Au moment de rentrer en France. — 31 août 1870
Bruxelles, .
Les Châtiments, in Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, tome IV, Paris, Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1910, p. 5-8.
Qui peut en ce moment où Dieu peut-être échoue,DevinerSi c’est du côté sombre ou joyeux que la roueVa tourner ?
Qu’est-ce qui va sortir de ta main qui se voile,Ô destin ?Sera-ce l’ombre infâme et sinistre, ou l’étoileDu matin ?
Je vois en même temps le meilleur et le pire ;Noir tableau !Car la France mérite Austerlitz, et l’empireWaterloo.
J’irai, je rentrerai dans ta muraille sainte,Ô Paris !Je te rapporterai l’âme jamais éteinteDes proscrits.
Puisque c’est l’heure où tous doivent se mettre à l’œuvre,Fiers, ardents,Écraser au-dehors le tigre, et la couleuvreAu-dedans ;
Puisque l’idéal pur, n’ayant pu nous convaincre,S’engloutit ;Puisque nul n’est trop grand pour mourir, ni pour vaincreTrop petit ;
Puisqu’on voit dans les cieux poindre l’aurore noireDu plus fort ;Puisque tout devant nous maintenant est la gloireOu la mort ;
Puisqu’en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent,Jour sacré !Puisque c’est le moment où les lâches reculent,J’accourrai.
Et mon ambition, quand vient sur la frontièreL’étranger,La voici : part aucune au pouvoir, part entièreAu danger.
Puisque ces ennemis, hier encor nos hôtes,Sont chez nous,J’irai, je me mettrai, France, devant tes fautesÀ genoux !
J’insulterai leurs chants, leurs aigles noirs, leurs serres,Leurs défis ;Je te demanderai ma part de tes misères,Moi ton fils.
Farouche, vénérant, sous leurs affronts infâmes,Tes malheurs,Je baiserai tes pieds, France, l’œil plein de flammesEt de pleurs.
France, tu verras bien qu’humble tête éclipséeJ’avais foi,Et que je n’eus jamais dans l’âme une penséeQue pour toi.
Tu me permettras d’être en sortant des ténèbresTon enfant ;Et tandis que rira ce tas d’hommes funèbresTriomphant,
Tu ne trouveras pas mauvais que je t’adore,En priant,Ébloui par ton front invincible, que doreL’Orient.
Naguère, aux jours d’orgie où l’homme joyeux brille,Et croit peu,Pareil aux durs sarments desséchés où petilleUn grand feu,
Quand, ivre de splendeur, de triomphe et de songes,Tu dansaisEt tu chantais, en proie aux éclatants mensongesDu succès,
Alors qu’on entendait ta fanfare de fêteRetentir,Ô Paris, je t’ai fui comme noir prophèteFuyait Tyr.
Quand l’empire en Gomorrhe avait changé Lutèce,Morne, amer,Je me suis envolé dans la grande tristesseDe la mer.
Là, tragique, écoutant ta chanson, ton délire,Bruits confus,J’opposais à ton luxe, à ton rêve, à ton rire,Un refus.
Mais aujourd’hui qu’arrive avec sa sombre fouleAttila,Aujourd’hui que le monde autour de toi s’écroule,Me voilà.
France, être sur ta claie à l’heure où l’on te traîneAux cheveux,Ô ma mère, et porter mon anneau de ta chaîne,Je le veux !
J’accours, puisque sur toi la bombe et la mitrailleOnt craché ;Tu me regarderas debout sur ta muraille,Ou couché.
Et peut-être, en la terre où brille l’espérance,Pur flambeau,Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,Un tombeau.