très-indulgent.

La meilleure manière d’arriver à être juste pour M. Veuillot, est de se le bien expliquer. Il est enfant du peuple, fils d’honnêtes gens, de gens de peine et de travail. Élevé au hasard, mis pour toute école à la mutuelle, puis petit clerc d’avoué, il s’est formé lui seul ; il a dû faire lui-même son éducation, acquérir sans maître sa littérature : il a commencé d’écrire avant de commencer à étudier. Il avait dix-sept ans en 1830, quand la Révolution de Juillet éclata et quand le gouvernement du juste-milieu essaya de se fonder. On eut bientôt besoin de plumes et de défenseurs ; on en prit jusque parmi les enfants. M. Veuillot fut du nombre. On a vu, depuis, la République prendre ses défenseurs, à son tour, jusque parmi les enfants et organiser les mobiles.Le lendemain de la victoire, une femme de la haute société et de beaucoup d’esprit disait à M. de Molènes : « C’est fort heureux, monsieur, que vos petits monstres n’aient pas tourné. » Cela tint à peu de chose, en effet. De même pour M. Veuillot, qui fut d’abord un des mobiles du gouvernement de Juillet, un des enfants terribles qu’il enrôla : « Sans aucune préparation, dit-il, je devins journaliste. Je me trouvai de la Résistance ; j’aurais été tout aussi volontiers du Mouvement, et même plus volontiers. » Il méprisait en effet la bourgeoisie, tout en défendant l’ordre public ; il avait en pitié le pays légal tout en le servant. On l’envoya rédiger des journaux en province, à Rouen, à Périgueux ; il s’y fit la main, il s’y forma l’esprit, il y connut les hommes, et conçut d’emblée fort peu d’estime pour l’espèce en général, sauf un petit nombre d’exceptions. Il eut notamment la fortune de connaître à Périgueux le général Bugeaud, qu’il devait retrouver plus tard, et dont le rude et mâle bon sens, plus probe que délicat, lui imprima un pli.

Il éprouva tout d’abord pour ce guerrier, alors très-impopulaire, un sentiment qu’il ne prodiguait pas, lerespect ; et, dans la suite, engagé au plus fort des luttes, on l’a entendu dire : « Il y a deux hommes dont je ne dirai jamais de mal, le maréchal Bugeaud et M. Guizot. » Et il tint parole, exactement pour l’un, à très-peu près pour l’autre.

A cette date où nous sommes, il n’avait rien, ou bien peu de chose, du chrétien encore ; c’est dans un voyage à Rome, où il était allé avec un de ses amis par simple curiosité, qu’il se convertit. Il avait vingt-cinq ans. Il a raconté ce moment décisif de sa vie d’une manière touchante, et que nul n’a droit de ne pas croire sincère. M. Veuillot, pour un tel acte accompli dans le secret de la conscience, n’a besoin d’aucun garant, et il a donné, ce me semble, assez de gages publics et fait assez de sacrifices à sa cause pour que personne ne mette en doute sa sincérité quand il dit : Je crois. Mais il y a un côté en lui que je me flatte de comprendre mieux que la plupart de ses adversaires ; c’est ce côté-là, et j’yinsiste. Moi aussi j’ai visité Rome vers ce même temps, une année après M. Veuillot, et, me rappelant mes impressions d’alors, je conçois les siennes. Dans cette Rome encore paisible, telle que je la vis trop rapidement au passage, entre le Colisée et le Vatican, chaque âme, disposée à une dévotion, la développait à son aise, démesurément et sans que rien y fît obstacle. C’était le séjour le plus commode à une idée unique, à un culte de l’imagination ou du cœur, et j’en avais sous les yeux trois ou quatre existant ensemble, d’un ordre tout différent. Je voyais à l’école de France M. Ingres, dévot à l’antique et à Raphaël, et qui frémissait d’enthousiasme à ce seul nom. Le même jour j’avais vu le sculpteur Fogelberg, ce Suédois tout grec, dont l’œil se mouillait de larmes en nous montrant l’Apollon au Vatican et les contours lointains des paysages d’Albano. Le lendemain, c’était la princesse Zénaïde Wolkonski, toute catholique et propagandiste, toute chrétienne comme l’autre était tout païen, ayant à raconter des œuvres merveilleuses, couronnées de bénédictions surnaturelles : était-ce l’âge d’or des trois premiers siècles de l’Église qui recommençait ? Je voyais aussi un vieux général polonais dévot aux chapelets et aux médailles dont il avait éprouvé et dont il préconisait maint effet ; à deux pas de là, le peintre Overbeck, dans son atelier, dévot à l’art pur chrétien. Que de dévotions différentes et toutes sincères ! Et chacun d’eux s’étonnait qu’on n’habitât point Rome à jamais quand on y avait une fois touché ; chacun, dans cette masse de monuments et deruines, se creusait sa Rome à lui, sa catacombe, ne voyait qu’elle, et n’était troublé par rien alentour dans ce grand silence. C’était juste le contraire de Paris, où l’on est percé à jour en tous sens et à chaque heure par l’idée du voisin ou du passant.

M. Veuillot fut touché d’un certain aspect de cette Rome multiple, de l’aspect à la fois grandiose et mystique ; mais il ne fut pas touché en simple artiste et amateur, qui sent et qui passe. Âme robuste, entière, non usée de père en fils par l’élégance et la politesse des salons, intelligence brusque et absolue, non assouplie par la critique, non rompue aux systèmes, d’une sensibilité profonde et d’un grand besoin de tendresse au milieu de certaines grossièretés de nature, il fut atteint et renversé en même temps, retourné tout d’une pièce ; le fier Sicambre s’agenouilla : il se fit du même coup chrétien, catholique, ultramontain. Il ne faut pas oublier, en le jugeant, cette circonstance qu’il n’a pas sucé le christianisme peu à peu, à diverses reprises et dès l’enfance. Violent néophyte, catéchumène intrépide, il a embrassé le christianisme et toutes les religions romaines d’un seul coup, sans le moindre petit préservatif ou correctif à la française. Il revint de là en soldat de la foi et en missionnaire, décidé à propager et à enfoncer la vérité, coûte que coûte, parmi les infidèles, parmi les fils de Voltaire. M. de Montalembert guerroyait presque seul alors pour cette même cause. Voilà une recrue plébéienne qui lui arrivait, sur laquelle il ne comptait pas : un Cadoudal à côté du La Rochejaquelein.

M. Veuillot ne tarda pas à renoncer aux journaux du gouvernement à la tête desquels son talent, apprécié déjà, l’allait placer ; il entra dans les journaux religieux (1842) et bientôt devint à l’Univers le rédacteur principal et le seul en vue, le champion qui, pendant près de dix-huit ans, porta le poids des discussions, des attaques et des colères.

Il avait publié auparavant ses impressions de voyageà Rome et en Italie, sous le titre de Rome et Lorette(il ya de belles choses), et, plus anciennement encore, unvoyage en Suisse (1839), ou plutôt les Pèlerinages de Suisse ; car tout prend un caractère religieux sous laplume de M. Veuillot. Il commence ce pèlerinage, qui asurtout pour objet la Suisse catholique, par une diatribe violente contre Genève, où l’on célébrait, quand il ypassa, l’inauguration de la statue de Jean-Jacques, un sujet tout trouvé d’anathème : « Tristes fêtes dont nous n’osons plus rire, s’écrie l’auteur, quand nous songeons qu’il est une autre vie et que probablement ce malheureux Rousseau, mort dans l’hérésie, sans sacrements et, selon toute apparence, sans repentir, a plus affaire à la justice de Dieu qu’à sa clémence… » Je laisserais ce passage et le mettrais sur le compte de la jeunesse, si les mêmes sentiments d’exécration ne revenaient sans cesse sous la plume de l’auteur ; si, dans ces volumes de Çà et Là où il y a de charmants paysages et de beaux vers pleins de sensibilité, je ne voyais, lors d’une nouvelle visite à Genève (chapitre Du Mariage et de Chamounix), la même répétition d’injures contre la statue et les mêmes invectives contre les Genevois en masse. J’admets qu’on les aime modérément ; mais pourquoi, chaque fois que l’on passe chez eux, commencer par les insulter ? Pourquoi, dans ce même Çà et Là (car je ne m’astreins pas à l’ordre chronologique), à propos d’une visite et d’un séjour en Alsace, courir sus aux Juifs en masse, aux Luthériens, aux Piétistes ou non Piétistes, aux humbles pasteurs de ces contrées : « On rencontre par la campagne, dit l’auteur, des charretées de personnages, hommes et femmes, vêtus de noir, avec un certain air d’honnêteté douceâtre et de santé blafarde. Ce sont des pasteurs qui promènent leurs épouses, leurs enfants ou leurs fiancées : ils n’ont guère autre chose à faire. » Notez qu’ici ce ne sont pas les nécessités de la polémique qui commandent, c’est pur zèle et train habituel d’esprit. Ces moqueries lui sortent d’abondance de cœur et se versent sur des classes entières, qui ont leurs infirmités sans doute et leurs ridicules, mais qui pourraient le rendre à la communion adverse. Et que dirait alors M. Veuillot ?

C’est ici que ma querelle sérieuse avec lui commence, et qu’avant de louer l’écrivain, l’excellent prosateur, et d’admirer le peintre vigoureux de la réalité, j’ai besoin absolument de m’expliquer sur le fond des choses, de marquer mes réserves ; car tout ce qui n’est pas croyant et convaincu à sa manière, gallicans, protestants, à plus forte raison déistes, naturistes ou panthéistes, comme on dit, tout y passe ; il les raille, il les crible d’épigrammes flétrissantes (car il a la touche flétrissante) ; il les traite même, en ses heures d’indignation, comme des espèces de malfaiteurs publics. Quand il s’y met, c’est tout un carnage.

Je ne fais pas ici de théologie, je ne fais que de la littérature ; mais enfin M. Veuillot nous croit-il donc si frivoles, parce que nous ne prêchons pas ? Il parle de vérité ; mais est-ce qu’il se figure que parce que nous sommes polis et que nous nous exprimons sur certains grands sujets d’un air de doute et de défiance pour nos propres opinions, nous ne croyons pas aussi à la vérité ?

Au reste gardons-nous bien des professions de foi ; restons dans notre rôle d’observateur qui veut être exact : je vais seulement faire deux ou trois suppositions qui n’en sont pas, mais qui sont des cas en effet existants. — Quoi ! parce qu’un homme de bon esprit, étudiant les sciences, méditant sur les faits naturels, sur les lois qui les régissent, sur les origines mystérieuses et les transformations qui s’y opèrent, ne peut arriver à concevoir l’idée de Création proprement dite, et qu’il accepte plus volontiers l’idée d’une succession continue, avant comme après, pendant un temps infini, — cet homme qui, en raison de cette conception qui lui paraît la plus probable, ne peut avoir les mêmes idées que vous sur la Genèse et l’origine du monde ; — vous qui n’avez nulle idée des sciences proprement dites ni de leurs méthodes, ni de leurs résultats, ni de leur progrès continuel et croissant, vous l’insulterez pour ce fait seul, — lui qui est d’ailleurs un savant de mérite, un honnête homme, un sage !

Ou bien encore : — C’est un autre homme, un philosophe, cette fois, plutôt qu’un naturaliste, c’est un homme qui a médité plus abstraitement sur les causes et les effets, sur les lois de l’esprit humain. Cet homme admet bien, comme vous, l’idée générale de Création, et même il ne saurait concevoir l’idée contraire, celle d’une succession continue à l’infini ; mais après cette idée de Création il s’arrête, il ne peut concevoir ni admettre que l’Intelligence et la Puissance infinie se soit, à un certain jour, incorporée, incarnée dans une forme humaine ; il respecte, d’ailleurs, au plus haut degré, à titre de sage et de modèle moral sublime, Celui que vous saluez d’un nom plus divin ; — et cet homme, parce qu’il ne peut absolument (à moins de se faire hypocrite) admettre votre idée à vous, avec toutes ses conséquences, vous l’insulterez !

Quoi encore ? — Cet autre homme, lui, est chrétien ; il admet la divinité, une émanation plus ou moins directe de la divinité, une inspiration d’en haut dans la vie, dans les actes et les paroles du Christ : mais il se permet de rechercher quels ont été au vrai ces actes et ces paroles ; il étudie les témoignages écrits, les textes ; il les compare, il les critique, et il arrive par là à une foi chrétienne, mais non catholique comme la vôtre : homme pur d’ailleurs, de mœurs sévères, de paroles exemplaires : et cet homme-là, parce qu’il ne peut en conscience arriver à penser comme vous sur un certain arrangement, une certaine ordonnance, magnifique d’ailleurs et grandiose, qui s’est dessinée surtout depuis le ve siècle, vous l’insulterez, vous l’appellerez à première vue blafard en redingote marron !

Mais je vais plus loin et je ne suis pas au bout : — Cet homme, — un autre homme encore, — est arrivé à admettre, à comprendre, à croire non-seulement la Création, non-seulement l’idée d’une Puissance et d’une Intelligence pure, distincte du monde, non-seulement l’incarnation de cette Intelligence ici-bas dans un homme divin, dans l’Homme-Dieu ; mais il admet encore la tradition telle qu’elle s’est établie depuis le Calvaire jusqu’aux derniers des Apôtres, jusqu’aux Pères et aux pontifes qui ont succédé ; il tient, sans en rien lâcher, tout le gros de la chaîne ; il est catholique enfin, mais il l’est comme l’étaient beaucoup de nos pères, avec certaines réserves de bon sens et de nationalité, en distinguant la politique et le temporel du spirituel, en ne passant pas à tout propos les monts pour aller à Rome prendre un mot d’ordre qui n’en peut venir, selon lui, que sous de certaines conditions régulières, moyennant de certaines garanties ; et ce catholique, qui n’est pas du tout un janséniste, qui n’est pas même nécessairement un gallican, qui se contente de ne pas donner dans des nouveautés hasardées, dans des congrégations de formation toute récente, dans des résurrections d’ordres qui lui paraissent compromettantes ; — ce catholique-là, parce qu’il ne l’est pas exactement comme vous et à votre mode, vous l’insulterez encore !

C’est trop, et votre confesseur (je ne me permettrais jamais de m’immiscer dans ces choses, si vous n’étiez tout le premier à nous en parler), — votre confesseur lui-même vous l’a dit : « Vous êtes trop vif, trop aisément irrité. » Mais ce serait à vous de vous le dire. Autrement, vous vous exposez à ce qu’on vous accuse, comme on l’a fait, d’être encore moins un cœur et un esprit qui se soucie de la vérité, qu’un tempérament quise satisfait, un talent puissant et à jeun qui cherchepartout sa pâture. Le Quirinal et le Vatican ne semblent alors être pour vous, en effet, que des positions plus commodes, du haut desquelles vous canonnez et balayez à plaisir le pauvre monde.

Je sais bien que, dans la plupart des cas, vous n’avez attaqué ces catégories de libres penseurs, comme vous les appelez indistinctement et comme quelques-uns d’entre eux s’intitulent, que quand ils arboraient eux-mêmes leur drapeau et qu’ils ouvraient le feu. C’était guerre contre guerre. Comme dans les luttes à mort des Montagnards et des Girondins, on laissait assez en paix les gens de la Plaine, ceux qui ne soufflaient mot. — Pas toujours cependant, et plus d’un qui se tenait à l’écart y attrapait son éclaboussure.

J’en viens vite aux parties où j’ai à louer. Il y a dans Çà et Là, à la fin du second volume, une Confession littéraire, et dans Rome et Lorette, un chapitre ou discoursdu Travail littéraire, dans lesquels M. Veuillot nous donne ses jugements sur les ouvrages d’esprit et sur les auteurs. Il nous livre là le secret de sa rhétorique tant naturelle qu’artificielle, telle qu’il se la fit à lui-même un peu avant le voyage de Rome et après. Jusqu’à vingt-quatre ans, il n’avait lu avec plaisir, nous dit-il, que les écrivains du jour, Michelet, Janin, Mme Sand, etc., et il les admirait ou les goûtait assez confusément. Le premier livre qui le tira de ce pêle-mêle, en lui donnant un terme de comparaison, et qui l’initia à la littérature classique, ce fut Gil Blas, qu’il vit entre les mains d’un ami ; le livre, à peine lu, le dégoûta à l’instant « de la faconde moderne, du roman d’intrigue, du roman de thèse, du roman de passion, et de tout cet absurde et de toute cette emphase qu’il avait tant aimés. » Ce prompt effet du naturel et du simple sur un esprit ferme et né pour le bon style est rendu à merveille. Pourquoi faut-il que l’auteur converti se soit cru obligé d’ajouter à cet éloge, par manière de laisser-passer : « Gil Blas est un mauvais livre plein de misanthropie, avec du venin contre la religion… » ? Pauvre Gil Blas, miroir et tableau fidèle de la vie humaine, il est bien innocent d’une intention si scélérate. Ce sont de ces choses qui me causent une vraie douleur quand je les lis chez M. Veuillot, et que je les rencontre à côté de tant de jugements fermes, sagaces, bien frappés : tel est dans ce chapitre le jugement sur Hugo et sur Musset, en six lignes qui disent tout. — Entre les classiques français qu’il se mit à lire régulièrement, il n’en est aucun auquel il fut plus redevable qu’à La Bruyère ; il l’étudia à fond, tour et style. La Bruyère a dû être pour un temps son livre de chevet. Le volume des Libres Penseurs (1848) en porte la marque à chaque page. C’est l’œuvre d’un La Bruyère ligueur, voisin des halles, vengeur des paroisses, qui profite habilement de la languerévolutionnaire et s’en fait un ragoût de plus ; qui s’en donne à cœur-joie et à lèche-doigts ; qui, à défaut de Versailles où il n’est pas allé, se rabat et tombe sur la haute et basse bourgeoisie, sur la gent parlementaire, la gent écriveuse, grosse et menue, le fretin des journaux, la province ; mais qui, jusque dans le trivial et l’injurieux, dans ce qui dégoûte et repousse, a gardé l’art de l’imprévu, l’art de réveiller à chaque coup son lecteur par la variété des tons, le contraste des fragments, le brûle-pourpoint des apostrophes, tout ce qui supplée au manque de transitions.

Trop sévère pour Montaigne qui « de sa personne lui agrée peu », il ne me paraît pas injuste pour Saint-Simon. Le jugement qu’il porte de ce duc enragé est des plus remarquables. Il devrait l’aimer, pensera-t-on, pour sa bile même et son fiel si coloré, pour cet excès précisément et cette rage de pinceau dans lesquels il semble vouloir l’imiter souvent. Non ; un seul point gâte toute cette splendide indignation aux yeux de M. Veuillot : Saint-Simon est clandestin. Le feu de l’honneur et celui du génie irrité ne se recèlent pas ainsi durant cinquante ans : « Ces belles flammes veulent le jour. Saint-Simon se cache ; il fabrique sa prétendue histoire en secret, comme on fabrique la fausse monnaie… Il a tout son génie, toute sa vengeance dans un tiroir bien fermé. » Le tiroir ne s’ouvrira, le baril de poudre ne sautera que quand il n’y sera plus. Saint-Simon n’a jamais eu le courage de ses animosités et de ses colères. M. Veuillot, qui a eu le courage plébéien d’être un Saint-Simon en plein vent et à pleinepoitrine, à la barbe de l’ennemi, a droit de dire son fait au duc et pair. Cette page restera.

Dans le discours sur leTravail littéraire, qui se lit àla fin de Rome et Lorette et qui est une espèce de discours académique de réception dans une société religieuse, M. Veuillot distingue deux veines et deux courants dans la littérature française, le courant gaulois, naturel, et ce qu’il appelle l’influence sacrée, religieuse, épiscopale : il fait à celle-ci, pour la gravité et l’élévation, une part bien légitime ; il est ingrat pourl’autre, pour le vrai et naïf génie national qu’il sent sibien, qu’il définit par ses heureux caractères, et que tout à coup il appelle détestable, se souvenant que ce libre génie ne cadre pas tous les jours avec le Symbole. Mais il a beau faire, il en tient, lui, à son corps défendant et jusqu’aux moelles ; il est bien du fonds gaulois, du plus gras et du plus dru ; quoique, sous l’influence combinée de Bossuet et de M. de Maistre et sous le coup des événements, il ait eu ses inspirations éloquentes, il n’est complètement original que quand il coupe en pleindans sa première veine. — Car des pages même comme celle que je viens d’indiquer sur Saint-Simon, si vertes, si amères d’accent et où la verve, après tout, ne demande qu’à s’étaler insolemment au soleil, cela n’a rien d’épiscopal : c’est du mâle gaulois, c’est du bon Régnier en prose, c’est d’un rude et vaillant compère.

En dehors des journaux, M. Veuillot a beaucoup écrit, et je ne puis parler de tous les livres qu’il a composés : le volume les Français en Algérie (1845) résume avec intérêt les souvenirs d’un voyage qui remonte à 1841, et dans lequel il fut l’hôte, le commensal et presque lesecrétaire du maréchal Bugeaud, nouvellement nommégouverneur général. Il s’y montre fort réconcilié avec l’état militaire, qu’il avait moins honoré avant de levoir à l’œuvre et en action. Disciple de M. de Maistre, ilinsiste sur le bienfait de la religion dans les camps, sur l’alliance du prêtre et du soldat, idée qu’il développera plus tard dans la Guerre et l’Homme de guerre (1855), et qui lui inspirera de beaux chapitres, Bugeaud et Saint-Arnaud.

Son roman de l’Honnête Femme(1844) ne peut être passé sous silence. Je recommande de préférence aux curieux la première édition non corrigée, plus complète que les suivantes, plus salée de gros sel et plus voisine du vieil homme. Il y a bien du talent, dans la première moitié surtout, car l’action se gâte en avançant. L’auteur a mis là, sous forme dramatique, ses observations de journaliste en province ; il a réuni tous les personnages plats et ridicules auxquels il a eu affaire, dans un chef-lieu idéal qu’il appelle Cignac. Ils sont tous pris au daguerréotype ou photographiés, comme on dit aujourd’hui, avec un relief puissant. Ce n’est pas lui qui flatte et embellit l’humanité : doué et armé comme il l’est d’un esprit de malice et de goguenarderie, il la voit tellement bête, tellement basse, cette pauvre humanité, qu’il a bien besoin, à la fin, de la rédemption et du crucifix pour ne pas la conspuer tout à fait. Mais dans la première partie de ce roman, où le sermon prendra trop tôt sa revanche, que de jolis chapitres pourtant, gais et fins, bien enlevés et dignes d’un Charles de Bernard, avec le trait plus accusé ! Savez-vous qu’il a devancé Madame Bovary pour certaines peintures étonnantes de vérité locale ? Il est réel au-delà de tout. Balzac imagine et invente beaucoup plus dans ses portraits de provinciaux ; il surcharge et surajoute à tout instant : M. Veuillot rend et copie mieux. En fait de journaliste de province, il est impossible de le méconnaître lui-même dans le petit journaliste ministériel, si insolent, si spirituel, si acharné à ses victimes, et à qui il fait dire, parlant de ceux-là mêmes qu’il est chargé officiellement de défendre :

« Quel plaisir de dauber sur ce troupeau de farceurs illustres et vénérés ! Croirait-on, à les voir couverts de cheveux blancs, de croix d’honneur, de lunettes d’or, de toges et d’habits brodés, fiers, bien nourris, maîtres de cette société qu’ils administrent, qu’ils jugent et qu’ils grugent…, croirait-on que leurs calculs sont dérangés, que leur sommeil est troublé par le bruit du fouet dont ils ont eux-mêmes armé un pauvre petit diable sans nom, sans fortune et sans talent… ? Grosses outres gonflées de fourberies et d’usure, je saurai tirer de vous quelque chose qui pourra suppléer au remords ! Croyez qu’il n’y a point de Dieu ; mais il y a un journaliste, un gamin… car enfin je ne suis qu’un gamin…

« Au fait, je ne sais pas jusqu’à quel point je vaux mieux qu’eux… Je fais un métier de bourreau, et je ne suis pas absolument sûr de le faire par conscience… Ils ont leurs passions, j’ai les miennes ; ils cherchent leurs plaisirs, et moi, en les tourmentant, je cherche le mien… »

Voilà des aveux. — La fin du roman me déplaît et déplaira, je crois, à bien du monde ; le parti pris s’y faitsentir. Ce M. de Valère, dévot et ambitieux à la fois, est peu attrayant, et les échantillons que j’ai rencontrés de cette forme de jeunes hommes politiques ne me la rendent pas plus acceptable. Il ne cesse d’être ambitieux qu’après s’être montré trop maladroit. On n’entre pas dans l’intrigue politique quand on se sent si rétif. Avec les idées qu’il a, ce n’est pas comme candidat à la députation qu’il devait arriver à Chignac, c’est comme missionnaire. Toute cette fin n’est plus de l’observation et sort de la vraisemblance.

Il est temps enfin d’en venir au journaliste en M. Veuillot : c’est son côté supérieur. Il y eut donc un jour où il se dit qu’il manquait un journaliste véritable au parti catholique ; et il résolut de l’être. Mais d’abord il est permis de se poser une question :

Un journaliste catholique est-il possible ? Est-il possible « de dire chaque jour le mot catholique sur les événements de chaque jour ? » et quel en est l’effet ?

Est-il possible de venir interpréter publiquement au sens religieux strict et comme on le ferait entre soi, c’est-à-dire entre croyants, les événements de chaque matin, pluie, grêle, inondations, sinistres de tout genre, mort d’un adversaire, etc., sans appeler, par ces interprétations qui deviennent aussitôt téméraires, la colère ou les railleries de ceux qui ne pensent pas comme vous ?

Est-il possible d’allier la charité, qui passe, aux yeux même des indifférents, pour faire le fond du Christianisme et pour être la plus excellente des vertus chrétienne, avec la censure énergique non-seulement des vices criants, mais des inconséquences de tout genre qu’un catholique rigide rencontre à chaque pas dans la vie du siècle ?

Est-il possible de venir afficher à tout instant comme modèle, de proposer pour remède, ses recettes morales, ses pratiques dévotieuses, le secret des confessionnaux et des oratoires, devant des esprits, sensés d’ailleurs, quoique très-divers d’opinions, qui trouvent cela au moins de mauvais goût, ou qui se révoltent de la prétention et s’en irritent ?

Est-il possible, en insistant avec vigueur, amertumeet satire (si surtout on en a le goût et le talent, si laverve vous pousse, si les doigts vous démangent sanscesse, si l’on porte jusque dans l’Univers beaucoup de son tempérament de Chignac), — est-il possible, dis-je, en arrangeant, ainsi son monde, de ne pas produire uneffet tout contraire à celui qu’on prétend chercher, dene pas instituer un combat à outrance, de ne pas rendre bientôt odieuses et la personne même de l’attaquant etjusqu’aux doctrines ? On me dira que c’est le propre etl’ordinaire du scandale de la Croix. Mais faut-il transporter ce scandale, le risquer et le multiplier à proposde tout, à chaque instant et sur chaque point de la société, et sous sa forme la plus offensive, la plus provocante ? Est-ce sage ? est-ce prudent ? est-ce chrétien au sens où le monde l’entend ?

Je sais qu’autrement, et en observant toutes les convenances sociales, un défenseur catholique, un journaliste ami de la Religion, peut être infiniment respecté et honoré, sans produire un grand effet. C’est ce qui fait que je me pose cette question : Un journaliste catholique, comme l’entend M. Veuillot, est-il possible et utile hors d’un cercle de lecteurs déjà convaincus ? et y a-t-il un milieu entre un écrivain catholique distingué, délicat, élevé, aristocratique et sans aucune action, comme le prince Albert de Broglie, par exemple, ou, dans un genre plus neutre, M. de Carné, et un défenseur à feu et à sang comme M. Veuillot ?

Certainement il faut des avocats de plume et de parole, des avocats éloquents (et on lui en connaît) au parti catholique pour les grandes questions à l’ordre du jour, ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Mais des journalistes proprement dits, il est plus douteux que ce soit utile, je ne dis pas au parti, mais à la religion.

Quoi qu’il en soit, littérairement parlant, M. Veuillot a été un journaliste du plus grand talent, et c’est ce qui nous attire.

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