Comte de Gramont5
De toutes les choses de la pensée, la poésie, qui est la plus difficile, la plus puissante et la plus rare, tente beaucoup d’esprits et les trompe. En prose, du moins, quel que soit un livre, s’il n’est au-dessous de tout examen, il y a des faits, quand il n’y a pas d’idées, et la médiocrité de l’auteur peut se racheter par la loyauté du travail et l’énergie de la volonté. Mais en poésie, où tout est Sentiment et Expression, ces deux purs dons de Dieu, comme la Beauté et la Naissance, le travail compte pour rien quand il est tout seul, et voilà pourquoi la Critique, qu’on croit dédaigneuse et qui ne veut pas même être sévère, laisse là, en fait de poésie, les violettes de la médiocrité, d’autant plus cachées sous le foin de leur gazon que leur parfum ne les trahit pas.
Mais aujourd’hui nous avons mieux que cette espèce de fleurs, inodore et incolore ! Aujourd’hui, par un hasard heureux, les deux poètes dont nous avons à parler tranchent vivement sur le fond vulgaire des rimeurs contemporains, et sont vraiment dignes du regard et du jugement de la Critique. Quoique publiés à des époques distantes, leurs recueils portent le même millésime. Par un autre hasard encore, ces deux poètes se recommandent par des qualités si différentes, ils forment entre eux une telle antithèse de talent et de manière, que les opposer dans un étroit vis-à-vis c’est, comme on dit en peinture, les repousser l’un par l’autre ; c’est donner plus de précision à leur examen ; et faire mieux sentir le prix de ce que tous les deux possèdent et de ce qui manque à chacun d’eux.
Les Chants du Passé 6, du comte de Gramont, sont un de ces livres qui méritent leur nom mélancolique, et qui devraient l’illustrer. Tout y est effet du passé, tout, jusqu’au langage, jusqu’à la forme, qui est la fille de la Renaissance, — et ceci pour nous est un reproche ! — mais qui, du moins, au cinquième livre du recueil, s’essuie et se purifie des baisers impurs de sa mère aux pieds sanglants du Crucifix. Inspiration personnelle ou sociale, regret du cœur, perspective de la vie revue en se retournant de l’autre bord de l’horizon, sentiment de l’irréparable, d’abord amer et devenant plus triste à mesure qu’il est plus résigné, oui ! cette chimère du passé, des réalités la plus terriblement réelle, cette inévitable fatalité du souvenir que Manfred maudit, dans Byron, et qu’il appelle l’impossibilité d’oublier, voilà, malgré les tours de force du linguiste et les travaux de joaillier que Gramont exécute sur le rhythme, ce qui distingue ses poésies et communique un charme profond à ce recueil, qui est, on le sent à travers les ciselures passionnées du poète et de l’idolâtre matériel, un fragment rompu de la vie et non un livre de vers écrit seulement pour montrer qu’on sait faire des vers ! D’autres que nous égareraient peut-être Gramont sur la valeur vraie de son livre ; car il appartient à cette école populaire encore, quoique à bout de voie, de la forme ouvragée et savante, et dont Théophile Gautier est le plus illustre représentant. Chère toujours à la race sans idées et sans cœur des païens de la fantaisie, cette école, qui a trouvé sa colonne d’Hercule dans le dernier livre (Émaux et Camées) de Gautier, — le seul de ses enfants posthumes dont le vieux Ronsard se sentirait de l’orgueil, — cette école pourrait réclamer Gramont comme un des poètes de sa pléiade, mais, tout esclave qu’il en est par le plus large côté de ses œuvres, il lui échappe cependant, et, en résumé, il vaut mieux qu’elle.
En vain, comme Desportes en son temps, Gramont, en plein xixe siècle, publie-t-il un volume de quatre cents sonnets. En vain nous chante-t-il Endymion et Phœbé, comme un Grec réveillé tout à coup du sommeil d’Épiménide, et nous traduit-il Sannazar une parenté en génie ; puis, las de tordre et d’assouplir cette ferme langue française qui reste toujours de l’acier, même quand on en fait de la dentelle, se met-il à écrire le sonnet dans sa langue maternelle, la langue italienne, qu’il manie avec une morbidesse fleurie qui eût charmé Pétrarque et qui convient si bien à la nature ingénieuse et raffinée de sa pensée, Gramont est plus qu’un écrivain qui se joue dans les difficultés de deux langues, un archaïste d’une exécution supérieure. S’il n’était que cela, nous n’en parlerions pas ! Nous n’avons jamais eu d’entrailles pour le génie faussaire de Chatterton… Mais Gramont est un poète pour son propre compte et en son propre nom, sans fougue, mais non sans élévation et sans profondeur. Ce n’est pas seulement une main habile, c’est un cœur aussi, et un cœur brisé. Il n’a pas — cela est vrai — l’âme infinie, le grand souffle, la palpitation dilatée, l’abondance, la facilité magnifique des plus puissants parmi les poètes ; mais comment le saurait-il, comment pourrait-il les avoir avec la forme qu’il préfère, sous ce strict compas du sonnet, entre les deux branches duquel il ploie et reploie sa pensée ? Un pareil espace, si étroit soit-il, suffit à son haleine, mais, au moins, cette haleine, un peu courte, est toujours chargée des généreuses chaleurs de la poitrine ! Benvenuto Cellini du langage, il taille chaque vers de ses petits poèmes comme les facettes d’une pierre précieuse ; mais dans cette glyptique nouvelle, ce qui fait le prix de la pierre ce n’est pas l’iris éblouissant qui, grâce à son art, en jaillit, mais la tache d’une larme ou d’une goutte de sang qu’il y a laissée et qu’on ne voudrait pas effacer.
Et tel est, selon nous, le premier mérite et l’honneur de cette poésie métallique,
brillante, lapidaire, solide, harmonieuse comme du cristal qui tinterait contre de l’or :
elle est humaine ! On rencontre pour la première fois un coin d’âme sous ces pierres qui
chatoient et qui étincellent, sous toute cette orfèvrerie enchantée. Certes ! nous n’y
sommes pas accoutumés. Les hommes de l’école poétique à laquelle appartient par sa langue
Gramont sont, presque tous, de l’opinion du grand panthéiste du xviiie
siècle, qui disait sans sourciller : « On fait de l’âme comme on
fait de la chair, et de la chair comme on fait du marbre »
, et c’est pour cela
sans aucun doute qu’on trouve si peu d’âme dans leurs écrits ; mais lui, par un bonheur
d’organisation dont il faut le féliciter, ne s’est pas pétrifié tout entier parmi ces
Memnons sans soleil qui n’ont que le son vide du rhythme. Nous l’avons signalé déjà ; mais
il faut insister et marquer le trait… Il y a deux passés dans ces Chants du
Passé : le passé d’une forme épuisée, retrempée stérilement, hélas ! dans la
langue du xixe
siècle ; mais il y en a un autre, plus
intime et plus fécond que celui-là : le passé vécu par le poète. Gramont n’a point écrit
ses sonnets en quelques jours et en vue d’une publication prochaine. Il les a écrits, ou
plutôt il les a gravés, de 1830 à 1848, avec la patience de l’amour et sa longue
caresse.
Son inspiration laborieuse a procédé comme le sentiment dans son âme, lentement, profondément, à la manière de ces terribles acides dont l’action incessante ne s’arrête pas et qui creusent toujours leur morsure. C’est le caractère, en effet, de sa poésie, que la plaie éternelle et cachée sous l’éblouissant mensonge de la forme, qui se ferme pour se rouvrir, qui vieillit, qui n’empêche pas de vivre et même de sourire, mais qui, au lieu de guérir, s’envenime. Est-ce qu’on serait le chantre du passé, si on oubliait ? L’auteur des Chants du Passé est de cette époque qui a pesé sur nos jeunesses, qui les a perdues, et où les âmes les plus fortes, amollies par l’air de ce siècle, aussi lâchement spiritualiste que le siècle précédent avait été grossièrement sensuel, n’eurent pour se sauvegarder de la corruption des décadences ni les occupations héroïques de la guerre ni la placide et grandiose fortitude des sentiments religieux.
Un livre qui a des défauts littéraires d’autant plus grands qu’il est le produit d’un système, mais qui a aussi une valeur absolue, un mérite qui ne passera pas, c’est-à-dire la vérité presque maladive d’une inspiration qui ressemble à un empoisonnement, les Poésies de Joseph Delorme, datèrent bien ce commencement d’une époque traversée par nous maintenant, mais Dieu sait à quel prix ! en y laissant des portions de nous-mêmes qui sont plus que la vie, et qui ne reviendront pas plus qu’elle… Eh bien, c’est le mal de ce temps, au fond de son âme, à lui, qu’on retrouve dans le livre de Gramont ! Seulement, ce mal n’y est pas étalé avec ces coquetteries misérables de l’égoïsme ordinaire aux poètes, ces lécheurs éternels de leurs blessures. Gramont est un homme de race militaire, et la virilité de sa pensée donne souvent à l’accent de sa poésie quelque chose de stoïquement inconsolable, d’un effet très pénétrant et très nouveau… Sorti d’un père vendéen, ami de Talmont et de Charette, ce fiancé de l’épée, à qui l’épée a manqué, victime fière et pure de la fidélité du souvenir, nous dit dans ses Chants du Passé tous les veuvages de sa jeunesse :
Je comptais retrouver cette épouse de ferQue de ma destinée une erreur a disjointe.
Épée, on peut sur toi reposer ses amours :Car, sanglante et ternie, un éclair à ta pointe,Pour répondre au regard, se redresse toujours.
Et ce deuil militaire est sublime. De tous les deuils de la pensée du poète, c’est celui dont l’expression revient le plus dans ses poésies, et il est si beau, et il y jette un éclat d’idéal si sévère, qu’on n’en voudrait pas d’autre à côté. Malheureusement, il y en a. Ce poète d’une race finie et d’une cause▶ perdue, ce Redgauntlet poétique des Stuarts de la France, qui fait vivre sa muse au poste où il eût été digne de mourir, mais où le combat n’est même plus, à côté de beaucoup de sonnets tels que le suivant, — qui ressemble à ces écussons de marbre noir que soutiennent parfois des anges tumulaires aux coins silencieux des mausolées :
Ce fut un vaillant cœur, simple, correct, austère ;Un homme des vieux jours, taillé dans le plein bloc,Sincère comme l’or et droit comme un estoc,Dont rien ne détrempa le mâle caractère.
Chassant loin du devoir l’intérêt adultère,Avec sa conscience il ne fit point de troc ;Il affronta sans peur le plus terrible choc,Et, le danger fini, sut noblement se taire.
Sous l’antique bannière ardent à se ranger,Il n’en garda pas moins sa haine à l’étranger :Gentilhomme, il resta sujet du roi de France.
Et partout, sur le Rhin, en Vendée, à Lyon,Il nourrit de son sang sa loyale espérance,Fidèle jusqu’au bout et sans transaction.
en place d’autres d’une inspiration moins élevée, mais qui sont encore du passé pour lui. Seulement, autant, quand il reste le poète d’une ◀cause et des traditions de son berceau, il est au-dessus de l’imitation et des reflets de la Renaissance et trouve sans la chercher cette forme qui n’est ni un vêtement, ni un ornement, mais la splendeur de la pensée à travers les mots qui la voilent et qui la révèlent, autant, quand le souvenir qu’il évoque tient à ces sentiments plus vulgaires que nous avons tous éprouvés, il retombe dans cette forme d’une époque trop admirée et que le progrès serait d’oublier. Alors il passe dans la manière du poète un phénomène d’expression colorée, brûlante et sensuelle, que les vers qui suivent traduisent et peignent :
Ne me demandez pas si sa prunelle est peinteOu du céleste azur ou du bleu de la nuit ;Quelle nuance d’or, de jaspe ou d’hyacintheA ses tempes se joue, en sa tresse reluit ;
D’albâtre ou d’incarnat si sa joue est empreinte ;Si c’est grâce chez elle ou beauté qui séduit ;Ne me demandez pas quel espoir, quelle crainte,Se mêlant à mes feux, me guide ou me poursuit !
Car son regard, ainsi qu’un voile de lumièreSur ses yeux, fait ployer et frémir ma paupière ;Car l’auréole flambe à son front innocent ;
Car elle m’apparaît, toujours transfigurée ;Car elle est moins aimée encore qu’adorée,Et je voudrais pouvoir l’empourprer de mon sang !
Certainement il y a là du talent, et beaucoup de talent encore, mais ce talent éclatant et chaud est moins original et moins fort que celui des simples et nerveux sonnets historiques consacrés aux Héros de la Vendée et de la Bretagne ; car le talent est comme les vierges : ce qui fait sa force, c’est sa pureté.
Et Gramont le sait bien, du reste ! Enivré qu’il ait été par la Renaissance et cette poésie moderne qui s’efforce depuis plus de vingt ans d’en réverbérer les rayons, le noble auteur des Chants du Passé (nous l’avons déjà dit) revient, vers la fin de son recueil, à cette simplicité mâle que la vérité chrétienne, embrassée définitivement par notre âme, communique non seulement aux œuvres du cœur, mais aux productions de l’esprit. Le poète, amoureux pendant si longtemps de la couleur, de la ligne et des mille nuances de la lumière, qui voulait peindre, comme Titien, la chair d’opale de sa maîtresse et ses
… cheveux dont l’or blême frisonneEt se poudre d’argent sous les rais du soleil…
cesse tout à coup, dans le dernier livre de ses sonnets de jouer cette gageure enragée qu’exprimait Shakespeare quand il parlait de dorer l’or et de blanchir les lys, et le voilà qui n’a plus souci que de la seule qualité d’expression que Dieu ait permise aux poètes ! Évidemment, l’auteur des Chants du Passé a compris qu’il devait se détourner de ses admirations et de ses réalisations premières, et tendre, enfin, à cet idéal d’expression. Les sonnets religieux, les poésies qu’il adresse à la Vierge, marquent bien ce dernier coup d’aile de sa Muse dans le ciel chrétien où elle s’envole, et qui sait ? pour y planer peut-être un jour !