Œuvres inédites de F. de La Mennais
Publiées par M. A. Blaize104.
Ces Œuvres inédites, qui se composent en très grande partie de lettres de La Mennais, ont trop peu appelé l’attention. Je ne sais si d’autres articles m’ont échappé, mais je ne vois que M. Scherer qui ait accordé à ces deux volumes leur importance105. Je le dis tout d’abord, ils sont peu agréables à lire, quoique très essentiels pour la connaissance intime et profonde de La Mennais, ils n’offrent à première vue rien qui flatte, rien qui réponde aux désirs de l’imagination. Si quelqu’un avait pu se figurer une enfance et une jeunesse de La Mennais orageuse, passionnée et romanesque dans le genre de celle de Chateaubriand, il en faut bien rabattre : avec quelques-uns des mêmes éléments au fond et plus d’un signe interne de la même race, tout y est triste au dehors, sans lueur aimable et sans éclair décevant. Mais l’originalité individuelle de La Mennais s’y marque de bonne heure tout entière, et quand on a vu s’accomplir toute la destinée de l’homme, ce tableau du commencement, publié le dernier, devient comme une justification frappante et un abrégé vivant qui contenait toute la suite.
M. Blaize, l’éditeur, neveu de La Mennais, a fait précéder cette publication de détails précis concernant la famille. Les Robert de La Mennais appartenaient à l’ancienne bourgeoisie de Saint-Malo. Le père, Pierre de La Mennais, négociant, avait mérité d’être anobli sur la demande même des États de Bretagne, réunis à Rennes en 1786. Les lettres de noblesse, délivrées à Versailles le 12 mai 1788, sont des plus honorables pour lui par les titres civiques qu’elles énumèrent. Pierre de La Mennais s’était signalé par ses services pendant la guerre d’Amérique et depuis, par le zèle et l’habileté de ses entreprises, en fournissant au port de Saint-Malo les matières requises pour la construction et l’armement des navires, en pourvoyant avec la plus grande diligence aux transports nécessaires à l’armée de Rochambeau, et enfin en faisant venir de l’étranger, dans les disettes de 1782 et de 1786, une quantité considérable de blés et de fourrages qu’il avait généreusement livrés au commissaire royal et fait vendre au-dessous du prix courant. Il eut de plus le mérite de ne se prévaloir jamais du titre de son anoblissement, ni des privilèges qui y étaient attachés. Félicité ou Fèli de La Mennais fut le quatrième de six enfants ; il naquit le 16 juin 1782. Sa mère, qui avait du sang irlandais, était, dit-on, « une femme d’une haute raison, d’une instruction solide et d’une piété éclairée »
; elle mourut quand il n’avait que cinq ans. Il n’en avait gardé, disait-il, que deux souvenirs : il se rappelait l’avoir vue réciter son chapelet et jouer du violon. On sait combien il était petit de taille, faible, vif, nerveux et grêle. Son père, absorbé par ses affaires, ne pouvait s’occuper de l’éducation de ses fils. L’aîné se fit marin ; celui des frères qui eut la plus grande influence sur La Mennais, l’abbé Jean, embrassa l’état ecclésiastique. Le jeune Féli fut surtout soigné dans son éducation première par un de ses oncles, Robert des Saudrais. Cette éducation toute domestique fut très libre et sans contrainte. Il avait pourtant des heures qu’il devait donner au comptoir de son père. « Ce travail aride et assidu, nous dit M. Blaize, n’était guère de son goût. Le foyer paternel lui semblait froid et terne. Il a écrit cette boutade : « L’ennui naquit en famille, — une soirée d’hiver. »
— Il avait dix-huit ans, plusieurs projets lui traversaient la tête. En attendant, il aimait la musique, il faisait sa partie de flûte dans les concerts de la Société philharmonique de Saint-Malo. Il se livrait ardemment à l’exercice de l’escrime, et, sans y être de la force d’un Aimé Martin, célébré encore tout récemment par Lamartine106, il passait pour une bonne lame. En 1802 ou 1803, il eut un duel où il blessa légèrement son adversaire.
Béranger qui, à plus de trente ans de là, eut bien des confidences de La Mennais, a dit dans une lettre à un ami : « Vous avez bien jugé la nature de son esprit. Mais savez-vous que, avec ce petit corps, il a été jadis un vert-galant ; que c’est pour s’arracher aux plaisirs sensuels qu’il a endossé la soutane ? Savez-vous que cet extrait d’homme était un ferrailleur redoutable ? Et en effet, toute sa vie devait être une longue escrime… »
Pendant un séjour à la campagne, dans un château près de Sézanne, en 1837, La Mennais, causant en toute liberté, se plaisait à revenir sur ses commencements, sur les souvenirs contrastés de sa jeunesse, et voici en quels termes le jeune précepteur des enfants de la maison a résumé l’impression vivante que lui avaient laissée ces entretiens :
« C’est le matin qu’il était le plus communicatif. Il nous racontait son origine bretonne et, par les femmes, quelque peu irlandaise, origine qui jette un certain jour sur la nature de son génie, son enfance presque sauvage, ses études solitaires au bord do la mer, sa passion pour le cheval, la chasse, les armes, et son audacieux défi à Surcouf, le fameux corsaire qui faisait trembler l’océan Indien : sa jeunesse opulente (?) d’abord, puis indigente à Paris, et sa retraite obscure dans le quartier de la Sorbonne, où, pendant un hiver sans feu, grelottant dans son manteau, il écrivit le premier volume de l’Essai, qui le rendit bientôt si célèbre107. »
Il y a toujours, dans ces souvenirs personnels, à faire la part de l’âme qui les reçoit et qui, sans les transformer, les colore et les grossit un peu en es réfléchissant. Le jeune auditeur de La Mennais a sans doute embelli légèrement les objets vus à distance : il les a poétisés. Le narrateur, en se les représentant à plaisir, se les poétisait aussi. Ce qui est certain, c’est que la Correspondance de La Mennais lui-même, contemporaine des choses de sa jeunesse, n’a pas cette vivacité de teinte ; elle s’offre à nous assez terne et sans aucun charme.
Sa première fougue de tempérament passée, les livres devinrent bientôt sa passion principale et dominante. Il est à remarquer qu’il avait vingt-deux ans lorsqu’il fit sa première communion en 1804 ». Son frère était ordonné prêtre dans le même temps. La terre de La Chesnaie, à deux lieues de Dinan, leur étant échue à tous deux en héritage, ils s’y retirèrent vers la fin de 1805, et dans ce lieu sauvage, au milieu des bois, avec des landes, des champs à peine cultivés alentour, un étang encaissé entre des rochers et des arbres séculaires. dans une maison toute rustique, mais pourvue d’une bibliothèque nombreuse, la véritable éducation philosophique, théologique et littéraire de La Mennais commença▶. Son frère, nommé vicaire à Saint-Malo, y dirigea une école ecclésiastique qui eut bientôt maille à partir avec l’Université naissante, ce qui explique la première haine vigoureuse de La Mennais. Sous l’influence de l’abbé Jean, il reçut la tonsure le 16 mars 1809. On en avait fait mystère jusqu’au dernier moment à son père, qui paraît n’avoir pas été charmé de cette résolution, mais qui s’y résigna. Les lettres qu’on a de cette époque indiquent une veine de dévotion très vive et assez mystique chez le jeune clerc. Cette joie intérieure est à remarquer chez lui, car elle est rare et elle dure peu. Il lisait les Lettres spirituelles de M. Olier, et il abonda quelque temps dans ces torrents d’onction et de douceur (octobre 1809). Puis, après des élancements de pur amour, on devine des interruptions et des éclipses de grâce, des infidélités même confessées sous forme obscure. La foi d’ailleurs ne paraît jamais avoir fait question dans son esprit durant ces années, même quand il adresse à son frère et à son guide des questions comme celle-ci :
« Sur la Géologie : — Que penser de ces couches superposes et formées de coquillages qui s’éloignent d’autant plus des espèces connues qu’ils sont plus éloignés de la surface du sol ? — Chronologie de l’Hébreu et des Septante : laquelle faut-il adopter ? — Création : peut-on se passer du système de De Luc, qui considère les six jours comme six époques indéterminées ? »
Sa correspondance d’alors donne l’idée d’une vie toute d’étude, de prière, à peine accidentée par quelques voyages de La Chesnaie à Saint-Malo, traversée par de courts et brusques éclairs de gaieté, assujettie d’ailleurs à bien des soins domestiques et de ménage, fort occupée dans un temps à la construction d’une chapelle à La Chesnaie ; mais bientôt la maladie que vous appellerez, si vous le voulez, la maladie du génie, l’inquiétude vague, le mécontentement et la nausée du présent, qui sera l’état fondamental et constitutionnel de La Mennais, se dessine et se déclare, et pour ne plus cesser. Ainsi de La Chesnaie, en 1810, il écrit à son frère :
« Sécheresse, amertume, et paix crucifiante, voilà ce que j’éprouve, et je ne veux rien de plus ; la souffrance est mon lit de repos. Quelquefois, surtout en lisant les relations des Missionnaires, je serais tenté de m’affliger de ma profonde nullité, qui m’ôte tout moyen d’être jamais utile à l’œuvre de Dieu. Je me sentirais, dans ces moments, un si grand désir de partager les travaux d’un si touchant apostolat ! Mais bientôt je fais réflexion que l’orgueil humilié et dépité a plus de part peut-être dans ces désirs inquiets que le véritable zèle : on est tourmenté de n’être rien, de n’être bon à rien ; tout en s’avouant son incapacité, on en souffre ; on se figure un état et des occupations auxquels on serait plus propre : quelle misère ! Eh ! pourquoi s’obstiner à vouloir rendre à Dieu des services qu’il ne veut pas recevoir de nous ? Mais c’est qu’à tout prix et à toute force il faut nourrir cette vie secrète d’amour-propre qui languit dans l’obscurité et expire faute de pâture dans le vide du parfait anéantissement. Oh ! que nous ne sommes rien ! s’écriait Bossuet ; et à mon tour je m’écrierais volontiers : Oh ! qu’il fait bon n’être rien ! La belle, la sainte vocation ! Mais qu’il est difficile d’y être fidèle !… »
C’est qu’en effet n’être rien n’est pas sa vocation ; ses facultés non occupées l’agitent, le dévorent, l’étouffent, lui causent un malaise indéfinissable ; le trop d’activité renfermée simule à ses yeux l’engourdissement et une sorte de paralysie morale ;
« (1810)… Dis-moi sincèrement ce que tu penses de moi. Je ne me connais plus. Depuis quelques mois je tombe dans un état d’affaissement incompréhensible. Rien ne me remue, rien ne m’intéresse, tout me dégoûte. Si je suis assis, il me faut faire un effort presque inouï pour me lever. La pensée me fatigue. Je ne sais sur quoi porter un reste de sensibilité qui s’éteint ; des désirs, je n’en ai plus ; j’ai usé la vie : c’est de tous les états le plus pénible, et de toutes les maladies la plus douloureuse comme la plus irrémédiable. »
Il croit avoir usé la vie, il ne l’a pas même ◀commencée▶. Le plus clair, c’est qu’il n’est pas content de son sort. A peine a-t-il fait un pas dans la cléricature qu’il ne se sent aucun attrait à poursuivre, il exprime sous forme mystique et symbolique des fautes dont il s’accuse, et dont il est permis à chacun de soupçonner la nature :
« (La Chesnaie, 1810)… Je crois que le Seigneur m’éclaire malgré ma profonde indignité ; je crois reconnaître au fond de mon âme quelques faibles rayons de cette lumière qui annonce sa présence et prépare à la goûter. Mon Dieu ! serait-il donc vrai que vous ne m’eussiez pas abandonné ? Je pourrais encore retourner à vous, et vous consentiriez à me recevoir encore ! Le prodigue de votre Évangile ne quitta qu’une fois la maison de son père, n’offensa ce bon père qu’une fois, après s’être assis au festin de réconciliation, il ne retourna point partager avec les pourceaux leur nourriture immonde : à moi seul était réservé ce comble de l’avilissement et de l’ingratitude. Que ferai-je cependant ? Ah ! il n’y a que vous, ô mon Dieu, qui puissiez m’inspirer ce que je dois faire. Aidez-moi à me reconnaître, pour m’aider ensuite à me changer. Tout est entre vos mains, le conseil et la force, la volonté et l’exécution. Je suis devant vous comme un effroyable néant de tout bien : il ne me reste qu’une timide et mourante espérance, et c’est encore, Seigneur, un de vos dons…
« La cause première de tous mes maux n’est pas, à beaucoup près, récente : j’en portais depuis plusieurs mois le germe dans cette mélancolie aride et sombre, dans ce noir dégoût de la vie, qui, s’emparant de mon âme peu à peu, finit par la remplir tout entière. Abandonné alors à une accablante apathie, totalement dépourvu d’idées, de sentiments et de ressorts, tout me devint à charge, la prière, l’oraison, tous les exercices de piété, et la lecture, et l’étude, et la retraite, et la société ; je ne tenais plus à la vie que par le désir de la quitter, et mon cœur éteint ne trouvait une sorte de repos léthargique que dans la pensée du tombeau. »
Je sais tout ce qu’il faut rabattre de ces descriptions désolées où se complaît involontairement la plume qui s’y exerce, et qui s’essaye déjà à l’éloquence ou à la déclamation publique sans s’en douter ; mais elles sont trop habituelles et trop opiniâtres chez La Mennais pour n’être pas significatives.
Ce sont presque les seuls endroits à noter à cette époque de la Correspondance. Son talent d’écrivain ne ◀commence à se produire qu’en se niant soi-même, en se plaignant et se déplorant comme incapable et nul, comme atteint de mort et anéanti.
« (La Chesnaie, 1811)… Tout m’est bon, parce que tout m’est, ce me semble, également indifférent. La vue de ces champs qui se flétrissent, ces feuilles qui tombent, ce vent qui siffle ou qui murmure, n’apportent à mon esprit aucune pensée, à mon cœur aucun sentiment. Tout glisse sur un fond d’apathie stupide et amère. Cependant les jours passent, et les mois et les années emportent la vie dans leur fuite rapide. Au milieu de ce vaste océan des âges, quoi de mieux à faire que de se coucher, comme Ulysse, au fond de sa petite nacelle, la laissant errer au gré des flots, et attendant en paix le moment où ils se refermeront sur elle pour jamais ? Je sais bien que c’est là de la philosophie humaine, mais tout n’est pas erreur dans la sagesse de l’homme, comme tout n’est pas folie dans sa raison…
« Il semble que le jour ne se lève que pour me convaincre de plus en plus de ma parfaite ineptie. Je ne saurais ni étudier, ni composer, ni agir, ni ne rien faire. Cette incapacité absolue me tranquillise un peu sur l’inutilité de ma vie ; je ne puis enfouir ni faire valoir un talent que je n’ai point reçu. A quoi suis-je bon ? A souffrir : ce doit être ma façon de glorifier Dieu. Il ne faut pas gémir sur ce partage, il est encore assez beau… »
Il ne sait comment tirer son talent brut de sa gangue et le mettre en œuvre. Les sujets lui manquent, l’occasion est absente. Il ne s’inspire que de sa propre inaction ; il rêve et languit sur place. Il est, toutes réserves faites, dans sa période d’Oberman.
Il est vrai que ces confidences ne vont qu’à l’abbé Jean ; quand il a affaire à d’autres, La Mennais se relève. Les lettres qu’on écrit, si sincère qu’on soit, varient de ton et s’accommodent selon le cœur et le goût des correspondants auxquels on les adresse. Il a des lettres fort belles à un de leurs amis, l’abbé Bruté, qui sen était allé missionnaire apostolique en Amérique. En parlant à un apôtre, il trouve lui-même des paroles d’apôtre. Il n’est pas reconnaissable quand il est seul ou, ce qui est presque la même chose, en tête-à-tête avec son frère, et quand il a un véritable auditeur. Que sera-ce quand il aura tout un public ?
« La Chesnaie, 21 août 1811.
« Quoique nous ne recevions aucune de vos lettres, nous ne doutons pas, cher et toujours plus cher ami, que vous ne nous écriviez fréquemment ; mais le bon Dieu nous veut priver d’une consolation à laquelle nous serions peut-être trop sensibles. Il nous force de lever en haut les yeux, et de les attacher uniquement sur cette montagne qu’il nous faut gravir par des sentiers différents, mais aboutissant tous au même point, et qui elle-même nous fournit, dans l’abondance des eaux qu’elle fait couler de son sein fécond, tous les secours nécessaires pour parvenir à son sommet… Oh ! que tout ce qui nous touche si vivement, pauvres habitants des vallées, paraît petit, vil et misérable à ceux qui sont placés à cette hauteur ! Que de folie, que d’inanité, à leurs yeux, dans nos désirs, nos regrets, nos craintes, nos espérances, nos vaines joies et nos douleurs encore plus vaines ! Si la Providence nous sépare ici-bas, nous nous désolons comme l’enfant à qui un buisson a dérobé la vue de sa mère, et qui, tout effrayé de cette solitude d’un moment, se désespère comme s’il était éternellement abandonné. Faible chrétien, sursum corda ! Attache à ton cœur les ailes de la foi aussi bien que celles de l’amour, afin qu’il s’envole, non plus au désert comme la colombe, mais à ce lieu élevé où est bâtie la maison de notre Père… »
Et dans le même temps il écrivait à l’abbé Jean, en retombant sur lui-même et en ayant tout à fait perdu de vue la sainte montagne :
« … J’ai beaucoup souffert ces deux derniers jours. Quand je considère cette disposition toujours croissante à une mélancolie aride et sombre, l’avenir m’effraye ; de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois qu’un horizon menaçant ; de noires et pesantes nuées s’en détachent de temps en temps et dévastent tout sur leur passage ; il n’y a plus pour moi d’autre saison que la saison des tempêtes… »
Ici se trahit le contemporain et le compatriote de René ; et quand je parle de René et d’Oberman à propos de La Mennais, ce ne sont pas des influences qui se croisent ni des reflets qui lui arrivent de droite ou de gauche : c’est une sensibilité du même ordre qui se développe sur son propre fond, mais qui hésite encore, qui se cherche et n’a pas trouvé son accent ; c’est un autre puissant malade, enfant du siècle, qui, dans la crise qu’il traverse et avant de s’en dégager, accuse quelques-uns des mêmes symptômes et rencontre, pour les rendre, quelques expressions flottantes dans l’air et qui se font écho.
Sa tâche était alors très ingrate. Il préparait lentement les matériaux de l’ouvrage qu’il faisait en commun avec son frère, la Tradition de l’Église sur l’institution des Évêques ; il en amassait les textes et les mettait en ordre ou les compilait. Il n’y avait pas là de quoi captiver suffisamment son intérêt et occuper sa faculté d’éloquence.
Les événements du premier Empire ne se réfléchissent guère dans cette Correspondance que par le côté ecclésiastique, par la lutte contre l’Université au sujet du petit séminaire de Saint-Malo, et par la participation morale que prend La Mennais aux affaires générales de l’Église. Le Conseil national assemblé en 1811 et ce qui s’y passe lui arrachent des accents de sympathie ou de colère tels qu’on peut les attendre de lui (au tome ier
, page 108, et aussi page 113 : « L’Église de France a une dure vieillesse… »
)108. Il est purement ultramontain, comme l’on pense bien, et n’entend à aucune transaction politique. L’évêque de Nantes, Duvoisin, avec ses principes gallicans ou semi-gallicans, n’est pas plus son homme que ne le seront plus tard tous ceux qui chercheront une voie moyenne.
Le futur lutteur ne paraît pas se douter encore qu’il sera bientôt lui-même au premier rang dans la lice. Confiné à La Chesnaie, il craint plus que tout, dit-il, le déplacement et les aller et venir ; il se figure qu’il est fait pour se tenir coi dans un petit coin :
« Je n’aime guère à changer de place, et, à quelques petits tours près dans le jardin, mes jours comme mes nuits se passent dans la salle. Je n’ai pas mis le pied sur le Perron (la chaussée de l’étang à la Chesnaie) : c’est qu’il va bien loin aussi ! J’étais né pour vivre et mourir dans une cellule, et encore des plus étroites : in angulo cum libello. La plus grande ou plutôt la seule incommodité de La Chesnaie est l’éloignement de la paroisse. »
Sous tous ces vœux de petitesse et d’humilité et à travers ces alternatives, il est clair qu’un combat se livre en lui ; est-il fait ou non pour le sacerdoce ? C’est la question qu’il roule et agite en son esprit durant ces années et qu’il mit bien du temps à résoudre. Il s’est arrêté au premier pas dans sa marche vers l’autel, et il ne peut se résoudre à avancer :
« (La Chesnaie, 1811)… Je souffre toujours et même beaucoup. Je suis habituellement dans l’état que les Anglais appellent despondency, où l’âme est sans ressort et comme accablée d’elle-même. Peut-être se relèverait-elle un peu si j’étais plus éclairé sur ma destinée. Cette pauvre âme languit et s’épuise entre deux vocations incertaines qui l’attirent et la repoussent tour à tour. Il n’y a point de martyre comme celui-là. Ce qui me plaît dans le parti pour lequel je m’étais décidé, c’est qu’il finirait tout, et qu’après l’avoir pris je ne vois pas quels sacrifices il resterait encore à faire : mais cela même n’est peut-être qu’une illusion et qu’un désir produit par un retour subtil de l’esprit de propriété et l’ennui de la souffrance. La croix qu’on porte est toujours celle qu’on ne voudrait point porter : toutes les autres nous paraissent légères de loin. On est fort contre les maux qu’on ne sent pas, et l’on se croit capable de soulever des montagnes, dans le temps même où l’on succombe sous un brin de paille. D’un autre côté, un désir constant, qui semble résister à tous les obstacles et triompher des répugnances naturelles les plus vives, n’offre-t-il pas un caractère de vocation digne au moins d’être examiné ? Toutes ces réflexions se mêlent, se croisent et se combattent dans mon pauvre esprit : je m’y perds, et je tâtonne dans des ténèbres profondes. »
On ne saurait être mieux initié que nous ne le sommes maintenant aux fluctuations et aux perplexités qui précédèrent, — et plus tard (on le verra) aux regrets, aux sombres amertumes qui suivirent incontinent cette fatale détermination au sacerdoce ; car c’est ainsi qu’on a acquis le droit de qualifier une vocation qui parut au monde si ardente, qui fut de tout temps si inquiète et qui se trouva en définitive si fragile.
On aura remarqué que le talent d’écrivain, sans qu’il y vise, lui est venu de lui-même chemin faisant : il y a déjà telle lettre qui pourrait se citer d’un bout à l’autre, notamment l’une de 1812, où il introduit un passage de Fénelon en se l’appliquant, et qui débute en ces termes :
« Je ne peux pas dire que je m’ennuie, je ne peux pas dire que je m’amuse, je ne peux pas dire que je sois oisif, je ne peux pas dire que je travaille. Ma vie se passe dans une sorte de milieu vague entre toutes ces choses, avec un penchant très fort à une indolence d’esprit et de corps, triste, amère, fatigante plus qu’aucuns travaux, et néanmoins presque insurmontable. Quelquefois, dit Fénelon, la mort me consolerait. Certainement je ne veux pas profaner la mémoire d’un saint par une comparaison odieuse ; mais, avec toutes les différences et les modifications qu’on doit y mettre, je ne pourrais souvent mieux peindre mon état qu’en répétant ce qu’il disait de lui-même ; seulement il faudrait rembrunir un peu les couleurs. (Suit le passage de Fénelon, qui lui-même introduit une citation de saint Augustin.) »
Les années 1812, 1813, sont très pauvres en correspondances ; sans doute nous n’avons pas tout ce qu’il a écrit. 1814 au contraire est fort riche. La Mennais, dès les premiers jours de la rentrée des Bourbons, vient à Paris, où il fait imprimer l’ouvrage sur la Tradition de l’Église ; il songe surtout à y fonder quelque feuille ecclésiastique : le polémiste se déclare, et il voudrait attirer dans cette nouvelle sphère d’action son frère l’abbé Jean, cet autre lui-même. Il emploie pour le déterminer les arguments les plus pressants, les plus fraternels : l’abbé Jean se croyant engagé envers l’évêque de Saint-Brieuc ; pur Breton, prêtre dévoué, tout d’application et de pratique, son horizon d’ailleurs était circonscrit et sa voie toute tracée ; il avait en vue mainte œuvre locale à entreprendre ou à poursuivre. La Mennais a mis à peine le pied sur la grande scène, qu’il conçoit l’idée d’un rôle bien différent, d’une action publique à exercer sur l’opinion, et il essaye d’y associer son aîné. Il y avait entre les deux frères, alors si unis en apparence, un malentendu secret qui les séparait à leur insu et qui allait grandir et grossir de plus en plus et démesurément : ce malentendu, c’était le génie, d’écrivain et la gloire, pour lesquels l’un était fait et pas l’autre. La Mennais, sans s’en rendre compte, ne pouvait échapper à la tentation. En obéissant au démon intérieur, il s’efforce donc d’entraîner son frère, de le déraciner de sa Bretagne ; il cherche les raisons les plus émouvantes ; il lui demande si, antérieurement à tout autre engagement, il n’est pas lié envers lui, son enfant d’adoption, son frère à la fois selon le sang et selon l’esprit :
« Quand tu es allé t’établir à Saint-Brieuc, n’espérions-nous pas nous y réunir ? Qui t’a empêché de te lier à ce diocèse, si ce n’est la liberté que tu voulais te réserver de le quitter en cas que les événements m’appelassent ailleurs ? Au fond, ne nous devons-nous pas plus mutuellement que nous ne nous devons à qui que ce soit ? Pourquoi donc sacrifierions-nous cette sorte de devoir réciproque et tout ensemble notre bonheur à des considérations étrangères ? Il y a partout du bien à faire, et ici plus que nulle part… »
Et enfin il lâche le grand argument, plus vrai que lui-même ne le croyait, et que toute la suite de sa vie n’a que trop vérifié :
« J’ajoute un motif d’un grand poids : j’ai besoin de quelqu’un qui me dirige, qui me soutienne, qui me relève ; de quelqu’un qui me connaisse et à qui je puisse dire absolument tout. A cela peut-être est attaché mon salut. Pèse cette dernière considération. » (Lettre du 30 avril 1814.)
Ce mot donne la clef de La Mennais ; il a besoin d’un guide ! Ceux qui le prirent à un certain moment pour un maître et pour un guide lui-même se sont bien trompés : ce guide était homme à les mener loin en effet et à les entraîner de bon cœur, mais à les planter là aussi, un jour ou l’autre, au beau milieu du chemin. — J’ai besoin de quelqu’un qui me dirige : ce quelqu’un
, il ne s’agit aujourd’hui, quand on étudie la vie de La Mennais, que de savoir le trouver et l’indiquer aux divers moments ; ce quelqu’un ce fut l’abbé Jean d’abord, ce fut ensuite l’abbé Carron, qui, joint à l’abbé Jean, lui fit violence et le décida, quoi qu’il lui en coûtât extrêmement, à recevoir les ordres sacrés à la fin de 1815 et dans le carême de 1816. Quand il échappa peu à peu à ces premières influences, La Mennais en chercha d’autres ; il en rencontra une fort douce et insinuante en l’abbé Gerbet, avec qui la part de correspondance contenue dans ces volumes est je ne sais pourquoi masquée sous la suscription à l’abbé X. Quand il fit volte-face et qu’il changea subitement de sentiments et de parti, il erra au hasard d’abord, de manière à faire peine et pitié même à quelques-uns de ceux dont il se trouvait devenu l’allié et qui admiraient le plus sa vigueur et sa portée d’intelligence. Un jour on le voyait au bras de Jean Reynaud, un autre jour c’était au bras de Charles Didier. Quand il fonda le journal le Monde avec ce même Charles Didier, George Sand et Liszt, on eut un curieux spectacle : c’étaient assurément tous nobles esprits ou talents, pris chacun en soi et individuellement ; mais l’alliance, il faut en convenir, était étrange. Ce trio surtout de noms marquants, Liszt et Sand, La Mennais en tête, faisant la chaîne, avait de quoi renverser. Ce pas de trois dansé en public de l’air le plus sérieux avait du bouffon. Charles Didier, roide et guindé, flatté du rôle, s’était fait en ce temps-là son cornac et introducteur d’office dans ce monde nouveau où il se lançait : on ne les voyait plus l’un sans l’autre. La Mennais, certes, aurait pu trouver pis. Mais Béranger, qui aurait pu prétendre aussi à sa part de direction, appréciait mieux que personne la situation délicate et la disposition d’esprit de son nouvel ami quand il écrivait (8 février 1837) :
« … Il veut se mettre à la tête d’un journal, et je crains d’arriver trop tard pour lui éviter cette folie. Il m’a compris relativement à ses rapports avec Liszt et G. Sand ; mais je crains bien que, facile et bon comme il est, il ne tombe de Charybde en Scylla. C’est la meilleure pâte de petit homme qui soit au monde ; mais le voilà sans carte et sans boussole, et rien ne garantit qu’il n’échouera pas au premier écueil. Cet homme avait besoin d’une route toute tracée d’avance. Hors du catholicisme, — car il en est sorti, — il n’a pas ce qu’il faut pour s’orienter. J’ai fait œuvre de charité, moi philosophe, d’essayer de lui indiquer son chemin ; mais je crains bien qu’il ne m’en sache pas très bon gré. C’est pourtant par l’attachement qu’il m’inspire que je me suis laissé entraîner à le morigéner. »
Rapprocher ainsi ces témoignages à la fois distants et convergents, c’est faire toucher du doigt les points et les nœuds essentiels. Dans la singulière courbe excentrique décrite par La Mennais tout est d’accord aujourd’hui, tout se rapporte (pour le caractère du moins), tout s’explique.
Revenons en arrière, à cette année 1814 que La Mennais passa en grande partie à Paris, mais auparavant résumons encore une fois l’impression de notre lecture sur cette période antérieure, sur les sept années de La Chesnaie. Je le répète, ce qui frappe dans cette première vie de La Mennais, c’est combien elle est confinée, monotone, sans relations variées, tout ecclésiastique. Le monde extérieur, celui de l’Empire et des guerres brillantes, celui de l’administration à tous les degrés et des affaires, le monde de l’industrie et des arts, celui des beaux-arts, le monde des lettres et de la philosophie humaine, le monde proprement dit, celui de l’élégance et des plaisirs, rien n’y pénètre, rien n’y passe, même à la traverse. Le monde ! il aura beau jeu bientôt à le maudire ; la société ! il sera à son aise pour s’en faire un monstre : il ne les connaît pas, il les ignore. Ce n’est pas connaître le monde, en effet, que de vivre jusqu’à l’âge de trente-deux ans au fond d’une campagne, n’ayant qu’un seul ordre étroit et sévère de rapports et d’intérêts moraux, de n’avoir jamais observé la société moderne dans l’infinie variété de ses conditions, de ses opinions, de ne s’être pas accoutumé de bonne heure à considérer de plain-pied les hommes nos semblables dans la diversité de leurs goûts, de leurs aptitudes, de leurs talents et de leurs mérites, dans les directions multipliées de leur, zèle et de leur ardeur, dans leur indifférence même, qui serait bien souvent de la sagesse si elle était plus réfléchie. A cette école de la vie, s’il y avait été mêlé à temps et dans l’âge où l’on se forme, La Mennais aurait-il appris la tolérance, l’indulgence ? Dans tous les cas, il y aurait sans doute aiguisé encore et surtout poli son talent, il aurait appris à le varier (ce dont il ne s’avisa que trop tard). Il y aurait quelque peu émoussé le tranchant de son orgueil ; l’orgueil, a dit Platon, est le compagnon de la solitude. Il aurait désappris la monotonie de l’invective. En voyant les fautes et les défauts des meilleurs et par où pèchent les forts, il aurait été averti de ne pas mépriser tout à fait la médiocrité elle-même. Au lieu de cela, en dehors de l’étude et d’une lecture assez étendue, mais toute sérieuse, La Mennais jeune n’a que des relations et des préoccupations d’un ordre unique : une guerre, à Saint-Malo, du petit séminaire contre l’Université, Saint-Sulpice à l’horizon pour toute capitale, et deux ou trois amis avec qui il correspond sur les mêmes objets élevés, mais toujours pris d’un seul point de vue ; rien d’ailleurs qui vienne renouveler l’esprit et lui offrir une variété d’aliments. S’étonnera-t-on ensuite de ses naïvetés, de ses crédulités en cheveux gris et de ses colères ? Les années d’apprentissage, dans la saison utile, lui ont entièrement fait défaut. Son étude elle-même, dans sa direction habituelle, est presque toute tournée à la théologie, aux citations des Pères : à peine Virgile et Horace se laissent-ils quelquefois deviner à travers cette sombre culture ; M. de La Mennais lisait le latin, mais il était peu capable de l’écrire ; il l’avait appris solitairement et ne s’était formé à aucun des exercices qui, ne fussent-ils bons à autre chose, disposent du moins à apprécier, à goûter avec justesse la belle fleur de l’antiquité109. Les essais d’écolier qu’a publiés de lui M. Blaize donnent une pauvre idée du goût et de la méthode qui présidaient à son instruction. Il dut n’arriver qu’à une connaissance en gros des langues anciennes et à des à-peu-près. A la manière dont il citera plus tard les poètes, Lucrèce ou Horace110, on voit qu’il se souciait assez peu de la prosodie. Il savait le grec très mal et n’avait eu pour guide que Gail, et encore par correspondance. Il avait ses raisons pour penser et dire, comme il fit dans la suite : « Trop de littérature effémine l’esprit, qui finit par mourir phtisique. »
Il n’eut guère jamais que la littérature nécessaire, celle qui lui servait d’arme et d’argument, non pas celle qui est agrément, douceur, oubli, passe-temps et délices. Quant aux passions naturelles à la jeunesse, il se les interdit de bonne heure et les supprima ; si l’on essaie de regarder de ce côté, on entrevoit qu’il en a senti seulement la violence et l’âpreté, non la tendresse. C’est donc vainement qu’on chercherait chez lui dans toutes ces années, de 1806 à 1814, la trace de quelque chose d’aimable sous sa plume. Il passe son temps à se dévorer lui-même et à forger des armes de controverse.
On a beaucoup dit qu’il y avait un poète dans La Mennais. Béranger, quand il se trouvait avec lui en compagnie, se plaisait à lui en donner l’honneur et à le dénoncer pour tel. « Nous ne sommes pas ce qu’on se figure, disait-il gaiement : de nous deux, c’est lui qui est le poète ; moi je ne suis qu’un homme de bon sens111. »
C’était une malice et un joli mot. Le poète, durant toute la jeunesse de La Mennais, ne se montre pas ; il nous présente de son état intérieur des analyses expressives : il ne trouve de lui-même ni tableau ni couleurs. Ce qu’il était surtout, ce qu’il allait être d’abord et toujours, c’était un prophète de tristesse et de malheur, un tribun sacré en face d’une société profane, un accusateur public devant une société ennemie, un déclamateur éloquent et passionné, un orateur-écrivain. Cet écrivain, qui se faisait pressentir en bien des lettres antérieures datées de La Chesnaie, se prononce nettement et avec vivacité dans toutes celles qu’il adresse de Paris à son frère en 1814. Le fruit, déjà formé et mûri à l’ombre, n’attendait que ce coup de soleil pour se dorer. Le premier contact avec un monde plus varié a révélé au solitaire ses aspirations puissantes, irrésistibles ; il ne se borne plus à se considérer lui-même comme à La Chesnaie, il se compare : il a conscience de ce qu’il peut désormais, il osera. « J’ai peu de talent, écrit-il (26 octobre 1814), et pourtant en regardant dans ma tête il me semble qu’il y a là quelque chose qui ne demande qu’à sortir. »
Les événements politiques pourront encore retarder La Mennais un ou deux ans ; l’écrivain dès lors se sentait prêt, en mesure et de force pour le combat.