Chapitre premier.
De la stérilité d’esprit et de ses causes
Oui, j’écris rarement, et me plais de le faire,Non pas que la paresse en moi soit ordinaire,Mais, sitôt que je prens la plume à ce dessein,Je crois prendre en galère une rame à la main.
Qui de nous n’a éprouvé plus d’une fois, pour son compte, ce dont se plaint notre vieux Régnier ? À qui n’est-il pas arrivé de trouver sa plume lourde, sa tête vide, et de rester désolé en face de ce papier qui ne se noircit pas, dans l’ennui et dans l’impatience ? Et ce n’est pas seulement à l’école ou au lycée, quand on fait ses devoirs par obligation, qu’on ne trouve rien à dire : plus tard, dans le inonde, on aime à causer, on veut écrire à de chers amis, on fait le projet de noter ses impressions dans un journal intime. On s’attend à s’épancher : on se trouve à sec, si l’on ne veut nourrir ses causeries et ses lettres de commérages et de niaiseries, ou remplir son journal du détail extérieur et insignifiant de sa vie. À peine réussit-on à faire la table des matières de ses impressions. On ferait volontiers comme cette femme du xviiie siècle, qui écrivait bravement à son mari ce rare billet : « Je vous écris parce que je n’ai rien à faire. Je finis parce que je n’ai rien à vous dire. » On se fâche de cette stérilité : on s’en étonne surtout. Car enfin on a passé par tant d’examens et de concours, on a étudié de si vastes programmes, qu’on doit savoir bien des choses ; et l’on ne se croit pas sot. Comment donc, avec tant de connaissances et de l’esprit, ne peut-on tirer de soi deux pages sans sueurs et sans agonies ?
On ne trouve pas, parce qu’on ne cherche pas : on ne sait pas chercher. Passer des heures les yeux collés sur le papier, comme pour en faire surgir des idées par une magique évocation, cela n’avance à rien, et c’est léthargie plutôt qu’activité d’esprit. Il n’y a point d’effort dans cette attente passive du dieu qui souffle les pensées et les phrases : et rien ne s’obtient sans effort. Mais on s’est tant de fois entendu recommander d’être naturel, vanter le charme de l’abandon, qu’on a peur de se guinder en s’efforçant. On tâche donc au contraire de suspendre son activité ; on arrête en soi la vie, comme si de ce calme et de cette langueur allait soudain jaillir la pensée comme l’eau parmi les sables du désert. On fait table rase de tout ce qu’on avait dans l’âme, et on la présente blanche et nette de toute empreinte, à la main mystérieuse de la nature qui y gravera son caractère. C’est se défaire de soi-même, pour être mieux soi-même, comme si le moi faisait obstacle au moi. On arrête les battements de son cœur, pour mieux l’écouter, et on s’étonne de ne pas l’entendre. C’est là vraiment l’état de paralysie volontaire où l’on se met par le désir de laisser parler en soi la nature, et, loin de s’inquiéter de produire si peu, il faudrait plutôt s’émerveiller de produire encore quelque chose.
Il faut donc une réelle activité d’esprit pour écrire, de quoi qu’il s’agisse, au collège ou dans le monde, pour remplir une tâche, ou pour se satisfaire soi-même. Et il n’y a pas d’activité qui aille sans effort : il n’y a naturel ni abandon qui tienne. Il faut vouloir, et la volonté amène l’effort. À mesure du reste que cette activité vous deviendra plus ordinaire, l’effort aussi deviendra moindre, et l’on fera plus et mieux avec moins de peine.