MONTAGNE, [Michel de] né dans le Château de Montagne, près de Bordeaux, en 1533, mort en 1592 ; Auteur original, en vogue dès les premiers temps de notre Littérature, plus encore de nos jours, depuis que ses Essais sont devenus une Mine féconde, où nos Philosophes ne cessent▶ de puiser.
On ne peut nier que son Livre ne réunisse tout ce qui peut plaire & instruire, excepté dans les occasions où il se livre trop à ses idées. Un Esprit aisé, profond, indépendant ; une imagination féconde, forte, hardie, & presque toujours agréable ; un langage familier, naïf, quelquefois énergique ; une érudition vaste, choisie, & le talent assez rare de s’en parer à propos, auront toujours des charmes propres à établir la réputation d’un Auteur, & le pouvoir de soutenir son Ouvrage contre l’inconstance des temps, malgré les défauts multipliés qu’on y remarque.
Telles sont les vraies causes de la grande fortune des Essais. Si l’on veut cependant les apprécier à leur juste valeur, on adoptera la définition du célebre Huet, qui les appeloit Montaniana, c’est-à-dire, un Recueil de Pensées, de bons Mots, & de Remarques de Montagne. Ce Livre n’est, en effet, que cela. Le peu d’ordre & de liaison qui y regnent, les contradictions qui y fourmillent, les saillies d’une imagination vive qui ne s’assujettit à rien, un cynisme qui brave tout & s’égaye aux dépens de tout, une licence qu’aucun objet n’arrête, & dont la Religion, la Morale & les Bienséances n’ont pu ralentir l’intrépidité, ont contribué, plus que tout le reste, à son mérite littéraire, parce qu’il est facile d’être neuf & piquant, quand on est hardi & caustique.
Le Cardinal du Perron n’y entendoit sans doute pas finesse, quand il appeloit ce Livre, le Bréviaire des honnêtes-gens. L’Evêque d’Avranches étoit plus judicieux, en le regardant comme le Bréviaire des honnêtes paresseux & des ignorans studieux, qui veulent s’enfariner de quelque connoissance du Monde, & de quelque teinture des Lettres. Il ne faut, en effet, qu’une légere attention pour se former à cette école. Des traits d’Histoire semés adroitement, des réflexions judicieuses, des pensées agréables & souvent énergiques, l’art d’exprimer de grandes choses d’une maniere naïve, l’abondance des métaphores, la multitude & la variété des images, sont des titres suffisans pour contenter les Esprits superficiels, parce qu’ils se laissent facilement entraîner à ce qui leur plaît, & qu’ils sont incapables de rien approfondir. Un peu de réflexion leur suffit, pour s’appercevoir que la justesse est rarement le partage du Philosophe discoureur ; qu’il ne suit jamais le plan qu’il s’est d’abord proposé ; qu’errant sans ◀cesse entre le pour & le contre, tout se réduit, chez lui, à un scepticisme qui indigne le Lecteur jaloux d’apprendre quelque chose & de se fixer à un objet. Ils sont sur-tout choqués de le voir dégrader la Philosophie par l’égoïsme* perpétuel qu’il se permet, en entrant jusque dans les plus petits détails sur tout ce qui le regarde. Les emplois qu’un Auteur a exercés, le nombre de ses domestiques, ses bonnes fortunes, ses* vertus, ses défauts, ses goûts, ses dégoûts, ses maladies, sont des objets qui flattent peu la curiosité & ne conduisent à rien. Peu m’importe, disoit Scaliger, de savoir si Montagne aime le vin blanc, ou le vin clairet. Le Critique avoit raison.