(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « a propos de casanova de seingalt  » pp. 510-511
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « a propos de casanova de seingalt  » pp. 510-511

a propos de casanova de seingalt

Il ne faut pas avoir beaucoup vécu et observé, pour savoir que, s’il est de nobles êtres en qui le sentiment moral domine aisément et règle la conduite, il y a une classe assez nombreuse d’individus qui en sont presque entièrement dénués et chez qui cette absence à peu près complète permet à toutes les facultés brillantes, rapides, entreprenantes, de se développer sans mesure et sans scrupule. Nous ne voulons pas dire que cette dernière classe soit nécessairement vouée au vice, à l’intrigue, à la licence des aventures. Sauf un petit nombre d’exceptions mystérieuses et de véritables monstruosités morales, l’homme est libre, bien que plus ou moins enclin ici ou là ; il peut lutter, bien qu’il lutte trop peu ; il peut149 s’appuyer sur certains principes qu’il sait bons et utiles, nouer alliance avec ses facultés louables contre ses penchants plus dangereux, bien que d’ordinaire ce soit pour ceux-ci qu’il se déclare. Mais en fait, d’après la loi de l’infirmité et de la lâcheté humaine, dans le manque d’éducation forte et de croyance régnante, ce sont les instincts naturels qui décident en dernier ressort et qui font l’homme. Ceux donc qui ont reçu en naissant la fermeté, la vénération, l’estime d’eux-mêmes, ces nobles et gouvernantes facultés, que la nature, à ce que pensent les phrénologistes, aurait placées au sommet du front comme un diadème moral, ceux-là agissent avec suite, se maintiennent purs dans les vissicitudes, et opposent aux déchaînements les plus contraires une auguste permanence. Un certain nombre, qui ne possèdent ces hautes facultés qu’inégalement ou selon une mesure assez moyenne, sont favorisés dans leur honorable ténacité, par le peu de tentation que leur donnent à droite ou à gauche les facultés mobiles et divertissantes, presque nulles chez eux. Quant aux personnages spirituels, aventureux, pleins de ressources et de souplesse, que ces derniers penchants tout extérieurs emportent sans contre-poids à travers la vie, rien n’est plus rare que de les voir unir la moralité et la véracité rigoureuse à une curiosité si courante et si dissipée. Même quand ils ne deviennent ni des fripons, ni des escrocs avilis, ni des hableurs impudents, quand quelque chose de l’honnête homme leur reste, et qu’on peut leur donner la main, il ne faut pas s’attendre à beaucoup de scrupules de leur part ; leur sens moral, chatouilleux peut-être et intact sur un ou deux points, vous paraîtra fort aboli et coulant pour tout le reste. La vertu en ce bas monde, à cause du rebours trop habituel, consiste presque entièrement à s’abstenir, à sacrifier ; à assister, sans y participer, aux choses, et à leur dire non en face bien souvent. Les anciens Perses dans leur mythologie appellent l’Esprit du mal Celui qui dit toujours non ; eh bien ! dans la réalité pratique de la vie, ce rôle est en grande partie dévolu à l’homme de bien. Or, l’homme habile, à expédients, le génie à métamorphoses, le Mercure politique, financier ou galant, l’aventurier en un mot, ne dit jamais non aux choses ; il s’y accommode, il les prend de biais, il a l’air parfois de les dominer, et elles le portent parce qu’il s’y livre et qu’il les suit ; elles le mènent où elles peuvent ; pourvu qu’il s’en tire et qu’il en tire parti, que lui importe le but ? Gil Blas et Figaro sont les admirables types de ce personnage qui vit d’action plutôt que de conviction. Dans la réalité, Grammont, Law, Marsigli, Bellisle, Bonneval, Beaumarchais lui-même, Dumouriez, etc…, s’en rapprochent plus ou moins par quelques traits. Un sentiment d’honneur, et même une sorte de tendresse d’âme, sont compatibles, il faut le dire, avec cette facilité bizarre, comme cela se voit chez l’abbé Prévost dans sa jeunesse, chez l’abbé de Choisy, chez Gil Blas. Casanova de Seingalt rentre tout à fait dans cette famille ; c’en est un des fils les plus prodigues et nés le plus complétement coiffés…